WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
*
1804-1833
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome *

CHAPITRE VII
(1832-1833)

Malheurs sociaux et intimes. — Rupture avec Sandeau. — Prosper M�rim�e. — Fr. Rollinat. — L�lia. — Gustave Planche et Sainte-Beuve. — Lavinia. — Pr�face d'Obermann. — Cora. — Garnier.



{384} À l'�poque o� les unes apr�s les autres ces œuvres hardies et brillantes paraissaient � l'horizon litt�raire, la vie personnelle de George Sand avait compl�tement chang� et ne ressemblait nullement aux premiers mois de son s�jour � Paris, ce temps de joie et d'ivresse. D�j� l'ann�e 1831 avait fini assez mal pour George Sand. Elle avait �t� tr�s malade; elle �crit � Boucoiran, le 13 novembre*, qu'elle avait eu quelque chose comme une � congestion c�r�brale, en d'autres termes une attaque d'apoplexie � ce qui avait amen� deux saign�es. Elle fut soign�e par un jeune Sancerrois, Émile R�gnault**, alors carabin et grand ami de Sandeau. Il la soignait avec abn�gation et d�vouement, passant aupr�s de la malade des nuits enti�res sans {385} fermer l'œil, toujours sur le qui-vive, ne dormant qu'� peine sur un canap� du salon.

* In�dite.

** George Sand parle de lui dans le vol. IV, p. 400, de l'Histoire de ma Vie, � propos de son proc�s: � Je vis arriver aussi, le jour des d�bats, Émile R�gnault, un Sancerrois que j'avais aim� comme un fr�re et qui avait �pous� contre moi je ne sais plus quelle mauvaise querelle. Il vint me faire amende honorable de torts que j'avais oubli�s �. Le motif de cette � querelle � avait �t� sa rupture avec Jules Sandeau. La correspondance de George Sand avec R�gnault est conserv�e par des proches de celui-ci. Nous en donnerons plus bas quelques fragments.

En d�cembre, George Sand eut une rechute, et ce ne fut qu'� la fin du mois qu'elle se sentit assez r�tablie pour aller � Nohant. En janvier 1832, elle fut encore malade, ainsi que ses enfants. Son humeur �tait noire et ses lettres de janvier � avril, portent une empreinte de sombre tristesse. En avril, elle partit pour Paris avec Solange. C'est � cette �poque qu'il faut rapporter la description qu'elle fait de sa vie avec sa fille au quai Saint-Michel dans l'Histoire de ma Vie*, racontant comment une excellente voisine avait pris la petite berrichonne sous sa protection et la faisait jouer aupr�s d'elle avec d'autres enfants, lorsqu'Aurore �tait occup�e ou qu'elle avait � sortir.

* Histoire de ma Vie, vol. IV, p. 78-79.

À peine �tablie � Paris avec Solange, George Sand tomba de nouveau malade, et cette fois elle inspira plus de craintes encore � ses amis qui prirent la maladie pour un des premiers cas du chol�ra qui venait d'�clater � Paris. Elle �crit � sa m�re: � Mes amis et mes portiers �pouvant�s ont d�cid� que j'avais le chol�ra; le m�decin a eu beau les assurer du contraire. Ils le croient et le croiront toujours. Deux de mes plus d�vou�s sont couch�s dans mon salon, l'un par terre, l'autre je ne sais o�. Je m'�veille et m'�tonne beaucoup du grand aria que je vois autour de moi, car je vous assure que j'�tais bien moins malade qu'ils ne me font. J'ai eu quelques sympt�mes du chol�ra, mais si l�gers, qu'une tasse de th� et des couvertures les ont dissip�s et que j'ai dormi comme un sonneur jusqu'� midi.* � Il est � croire que ce chol�ra n'�tait pas {386} bien effrayant et qu'en g�n�ral George Sand avait des notions fort peu exactes sur cette maladie, car, lorsqu'elle �crivit un an plus tard, L�lia, dans une sc�ne des plus importantes du roman, elle repr�senta son h�ro�ne parlant philosophie avec ses amis au milieu d'une attaque tr�s intense de chol�ra, et terrassant le pusillanime moine Magnus par la force de son esprit et de sa libre pens�e. George Sand est sans doute l'unique romanci�re qui ait condamn� son h�ro�ne � souffrir de cette maladie si peu po�tique; il est fort probable qu'elle m�me ne l'a jamais eue et que c'est � tort que ses amis ont eu peur pour elle. Si nous nous sommes permis de citer ici ce passage peut-�tre peu int�ressant de la lettre de George Sand � sa m�re, c'est parce que nous avons voulu par l� excuser quelque peu cette sc�ne de L�lia absolument invraisemblable.

* Dat�e du 14 avril 1832. In�dite.

Le temps alors �tait en g�n�ral � la tristesse. Le chol�ra avait d'abord frapp� de terreur les habitants de Paris, puis �clat�rent ces �meutes de triste m�moire, qui finirent par le massacre du clo�tre Saint-Merry. Enfin le chol�ra se propagea en province. Aurore Dudevant fut inqui�te pour son mari, alors membre du jury aux assises de Ch�teauroux (ce qui ne manquera pas d'�tonner le lecteur, s'il n'a pas encore assez remarqu� combien les relations des deux �poux �taient amicales m�me apr�s leur s�paration). Elle craignit �galement pour Maurice qui �tait rest� avec son pr�cepteur � Nohant. Cependant, toutes ces craintes furent gratuites: au mois d'ao�t, toute la famille, saine et sauve, se r�unit � Nohant.

Alors, soit qu'il se fut pass� quelque chose de terrible dans la vie d'Aurore, soit qu'� chaque arriv�e � Nohant elle sentit plus profond�ment le c�t� anormal de sa vie en commun avec Dudevant et se convainquit combien alors {387} ces m�mes relations paisibles devenaient hostiles, il est certain que le malaise moral dont elle souffrait depuis le commencement de l'ann�e s'accentua tout � coup. Le 20 ao�t, � peine arriv�e � Nohant, elle �crivait � Rollinat qu'elle d�sirait le voir et lui proposait de faire une partie de plaisir avec d'autres amis � Valen�ay, ou bien d'aller elle-m�me le retrouver chez lui � Ch�teauroux, et, comme toujours dans sa correspondance avec ses amis, elle d�crivait ses pr�paratifs pour � ce voyage autour du monde � de la mani�re la plus humoristique.

Aurore avait fait la connaissance de M. Rollinat p�re et de sa nombreuse famille, en 1831, mais elle s'�tait surtout li�e d'amiti� avec Fran�ois Rollinat, une amiti� tout exceptionnelle, toute particuli�re, quelque chose hors de l'ordinaire, l'id�al des relations humaines. C'�tait une absolue et constante p�n�tration r�ciproque de pens�es et de sentiments, une presque enti�re identit� d'id�es et de tendances, une entente mutuelle � demi-mots, l'absence compl�te de discordance et de dissentiment en quoi o� � propos de quoi que ce f�t, en un mot, Fran�ois Rollinat fut l'alter ego de George Sand, son double moral.

Et voil� que deux jours apr�s le billet que nous venons de mentionner, George Sand �crivait le 22 ao�t, � ce m�me Rollinat: � Je n'irai point � Valen�ay, je n'irai point � Ch�teauroux, j'irai peut-�tre au cimeti�re �...* et elle l'invitait � venir la voir au plus vite � Nohant. Ce billet de quelques lignes, �crit n�gligemment et d'une �criture nerveuse, t�moigne par sa seule vue du triste �tat d'esprit, dans lequel Aurore Dudevant se trouvait alors. Toutes ses autres lettres de la fin de cette ann�e sont �galement {388} pleines de m�lancolie et de pessimisme. La vie sociale de Paris et la vie priv�e d'Aurore Dudevant �taient troubl�es, il y r�gnait la tristesse des r�ves perdus et des espoirs d��us, une sourde irritation, un d�pit impuissant, un morne d�sespoir.

[{387}] * In�dit.

Au mois de novembre, George Sand s'installa avec Solange dans un autre logement quai Malaquais, dont de Latouche lui avait c�d� le bail. Elle y �tait mieux que dans la mansarde qu'elle avait occup�e: il y faisait plus chaud, tout y �tait calfeutr� et tapiss�. Une servante qu'Aurore avait amen�e de Nohant faisait la cuisine, lavait le linge et soignait la petite fille. Indiana avait apport� de la gloire et de l'argent. Apr�s Valentine, Aurore n'eut plus � se soucier du sort de ses œuvres, les �diteurs sollicitaient le droit d'imprimer ses romans. La Revue de Paris et la Revue des Deux Mondes se les disputaient aussi. La Revue des Deux Mondes l'emporta. George Sand s'engagea par contrat � lui fournir � pour une rente de quatre mille francs, trente-deux pages d'�criture toutes les six semaines* �.

* Lettre � Boucoiran du 20 d�cembre 1832. Correspondance, vol. I a p. 235.

Mais le bonheur qui avait r�gn� dans la froide et incommode mansarde du quai Saint-Michel, semblait fuir le gentil logement du quai Malaquais. L'amour, nagu�re si heureux, de la jeune femme pour Jules Sandeau �tait maintenant devenu une source de souffrances et de nouvelles d�ceptions. Aurore vit avec terreur que son union � libre � �tait tout aussi malheureuse que l'avait �t� pour elle le mariage. Vers le commencement de 1833, cette liaison se brisa soudainement. M. Edmond Plauchut* raconte que, d�sirant {389} faire une surprise � Sandeau, Aurore Dudevant arriva � l'improviste de Nohant et le trouva en conversation criminelle avec une blanchisseuse quelconque. La rupture fut imm�diate et d�finitive. En juin 1833, George Sand �crit � ce propos � Émile R�gnault:

[{388}] * M. Henri Amic confirme le m�me fait sur la foi d'Édouard Grenier. Voir la D�fense de G. Sand. Le � Figaro �, 2 novembre 1896.


15 juin 1833.

� Cher ami, je viens d'�crire � M. Desgranges pour lui donner cong� de l'appartement de Jules et lui demander quittance des deux termes �chus que je veux payer; l'appartement sera donc � ma charge jusqu'au mois de janvier 1834.

� ... Je reprends chez moi le reste de mes meubles. Je ferai un paquet de quelques hardes de Jules, rest�es dans les armoires et je les ferai porter chez vous, car je d�sire n'avoir aucune entrevue, aucune relation avec lui � son retour, qui, d'apr�s les derniers mots de sa lettre, que vous m'avez montr�e, me para�t devoir ou pouvoir �tre prochain. J'ai �t� trop profond�ment bless�e des d�couvertes que j'ai faites sur sa conduite, pour lui conserver aucun autre sentiment qu'une compassion affectueuse. Faites-lui comprendre, tant qu'il en sera besoin, que rien dans l'avenir ne peut nous rapprocher. Si cette dure commission n'est pas n�cessaire, c'est-�-dire si Jules comprend de lui-m�me qu'il doit en �tre ainsi, �pargnez-lui le chagrin d'apprendre qu'il a tout perdu, m�me mon estime. Il a sans doute perdu la sienne propre. Il est assez puni... �


Remarquons que c'est � cet �pisode que s'est attach�e une l�gende souvent racont�e depuis, et dont l'auteur fut Paul de Mlusset: que George Sand avait elle-m�me, en l'absence de Sandeau, alors en Italie, pris ses lettres dans {390} le bureau de ce dernier et les avait br�l�es. Remarquons aussi que quoique George Sand le nie (par exemple dans la fameuse lettre � Mirecourt), Sandeau �tait effectivement all� en Italie � ses frais � elle, et que, malgr� sa rupture avec lui, elle �tait rest�e en de bonnes relations avec la famille Sandeau. Ainsi, le 18 juillet 1833, elle �crivait encore � Mlle F�licie Sandeau, � Niort: � Notre bon Jules est � Florence �... � pour sa sant� �, ajoutant que ce petit voyage �tait � tr�s utile � Jules pour �crire et raconter �, et terminait en priant Mlle F�licie de pr�senter ses salutations � son p�re et d'embrasser sa m�re, etc. Nous attirons aussi l'attention du lecteur sur le passage tr�s transparent du roman de Sandeau, Marianna, o� l'auteur raconte comment Henry partageait, sans scrupule, les ressources de Marianna, trouvant, qu'entre eux, � tout �tait commun �.

N�anmoins, au commencement de 1833, tout rapport personnel entre George Sand et Jules Sandeau avait cess� et ils ne se rencontr�rent que tr�s rarement plus tard. Nous savons, par exemple, par le journal d'Aurore, qu'elle envoya en 1835 � Musset, que le hasard les avait mis en pr�sence l'un de l'autre chez Gustave Papet, en d�cembre 1834, et qu'ils avaient alors caus� paisiblement. Mais en 1833, elle ne voulait pas entendre parler de le voir.

Le d�sespoir d'Aurore fut extr�me. Elle avait pu s'expliquer la trahison grossi�re de la part de Dudevant par l'absence du v�ritable amour d�s les d�buts de leur mariage, mais Jules Sandeau l'avait passionn�ment aim�e, leur liaison �tait une liaison de deux cœurs, leur camaraderie et leur amiti� avaient pr�c�d� leur union; ils n'avaient qu'une seule �me; leurs int�r�ts, leurs go�ts, �taient en tout semblables. Et cependant Sandeau l'avait trahie, et la trahison avait �t� tout aussi simplement {391} grossi�re que celle de son mari. O� en trouver l'explication? N'�tait-ce l� qu'un effet fatal du hasard ou �tait-ce une tendance g�n�rale masculine? Un amour �lev�, platonique, comme celui d'Aur�lien de S�ze, s'�teint et se fl�trit, parce qu'il est incomplet, d�tach� de la vie r�elle; mais l'amour passionn� et heureux serait-il aussi peu � l'abri de la trahison, des � distractions �, d'un caprice de sensualit�, que l'amour prosa�que du mariage? � Le n�ant est son nom �! voil� ce que semblait se dire avec m�pris George Sand. Oui, elle avait r�v� trouver une �me dans l'�tre aim�, et elle avait elle-m�me donn� tout son �tre. Mais pour les hommes? l'amour est-il le m�me sentiment que pour la femme? L'amour pur et l'amour sensuel ne sont-ils pas chez eux en contradiction continuelle? Est-ce qu'ils ne sont pas, tout en aimant une femme, capables de la trahir avec la premi�re venue? Et, au contraire, est-ce qu'ils ne sont pas capables, malgr� l'intimit� la plus compl�te, de rester intellectuellement �trangers � la femme aim�e? La fid�lit� et l'�ternit� dans l'amour ne sont que mirage. Tout d�pend d'un moment. Les serments ne sont que tromperie. Les r�ves de l'union des �mes sont de na�ves illusions. Dans l'amour, comme partout ailleurs, r�gne le hasard. L'esprit et la mati�re sont hostiles l'un � l'autre et le plus souvent c'est la mati�re qui remporte le triomphe sur l'esprit...

