WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
*
1804-1833
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome *

CHAPITRE V*
(1822-1831)

{[205]} Mort de la grand'm�re. — Vie p�nible � Paris. — Le Plessis. — M. Dudevant. — Bonheur. — Premiers troubles et premiers chagrins. — Voyages. — Les Pyr�n�es. — Aur�lien de S�ze et Zo� Leroy. — Vie � Nohant et � la Ch�tre. — Luttes intimes. — Recherches d'un m�tier. — D�part pour Paris.



* Ce chapitre a paru dans les livraisons de janvier et f�vrier 1895 de « Roussko�� Bogatstvo » (la Richesse russe), sous lu titre de « George Sand et M. Dudevant �.

Dans la nuit du 25 d�cembre 1821, � l'aube, aux sons des cloches de No�l, mourut Marie-Aurore Dupin de Francueil, l'a�eule d'Aurore Dupin. Cette mort amena de grands changements dans la vie et le sort de la future George Sand. Aussit�t s'ouvrit la question de savoir � qui serait confi�e la tutelle de la jeune fille qui avait alors dix-sept. Mme Dupin, soucieuse de l'avenir de sa petite fille, d�sirait la marier de son vivant, et r�vait pour elle, cela se comprend, un beau parti, en lui faisant �pouser un homme bon, riche et de son monde. Mais, comme Sophie Dupin, la m�re de la jeune fille n'avait agr�� aucun des partis que proposait l'a�eule, et que d'ailleurs Aurore �tait encore trop jeune pour �tre mari�e, les choses en �taient rest�es � l'�tat de projet. Sentant sa fin approcher, la vieille Mme Dupin s'inqui�tait en pensant que sa petite-fille resterait seule dans la vie, sans guide pour la diriger et {206} sans tuteur pour la prot�ger. Longtemps encore avant sa derni�re maladie, elle avait exprim� le d�sir formel que la tutelle ne f�t confi�e en aucun cas � Sophie. Elle avait toute raison, comme nous l'avons vu, de s'opposer � ce choix qui paraissait cependant naturel. Elle voulut se pr�cautionner contre tout �v�nement. Elle eut un entretien avec Aurore. Elle lui mit sous les yeux combien ses int�r�ts, ses habitudes, ses id�es diff�raient des int�r�ts et des id�es de sa m�re, et elle lui d�montra qu'elles ne pourraient jamais vivre ensemble. Elle fit venir � Nohant le plus proche parent d'Aurore du c�t� paternel, le petit-fils de son d�funt mari, le comte Ren� de Villeneuve*, et, apr�s avoir caus� avec lui, elle fit ins�rer dans son testament une clause d�clarant qu'apr�s sa mort, ce serait lui, Ren� de Villeneuve, et sa femme, qui seraient charg�s de la tutelle de la jeune fille. Par ce testament, Mme Dupin laissait � Aurore, son unique h�riti�re en ligne directe, tous ses biens, meubles et immeubles, qui comprenaient la terre et le ch�teau de Nohant, une maison � Paris (portant le nom de l'Hotel de Narbonne et qui se trouvait dans la rue de la Harpe, o� passa plus tard le boulevard Saint-Germain), et des valeurs d'État le tout formant un capital total de 500.000 francs. Aurore devait l�-dessus faire une rente viag�re � sa m�re, � Deschartres et � quelques vieux serviteurs.

* C'est le motif qui le fit venir � Nohant en �t� 1821. (Voir plus haut, p. 195-196.)

Sophie apprit par un espion domestique l'article du testament qui lui enlevait la tutelle de sa fille; elle n'ignorait jamais ce qui se passait chez sa belle-m�re; mais elle feignit de n'en rien savoir.