Et autour d'elle, Aurore Dudevant entendait alors retentir les pr�dictions hardies des � romantiques � et des Saint-Simoniens, renversant tous les principes d'antan, des tirades �loquentes sur la l�gitimit� de tous les instincts et, en particulier, sur la toute-puissance de l'amour; sur la sottise de r�primer ses passions, surtout celles qui sont � naturelles �; sur l'�galit� des droits des deux sexes devant les {392} droits de la nature; sur l'injustice qu'il y a de mesurer autrement la morale de l'homme et celle de la femme, etc. La jeune femme inexp�riment�e qui venait de go�ter au fruit d�fendu et l'avait trouv� m�diocrement doux, eut comme un vertige au milieu de tous ces paradoxes et de toutes ces contradictions. Et, en m�me temps, s'�veill�rent en elle les indomptables instincts de la fi�re ind�pendance. C'�tait un trait de caract�re qui s'�tait manifest� chez elle depuis l'enfance. Le moindre joug, la moindre pression de la part de ceux qui l'entouraient suffisaient pour faire surgir en elle l'esprit de contradiction et lui faire « prendre le mors aux dents �. Les ann�es de sourde r�volte et de m�contentement qu'elle avait pass�es � Nohant avaient aiguis� et d�velopp� � l'exc�s cet esprit de contradiction, et, � ce moment, il se produisit en elle quelque chose de semblable � ce qui avait �clat�, lorsque la grand'm�re lui avait r�v�l� le pass� et la nature de sa m�re. Comme alors, le chagrin de se voir d��ue dans ce qu'elle avait de plus cher au monde, le mal irr�parable, l'absence de toute esp�rance en un avenir meilleur, amen�rent Aurore au plus dangereux, au plus funeste de tous les �tats d'esprit: � l'apathie morne, � l'indiff�rence d�sesp�r�e. � Eh bien, s'il en est ainsi, tout m'est �gal, � semblait-elle se dire, � Ah! ils ne cherchent dans l'amour que le plaisir, ils s'adonnent � chaque nouvelle passion sans daigner regarder en arri�re, ils disent que dans leurs liaisons sans nombre ils finissent par trouver le v�ritable amour, ce sentiment sans �gal, tout puissant et justifiant tout, pr�ch� par les romantiques. Tr�s bien! Pourquoi la femme ne ferait-elle pas de m�me? Pourquoi doit-elle seule payer les malheurs et les insucc�s? Qu'en sait-elle? Peut-�tre ses sentiments pr�c�dents n'ont-ils �t� qu'une s�rie de {393} m�prises, et l'avenir lui r�serve-t-il cette grande passion toute puissante?... � Joignez � tout cela les guet-apens d'un temp�rament h�rit� des a�eux et la soif du bonheur, qui venait de se r�veiller!... Et cette infatigable chercheuse d'id�al, cette romanci�re dont le premier roman avait �t� trouv� par de Latouche, trop vertueux et, par cela m�me, trop peu conforme � la r�alit�, risquant de m�riter, de la part des lecteurs, l'�pith�te � d'invraisemblable �, la r�veuse qui avait, pendant six ans, aim� son ami lointain d'un amour presque mystique, la compagne de Jules Sandeau, p�n�tr�e des id�es les plus pures et les plus honn�tes sur l'amour et la fid�lit�, elle ne cherche maintenant que l'oubli, elle se laisse emporter par la soif des sensations, des plaisirs. Son entourage, les exemples qu'elle voyait autour d'elle, tout la poussait dans cette dangereuse et sombre voie.

Vers cette �poque, elle fit, dans des circonstances assez extraordinaires, la connaissance de Marie Dorval, c�l�bre actrice tragique et tr�s amie de Sandeau (plus tard sa ma�tresse): � J'avais publi� seulement Indiana, je crois, quand, pouss�e vers Mme Dorval par une sympathie profonde, je lui �crivis pour lui demander de me recevoir. Je n'�tais nullement c�l�bre et je ne sais m�me si elle avait entendu parler de mon livre. Mais ma lettre la frappa par sa sinc�rit�. Le jour m�me o� elle l'avait re�ue, comme je parlais de cette lettre � Jules Sandeau, la porte de ma mansarde s'ouvre brusquement, et une femme vient me sauter au cou avec effusion, en criant tout essouffl�e: � Me voil�, moi! � Je ne l'avais jamais vue que sur les planches, mais sa voix �tait si bien dans mes oreilles que je n'h�sitai pas � la reconna�tre. Elle �tait mieux que jolie, elle �tait charmante; et cependant elle �tait jolie, mais si {394} charmante que cela �tait inutile, elle n'�tait pas une figure, c'�tait une physionomie, une �me. Elle �tait encore mince, et sa taille �tait un souple roseau qui semblait toujours balanc� par quelque souffle myst�rieux, sensible pour lui seul. Jules Sandeau la compara, ce jour-l�, � la plume bris�e qui ornait son chapeau. � Je suis s�r, disait-il, qu'on chercherait dans l'univers entier une plume aussi l�g�re et aussi molle que celle qu'elle a trouv�e. Cette plume unique et merveilleuse a vol� vers elle par la loi des affinit�s, ou elle est tomb�e sur elle de l'aile de quelque f�e en voyage...*. �

* Histoire de ma Vie, vol. IV, p. 212-213.

En lisant la lettre de George Sand, l'actrice s'�tait rappel�e une lettre na�ve et enthousiaste qu'elle avait �crite dans sa jeunesse � Mlle Mars et que celle-ci avait re�ue froidemement, bien qu'en l'�crivant, la jeune Dorval se fut sentie, pour la premi�re fois, v�ritablement artiste. Devinant que la lettre d'Aurore avait �t� �crite par une vraie artiste aussi et ne voulant pas faire comme Mme Mars, Marie Dorval �tait accourue dans sa mansarde. Depuis ce jour, l'amiti� la plus cordiale lia les deux femmes*. George Sand a consacr� � son amie un chapitre � part de l'Histoire de ma Vie**. Elle y raconte les souffrances et les d�boires de cette malheureuse actrice trop imp�tueuse, m�nageant trop peu ses forces sur la sc�ne, de cette malheureuse femme trop sinc�re, m�nageant trop peu son �me dans la vie r�elle. Malgr� la grandeur de son talent, elle n'a atteint ni � la richesse, ni � la gloire, avantages qui sont le lot d'actrices souvent plus froides, plus r�serv�es. Toute sa vie �tait une {395} alternance continuelle d'enivremets et de d�senchantements; elle vivait sans s'�pargner, ne mesurant ni les forces de l'�me, ni celles du corps, ne connaissant pas le doute, se livrant sans r�serve � chaque nouveau sentiment et jouant chaque r�le avec toute la force de sa passion et de son talent. Elle appartenait � ce type d'artistes qui, selon l'expression russe, � jouent de leurs entrailles �. C'�tait une de ces natures qui, tout � coup, � force de sinc�rit� peuvent, dans un m�me acte, �tre sublimes et m�diocres, capables de conduire deux sc�nes de suite avec une puissance inimitable, pour tomber, dans la troisi�me, au-dessous du faible***.

[{394}] * Une partie de leur correspondance fut trouv�e parmi des papiers provenant de Jules Sandeau, avec des autographes d'Alfred de Vigny; elle est conserv�e, mais ne semble pas devoir �tre publi�e.

** Le chapitre qui lui est consacr� porte m�me le titre de Marie Dorval, p. 205-237.

[{395}] *** C'est ainsi que, de nos jours, nous voyons Mme Duse apr�s la � sc�ne avec le messager �, merveilleuse de talent et de force dramatique, et la sc�ne non moins admirable dans la tente d'Antoine, s'effacer, tomber dans la plus absolue m�diocrit� dans le dernier acte de la Cl�op�tre de Shakespeare.

Elle aimait ses enfants passionn�ment et outre mesure et elle e�t � essuyer de la part de plusieurs d'entre eux, comme de la part de beaucoup de ses relations, la froideur et l'ingratitude. Elle mourut �puis�e par le chagrin d'avoir perdu son petit-fils, — sa joie, au milieu des privations les les plus horribles, — us�e avant l'�ge, comme br�l�e par le feu int�rieur qui la consumait*.

* Alexandre Dumas p�re, nous a laiss� sur les derniers jours de Marie Dorval des pages d'un dramatique poignant, o� il a donn� une foule de d�tails touchants dans leur simplicit�. (Voir: Les Morts vont vite. Œuvres compl�tes d'Al. Dumas p�re. Paris, Michel L�vy. Nouvelle �dition, 1889, 2 vol. t. II, p. 241).

Nous trouvons inutile de nous arr�ter sur le chapitre de l'Histoire de ma Vie consacr� � Marie Dorval, ce chapitre nous paraissant toutes les fois que nous l'avons relu, �crit pro domo sua. Par exemple, les rapports entre Mme Dorval et sa fille qui lui a bris� le cœur, n'ont, �videmment, �t� {396} d�crits avec tant de compassion et de d�tails que parce qu'ils sont la copie exacte de ce que George Sand e�t elle-m�me � souffrir � l'�poque o� elle commen�a l'Histoire de ma Vie. C'est pour cela que nous consid�rons ce chapitre, non comme une biographie proprement dite de Mme Dorval, mais plut�t comme un document purement psychologique et autobiographique important pour la biographie de George Sand elle-m�me. Nous y reviendrons dans l'analyse de l'Histoire de ma Vie.

Marie Dorval, une belle et bonne �me en principe, avait une vie remplie de toutes sortes de vicissitudes; son temp�rament passionn�, la libert� des mœurs th��trales en faisaient une amie dangereuse pour la jeune femme b de vingt-sept ans, qui, apr�s des ann�es de r�verie et de mysticisme pass�es au couvent et � Nohant, se trouvait transplant�e � Paris, comme elle le dit elle-m�me � avec des id�es tr�s arr�t�es sur les choses abstraites � mon usage, mais avec une grande indiff�rence et une compl�te ignorance des choses de la r�alit�... ». Et voil� pourquoi Marie Dorval, cette �me honn�te, na�ve et ardente, e�t une influence si pernicieuse sur Aurore Dudevant, que nous n'osons m�me pas l'approfondir.

L'�poque o� ces deux fenmies se connurent fut fatale � George Sand. Tout en elle �tait en fermentation; ses croyances ant�rieures s'�croulaient, avaient �t� l'une apr�s l'autre mises � l'�preuve, ses esp�rances �taient d��ues. Le pass� �tait triste, le pr�sent d�sol�, l'avenir sombre. Et � peine e�t-elle rompu avec Sandeau, que le cœur malade, meurtri, d�sesp�r�, l'�me d�senchant�e, la t�te hant�e des id�es les plus noires, les plus sinistres, elle chercha l'oubli et la consolation dans une nouvelle liaison, inexcusable, incroyablement passag�re. Presque sans amour, sans trop savoir elle-m�me pourquoi, elle se donna {397} � Prosper M�rim�e. Voici ce qu'elle �crit � ce sujet � Sainte-Beuve*, et c'est si caract�ristique, si horrible dans sa d�solante sinc�rit� que tous commentaires seraient superflus: � D�j� tr�s vieille et encore un peu jeune, je voulais en finir avec cette lutte entre la veille et le lendemain; je voulais arranger tout de suite ma vie comme elle devait l'�tre toujours. J'avais, comme tout le monde, des jours de volont� grave et de saine r�signation; mais, comme tout le monde, j'avais des jours d'inqui�tude, de souffrance et d'ennui mortel. Ces jours-l�, j'�tais si d�plorablement sombre et chagrine que je d�sesp�rais de tout, et que, pr�te � m'aller noyer, je demandais au ciel, avec angoisse, s'il n'�tait pas sur terre un bonheur, un soulagement, m�me un plaisir.

* Cette lettre, dat�e � de juillet 1833 �, parut dans la Revue de Paris du 15 novembre 1896 et n'a pas �t� r�imprim�e dans le volume des Lettres de George Sand � Sainte-Beuve et � Musset, publi�es chez Calmann L�vy. Remarquons en passant que les lettres de George Sand � Sainte-Beuve tant dans la Revue de Paris, qu'en volume, paraissent �tre imprim�es non d'apr�s les originaux, mais d'apr�s des copies fourmillant d'erreurs, sont mal rang�es et mal dat�es, sans aucun ordre chronologique, arbitrairement, et ne contiennent pas en entier la Correspondance des deux illustres �crivains. Nous avons eu l'occasion de nous en convaincre gr�ce � la bont� de la personne � laquelle cette Correspondance appartient d�sormais. C'est � la lettre cit�e, ainsi qu'� celle du 25 ao�t 1833, que se rapporte la note de la main de Sainte-Beuve que M. de Spoelberch reproduit dans ses Lundis d'un Chercheur, p. 173.

� Vous ne m'avez pas demand� de confidence: je ne vous en fais pas, en vous disant ce que je vais vous dire, car je ne vous demande pas de discr�tion. Je serais pr�te � raconter et � imprimer tous les faits de ma vie, si je croyais que cela put �tre utile � quelqu'un. Comme votre estime m'est utile et n�cessaire, j'ai le droit de me montrer � vous telle que je suis, m�me quand vous repousseriez ma confession.

� Un de ces jours d'ennui et de d�sespoir, je rencontrai {398} un homme qui ne doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien de ma nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina enti�rement; pendant huit jours je crus qu'il avait le secret du bonheur, qu'il me l'apprendrait, que sa d�daigneuse insouciance me gu�rirait de mes pu�riles susceptibilit�s. Je croyais qu'il avait souffert comme moi et qu'il avait triomph� de sa sensibiht� ext�rieure. Je ne sais pas encore si je me suis tromp�e, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa pauvret�. Je suis toujours port�e � croire le premier cas. Mais � pr�sent peu m'importe, je continue mon r�cit.

« Je ne me convainquis pas assez d'une chose, c'est que j'�tais absolument et compl�tement L�lia*. Je voulus me persuader que non; j'esp�rais pouvoir abjurer ce r�le froid et odieux. Je voyais � mes c�t�s une femme sans frein**, et elle �tait sublime; moi, aust�re et presque vierge, j'�tais hideuse dans mon �go�sme et dans mon isolement. J'essayai de vaincre ma nature, d'oublier les m�comptes du pass�. Cet homme qui ne voulait m'aimer qu'� une condition, et qui savait me faire d�sirer son amour, me persuadait qu'il pouvait exister pour moi une sorte d'amour supportable aux sens, enivrant � l'�me. Je l'avais compris comme cela jadis, et je me disais que, peut-�tre, n'avais-je {399} pas assez connu l'amour moral pour tol�rer l'autre, j'�tais atteinte de cette inqui�tude romanesque, de cette fatigue qui donne des vertiges et qui fait, qu'apr�s avoir tout ni�, on remet tout en question et l'on se met � adopter des erreurs beaucoup plus grandes que celles qu'on a abjur�es. Ainsi, apr�s avoir cru que des ann�es d'intimit� ne pouvaient pas me lier � une autre existence, je m'imaginai que la fascination de quelques jours d�ciderait de mon existence. Enfin je me conduisis � trente ans, comme une fille de quinze ne l'e�t pas fait. Prenez courage... le reste de l'histoire est odieux � raconter. Mais pourquoi aurais-je honte d'�tre ridicule, si je n'ai pas �t� coupable?

[{398}] * Cette lettre, �crite un mois avant la publication de L�lia, date de juillet 1833, mais, comme nous le disons plus bas et comme on le sait par la Pr�face d'Obermann de Sainte-Beuve et par les pages des Portraits contemporains, se rapportant � G. Sand, elle avait d�j� lu au mois de mars des fragments de son roman � Sainte-Beuve, il en avait �t� charm� et c'est apr�s une de ces lectures qu'il lui �crivit sa remarquable lettre enthousiaste que M. de Spoelberch a publi�e dans sa V�ritable histoire, p. 96-99, et que George Sand elle-m�me avait copi�e sur son album des Sketches and Hints.

** Marie Dorval.

� L'exp�rience manqua compl�tement. Je pleurai de souffrance, de d�go�t, de d�couragement. Au lieu de trouver une affection capable de me plaindre et de me d�dommager, je ne trouvai qu'une raillerie am�re et frivole. Ce fut tout, et l'on a r�sum� cette histoire en deux mots que je n'ai pas dits, que Mme Dorval n'a ni trahis, ni invent�s, et qui font peu d'honneur � l'imagination de M. Dumas*. �

* M. Augustin Filon, le biographe de M�rim�e, dit, en racontant cet �pisode de sa vie: � Le court passage de M�rim�e dans les bonnes gr�ces de Mme Sand est un fait d'histoire litt�raire sur lequel s'est greff�e une l�gende assez amusante. D'apr�s cette l�gende, Sainte-Beuve, voyant que Mme Sand �tait seule et souffrait de cette solitude, lui aurait � donn� � M�rim�e, et d�s le lendemain, George Sand lui aurait �crit pour lui rendre et pour lui reprocher ce cadeau. Il n'est pas vrai que Sainte-Beuve ait jou� ce r�le trop bienveillant et qu'il ait b�ni l'union civile de M�rim�e et de Mme Sand. Mais il est exact qu'il re�ut des confidences et des plaintes. La lettre — (c'est celle dont nous reproduisons ici une partie) — para�t-il, existe encore... Cette lettre circula et fit du tort � M�rim�e. D'ordinaire tr�s discret, mais impatient� de ces cancans, il se serait veng� en racontant sur sa bonne ou sur sa mauvaise fortune des d�tails plus gais que biens�ants. E�t-il r�ellement ce tort?... [{400}] Traita-t-il comme une simple aventure d'�tudiant cette femme qui �tait au moins son �gale par le talent? Ce qui est certain, c'est qu'il ne se laissa pas mener o� alla Musset et il fit bien. On verra dans quelle circonstance il retrouva celle qu'il avait d�daign�e et irrit�e �... Laissant de c�t� l'opinion d'Augustin Filon que George Sand « �tait au moins l'�gale par le talent de M�rim�e �, nous ferons remarquer que les mots: � il l'avait d�daign�e et irrit�e � cadrent exactement avec � il m'a repouss�e � (passage supprim� dans l'�dition de L�vy, 1897), que nous trouvons dans la lettre de George Sand � Sainte-Beuve du 25 ao�t 1833. Nous nous bornerons � recommander � l'attention du lecteur le livre int�ressant de M. Filon qui prouve � l'�vidence combien peu se convenaient ces deux natures. Quant � la rencontre des deux �crivains qui eut lieu plus tard et � laquelle se rapporte la derni�re phrase de M. Filon, comme lui, nous n'en dirons, en temps et lieu, que quelques mots. (Voir M�rim�e et ses amis, par Augustin Filon, avec une Bibliographie des œuvres compl�tes de M�rim�e par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul. Paris, Hachette et Cie, 1894.)

Cette derni�re phrase semble ne pas s'accorder avec la page in�dite que nous trouvons dans les Sketches and Hints, {400} album o� George Sand notait ses impressions et ses pens�es:

� Laissez-moi l'aimer; je sais qui elle est et ce qu'elle vaut. Ses d�fauts, je les connais. Ses vices... ah! voil� votre grand mot, � vous! Vous avez peur du vice, mais vous en �tes p�tris et vous ne le savez pas, ou vous n'en convenez pas! Le vice! vous faites attention � cela, vous autres? Vous ne savez donc pas qu'il est partout, � chaque pas de votre vie, autour de vous, au dedans de vous? Votre p�re est avare, votre m�re est menteuse, vos fr�res sont de mauvaise foi, votre confesseur a vol� au jeu, votre sœur s'est vendue, votre meilleur ami vous a reni� dix fois. Vous ne saviez pas cela? Comment donc vivez-vous tous, tant que vous �tes? Que faites-vous donc de vos yeux, de vos oreilles et de votre m�moire? vous m'appelez cynique de cœur, parce que je vois et parce que je me souviens, parce que je rougirais de devoir � l'aveuglement ou � l'hypocrisie cette fausse bont� qui vous fait � la fois dupes et fripons.

� Vous dites qu'elle m'a trahie, je le sais bien; mais vous, {401} mes bons amis, quel est celui d'entre vous qui ne m'a pas trahie? Elle ne m'a encore trahie qu'une fois et vous, vous m'avez trahie tous les jours de votre vie. Elle a r�p�t� un mot que je lui avais dit. Vous m'avez tous fait r�p�ter des mots que je n'avais pas dits (1833) �.

On voit que Marie Dorval l'avait bien � trahie �, mais George Sand ne lui avait r�ellement pas gard� rancune, comme on le voit par cet ajout�, �crit en 1847, lorsque George Sand avait relu et annot� tout son journal intime:

�... Maladie de foie, mais Elle, elle est toujours la m�me, et je l'aime toujours. C'est une �me admirablement belle, g�n�reuse et tendre, une intelligence d'�lite, avec une vie pleine d'�garement et de mis�res. Je t'en aime et t'en respecte d'autant plus, � Marie Dorval! �

Revenons � la lettre � Sainte-Beuve: � Si Prosper M�rim�e m'avait comprise, il m'e�t peut-�tre aim�e, et s'il m'e�t aim�e, il m'e�t soumise, et si j'avais pu me soumettre � un homme, je serais sauv�e, car ma libert� me ronge et me tue. Mais il ne me connut pas assez, et au lieu de lui en donner le temps, je me d�courageai tout de suite et je rejetai la seule condition qui p�t l'attirer � moi*.

* Beaucoup de personnes ont cru voir dans l'œuvre de M�rim�e La double m�prise (parue en 1833) l'�cho de cet �pisode tragi-comique. L'histoire de la malheureuse Julie de Chaverny et du sceptique Darcy ne rappelle l'amour �ph�m�re de Mme Sand et de M�rim�e qu'en ce que tous deux � se m�prirent » sur le compte l'un de l'autre et que l'un croyait l'autre inf�rieur � ce qu'il �tait en r�alit�. En tous cas, M�rim�e d�peint son h�ro�ne sous un aspect tr�s sympathique.

� Apr�s cette �nerie, je fus plus constern�e que jamais et vous m'avez vue en humeur de suicide tr�s r�elle... �

Cette liaison passag�re ne laissa aucun souvenir profond ni chez George Sand, ni chez M�rim�e. Bien des ann�es apr�s, ils se rencontr�rent dans les circonstances suivantes. {402} Au printemps de 1848, Monckton-Milnes, plus tard Lord Houghton, un riche anglais qui habitait Paris, tr�s connu dans le monde litt�raire et artistique, donnait un jour un d�ner, � en petite comit� � (sic). M�rim�e �tait au nombre des invit�s avec Tocqueville*. � La soci�t� fut assez peu homog�ne �, dit-il; il y avait Tocqueville, Mignet, Consid�rant, quelques � fouri�ristes � et trois dames. L'une de ces dames avait de fort beaux yeux qu'elle baissait sur son assiette. Elle �tait en face de moi, et je trouvais que ses traits ne m'�taient pas inconnus. Enfin, je demandai son nom � mon voisin. C'�tait Mme Sand. Elle m'a paru infiniment mieux qu'autrefois. Nous ne nous sommes rien dit, comme vous pouvez penser, mais nous nous sommes fort entre-lorgn�s** �.

* Dans les souvenirs de Tocqueville, nous trouvons quelques pages tr�s curieuses sur sa premi�re rencontre avec G. Sand. Nous reproduirons plus loin les lignes qu'il a consacr�es � ce d�ner. (Souvenirs de Alexis de Tocqueville, p. 204.)

** Lettre � la comtesse de Montijo (M�rim�e et ses amis, p. 194-195). D'apr�s cette lettre, le d�ner aurait eu lieu avant le 6 mai 1848, tandis que Tocqueville dit qu'il �tait entre le 12 mai et les journ�es de Juin.

Dans la suite, M�rim�e eut l'occasion d'�tre encore plus aimable envers George Sand, et, h�las! chevalier plus fid�le que Sandeau qui ne fit preuve de sentiments rien moins que chevaleresques envers son ancienne amie. En 1861, il fut question, � l'Acad�mie fran�aise, de d�cerner le prix de 20 000 francs � George Sand. Elle ne l'obtint pas, n'ayant pas eu le nombre n�cessaire de voix dans la commission charg�e d'adjuger le prix. D'apr�s les uns, ce serait Jules Sandeau qui lui aurait mis une boule noire, d'apr�s les autres, il se serait dit � malade �, et son absence � la s�ance du scrutin aurait �t� cause de l'insucc�s de George Sand*.

* Voir l�-dessus les int�ressants d�tails et documents dans la V�ritable Histoire de � Elle et Lui �, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, [{403}] p. 190-122, et surtout la lettre de M�rim�e � Sandeau � ce sujet (p. 199), ainsi que l'article de Texier et le volume de Nisard: Souvenirs et notes biographiques, 1888, in 8°.

{403} Lorsque, une dizaine d'ann�es auparavant, Sandeau avait �t� �lu l'Acad�mie, quelqu'un avait fait circuler le spirituel quatrain que voici:


Entre Sand et Sandeau, la froide Acad�mie
A choisi le plus long et pr�f�r� Sandeau,
Le f�minin talent au masculin g�nie.
Le vin pur lui fait peur. elle le trempe d'eau!

Sans vouloir ni pouvoir nous arr�ter ici sur la justesse ou l'erreur de l'observation que ce calembour renferme, appelons l'attention du lecteur sur une œuvre de ce � f�minin talent � qui touche de pr�s � notre sujet.

Un �crivain sympathique a fait spirituellement remarquer que l'amour entre gens de lettres a pour ran�on de toujours �tre accompagn� par une l�g�re odeur d'encre d'imprimerie. En effet, des �crivains qui se sont aim�s, r�sistent rarement apr�s s'�tre quitt�s, � la tentation de peindre lui ou elle, et Brand�s a tort de n'attribuer cette tendance qu'� Mesdames les romanci�res*. Le sexe fort ne le c�de en rien au sexe faible sur ce point. George Sand n'a pas moins subi ce sort de la part de ses anciens adorateurs qu'elle ne le leur a fait subir. Mais tandis que dans La Double M�prise de M�rim�e, comme nous l'avons dit, on ne peut voir qu'une faible allusion � l'amour passager de l'auteur de Clara Gazul pour l'auteur de L�lia, et que tout le monde conna�t au moins de nom la Confession d'un enfant du si�cle, seuls les chercheurs, ou � peu pr�s, savent que dans la Marianna de Jules Sandeau, l'h�ro�ne {404} est �galement copi�e sur Aurore Dudevant, et que ce roman contient bien plus de d�tails pris sur nature que le roman de Musset. Sainte-Beuve d�j�, fut si frapp� de la ressemblance entre Marianna et la lettre du 8 novembre 1825 d'Aurore � son mari, que sur la copie qu'il poss�dait de cette lettre il �crivit: � Comparer avec le d�but de Marianna �. En effet, si l'on ne peut pas d�signer avec certitude les deux h�ros du roman, Gustave Bussy et Henri de Felqu�res, dont le premier a certainement beaucoup de traits de ressemblance avec Jules Sandeau, il ne faut pas �tre dou� d'une perspicacit� bien grande pour s'aperce voir que les �poux de Belnave repr�sentent le couple Dudevant, et que les Valton, leurs parents et amis, sont copi�s sur Hippolite Chatiron et sur sa femme Émilie, sauf quelques traits emprunt�s � Zo� Leroy. M. de Belnave est de tous points semblable au colonel Delmare, le mari d'Indiana. (Remarquons, en passant, la consonnance de ces deux noms: Delmare-Belnave.) Jules Sandeau, il est vrai, a pour son fabricant plus d'�gards, et le traite avec plus de bont� que George Sand ne le fait pour son colonel; dans les derniers chapitres du roman, il lui fait m�me jouer un r�le tr�s magnanime; mais il faut reconna�tre que chez Sandeau comme chez George Sand, le trait dominant de cet industriel quasi incrust� dans sa propri�t� de Blanfort (lisez � Nohant �) est son esprit prosa�que et terre � terre**.

[{403}] * Voir son �tude sur Go�the et Charlotte von Stein o� il parle �galement de G. Sand et de Musset, de Daniel Stern et de Liszt, ainsi que d'autres amants aussi c�l�bres que lettr�s.

** Voir Marianna (Nouvelle �dition. Charpentier, Paris 1883), p. 38-39-41.

Et voici maintenant comment Jules Sandeau nous peint Marianna elle-m�me: � Jeune, belle, d'une beaut� que relevait encore un air de souffrance r�veuse, Marianna apparut � Bagn�res (sic) comme une des cr�ations qu'enfante {405} seul le g�nie des po�tes. C'�tait une de ces �mes qui ne doivent rien au monde qui ne les conna�t pas. Élev�e aux champs qu'elle d�sertait pour la premiers fois (un peu auparavant l'auteur avait dit qu'elle f�t �lev�e par son a�eule), ses mani�res offraient un singulier m�lange de hardiesse et de timidit�; (rappelons-nous les courses effr�n�es avec Zo� Leroy et m�me le c�l�bre: � Tu te singularises �), parfois m�me elles affectaient je ne sais quelle brusquerie p�tulante qui venait d'une secr�te inqui�tude et d'une ardeur inoccup�e, famili�re et presque virile (sic); son intimit� �tait d'un facile acc�s; mais sa fi�re chastet� et son instinctive noblesse m�laient, au laisser-aller de toute sa personne, des airs de vierge et de duchesse qui contrastaient d'une fa�on �trange avec son m�pris des convenances et son ignorance du monde, et si nulle ne savait mieux qu'elle encourager les sympathies, elle savait mieux que toute autre leur commander un saint respect...*

* Marianna, p. 35-36.

Qui ne reconna�trait pas dans ce portrait la petite fille des anc�tres royaux, qui savait si bien faire sa grande dame, la mystique amie de de S�ze, l'�l�ve de Deschartres et le brave petit camarade des Duvernet, Papet, Fleury et Cie?

� Tout r�v�lait en elle une nature luxuriante qui s'agitait impatiemment sous le poids de ses richesses inactives. On e�t dit que la vie circulait, fr�missante, entre les boucles de son �paisse et noire chevelure, on sentait comme un feu cach� sous cette peau brune, fine et transparente; la taille �tait fr�le, mais soutenue par une svelte et gracieuse audace. Son front net et pur disait bien que les orages de la passion n'avaient point grond� sur cette noble t�te, mais l'expression {406} de ses yeux, br�lante, fatigu�e, maladive, accusait des luttes int�rieures, terribles, incessantes, inavou�es. �

Alors que M. de Belnave, plong� dans les soucis que lui donne la gestion de ses biens et de sa fabrique finit, comme Casimir Dudevant, par � se p�trifier dans la r�alit� », Marianna se sent d�laiss�e, s'ennuie et languit dans la solitude.

« Le dessin, le piano, la lecture des romans modernes, les courses � cheval, les promenades solitaires, remplissaient ses journ�es oisives. Elle avait d� conserver d'ailleurs une humeur douce, un caract�re �gal, et M. de Belnav n'imaginait pas que sa femme p�t ne pas �tre heureuse. Oui, sans doute elle �tait heureuse; seulement elle se mourait d'ennui*. �

* Marianna, p. 45.

Un soir que son mari entra par hasard dans la chambre de Marianna qui de sa crois�e admirait tristement la belle soir�e, son chagrin �clata tout � coup, et sans motif aucun elle fondit en larmes. (Casimir Dudevant ne fut pas moins �tonn� que M. de Belnave de ces larmes que rien ne justifiait.) Il fut aussit�t r�solu que Marianna avait besoin de se distraire et l'on partit pour les Pyr�n�es! À Bagn�res Marianna fit la connaissance d'un jeune homme plus ou moins po�tique, Gustave Bussy. � Les deux ennuis devaient se comprendre l'un l'autre. Ils se comprirent. � Ils se lient d'un amour romanesque tout semblable � celui d'Aurore Dudevant pour Aur�lien de S�ze. Mais bient�t ils doivent se quitter. Les Belnave retournent � Blanfort. M. de Belnave tout comme Dudevant, semble prot�ger et partager l'amiti� de sa femme pour le jeune �l�gant.

� Tout avait pris pour Marianna une face nouvelle. Les {407} beaut�s de la route qu'elle avait � peine remarqu�es en allant de Blanfort � Bagn�res la plong�rent, au retour, dans un muet enchantement*. �

* Marianna, p. 51.

Il se fit probablement en Marianna le m�me changement que celui qu'Aurore Dudevant avait observ� en elle lors de son voyage aux Pyr�n�es, comme elle le raconte dans l'Histoire de ma Vie. Une correspondance anim�e s'engage entre Blanfort et Bagn�res, correspondance favoris�e par la circonstance qu'il y a des amis communs (lisez � Zo� Leroy �) demeur�s � Bagn�res.

Et les pages consacr�es par Sandeau � l'analyse de cette correspondance, qui est l'unique bonheur, la seule consolation de la pauvre Marianna, et dans lesquelles il raconte comment elle passait des nuits enti�res � �crire, lorsque tous dormaient et que tout �tait silencieux � Blanfort, et comment elle initiait son ami absent � tous les d�tails de sa vie, lui disant ses chagrins, ses doutes, ses espoirs, mettant � nu tous les recoins de son cœur, ces pages pourraient parfaitement remplacer celles de l'Histoire de ma Vie, dont nous avons fait mention plus haut*, o� George Sand raconte ses causeries �pistolaires avec � l'�tre absent. �

* Voir p. 273, 294-297.

Cette correspondance fut, comme celle d'Indiana et de Raymon, la cause de la ruine de Marianna. Cela nous prouve une fois de plus que Sandeau avait profit� des r�v�lations que sa collaboratrice de 1831 lui avait faites sur sa vie ant�rieure.

� On l'a dit, la manie d'�crire a perdu tous les amants, c'est par l� qu'ils p�rissent tous �... C'est ainsi que d�bute (tout comme dans Indiana), le chapitre o� il nous est {408} racont� qu'en l'absence de Marianna, alors � Paris, M. de Belnave entra dans la chambre de sa femme pour y chercher une facture quelconque, comment ensuite pour la premi�re fois, il fit attention � tous les menus objets qui ornaient cette chambre bien semblable � celle d'Aurore Dudevant � Nohant: � Des rayons mobiles �taient charg�s de plantes dess�ch�es, de cristaux et de min�raux rapport�s des Pyr�n�es. Sur une causeuse dormaient p�le-m�le des livres, des cahiers de musique, des palettes de porcelaine; des albums �taient jet�s n�gligemment sur une table de marqueterie, entre des bo�tes de laque et de palissandre; � la d�coration de la chemin�e consistait en quelques objets d'art; � une cravache � manche d'or cisel�, incrust� de turquoises, gisait pr�s d'un gant d�chir� et d'un bouquet d'h�patiques, (on voit que Marianna �tait aussi une �l�ve de N�raud)... un chapeau d'amazone, oubli� sur le tapis, n'avait point �t� relev�... � M. de Belnave l'ayant soulev�, se repr�sente bien clairement, � sous la forme du feutre aux bords l�g�rement cambr�s des flots de cheveux ruisselant dans leur libert�, autour d'un front de d�esse, des yeux noirs aux chastes flammes, un nez aquilin et fier et toute cette noble t�te qui semblait attendre un diad�me* �.

* Marianna, p. 115-124.

Ensuite M. de Belnave (encore tout comme Dudevant apr�s la lettre du 8 novembre 1825) �prouve tout � coup un �lan de tendresse et d'amour pour sa femme et commence � appr�cier et admirer tous les charmes de sa beaut� et de son esprit. Mais alors le hasard lui fait tomber sous la main un album, entre les feuillets duquel, parmi des dessins et des notes (Aurore nous le savons avait un pareil album {409} avec l'inscriptit Sketches and Hints) se trouvaient plusieurs lettres, et entre autres une de Bussy qui r�v�le � M. de Belnave l'amour platonique de sa femme pour le jeune homme.

Marianna �tait � ce moment � Paris, o�, co�ncidence �trange, elle �tait arriv�e aussit�t apr�s la R�volution de Juillet et o� elle fut envahie � par l'esprit du temps �, comme George Sand l'y avait �t� de m�me en y arrivant. M. de Belnave court � Paris pour �claircir ses craintes et, comme Dudevant � Bordeaux, il arrive au moment des touchants adieux de Marianna et de son amant platonique. Belnave et la raisonnable Émilie-No�mi parviennent � attirer encore une fois Marianna sous le toit conjugal, cependant le d�nouement survient quand m�me. Marianna s'installe d�finitivement � Paris, Bussy devient son amant, mais la passion de cet homme sec et froid est de courte dur�e. Repouss�e par lui, d��ue dans son amour, Marianna n'est plus capable de ressentir un sentiment spontan�. Elle devient la cause du malheur d'un bon jeune homme, Henry de Felqu�res, qui l'aime �perdument et enfin, ayant tout perdu dans la vie, elle quitte, cette fois pour toujours, la maison conjugale que la g�n�rosit� de son mari lui avait encore rouverte.

Jules Sandeau, demeur� au courant de la vie d'Aurore Dudevant apr�s sa rupture avec elle, a sans doute, dans Marianna, voulu expliquer et justifier la conduite ult�rieure de George Sand, en s'accusant d'avoir �t� la cause des futures liaisons de son ancienne amie, et en assumant la faute sur lui. Ou bien, si on tient � voir dans Bussy Aur�lien de S�ze, alors peut-�tre Sandeau a-t-il voulu le rendre coupable des malheurs et des fautes de George Sand et le pr�senter comme ayant caus� son premier d�senchantement, {410} et faire chercher dans cette premi�re r�ception la raison du peu de dur�e de ses amours � lui, Sandeau, avec Aurore? Nous ne saurions affirmer ni l'un ni l'autre. Plusieurs sc�nes entre Henry et Marianna sont d'autre part la copie exacte des sc�nes orageuses survenues entre Musset et George Sand. Quoi qu'il en soit, l'h�ro�ne de Marianna �veille la compassion sympathique du lecteur, on la plaint et on excuse tous ses entra�nements, car on en comprend la cause. Il para�t que tel �tait l'opinion de Sandeau sur George Sand. Avant d'en finir avec Sandeau, nous devons ajouter, qu'� en juger d'apr�s les paroles de M. Grenier*, de M. Levallois** et d'autres personnes ayant beaucoup connu l'auteur de Marianna et �crit sur lui, ainsi que d'apr�s ce que nous-m�mes nous avons entendu raconter, cet �crivain n'a jamais pu se consoler d'avoir perdu par sa propre faute, l'amour d'Aurore Dudevant, et, jusqu'� la fin de ses jours il n'a pu parler d'elle autrement que les yeux pleins de larmes. George Sand, de son c�t�, comme nous l'assure un �crivain de renom qui l'a connue durant les quinze derni�res ann�es de sa vie, ne parlait d'aucun de ses anciens amis avec autant de m�pris et de d�go�t que de Sandeau. Ce fait seul suffirait � prouver la profondeur de son d�senchantement et de son chagrin.

* E. Grenier: � Souvenirs Litt�raires. George Sand. � Revue bleue, 15 octobre 1892.

** Jules Levallois: � Sainte Beuve, Gustave Planche, George Sand. � Souvenirs litt�raires. Revue bleue, 19 janvier 1895.

Mais revenons � l'�poque qui suivit la rupture avec Sandeau et l'amour �ph�m�re de George Sand pour M�rim�e. Nous n'avons touch� � cet �pisode, si insignifiant dans la vie de George Sand, que pour faire voir le trouble, le chaos qui r�gnaient alors dans l'�me de George Sand, � {411} quelles chutes et � quelles aberrations cette ardente id�aliste avait �t� conduite par des th�ories aussi mal comprises que mal dig�r�es, par son temp�rament dangereux et par son d�senchantement pessimiste, arriv� � son comble.

Apr�s cette crise, elle e�t horreur d'elle-m�me, la pens�e du suicide s'empara de nouveau de son �me et cette fois d'une mani�re plus intense; l'amertume, le d�go�t, la douleur, l'humiliation remplissaient son cœur. À quoi l'avait conduite la recherche de la v�rit�, du v�ritable amour? Qu'�taient devenues sa puret�, sa dignit�, sa fiert�? Tout cela avait p�ri, s'�tait inutilement perdu, tout �tait vain!

Voici un passage d'une lettre ult�rieure de George Sand � Sainte Beuve, �crite le 4 avril 1835, peu de temps apr�s sa rupture avec Musset, mais qui nous montre ce qu'elle avait �t� dans ses jeunes ann�es et surtout dans la p�riode orageuse et d�sordonn�e entre 1831 et 1833*.

* Cette lettre � Sainte-Beuve ainsi que sa lettre pr�c�dente, au m�me, de Mars 1835 furent livr�es � la publicit� par Charles de Lom�nie dans la Nouvelle Revue (1er mai l895) et r�imprim�es par le vicomte de Spoelberch dans sa V�ritable Histoire. Les deux autographes de ces lettres et toute la correspondance de George Sand avec Sainte-Beuve appartiennent actuellement � M. de Spoelberch. (La m�me lettre est reproduite dans Les Lettres de George Sand � Alfred de Musset et � Sainte-Beuve, L�vy 1897. Elle y est mal dat�e: fin de mars, tandis qu'en r�alit� elle date du 4 avril. Nous avons d�j� parl� de cette lettre. Voir p. 189.

..... � Je vois bien que mon tort et mon mal sont l� dans l'orgueil avide qui m'a perdue. Tout dans les choses ext�rieures (dans le monde ambiant comme dirait Geoffroy Saint-Hilaire) m'appelait � cette vie d'insouciance pr�somptueuse et d'�ro�sme effront�. Mais je comptais sans la faiblesse humaine qui devait, � chaque pas que je faisais en {412} avant, me faire reculer de deux. Ne vivant que pour moi et ne risquant que moi, je me suis expos�e et sacrifi�e toujours comme une chose libre, inutile aux autres, ma�tresse d'elle-m�me, au point de se suicider par partie de plaisir et par ennui de tout le reste. Maudits soient les hommes et les livres qui m'y ont aid�e par leurs sophismes! J'aurais d� m'en tenir � Franklin, dont jai fait mes d�lices jusqu'� vingt-cinq ans, et dont le portrait, suspendu pr�s de mon lit, me donne toujours envie de pleurer, comme ferait celui d'un ami que j'aurais trahi. Je ne retournerai plus � Franklin, ni � mon confesseur j�suite, ni � mon premier amour platonique pendant six ans, ni � mes collections d'insectes et de plantes, ni au plaisir d'allaiter des enfants, ni � la chasse au renard, ni au galop du cheval. Rien de ce qui a �t� ne sera plus. Je le sais trop... �

Outre ces raisons toutes personnelles de son d�senchantement et de son pessimisme, les impressions que lui donnait � ce moment le monde ext�rieur furent telles qu'elles ne pouvaient pas ne point se refl�ter sur son humeur et sa disposition d'esprit. Devenue c�l�bre et arriv�e par la gloire � des conditions p�cuniaires plus favorables, une foule de personnes vinrent s'adresser � elle pour lui demander secours et aum�ne. Elle conn�t les revers de notre civilisation; la mis�re obscure, la mendicit� se r�v�l�rent � George Sand et l'�pouvant�rent. � J'ai pratiqu� la charit� et je l'ai pratiqu�e longtemps avec beaucoup de myst�re croyant na�vement que c'�tait l� un m�rite dont il fallait se cacher... H�las! en voyant l'�tendue et l'horreur de la mis�re j'ai reconnu que la piti� �tait une obligation si pressante, qu'il n'y avait aucune esp�ce de m�rite � en subir les tiraillements et que, d'ailleurs, dans une soci�t� si oppos�e � la loi du Christ, garder le silence sur de telles plaies {413} ne pouvait �tre que l�chet� ou hypocrisie. Voil� � quelles certitudes m'amenait le commencement de ma vie d'artiste, et ce n'�tait que le commencement! Mais � peine eus-je abord� ce probl�me du malheur g�n�ral que l'effroi me saisit jusqu'au vertige. J'avais fait bien des r�flexions, j'avais subi bien des tristesses dans la solitude de Nohant, mais j'avais �t� absorb�e et comme engourdie par des pr�occupations personnelles. J'avais probablement c�d� au go�t du si�cle, qui �tait alors de s'enfermer dans une douleur �go�ste, de se croire Ren� ou Obermann et de s'attribuer une sensibilit� exceptionnelle, par cons�quent des souffrances inconnues au vulgaire. Le milieu dans lequel je m'�tais isol�e alors, �tait fait pour me persuader que tout le monde ne pensait pas et ne souffrait pas � ma mani�re, puisque je ne voyais autour de moi que pr�occupations des int�r�ts mat�riels, aussit�t noy�es dans la satisfaction de ces m�mes int�r�ts. Quand mon horizon se fut �largi, quand m'apparurent toutes les tristesses, tous les besoins, tous les vices d'un grand milieu social, quand mes r�flexions n'eurent plus pour objet ma propre destin�e, mais celle du monde o� je n'�tais qu'un atome, ma d�sesp�rance personnelle s'�tendit � tous les �tres, et la loi de la fatalit� se dressa devant moi, si terrible, que ma raison en fut �branl�e. Qu'on se figure une personne arriv�e jusqu'� l'�ge de trente ans sans avoir ouvert les yeux sur la r�alit�, et dou�e pourtant de tr�s bons yeux pour tout voir; mie personne aust�re et s�rieuse au fond de l'�me, qui s'est laiss�e bercer et endormir si longtemps par des r�ves po�tiques, par une foi enthousiaste aux choses divines, par l'illusion d'un renoncement absolu � tous les int�r�ts de la vie g�n�rale et qui, tout � coup, frapp�e du spectacle �trange de cette vie g�n�rale l'embrasse et le p�n�tre avec toute la lucidit� que donne la {414} force d'une jeunesse pure et d'une conscience saine*!...

* Histoire de ma Vie, 5e partie, vol. IV, chap. II, p. 173-174.

� La vie g�n�rale, dit-elle un peu auparavant dans cette m�me � Histoire de ma Vie�, devint bient�t si tragique et si sombre, que j'en dus ressentir le contre-coup. Le chol�ra enveloppa des premiers les quartiers qui nous entouraient. Il approcha rapidement, il monta d'�tage en �tage la maison que nous habitions. Il y emporta six personnes et s'arr�ta � la porte de notre mansarde, comme s'il e�t d�daign� une si ch�tive proie. �

George Sand et ses amis se rassemblaient tous les jours avec angoisse, inquiets d'avance d'avoir � constater l'absence de quelqu'un d'entre eux...

� C'�tait un horrible spectacle que ce convoi sans rel�che passant sous mes fen�tres et traversant le pont Saint-Michel. En de certains jours, les grandes voitures de d�m�nagement, dites tapissi�res, devenues les corbillards des pauvres, se succ�d�rent sans interruption, et, ce qu'il y avait de plus effrayant, ce n'�taient pas ces morts entass�s p�le-m�le, comme des ballots, c'�tait l'absence des parents et des amis derri�re les chars fun�bres; c'�taient les conducteurs doublant le pas, jurant et fouettant les chevaux; c'�taient les passants s'�loignant avec effroi du hideux cort�ge; c'�tait la rage des ouvriers qui croyaient � une fantastique mesure d'empoisonnement et qui levaient leurs poings ferm�s contre le ciel; c'�tait, quand ces groupes mena�ants avaient pass�, l'abattement ou l'insouciance qui rendaient toutes les physionomies irritantes ou stupides... Au milieu da cette crise sinistre, survint le drame poignant du clo�tre Saint-Merry...*

* Histoire de ma Vie, 4e partie, vol. IV, chap. ,XIV, p. 111-112.

{415} C'�tait, en g�n�ral, une �poque de d�sesp�rance commune et d'abattement... � La R�publique r�v�e en juillet aboutissait aux massacres de Varsovie et � l'holocauste du clo�tre Saint-Merry. Le chol�ra venait de d�cimer le monde. Le saint-simonisme, qui avait donn� aux imaginations un moment d'�lan, �tait frapp� de pers�cution et avortait, sans avoir tranch� la grande question de l'amour, et m�me, selon moi, apr�s l'avoir un peu souill�e. L'art aussi avait souill�, par des aberrations d�plorables, le berceau de sa r�forme romantique. Le temps �tait � l'�pouvante et � l'ironie, � la consternation et � l'impudence; les uns pleurant sur la ruine de leurs g�n�reuses illusions, les autres riant sur les premiers �chelons d'un triomphe impur; personne ne croyant plus � rien, les uns par d�couragement, les autres par ath�isme. Rien dans mes anciennes croyances ne s'�tait assez nettement formul� en moi, au point de vue social, pour m'aider � lutter contre ce cataclysme o� s'inaugurait le r�gne de la mati�re, et je ne trouvai pas dans les id�es r�publicaines et socialistes du moment une lumi�re suffisante pour combattre les t�n�bres que Mammon soufflait ouvertement sur le monde. Je restais donc seule avec mon r�ve de la Divinit� toute puissante, mais non plus tout amour, puisqu'elle abandonnait la race humaine � sa propre perversit� ou � sa propre d�mence*. �

* Histoire de ma Vie, t. IV, p. 173. George Sand a dit la m�me chose plus tard dans le chap. VIII des Impressions et Souvenirs en faisant le r�cit de r�volution graduelle de ses croyances religieuses depuis sa jeunesse jusqu'� sa vieillesse: � Ce qui surnagea sur cette houle, ce qui plus tard et � tous les �ges de la vie a surnag� et nag� vraiment sans lassitude, c'est le besoin de croire � l'amour divin... J'aime mieux croire que Dieu n'existe pas que de le croire indiff�rent �. Et lorsque cette pens�e la domine, elle devient, � son dire, ath�e � quelquefois pendant vingt-quatre heures �. C'est ce qui lui arriva en 1833.

Toutes ces questions religieuses, politiques et sociales {416} troublaient profond�ment son �me, sa nature ardente s'impatientait de n'y pas trouver spontan�ment de solution. D�j� dans ses premiers romans et nouvelles, elle avait touch� � la question de l'in�galit� sociale (Valentine, La Marquise) aux cruels probl�mes moraux provenant de la constitution anormale de la famille et de la soci�t� (Indiana); depuis lors, ces questions devinrent famili�res � son �me; le doute religieux, le n�ant de la morale publique la tourmentaient et l'angoissaient non moins que les pr�occupations de sa vie personnelle.

Les id�es saint-simoniennes, l'�cho des �v�nements r�cents, toutes les croyances de 1789, qui surgissaient de nouveau chez certains repr�sentants de la soci�t� fran�aise, croyances qui ne cherchaient que l'occasion de s'exprimer et de s'appliquer, et qui se manifestaient dans les sectes, dans les clubs, dans l'�panouissement extraordinaire des lettres, des arts et de la vie politique, tout cela se refl�te avec plus ou moins de vigueur, — parfois dans une seule phrase, parfois rien que dans le choix des mots, — dans chacune des œuvres de George Sand, m�me des plus insignifiantes.

En d�pit de la division g�n�ralement re�ue de ses romans en trois p�riodes (romans psychologiques jusqu'en 1838 � peu pr�s; romans � tendances sociales jusqu'en 1849; idylles villageoises* avec retour � la premi�re mani�re, apr�s 1849), division d'apr�s laquelle George Sand n'aurait trait� les questions sociales que dans la seconde de ces p�riodes, nous soutenons que, d�s ses premiers pas dans la voie litt�raire, tout comme apr�s 1849, elle �tait {417} non seulement � tourment�e des choses divines �, comme elle ledit, mais aussi profond�ment pr�occup�e des � choses humaines �. Ni Michel de Bourges, ni Lamennais, ni Pierre Leroux ne l'avaient encore endoctrin�e, mais son int�r�t pour ces utopies �tait bien �veill� d�j�, le sol o� elles pouvaient prendre racine �tait tout pr�t.

[{416}] * Nous avons d�j� dit plus haut, combien cette division des romans de George Sand en trois p�riodes �tait arbitraire par rapport � la peinture de la vie campagnarde.

Quoique George Sand ait aim� dans la suite � repr�senter sa conversion aux questions sociales comme une esp�ce de r�v�lation soudaine, descendue une nuit en elle, pendant une discussion avec Michel de Bourges sur le pont des Saints-P�res, ce n'est l� qu'une licence po�tique. On voit par les œuvres et les lettres d'Aurore, qu'elle n'avait pas � �tre convertie: toutes ces questions l'int�ressaient depuis longtemps, bien que peut-�tre moins exclusivement. Depuis longtemps elle avait, dans sa mansarde du quai Malaquais, dans les all�es de Nohant et � la cascade d'Urmont, pass� des heures enti�res � causer avec son ami, Rollinat, sur les mis�res du genre humain, sur les injustices de toutes sortes et sur les moyens � prendre pour y rem�dier. Ce n'est pas sans raison que dans une lettre � Rollinat, elle appelle L�lia � une �ternelle causerie entre nous deux. Nous en sommes les plus graves personnages �. Et voil� maintenant comment elle caract�rise son �tat d'�me � l'�poque o� elle �crivait L�lia, sous l'empire de ce d�senchantement amer qui s'empara de tous ceux qui travers�rent la crise de 1830-1832.

� Il est une douleur plus difficile � supporter que toutes celles qui nous frappent � l'�tat d'individu. Elle a pris tant de place dans mes r�flexions, elle a eu tant d'empire sur ma vie jusqu'� venir empoisonner mes phases de pur bonheur personnel, que je dois bien la dire aussi! Cette douleur, c'est le mal g�n�ral: c'est la souffrance de la race {418} enti�re, c'est la vue, la connaissance, la m�ditation du destin de l'homme ici-bas. On se fatigue vite de se contempler soi-m�me. Nous sommes de petits �tres si t�t �puis�s, et le roman de chacun de nous est si vite repass� dans sa propre m�moire... Nous n'arrivons � nous comprendre et � nous sentir vraiment nous-m�mes, qu'en nous oubliant pour ainsi dire et en nous perdant dans la grande conscience de l'humanit�. C'est alors qu'� c�t� de certaines joies et de certaines gloires dont le reflet nous grandit et nous transfigure, nous sommes tous saisis tout � coup d'un invincible effroi et de poignants remords ne regardant les maux, les crimes, les folies, les injustices, les stupidit�s, les hontes de cette nation qui couvre le globe et qui s'appelle l'homme. Il n'y a pas d'orgueil, il n'y a pas d'�go�sme qui nous console quand nous nous absorbons dans cette id�e... Eh bien, il n'est pas n�cessaire d'�tre un saint pour vivre ainsi de la vie des autres et pour sentir que le mal g�n�ral empoisonne et fl�trit le bonheur personnel. Tous, oui tous, nous subissons cette douleur commune � tous, et que ceux qui semblent s'en pr�occuper le moins s'en pr�occupent encore assez pour en redouter le contre-coup sur l'�difice fragile de leur s�curit�... Deux personnes ne se rencontrent pas, trois hommes ne se trouvent pas r�unis, sans que, du chapitre des int�r�ts particuliers, on ne passe vite � celui des int�r�ts g�n�raux pour s'interroger, se r�pondre,, se passionner... �

En faisant le bilan de toutes ces douleurs personnelles et g�n�rales, on comprend facilement que toutes les lettres de George Sand, datant de 1832 et du commencement de 1833 soient p�n�tr�es d'un morne chagrin et d'un sombre d�sespoir. En janvier 1832, elle �crit de Nohant � Fran�ois Rollinat: � Je ne saurais me r�soudre � vous �crire ma {419} vie depuis ces quinze jours. Il faut que je parle avec vous. Viendrez-vous? � À Duvernet elle �crit de Paris, le 15 avril... « il est des temps de tristesse et d'amertume o� l'on ne veut croire qu'� ce qui blesse et froisse...* �.

* Fragments de lettres in�dites.

Nous avons d�j� vu la lettre � Rollinat du mois d'ao�t, dans laquelle elle �crit: � Je n'irai point � Valen�ay, je n'irai point � Ch�teauroux, j'irai peut-�tre au cimeti�re �.

Le 26 mai 1833, elle �crit de nouveau � Rollinat une lettre plus remarquable encore, que nous reproduirons presque en entier: � Tu ne penses pas que j'aie chang� d'avis. Tu es toujours � mes yeux le meilleur et le plus honn�te des hommes. Je ne t'ai pas donn� signe de souvenir et de vie depuis bien des mois. C'est que j'ai v�cu des si�cles; c'est que j'ai subi un enfer depuis ce temps-l�. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma position est extr�mement calme, ind�pendante, avantageuse. Mais pour arriver l�, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai travers�s. Il faudrait, pour te les raconter, passer bien des soirs dans les all�es de Nohant, � la clart� des �toiles, dans ce grand et beau silence que nous aimons tant. Dieu veuille que ces temps nous soient rendus et que nous admirions encore, ensemble, le clair de lune sur la cascade d'Urmont! Mais cette ind�pendance si ch�rement achet�e, il faudrait savoir en jouir et je n'en suis plus capable. Mon cœur a vieilli de vingt ans et rien dans la vie ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de passions profondes, plus de joies vives. Tout est dit: j'ai doubl� le cap. Je suis au port, non pas comme ces bons nababs qui se reposent dans les hamacs de soie, sous les plafonds de bois de c�dre de leurs palais, mais comme ces pauvres pilotes qui, �cras�s de fatigue et {420} h�l�s par le soleil, sont � l'ancre et ne peuvent plus risquer sur les mers leur chaloupe avari�e. Ils n'ont pas de quoi vivre � terre, et, d'ailleurs, la terre les ennuie. Ils ont eu jadis une belle vie, des aventures, des combats, des amours, des richesses. Ils voudraient recommencer, mais le navire est d�m�t�, la cargaison perdue, il faut �chouer sur le sable et rester l�. Tu comprends, au fond de cette belle po�sie, l'�tat maussade de mon cerveau? Suis-je plus � plaindre qu'auparavant? Peut-�tre; le calme qui vient de l'impuissance est une plate chose. Pour toi, c'est diff�rent... �

Et dans le cahier des Sketches and Hints, elle �crit � cette m�me �poque:

� Il n'est pas dit qu'on pourra jouir impun�ment des fruits amers de l'exp�rience. Il faut s'en nourrir en secret et ne pas dire aux hommes tout ce qu'on sait d'eux, car ils vous lapideraient pour se venger de ne pouvoir plus vous tromper.

Et pourtant ceux-l� qui vous accuseraient de m�conna�tre la confiance et de r�sister � l'amiti�, ceux-l� qui feignent de croire en vous afin de vous �ter le droit de douter d'eux, ceux-l�, dis-je, sont souvent plus sceptiques que vous. Ils parlent d'affection et de pers�v�rance, eux qui ne sont plus capables que d'�go�sme. Les hypocrites!

Soyez prudent, cependant, acceptez leurs protestations, feignez d'y prendre confiance, ou bien ils vous fl�triront de leurs calomnies et vous montreront au doigt comme un l�preux. Les hommes ne veulent pas qu'on les d�voile et qu'on les fasse rire du masque qu'ils portent. — Si vous n'�tes plus capable d'aimer, mentez ou serrez si bien autour de vous les plis du voile, qu'aucun regard ne puisse lire au travers. Faites pour votre cœur comme les vieillards libertins font pour leur corps. Cachez sous le fard et le mensonge, dissimulez, {421} � force de vanterie et de fanfaronnade, la d�cr�pitude qui vous rend incr�dule et la soci�t� qui vous rend impuissant. N'avouez jamais, surtout, la vieillesse de votre intelligence; ne dites � personne l'�ge de vos pens�es. �

� Voil� sous l'empire de quelles pr�occupations secr�tes j'avais �crit L�lia, � dit George Sand dans son Histoire, apr�s nous avoir cont� les impressions douloureuses et les �v�nements non moins tristes de 1832 et apr�s nous avoir d�peint sa disposition d'esprit � cette �poque. Faisons comme elle et passons � l'examen de ce roman, �crit en 1832 encore, mais dont le manuscrit avait � tra�n� un an sous sa plume*en l'�t� de 1833**. Le sort de ce roman fut bien �trange. De tous ceux de George Sand, c'est peut-�tre celui qui a le plus continbu� � sa r�putation, qui a fait le plus de bruit et qui lui a valu l'honneur d'�tre appel�e � l'auteur de L�lia �, et cependant, c'est celui de ses ouvrages qui a le plus vieilli. Des longueurs, de la rh�torique, du nuageux, des all�gories, et avec cela une ardeur, une passion extraordinaire, une profonndeur de scepticisme et de doutes navrants! L�lia est une sœur de Ren�, de Werther, de Manfred, une nature titanique; il y a en elle du Child-Harold et du Faust, avec sa soif de savoir et ses aspirations � la libert� de l'esprit. On n'oserait recommander � nos contemporains la lecture de ce livre, tant il est long et vague; mais celui qui l'a lu est involontairement emport� par le jet de vraie po�sie qui en �mane et par la r�volle passionn�e de cette grande �me, cherchant sa voie vers la lumi�re et la libert�.

* Histoire de ma Vie, vol. IV, 5e partie, p. 175-176.

** La lettre dat�e de Juillet 1833, que nous avons d�j� cit�e, omise [{422}] dans le volume �dit� chez L�vy: Lettres � Sainte-Beuve, et qui n'a �t� imprim�e que dans la Revue de Paris du 15 novembre 1893. (N° IV) se termine par les mots: � J'ai fini L�lia. �

{422} Voici le sujet du roman: L�lia d'Alvaro (ou d'Almovar, selon la seconde version) ne croit plus ni � l'amour, ni aux hommes, ni � Dieu. Elle souffre et languit sous le double poids de l'inaction, �trang�re � sa nature ardente, et sous celui de l'analyse qui ronge son cœur. Elle est aim�e par St�nio, jeune po�te ignorant encore la vie. Elle l'aime; mais comme dans sa jeunesse elle a beaucoup souffert d'un amour malheureux qu'elle portait � un homme indigne d'elle, elle ne veut pas admettre que leurs rapports deviennent intimes. Une lutte sourde s'engage entre L�lia et St�nio, compliqu�e encore par la jalousie du po�te envers le myst�rieux Trenmor, ancien viveur et libertin, assasin involontaire de sa ma�tresse et for�at, qui, par de longues ann�es de souffrances et de repentir, a expi� ses fautes et que la m�ditation sur les probl�mes les plus �lev�s de l'humanit� a purifi� et conduit dans la voie de l'amour actif du prochain, quand St�nio apprend l'histoire de Trenmor, sa jalousie se calme, mais il ne peut pardonner � L�lia d'�prouver pour Trenmor une amiti� et une estime si profondes*. Elle ne lui cache aucune de ses pens�es, tandis qu'elle le traite, lui, St�nio, en enfant innocent, veut ne pas l'empoisonner par ses doutes et {423} garder la puret� de leur amour. L�lia fuit m�me le po�te, tout en m'aimant. D'abord, elle se retire dans les ruines d'un couvent, o� elle passe les jours et les nuits dans les doutes les plus affreux, en cherchant la lumi�re et la v�rit�. Elle se contraint � ne pas d�passer une limite qu'elle se trace mentalement autour de son refuge et jure de ne quitter ces ruines que lorsqu'elles s'�crouleront. Cependant le sort ne veut pas de ce sacrifice volontaire. Une nuit, un orage �clate, et la temp�te fait tomber les vieux murs. L�lia, qui a failli p�rir sous les d�bris, est sauv�e par le moine Magnus, qui l'emporte �vanouie sur son �ne. Magnus, d�j� �pris de la jeune femme, devient fou d'amour, mais il voit en L�lia l'incarnation de Satan, du d�mon de la n�gation; elle le dompte et le subjugue continuellement par la force de sa volont�, de son esprit; il se soumet, mais sa vie n'est plus qu'une suite de tourments sans issue, de luttes impuissantes contre sa passion, ou, comme il le croit, contre la suggestion diabolique. Il ne peut plus vivre sans L�lia, sans penser � elle, et en m�me temps il la fuit comme la tentation. L�lia voit tout cela avec une piti� m�l�e de d�dain. St�nio commence aussi � chanceler dans son aveugle confiance en L�lia. Il l'accuse de coquetterie, de froideur, de duret�, et il est sur le point de voir en elle, tout comme Magnus, une cr�ature surnaturelle, il devient dur et m�chant. L�lia a une sœur, Pulch�rie, fille perdue, qu'elle n'a pas vue depuis plusieurs ann�es. Le hasard les met en pr�sence l'une de l'autre. Pulch�rie t�che de persuader � sa sœur que toute {424} sa philosophie, toutes ses recherches de la v�rit� n'ont servi qu'� faire son malheur et celui de tous ceux qui l'ont approch�e; elle lui conseille de suivre son exemple, de ne vivre que pour le plaisir seul. Pulch�rie est pour ainsi dire, un d�doublement de L�lia, la personnification de la partie passionnelle, f�minine de son �tre. En m�me temps, le lecteur comprend que l'amiti� de L�lia pour Pulch�rie est comme un reflet de l'amiti� d'Aurore pour Mme Dorval, que les paroles de Pulch�rie sont une reproduction exag�r�e et comme qui dirait concentr�e des conversations des deux femmes. Pour lui prouver que dans la vie les jouissances seules sont r�elles et vraies, Pulch�rie se charge, en profitant de sa ressemblance avec sa sœur, d'abuser et de s�duire St�nio qui, elle en est persuad�e, n'aime en L�lia que la femme.

[{422}] * M. Skabitchevsky pr�tend que L�lia avait d'abord aim� Valmarina-Trenmor et avait �t� d��ue par lui. C'est absolument erron�. L�lia avait dans le temps aim� un certain Ermolao, qu'elle avait m�me �pous�, mais qui ne ressemble en rien � Trenmor. Trenmor reste pour L�lia comme pour George Sand un id�al inacessible. � Je marche vers l'id�e Trenmor, � �crit-elle � Sainte-Beuve dans la lettre de juillet dont nous avons d�j� parl� plusieurs fois. Sous � l'id�e Trenmor � nous devons �videmment comprendre l'abn�gation compl�te de sa propre individualit� au profit de l'humanit�. Or, Ermolao ne ressemble en rien � cela. D'un autre c�t�, Trenmor n'est rien moins qu'un amant, mais bien un ami id�al qui partage toutes les pens�es, les go�ts, les [{423}] aspirations de son alter ego. C'est une incarnation en la personne d'un autre de tous les �l�ments fonciers de l'�me, une compr�hension personnifi�e, que George Sand et L�lia avaient vainement cherch�es dans le bien-aim� et que L�lia avait trouv� en Trenmor et George Sand en Rollinat.

Le po�te conna�t en effet si peu L�lia, que, rencontrant Pulch�rie dans un r�duit sombre et myst�rieux pendant une f�te � la villa Bambucci, il la prend pour L�lia. Les caresses et les paroles provoquantes dc Pulch�rie lui paraissent naturelles; il croit que l'amour de L�lia a enfin triomph� de ses raisonnements. L�lia, que le hasard conduit, est entr�e dans le m�me pavillon; elle assiste � leur t�te-�-t�te. St�nio parle tant�t avec l'une, tant�t avec l'autre sœur, il n'entend ni la diff�rence de leurs voix, qui est nulle, ni la dissonnance de l'esprit des paroles, qui est �norme entre la spiritualiste L�lia et la passionn�e et mat�rielle Pulch�rie. St�nio devient l'amant du Pulch�rie. L�lia est au d�sespoir. Elle avait sinc�rement aim� St�nio, mais d'un amour qui n'avait rien de commun avec la passion du jeune homme. Quand elle apprend qu'il est tomb� dans le pi�ge grossier, qu'il a �t� si facilement vaincu par les sens et que, d�couvrant sa m�prise, il l'accuse, elle, {425} L�lia, la maudit et se jette dans la d�bauche et les orgies, malgr� Trenmor qui ne peut le retenir (Trenmor, de son vrai nom Valmarina, se trouve �tre le chef d'une loge myst�rieuse de carbonari qui a pour but de sauver et de relever son pays natal), alors L�lia renonce d�finitivement aux affections humaines. À qui croire? Qui aimer? Elle ne sait que faire, se voyant inutile au monde; la bienfaisance ordinaire lui semble une mis�rable pi�ce mise aux haillons de l'ancien monde en destruction. Elle ne veut soumettre son individualit� � personne ni � rien. Elle se d�cide — voil� une d�cision �trange pour cette �me avide de libert� — � s'enfermer dans un couvent aux r�gles les plus aust�res; dans le cadre de cette d�pendance ext�rieure, elle voit la seule issue, le seul moyen de rester libre; dans une cellule de religieuse elle croit trouver le seul endroit o� sa personnalit� sera ind�pendante, o� elle aura quelque valeur par elle-m�me. L�lia prend le voile et atteint bient�t les degr�s les plus �lev�s de la hi�rarchie eccl�siastique. Elle transforme son monast�re, enseigne les sœurs converses, maintient une pi�t� s�rieuse dans tout le dioc�se, pousse � une large bienfaisance tous les �l�ments sains du pays, exerce l'inflence la plus salutaire sur tout le monde. Le couvent devient m�connaissable: au lieu de la lettre froide qui tue, il y r�gne l'esprit du vrai christianisme, car L�lia elle-m�me est libre de toutes les minuties du culte dogmatique. Sa force de volont� fascine m�me le cardinal, un monseigneur Annibal, qui, de pr�lat ambitieux et voluptueux qu'il avait �t� jusque-l�, devient le d�fenseur z�l� des opprim�s et des d�laiss�s; il sauve m�me de la peine de mort Valmarina, incarc�r� pour avoir pris part � une conspiration. Le cardinal aime L�lia d'un amour tout terrestre. Cependant St�nio aussi n'a pas cess� de l'aimer, mais son {426} amour, de passion enfantinement pure et aveugl�ment d�vou�e, s'est transform� en un sentiment plein de haine farouche; il est pr�t � tout pour se venger de L�lia, pour l'offenser, l'humilier. D�guis� en nonne, il p�n�tre dans le couvent pour assister � l'une des conf�rences de L�lia, pour semer l'esprit de doute parmi les religieuses et paralyser l'influence de la sup�rieure. La tentative se termine par un nouveau triomphe de L�lia sur les esprits et les cœurs de son auditoire. Ensuite, St�nio veut ravir une des novices, la jeune princesse Claudia et par l�, encore, humilier et mortifier l'orgueil de L�lia. Mais c'est L�lia elle�m�me qu'il rencontre la nuit, il la prend pour un spectre et s'enfuit �pouvant�. P�n�trant enfin dans sa cellule, il la trouve �veill�e, absorb�e dans ses m�ditations. Il s'engage alors entre eux un dialogue qui est une des plus belles pages du roman. L�lia lui fait comme une confession g�n�rale, c'est l'explication de sa conduite pass�e. Ce n'est qu'� ce moment que St�nio comprend qui il a aim� et qui il a perdu. Son d�sespoir est sans bornes, mais rien ne peut le soulager, il est tomb� trop bas. Il essaie de blasph�mer contre son amour, mais il succombe � sa douleur et met fin � sa vie en se noyant dans le lac � quelques pas du couvent et de la demeure de Magnus. Magnus, qui n'a pas r�pondu au dernier appel du malheureux jeune homme, se croit coupable de ce suicide, il en est d�sesp�r�. Faible qu'il est, il cherche aide et soutien chez les autres. Il s'en va trouver le cardinal, l'ami de L�lia, esp�rant que la p�nitence qu'il lui imposera le mettra en paix avec sa conscience tourment�e. Monseigneur Annibal est lui-m�me si boulevers� par ce drame sinistre et myst�rieux qu'il ne peut soulager le moine superstitieux.

{427} Magnus dispara�t. Quelque temps apr�s on apprend qu'il est all� s'ensevelir dans un monast�re d'o� l'on voit bient�t surgir des d�nonciations contre bon nombre de personnes et contre L�lia elle-m�me (une mani�re comme une autre de se r�concilier avec le ciel et le dogme). Le mouvement politique dirig� par Trenmor-Valmarina est d�couvert, ses fauteurs sont exil�s ou mis � mort. Plusieurs membres du haut clerg� qui avaient second� L�lia dans sa g�n�reuse activit� sont disgraci�s ou interdits. Monseigneur Annibal �chappe au ch�timent en s'empoisonnant. Par sa mort, L�lia a perdu l'unique soutien qu'elle avait au monde. Cit�e devant le tribunal de l'inquisition, elle est accus�e de tous les crimes: d'avoir entra�n� dans la voie de la perdition un prince de l'Église, d'avoir inhum� le cadavre d'un suicid� dans la terre sainte du couvent, d'avoir entretenu des relations criminelles avec l'impie St�nio, d'avoir aid� � l'�vasion de Trenmor, d'avoir eu des rapports avec les carbonari, d'avoir dispos� arbitrairement du tr�sor du couvent. Elle est condamn�e � �tre d�grad�e de sa dignit� et rel�gu�e dans une chartreuse. Elle erre, seule et abandonn�e, dans un coin solitaire de la montagne. C'est l� que Trenmor la voit mourir. Il lui rend les derniers devoirs et l'enterre au bord du lac, en face de la tombe de St�nio. Assis au bord de ce lac qui s�pare les deux tombes, il voit deux m�t�ores, (tout comme dans le Ratkliff de Heine) qui s'approchent en voltigeant des deux rives oppos�es, se rencontrent, puis se s�parent de nouveau, s'�loignant chacun de son c�t�. Pour Trenmor, ces deux feux follets sont les �mes malheureuses de L�lia et de St�nio qui n'ont pu se comprendre sur terre. Absorb� dans ses pens�es, il m�dite quelques moments, puis se rappelant qu'il y a encore des malheureux � consoler et {428} que le monde est plein de douleurs � soulager, � gu�rir, il prend son b�ton blanc et se remet en route.

George Sand �crivit deux pr�faces* pour L�lia. Dans l'une, elle pr�tendit que Trenmor �tait la personnification de telle id�e, L�lia et St�nio de telles autres. Pour nous, ces tentatives de se justifier d'accusations soulev�es contre elle apr�s la publication du livre n'ont aucune valeur. Au lieu d'attribuer une signification symbolique aux personnages du roman, nous pr�f�rons, en ne leur attribuant aucune all�gorie, les prendre pour des types r�els. Et tels ils sont: ce St�nio, jeune po�te divinement confiant d'abord, libertin sceptique et d�senchant� ensuite; cette Pulch�rie, passionn�e et sensuelle; ce Magnus, un pauvre sire qui n'a le courge ni de croire paisiblement, ni de rompre avec ses croyances et ses superstitions. Les tentations de Magnus, sa lutte, ses mortifications et ses remords sont peints avec vigueur et concision, �crits de main de ma�tre; l'effet est bien plus intense que celui de la si c�l�bre Faute de l'abb� Mouret. Magnus est un homme vivant, un p�cheur en chair et en os, un v�ritable pr�tre, luttant contre les tentations de la chair; tant�t vaincu par elle, tant�t triomphant de Satan. Il prend les sentiments les plus humains, les plus naturels, les vertus les plus sublimes pour des inspirations diaboliques, d�s qu'ils sont en contradiction avec les dogmes de l'orthodoxie. On trouve l� le souvenir du trouble que ressentit Aurore Dupin lors de ses lectures solitaires et de ses m�diLalions juv�niles, quand, d'un c�t�, Gerson, de l'autre les grands penseurs {429} et po�tes vinrent offrir � son esprit des doctrines diam�tralement oppos�es.

[{428}] * L'une pour la seconde version du roman, refait en 1836 et publi� en 2e �dition en 1839; l'autre pour l'�dition des Œuvres compl�tes parue entre 1851-1856 et illustr�e par Tony Johannot et Maurice Sand.

Trenmor est un personnage par trop abstrait et condamn� � la sublimit�: aussi n'est-ce pas un type, mais simplement le raisonneur, le confident obligatoire de presque tous les ouvrages d'antan; c'est « l'ami Horatio � � qui s'adresse Hamlet; c'est le Jarno dans les Ann�es de voyage et d'apprentissage de Goethe; bref, c'est l'�cho du h�ros principal, la conscience du roman. Trenmor est cet ami id�al qui reparalt si fr�quemment dans les œuvres de George Sand, l'ami, dont le prototype �tait Fran�ois Rollinat. Dans la lettre du 26 mai 1833, dont nous avons d�j� cit� deux fragments, George Sand lui �crit � propos de L�lia: « Je t'enverrai une longue lettre avant peu de temps; c'est-�-dire un livre que j'ai fait depuis que nous nous sommes quitt�s. C'est une �ternelle causerie entre nous deux. Nous en sommes les plus graves personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras � la fantaisie. Tu iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon �me et jusqu'au fond de la tienne. Aussi je ne compte pas ces lignes pour une lettre. Tu es avec moi et dans ma pens�e � toute heure.

Tu verras bien, en me lisant, que je ne mens pas »...

Et dans les pages du Sketches and Hints, nous lisons encore ce qui suit sur cet incomparable ami:


� F. R. (1833.)


« C'est vous, dont l'�me est forte et patiente, vous dont la t�te est froide, vous dont la m�moire est pleine de la science du mal et du bien, vous, homme obscur, laborieux, r�sign�, c'est vous qui �tes vertueux et qui brillez dans mes {430} songes comme une �toile fixe parmi les vains m�t�ores de la nuit. C'est vous, homme purifi�, homme retremp�, homme nouveau, dont je r�vais, lorsque j'�crivis Trenmor.

Par quelle liaison d'id�es, j'ai �t� de lui � vous, pourquoi j'ai combl� la distance qui vous s�parait, homme r�el, de ce personnage imaginaire par des lignes fantasques et des ornements capricieux; pourquoi, enfin, j'ai alt�r� la puret� de mon mod�le, en le rev�tant d'un �clat pu�ril et d'une vainc beaut� de corps, c'est ce que vous devinerez peut��tre, car, pour moi, je ne le sais plus. Peut-�tre, en lisant avec un esprit tranquille, ce que j'�crivis avec une �me pr�occup�e de sa propre douleur, retrouverez-vous dans ce d�dale de l'imagination, le fil myst�rieux qui se rattache � votre destin�e. Moi, qui ai v�cu tant de vies, je ne sais plus quel type de candeur ou de perversit� appartient ma ressemblance. Quelques-uns diront que je suis L�lia, mais d'autres pourraient se souvenir que je fus jadis St�nio. J'ai eu aussi des jours de d�votion peureuse, de d�sir passionn�, de combat violent et d'aust�rit� timor�e, o� j'ai �t� Magnus. Je puis �tre Trenmor aussi. Magnus, c'est mon enfance, St�nio ma jeunesse, L�lia est mon �ge m�r. Trenmor sera ma vieillesse peut-�tre. Tous ces types ont �t� en moi, toutes ces formes de l'esprit et du cœur, je les ai poss�d�es � diff�rents degr�s, suivant le cours des ans et les vicissitudes de la vie. St�nio est ma cr�dulit�, mon inexp�rience, mon pieux rigorisme, mon attente craintive et ardente de l'avenir, ma faiblesse d�plorable dans la lutte terrible qui s�pare les deux jeunesses de l'homme. Eh bien! ce calque n'est pas encore �puis� enti�rement. Encore maintenant je retrouve de ces pu�riles grandeurs et de cette candeur funeste, quelques heures de plus en plus rares et passag�res. Magnus avec ses irr�alisables {431} besoins, avec sa destin�e de fer et son �ternel app�tit de l'impossible repr�sente encore une douleur �nergique, combattue, r�prim�e, que j'ai subie longtemps dans sa force et dont je ressens encore parfois les lointaines atteintes. Trenmor, c'est ce beau r�ve de s�r�nit� philosophique, d'impassible r�signation dont je me suis souvent berc�e, quand ma rude destin�e me laissait un instant de rel�che pour respirer et songer � des temps calmes, � des jours meilleurs.

À vos c�t�s, mon ami, j'�tais Trenmor, j'�tais vous. En contemplant le magniflque spectacle d'une grande �me victorieuse de l'adversit�, je m'identifiais � ce sublime repos de l'intelligence, j'aspirais aux m�mes triomphes, aux m�mes satisfactions pures et s�rieuses. Et vous, en �coutant le r�cit de mes travaux incessants, en voyant cette lutte journali�re entre ma raison et mes vains d�sirs, vous deveniez pour me comprendre, pour me plaindre, pour partager ma souffrance, un homme semblable � moi. Et vous aussi, Trenmor, vous deveniez L�lia.

Car avant de vaincre, vous avez combattu; vous avez travers� les orages de la vie, vous avez subi les maux dont aujourd'hui votre amiti� sainte cherche � me gu�rir, vous avez longtemps flott� entre un sublime r�ve de votre s�r�nit� pr�sente et d'impuissantes aspirations vers les orages du pass�. vous avez �t� mal comme je le suis aujourd'hui, inquiet, d�chir�, sanglant, en suspens entre les horreurs du suicide et l'�ternelle paix du clo�tre.

Ainsi nous avons tous deux refl�t�, sans doute, ces quatre diverses faces de la vie. Mais moi, pourtant, dirai-je que j'ai �t�, que je suis, que je puis �tre Trenmor? H�las! qu'elles ont �t� courtes, mes heures de raison et de force! Combien Dieu a �t� avare envers moi des consolations qu'il {432} r�pand sur vous! Combien je me suis laiss�e d�vorer par cette soif de l'irr�alisable que n'ont pas encore daign� �teindre les saintes ros�es du ciel!... � (15 juin 1833).

Et en 1847, elle ajoute: � Je ne suis rien de tout cela. Je suis le cypr�s qui couvre leurs tombes. Toi, mon ami fid�le, rien n'a jamais �t� plus grand ni meilleur que toi, Fran�ois Rollinat. �

Aussi Trenmor n'est en r�alit� que le porte-voix de l'auteur; par la bouche de cet ex-for�at, il exprime des pens�es si profondes, qu'elles ont �mu et �meuvent encore les meilleurs esprits de notre temps. Tels sont par exemple, les discours sur l'erreur qu'il y a de vouloir punir un crime par le bagne, qui, au lieu de corriger, ne fait souvent que tuer definitivement le moral du criminel. Ce n'est plus alors la correction du coupable, mais la vengeance de la soci�t�. Trenmor lui-m�me pourtant a �prouv� l'influence bienfaitrice de la souffrance qui, selon lui, conduit � l'expiation. Tout ce qu'il dit � ce sujet, rappelle beaucoup ce que Dosto�ewsky dit sur le ch�timent de Roskolnikow. Non moins profondes sont les id�es de Trenmor sur la pr�tention de vouloir ch�tier les crimes, tandis qu'au fond, la soci�t� devrait les pr�venir, les d�raciner dans leur germe; elle devrait se r�former elle-m�me, prendre soin de l'�ducation de ses enfants, am�liorer la vie mat�rielle de ses pauvres, r�pandre les connaissances et la lumi�re, m�priser ceux de ses membres qui gaspillent leur temps et leur argent, — fruit du travail du peuple, — en des orgies effr�n�es qui d�pravent et empoisonnent par leur exemple les jeunes gens inexp�riment�s cherchant un but et un emploi de leurs forces.

La religion, la vie sociale, les lois de la morale, l'amour, le sort des femmes, le but de la vie humaine, la vanit� et le {433} peu de dur�e de tout ce qui est terrestre, l'impuissance de la science � soulever les voiles qui enveloppent notre vie, l'inconstance des sentiments humains, l'imperfection de la cr�ation et de notre �me, les �troites limites de nos sentiments et de nos connaissances*, la cruaut� de la nature, le n�ant des recherches de l'id�al absolu que poursuivent les �mes �lev�es, leurs aspirations vers la foi absolue, l'amour absolu, le savoir absolu, le bien, la v�rit� supr�mes, voil� � quoi pense L�lia, de quoi elle s'entretient avec Trenmor, voil� les causes de sa d�ception, de szon renoncement � la vie. Avant de mourir, dans le d�lire de l'agonie, s'identifiant avce tous ceux qui ont lutt�, d�s le d�but des si�cles, qui se sont �lanc�s vers la v�rit� et la lumi�re, qui ont succomb� dans la lutte, L�lia s'�crie: « Depuis deux mille ans j'ai cri� dans l'infini: “ V�rit�! V�rit�! ”. Depuis dix mille ans, l'infini me r�pond: “ D�sir! D�sir! ”.

* De nos jours, Maupassant a exprim� la m�me chose avec une force extraordinaire dans les pages de Sur l'Eau.

Pour ne pas encourir les reproches des lecteurs qui ne connaissent le roman que d'apr�s la seconde version reproduite dans toutes les �ditions ult�rieures des œuvres de George Sand, nous avons expos� le sujet de L�lia, tel qu'il se pr�sente dans la seconde �dition enti�rement refaite, parue en 1839. La premi�re �dition, publi�e en 1833, diff�re tellement de la seconde que l'on croirait avoir sous les yeux deux romans diff�rents. Le d�nouement de la premi�re produit une toute autre impression que celui de la seconde. Dans le roman de 1833, L�lia meurt �trangl�e par Magnus, sans s'�tre r�concili�e avec la vie, sans avoir trouv� un adoucissement � son d�sespoir, � son pessimisme dans l'activit� sociale, sans avoir rien fait d'utile pour {434} l'humanit�, comme c'est au contraire le cas dans la seconde �dition du roman. En 1836, lorsque sous l'influence des id�es de Lamennais, de Liszt, de Leroux et de Michel de Bourges, George Sand transporta peu � peu le centre de granvit� de sa sph�re personnelle dans la sph�re sociale, et vit de nouveau s'�nanouir ses tendances � la piti� active pour l'humanit�, elle voulut refaire L�lia dans un sens plus consolant. La d�sesp�rance sans issue, le tragique trop cruel de la destin�e de l'h�ro�ne, tels qu'elle les avait peints dans la premi�re �dition, la r�voltant maintenant, elle changea la seconde partie du roman et y ajouta tout un volume. Nous devons dire que la premi�re �dition de L�lia donne une impression infiniment plus forte et plus compl�te que la seconde. Les raisonnements � l'infini et les longucs expositions de l'activit� bienfaisante de l'abbesse L�lia att�nuent et refroidissent consid�rablement la saisissante beaut� de ce sombre po�me en prose.

Il y a bon nombre de personnes qui out voulu voir on St�nio le portrait d'Alfred de Musset. Cela ne peut �tre vrai pour la premi�re version, par la simple raison que L�lia, commenc�e, comme nous l'avons vu, bien avant qu'Aurore Dudevant e�t fait la connaissance de Musset, fut termin�e en juillet 1833 et livr�e c � la publicit� le 10 ao�t de la m�me ann�e. Par cons�quent, � l'�poque o� George Sand connut Musset, elle �tait d�j� en train de corriger les �preuves du roman. Quoique Musset ait �crit pour son amie le Chant de St�nio et que George Sand ait donn� comme �pigraphe � la troisi�me partie quelques vers de Musset, il est �vident que ce n'est pas Musset qui a servi d'original � St�nio (premi�re �dition). Il est � regretter que cet Inno Ebbrioso, une des plus belles po�sies de Musset par la puissance, la verve, la passion et la beaut� de la {435} forme, n'ait �t� ins�r� dans aucune des �ditions du po�te, et que dans les �ditions post�rieures de Lelia il ne soit plus publi� en entier; les �diteurs, par trop vertueux, trouvant probablement trop franches les strophes six et sept, les ont supprim�es et font suivre la cinqui�me strophe de la huiti�me. De cette mani�re, les adorateurs contemporains de Musset — nous en sommes, et des plus sinc�res — ne connaissent ces vers merveilleux que s'ils ont la patience des chercheurs*, ou s'ils ont eu la chance de les trouver dans la premi�re �dition de L�lia, depuis longtemps devenue une raret� bibliographique**. En refaisant la derni�re partie de L�lia, George Sand a pu, il est vrai, donner � St�nio quelques-uns des traits de Musset, car l'ext�rieur de St�nio vers la fin de sa vie ressemble de point en point au portrait qu'une des contemporaines de Musset, qui l'a connu vers 1838, a fait du po�te, en quelques paroles incisives au cours d'une conversation avec un de nos amis.

* Depuis que nous avons �crit ce chapitre, cette po�sie a �t� r�imprim�e par M. de Spoelberch dans sa V�ritable Histoire, p. 247-249. Avant la publication de ce volume, les connaisseurs et chercheurs qui ne poss�daient pas la premi�re �dition de L�lia ne pouvaient relire ces vers que gr�ce � l'Intermediaire des Chercheurs et Curieux, t. XVI. p. 257.

** 2 vol, in-8°, 1833. H. Dupuy, �dit. et Tenr�, libraire.

La premi�re �dition de L�lia se distingue encore en ceci des �ditions suivantes qu'elle seule est d�di�ede Latouche. Pour expliquer ce fait, nous nous permettrons de nous �loigner un moment de notre sujet, d'autant plus qu'au chapitre pr�c�dent nous n'avons presque rien dit de ce premier mentor de George Sand dans sa carri�re litt�raire et n0us n'y reviendrons plus dans la suite.

Henri de Latouche, ou Delalouche, dont le vrai nom �tait {436} Hyacinthe Alexandre Thabaud*, �tait plut�t une nature po�tique qu'un v�ritable po�te. Dou� d'une sensibilit� profonde et fine, — maladivement fine, toutes les manifestations du monde ext�rieur, de l'art, de la pens�e, du sentiment l'�mouvaient et l'impressionnaient avec une force dont les �lus, les artistes, sont seuls capables. Il vibrait au moindre contact, tout trouvait en lui un �cho. Cependant, son talent cr�ateur �tait tr�s inf�rieur � ce don de r�ceptivit�, et la discordance qui en r�sultait faisait le malheur de sa vie. Critique excellent des œuvres d'autrui, — c'est lui qui, le premier dans notre si�cle, a ressucit� la m�moire d'Andr� Ch�nier — il n'a �crit que des œuvres m�diocres, aujourd'hui oubli�es, et il en avait conscience.

* Voir plus haut, p. 318-319.

Les insucc�s aigrirent tellement sa susceptibilit� maladive et son esprit enclin au scepticisme, qu'� la fin de sa vie, il fut atteint, comme autrefois Jean-Jacques Rousseau, du d�lire de la pers�cution. Il mourut � Aulnay, dans un complet isolement, habilant une petite maison o� il se tint cach� de tous ses amis. Dans les derni�res ann�es de sa vie, sa solitude ne fut partag�e que par la jeune po�tesse Pauline de Flaugergues, qui entoura le pauvrc malade de ses soins filiaux, jusqu'� son dernier soupir. Mais il y avait encore en de Latouche, outre le critique p�n�trant, un despote. En indiquant � ses jeunes amis leurs d�fauts, il exigeait qu'ils travaillassent absolument d'apr�s sa mani�re � lui. Nous avons d�j� vu quels efforts le futur auteur d'Indiana avait d� faire pour salisfaire les exigences litt�raires de ce mentor s�v�re. Sans la moindre piti�, il condamnait au feu et... � l'eau des pages enti�res enlev�es des articles qu'elle avait �crits selon ses pr�ceptes; il taillait, rognait, {437} changeait et biffait dix fois la m�me chose avant de se montrer content. L'Histoire de ma Vie, la Correspondance et la Notice* consacr�e � la m�moire de de Latouche, nous font juger par quelle rude �cole ce dernier avait fait passee George Sand. Elle en parle pourtant avec reconnaissance mais avec un peu de raillerie d�guis�e. Il d�sirait toutefois que chaque nouveau talent f�t original et ne pouvait souffrir l'imitation. Lorsque George Sand eut �crit Indiana, de Latouche, m�content de l'amiti� naissante d'Aurore pour Balzac, prit le premier exemplaire du livre, celui qu'elle venait de lui donner, se mit � le feuilleter avec m�fiance, craignant d'y trouver quelque chose d'inf�rieur, � l'imitation de Balzac (« Pastiche, que me veux� tu? Balzac, que me veux-tu? �). Mais apr�s avoir parcouru quelques chapitres et s'�tre convaincu du talent personnel de l'auteur, il lui fit amende honorable et la pria d'oublier ses duret�s. Voil� comment il appr�ciait le m�rite vrai et se r�jouissait du succ�s de sa jeune amie.

* Imprim�e dans le Si�cle des 18, 19 et 20 juillet 1831. Reproduite dans les Œuvres compl�tes de George Sand, dans le volume � Autour de la table �.

Cette amiti� fut de courte dur�e. Vers 1832, George Sand fit la connaissance du critique Gustave Planche. On a assur� que Planche a v�cu, lui aussi, dans une intimit� trop grande avec elle. Depuis la publication dans la Revue de Paris des lettres de George Sand adress�es � Sainte-Beuve en juillet et ao�t 1833, on sait que c'est l� une profonde erreur. Dans la premi�re de ces lettres, George Sand dit entre autres: � On le regarde comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas �t� et ne le sera pas �; dans la seconde: � Planche a pass� pour �tre mon amant; peu m'importe. Il ne l'est {438} pas. » La tournure d'esprit et l'humeur de Planche cadraient parfaitement avec la m�lancolie d'Aurore � cette �poque. Il �tait encore plus logique et plus tranchant qu'elle dans son pessimisme. Elle dit m�me dans l'Histoire de ma Vie qu'elle �vitait � soigneusement de dire � Planche le fond de son propre probl�me », de peur que par ses discours �pres, convaincus, il n'achev�t de la jeter dans une d�sesp�rance et un ath�isme sans appel*. Elle r�ussit n�anmoins � subjuguer l'implacable auteur de Mes haines litt�raires, cet original et curieux type d'�crivain, jusqu'� nos jours encore trop peu appr�ci� en France**, comme elle avait fait avant lui la conqu�te du despotique de Latouche et plus tard celle de Sainte-Beuve, si finement exigeant. Dans la lettre d�j� cit�e � ce dernier, elle �tablit, par un habile parall�le l'influence diff�rente qu'avaient exerc�e sur elle Planche et Sainte-Beuve, dont chacun r�pondait � un c�t� diff�rent de son esprit.

* Histoire de ma Vie, 4e vol. p. 275-285.

** Il est parl� de lui entre autres dans Les R�fractaires, sc�nes de mœurs parisiennes, par Jules Vall�s. Paris, 1866. Les pages que Vall�s lui consacre ne sont pourtant pas tout � fait justes ni historiquement exactes. Voir aussi: Le critique maudit, par Ad. Racot, dans Le Livre, t. VII, 1885.

Cependant de Latouche voulait �tre le seul guide de George Sand. Son amiti� �tait jalouse et exieante � l'exc�s. Aurore, de son c�t�, �tait, on le sait, une nature libre, ind�pendante. Il n'y eut aucun choc entre eux, mais leurs relations s'alt�r�rent. L'amour-propre maladif et susceptible de de Latouche ayant �t� offens� par quelque observation ou r�ponse de George Sand — elle-m�me assure qu'elle ne s'en souvient pas — il cessa tout � coup d'aller la voir et durant dix ans toutes relations entre eux furent interrompues. Un article flatteur que George Saud �crivit en {439} 1844. Sur un recueil de vers de de Latouche les rapprocha de nouveau. La plupart des lettres de de Latouche � George Sand existent encore, et nous avons pu les consulter pour notre ouvrage, ainsi que plusieurs lettres de Mlle Flaugergues � Mme Sand. À partir de cette ann�e et jusqu'� sa mort, Mme Dudevant ne cessa de lui t�moigner sa sympathie et l'affection la plus touchante. Pendant sa vie, et apr�s sa mort, elle lui consacra bon nombre de pages chaleureuses. Elle �crivit sur lui la Notice d�j� mentionn�e auparavant; en 1844, elle avail. publi� dans la Revue Ind�pendante cette �tude dont nous venons de parler, relative � son volume po�tique � Les Adieux* �, et enfin elle parle de lui avec une amiti� touchante dans l'EM;Histoire de ma Vie**. Et si, gr�ce � la rupture entre les deux amis et � l'aversion soudaine de de Latouche, les �ditions ult�rieures de L�lia ne lui sont plus d�di�es, n'oublions pourtant pas que ce fut son nom que George Sand avait plac� en t�te de son roman le plus profond�ment senti. Lui, de son c�t�, �crivit sur l'exemplaire qu'il lui offrit de sa Reine d'Espagne (pi�ce qui tomba � grand bruit), ces simples mots: À mon camarade, Aurore, mais ces paroles en disent plus que de longues phrases. En outre, au dire de George Sand, il parle d'elle avec �loge dans un de ses romans.

* L'article fait partie des Souvenirs de 1848. (Œuvres compl�tes, �dit. L�vy).

** Histoire de ma Vie, vol. IV, 4e partie, chap. V et 5e partie, chap. I.

L�lia avait �t� le motif du refroidissement de de Latouche. Planche et Sainte-Beuve, au contraire, accueillirent le roman avec enthousiasme. Dans ses articles et dans une lettre � George Sand, Sainte-Beuve reconna�t L�lia conune une œuvre vraiment virile, profond�ment con�ue, une œuvre {440} qui restera toujours et qui fera la gloire de son auteur*. Tout en s'�merveillant et en s'inclinant devant la d�solante profondeur du septicisme de L�lia, Sainte-Beuve t�chait en m�me temps de consoler, de calmer la malheureuse romanci�re, de la diriger dans la voie salutaire de la compr�hension de toutes les lois de la vie, de lui faire prendre la r�solution de cultiver la partie la plus artistique de son g�nie et de cette mani�re d'amener George Sand � chercher le rem�de de tous ses chagrins dans l'amour de l'art et du travail. Le furibond Planche attirait George Sand par la force de son pessimisme irr�conciliable et logique. Elle retrouvait en lui des traits de sa propre nature et en m�me temps elle craignait les discussions de Planche comme dangereuses pour son �me en d�tresse. Cependant elle fut plus li�e avec lui qu'avec Sainte-Beuve. Leurs relations �taient des plus cordiales. En 1832, le jeune Maurice �tant entr� au lyc�e Henri IV, Planche allait parfois l'y chercher pour le promener ou lui faire passer un jour de cong� chez lui. Il rendit en outre � George Sand des services plus s�rieux. On sait que, comme Sainte-Beuve, il s'�tait extasi� dans ses articles, sur les romans de la jeune femme, surtout sur L�lia, contribuant ainsi � r�pandre la gloire de son amie**.

* Sans entrer dans les d�tails, nous dirons seulement que par les lettres de George Sand � Sainte-Beuve, publi�es dans: 1° Les Portraits contemporains, 2° dans le volume de L�vy; et 3° dans le livre de M. de Spoelberch, et par une lettre de Sainte-Beuve � George Sand, publi�e ibidem, on voit que L�lia faisait le sujet continuel de leurs conversations. Toutes les lettres in�dites t�moignent du m�me fait.

** Voici ce que Sainte-Beuve �crivait le 18 mai 1833 dans ses Portraits contemporains (t. I, p. 128), avant m�me que L�lia f�t livr�e � la publicit�. Apr�s avoir dit qu'Obermann et son malheureux auteur n'avaient joui d'aucune gloire, n'eurent � essuyer aucune injustice trop grande, mais avaient longtemps souffert d'une indiff�rence opini�tre, tacite et p�nible, tout en ayant exerc� sur les �lus et les raffin�s, une influence secr�te, lente, maladive, et apr�s avoir cit� comme exemples les noms de Rabbe, de Nodier, de de Latouche, de Ballanche, il ajoute: [{441}] � Tout r�cemment, dans les feuilles d'un roman non encore publi� qu'une bienveillance pr�cieuse m'autorisait � parcourir, dans les feuilles de L�lia, nom id�al qui sera bient�t un type c�l�bre (sic) il m'est arriv� de lire cette phrase qui m'a fait tressaillir de joie: � St�nio, St�nio, prends ta harpe et chante-moi les vers de Faust, o� bien ouvre tes l�vres, et rends-moi les souffrances d'Obermann, les transports de Saint-Preux. Voyons, po�te, si tu comprends encore la douleur, voyons, jeune homme, si tu crois � l'amour!...� Eh quoi! me suis-je dit, Obermann a pass� famili�rement ici; il y a pass� aussi famili�rement que Saint-Preux, il a touch� la main de L�lia!... � (L'article de Sainte-Beuve sur L�lia a paru le 29 sept. 1833.)

Planche, qui �crivit des articles presque enthousiastes sur Indiana et Valentine, aussit�t apr�s leur publication, disait, qu'au point de vue de la po�sie, il pr�f�re Indiana et Valentine, � Corinne et Delphine, � car les deux romans de Mme de Sta�l ressemblent trop souvent � l'enseignement universitaire ou � l'improvisation d'un salon de beaux esprits. � — À propos de L�lia il dit: � L�lia n'est pas le r�cit ing�nieux d'une aventure ou le d�veloppement dramatique d'une passion, c'est la pens�e du si�cle sur lui-m�me, c'est la plainte d'une soci�t� en agonie, qui apr�s avoir ni� Dieu et la v�rit�, apr�s avoir d�sert� les �glises et les �coles, s'en prend � son cœur et lui dit que ses r�ves sont des folies �... Pour cette raison, Planche trouve qu'il ne convient pas d'examiner les personnages de ce roman sous le point de vue g�n�ralement re�u, ni de les analyser comme des individualit�s r�elles, mais qu'il faut examiner si les id�es philosophiques qu'ils symbolisent sont soutenues dans chacun d'eux et s'ils forment un ensemble harmonieux.

{441} Le roman eut aupr�s du public, surtout aupr�s de la jeunesse, le m�me succ�s et excita le m�me int�r�t que chez les deux grands critiques de l'�poque. L'impression qu'il produisit fut immense et l'influence qu'il exer�a sur les esprits se fit remarquer non seulement en France, mais dans toute l'Europe. L�lia enfanta toute une litt�rature, cr�a un genre. En France et en Allemagne apparurent bient�t les dizaines de petites L�lias*. Des �crivains, absolument en dehors de la litt�rature d'imagination, citaient L�lia comme, une autorit�** et m�me des critiques d�favorables {442} � George Sand reconnaissent que cette h�ro�ne traduisait vraiment les aspirations des femmes progressistes, de son temps, tout comme Jacqueline Pascal (la sœur du c�l�bre Pascal) fut l'interpr�te des id�es les plus avanc�es de son si�cle***. Et George Sand ne fut plus appel�e que l'auteur de L�lia. N�anmoins, nous r�p�tons que c'est peut-�tre celui de ses romans qui se lit aujourd'hui le plus difficilement, qui a le plus vieilli et dont nous ne pouvons gu�re recommander la lecture qu'� celles d'entre les adeptes du f�minisme qui ne sont pas encore suffisamment lass�es des lieux communs sur l'�galit� des droits de la femme, sur son ind�pendance, sur la d�pravation des hommes, etc., etc. De nos jours, toutes ces th�ories sont de lamentables v�rit�s. Mais en 1833, elles �taient la nouveaut� du jour et sortaient tellement du cadre habituel, qu'elles soulev�rent aussit�t des temp�tes d'indignation. Les journaux et les �crivains conservateurs jet�rent les hauts cris, et plus que les autres, Capo de Feuillide qui �reinta l'auteur de L�lia dans deux articles cons�cutifs. Dans le second de ses articles, il dit entre autres que l'auteur ne para�t pas �tre une femme, que c'est l� une mystification invent�e comme r�clame, qu'une femme ne serait jamais capable de concevoir une {443} telle vilenie et d'oublier � tel point la pudeur. Gustave Planche provoqua Capo de Feuillide en duel et le duel eut lieu. Heureusement aucun des deux adversaires ne fut bless�. De m�chantes langues pr�tendirent que la balle de Planche avait tu� une vache que dut payer Buloz, Planche, ce r�fractaire, comme l'appela plus tard Vall�s, n'ayant jamais le sou.

[{441}] * Telles sont les h�ro�nes des romans de la Comtesse Huhn-Hahn, telle Marie, l'h�ro�ne du premier roman de Max Waldau: � Nach der Natur � et surtout � Wally die Zweiflerin � (l'Incr�dule) de Gutzkow qui para�t avoir, par ce titre m�me, voulu d�finir la parent� de Wally avec L�lia. Nous ne faisons pas ici de cours de litt�rature g�n�rale, donc nous ne faisons qu'indiquer ces ressemblances.

** C'est ainsi qu'un certain abb� de la Treyche, � un romantique [{442}] d'Église, c'est-�-dire l'un des �crivains qui ont combattu la philosophie mat�rialiste du si�cle dernier, cet abb� de la Treyche, auteur des Études sur les id�es et leur conciliation dans le giron du catholicisme, o� il parlait du spiritualisme, du magn�tisme, des apparitions surnaturelles de la sainte Vierge, etc., cet homme pieux n'h�sita pas � citer L�lia comme autorit� et � annoncer aux femmes l'affranchissement du joug de leurs devoirs quotidiens... � (Julian Schmidt.)

*** � Jacqueline Pascal, dit Julian Schmidt en analysant l'�tude de Cousin sur elle, fut certes une femme tr�s int�ressante et li�e au d�veloppement du jans�nisme dans lequel les dames pieuses jou�rent un grand r�le. Les temps sont chang�s, on cherche l'�mancipation dans une autre voie, mais le fond des choses est rest� le m�me. Alors les belles �mes se distinguaient du monde ordinaire par l'ardeur de leur foi. De nos jours, Jacqueline se ferait L�lia... �

George Sand fut tr�s m�contente de la tournure que l'affaire avait prise. Le duel, les l�gendes, qui coururent Paris sur Planche et ses relations avec elle, ces racontars insipides l'irritaient beaucoup. Musset, d�j� son ami intime � cette �poque, relata l'�pisode sous la forme la plus drolatique. Musset n'aimait pas Planche, c'est pourquoi il nous semble que le refroidissement qui se d�clara bient�t apr�s dans les relations entre l'aust�re critique et la grande romanci�re, puis leur rupture d�finitive doivent �tre en grande partie attribu�s � l'amour naissant d'Aurore pour Musset. Les comm�res de l'�poque expliqu�rent la rupture � leur mani�re et les traces de ces caquets se retrouvent jusque dans les premiers chapitres de Lui et Elle. Combien George Sand a d� �tre r�volt�e des allusions que l'on faisait � sa pr�tendue liaison avec Planche! Nous en voyons la preuve dans ses lettres � Sainte-Beuve et � Boucoiran.

Quoi qu'il en soit, L�lia souleva une v�ritable temp�te. Il n'est pas un seul des romans de George Sand qui lui ait valu comme L�lia, la r�putation d'�crivain dangereux, de propagateur d'id�es perverses, d'impie, de pr�dicateur de la corruption. À nos yeux, le lecteur le sait, d'une part, L�lia est l'expression de la d�solation am�re d'Aurore � l'�poque o� elle �crivit ce roman; et d'autre part, les id�es que George Sand y pr�che sont devenues v�rit�s communes, quelque peu en vogue de nos jours et pr�ch�es par Tolsto�, Ibsen et {444} Bj�rnson. Pour nous, L�lia p�che par un d�faut bien plus grave pour une œuvre d'art: la th�se � outrance, le manque de go�t, la boursouflure du style. Et, sous ce rapport, la version de 1836 d�passe encore son prototype de 1833.

Cependant le succ�s de L�lia consacra la gloire de son auteur, fit du nom de George Sand le nom le plus populaire de 1833 et l'identifia avec celui de l'h�ro�ne du roman. M�me de nos jours Mme Sand est appel�e dans les biographies, les articles et les cours de litt�rature, tant�t � L�lia �, tout court (dans son livre sur Chopin, Liszt la nomme � brune et oliv�tre L�lia »), tant�t � l'auteur de L�lia �. Il y a peu de temps encore une certaine dame ou demoiselle, � une conf�rence qu'elle fit � Saint-P�tersbourg, dans un club f�ministe, ayant pour th�me les femmes de George Sand, proclama, h�las! L�lia � le meilleur roman de la c�l�bre romanci�re �.

L�lia est �crit en un style d'une beaut� �trange; il y a des pages d'une boursouflure et d'une rh�torique insupportables, mais il y en a aussi de sublimes. Plusieurs passages, tant de la premi�re que de la seconde �dition, surtout les tableaux de la nature, sont dignes de trouver place dans des � pages choisies �. Telles sont, par exemple, la description du cimeti�re du couvent; celle d'une nuit �toil�e, de l'aube et du lever du soleil vu du sommet d'une montagne*; telles la sc�ne du tombeau (d�crivant un tombeau que George Sand avait r�ellement vu au jardin d'Ormesson) et le dialogue nocturne entre L�lia et St�nio; tels les chapitres Dieu et L�lia au rocher** d'une hardiesse et {445} d'une m�lancolie, qui ne permettront certes jamais de les ins�rer dans des � pages choisies � pour la jeunesse. Les souvenirs personnels qu'Aurore Dupin avait gard�s du couvent se font encore remarquer surtout par la pr�cision, par la finesse, avec lesquelles George Sand a su �voquer ses impressions d'alors, sa tristesse r�veuse, la po�sie de la d�solation, de l'humilit�, de la renonciation dont son �me �tait remplie, quand elle passait des heures enti�res au cimeti�re des Anglaises ou dans la cour pav�e de dalles s�pulcrales portant, pour toutes inscriptions, l'image de t�tes de mort.

[{444}] * Elles parurent d'abord dans la Revue des Deux-Mondes, dans les nos des 15 juillet et 1er d�cembre 1836, sous le titre de Contemplation, les Morts, etc.

** Les r�flexions que L�lia fait, pendant les heures qu'elle passe [{445} ] � au rocher �, sur le mariage — trop souvent l'institution l�gale de la d�pravation morale et physique des jeunes filles pures — rappellent beaucoup la Sonate � Kreutzer.

Pour �viter de revenir plusieurs fois sur le m�me sujet, nous avons cru n�cessaire de ne point diviser notre analyse en deux parties en parlant s�par�ment de la seconde �dition de L�lia. Nous indiquerons en son lieu sous l'empire de quelles impressions George Sand refit le roman en 1836 et quelles furent alors les id�es qui influenc�rent la nouvelle version.

Selon nous, le roman de 1833 offre plus d'int�r�t, comme œuvre d'art mieux soutenue dans son ensemble et comme peinture psychologique du triste �tat d'�me dans lequel George Sand se trouvait en 1832 et au commencement de 1833.

Parmi les autres œuvres de cette premi�re moiti� de 1833, nous trouvons le m�me pessimisme dans Lavinia*, an old tale, la plus charmante des charmantes nouvelles de George Sand. Elle se passe dans les Pyr�n�es. C'est aussi comme un �cho des jours tristes qu'Aurore Dudevant a {446} v�cus, non de ces jours �coul�s au milieu des merveilleux et sauvages sites des Pyr�n�es, temps charmant o� elle a connu la joie d'un amour vrai et pur, mais des tristes moments qu'elle a pass�s plus tard, lorsqu'elle se vit d��ue et o�, apr�s une longue s�rie de d�sillusions et de luttes douloureuses, � l'instar de Lavinia, se s�parant pour toujours de son bien-aim�, sir Lionel, elle dit un �ternel adieu � son premier amour. Cette jolie nouvelle est tout impr�gn�e de la douloureuse conviction intime de la vanit� et du n�ant des amours les plus parfaites, de l'inutilit� de se sacrifier au bonheur de l'homme aim�, de l'impossibilit� de faire revenir le bonheur une fois envol�. Lavinia reste jusqu'� nos jours tout aussi fra�che et jeune que Lelia a vieilli. C'est l� un des joyaux de la couronne de George Sand. C'est un r�cit qui se relit toujours avec plaisir. Si jamais on fait une �dition de ses Œuvres choisies, cette œuvrette d'un art si fin devra certainement en faire partie. Nous sommes port�s � croire que Lavinia vit le jour sous l'impression du d�senchantement et des d�ceptions cruelles que George Sand e�t � essuyer en 1833. On y retrouve l'�cho de ses tristes repentirs � propos de ce qui s'�tait pass� et peut-�tre m�me de ses r�flexions am�res sur sa propre inconstance et, par cons�quent, des retours volontaires qu'elle fit sur son premier amour si pur et si platonique � qui avait dur� six ans �, comme elle le dit � Sainte-Beuve et s'�tait �teint pour ne plus jamais se rallumer**.

[{445}] * À paru au mois de mars 1833, dans le recueil: le Salmigondis.

[{446}] ** Il est curieux � noter qu'en cette m�me ann�e 1833 M. Aur�lien de S�ze se maria. Ce fut sans doute la cause de ce qu'au commencement de Lavinia, l'auteur nous raconte que sir Lionel va se marier, ce qui am�ne Lavinia � lui redemander ses lettres.

Nous avons d�j� vu que Sainte-Beuve avait �t� agr�ablement frapp� � la lecture du manuscrit de L�lia, en voyant {447} que l'auteur avait lu et compris Obermann. C'est probablement le raffin� critique qui d�cida Aurore � faire une analyse de ce roman, peu appr�ci� depuis son apparition en 1804 et dont lui-m�me t�chait de faire conna�tre le m�rite au public. George Sand publia � ce sujet un petit article* dans la Revue des Deux-Mondes, livraison du 15 mai 1833. L'article t�moigne de la profonde sympathie du pessimiste qu'�tait alors George Sand pour Senancour et son h�ros si profond�ment triste, l'un des malheureux descendants de Hamlet, parent par l'esprit de Werther, de Ren�, de Child Harold et... de L�lia. Mais l'article de George Sand est m�diocre et trop phraseur**; la pens�e de l'auteur est rendue obscur�ment, en sorte que celui qui n'a pas lu Obermann ne peut pas se rendre facilement compte des traits de famille du h�ros, qui lui sont communs avec les autres grands malades de la maladie du si�cle, ni des particularit�s individuelles, qui le distinguent par l'esprit de ses fr�res a�n�s ou cadets. C'�tait cependant l� le but que George Sand s'�tait propos�.

* Il fut r�imprim� comme Pr�face � la 3e �dit. d'Obermann et fait partie du volume Questions d'art et de litt�rature, des œuvres compl�tes de George Sand. Voir � ce sujet aussi les notes dans les Portraits contemporains de Sainte-Beuve (�d. de 1855).

** Nous sommes d'accord en ceci avec Eug. Delacroix: voir son Journal intime, t. I, p. 207).

Cora et Garnier, �crits aussi tous les deux en 1833, m�ritent bien de tomber dans l'oubli; ce sont des œuvres dues non � l'inspiration, mais � la n�cessit� o� se trouvait l'auteur de gagner sa vie. Garnier para�t ennuyeux � double titre: d'abord parce que George Sand aspirait � se montrer gaie, quand elle avait la tristesse dans le cœur, et parce qu'elle voulait y faire preuve de cet � esprit � dont elle manquait, et si de Latouche a pu dire, on parlant d'une de ses {448} œuvres, que c'�tait � un pastiche de Balzac �, ces paroles ne s'appliquent nulle part aussi bien qu'� ce r�cit; quant � son style, lourd, parce qu'il veut atteindre � la l�g�ret�, il est ennuyeux et banal � force de vouloir �tre gai. Cora parut en 1833 et Garnier au commencement de l'ann�e suivante.

Les autres œuvres de George Sand datant de 1833, furent �crites sous des impressions diff�rentes que L�lia, Lavinia et Obermann. La fin de cette ann�e s'�claira pour l'auteur d'un tel �clat de lumi�re et de bonheur, que ce fut comme une r�surrection de l'�me de George Sand. Ce qu'elle �prouva dans les derniers mois de 1833 ressemblait si peu aux pens�es et aux sentiments de Lelia, que George Sand ne se reconnut plus elle-m�me et dit, en parlant de ce roman: � Je crois que j'ai blasph�m� la nature et Dieu peut-�tre dans Lelia; Dieu qui n'est pas m�chant et qui n'a que faire de se venger de nous, m'a ferm� la bouche en me rendant la jeunesse du cœur et en me for�ant d'avouer qu'il a mis en nous des joies sublimes*... � Le motif et la cause de ce revirement moral et intellectuel est d� � ses relations et � son amour naissant pour Alfred de Musset.

* Lettre � Sainte-Beuve du 5 octobre 1833.


Variantes

  1. I vol. (nous rectifions)
  2. le jeune femme (nous rectifions)
  3. fut termin�e en juillet 1833 et livr� (l'accord au f�minin s'impose, nous corrigeons)