Lorsque, apr�s les fun�railles, on ouvrit le testament {207} en pr�sence d'Aurore, de Sophie, des Villeneuve, de Deschartres et de quelques amis intimes, et qu'on en vint � lire la clause mentionn�e, Sophie fut hors d'elle-m�me, fit � tous ceux qui �taient l� une sc�ne �pouvantable, d�clara qu'elle ne c�derait jamais � personne les droits qu'elle avait sur sa fille, qu'elle la prendrait chez elle, et qu'elle ne voulait rien entendre � ce sujet. Elle accabla de reproches Deschartres qu'elle ha�ssait et regardait comme son plus grand ennemi, et sa fille dont elle ne s'�tait plus du tout occup�e depuis plusieurs ann�es et qu'elle n'avait nullement pens� � aider pendant les longs mois o� Aurore �tait rest�e seule avec sa grand'm�re mourante et son vieux gouverneur; elle accabla aussi d'injures la d�funte elle-m�me sans mesurer ni ses accusations, ni ses expressions. Elle ne put retenir sa col�re, jeta sa pauvre fille dans un grand d�sespoir et lui fit comprendre, pour la premi�re fois de sa vie, qu'il y avait en effet un gouffre entre elles deux. Tout les s�parait: la diff�rence de nature qu'Aurore tenait de son p�re plus que de sa m�re, et l'�ducation! Élev�e d'abord sous la direction de son a�eule, femme d'une culture �l�gante et de grande instruction, puis au couvent des Anglaises, elle s'�tait par l� encore �loign�e de sa m�re, qui l'aimait d'un amour sinc�re et ardent, mais qui, elle-m�me, �tait vulgaire, extravagante, disons m�me un peu grossi�re, et parfois irresponsable de ses actions au point de para�tre d�traqu�e. Sans revenir sur les d�tails de l'adolescence d'Aurore, nous nous contenterons de rappeler ici que l'�ducation catholique qu'elle re�ut au couvent, avait d�velopp� en elle l'esprit d'analyse et une tendance vers les aspirations spiritualistes. Sa pens�e avait pris une force nouvelle sous l'influence des œuvres po�tiques et philosophiques qu'elle aimait � lire et qui �taient devenues, depuis quelque temps, une v�ritable {208} passion. Ces lectures graves dirig�rent, � leur tour, cet esprit d'analyse vers des int�r�ts et des questions graves. Malig� leur d�sordre et leur manque de syst�me ils d�velopp�rent �tonnamment la jeune fille et en firent, avec le temps, une femme s�rieuse et r�ll�chie. Pour le moment, cet esprit d'analyse lui montrait combien il y avait peu de similitude entre elle et sa m�re. Voici ce qu'elle �crivait � Ren� de Villeneuve, par rapport � ses luttes domestiques, dans une lettre dat�e de 1821 — il est � pr�sumer que ce fut imm�diatement apr�s la sc�ne dont nous avons parl� plus haut:



À Monsieur le Comte Ren� de Villeneuve,
rue e Grammont, Paris
.


Jeudi soir (1821).

� Je ne veux pas perdre cette petite occasion de vous dire quelques mots, mon bien cher et bon cousin, avant le d�part de mon groom, lequel est accompagn� de Chlupon, qui va faire les d�lices ou le d�sespoir de ses compagnons de voyage. La journ�e a �t� odieuse. Un propos abominable, atroce, impudent, qui m'a �t� relat� ce matin, m'avait mise d'une humeur massacrante et d'un froid de glace. Pendant le d�jeuner, on me signifie que Sophie fera la route avec Andr�, vu qu'on n'a pas besoin d'elle pour voyager ni pour faire mes malles. Je d�sire, dis-je froidement, qu'elle m'accompagne. — Et moi, me r�pond une voix aigre, je d�sire qu'elle ne vous accompagne pas. Je veux trouver mon d�ner et mon appartement tout pr�ts; et puisque je veux bien vous garder avec moi, je ne veux pas essuyer de privation, de g�ne, etc., etc. À ces mots, {209} l'indigne propos du matin s'est r�uni � ce nouveau motif d'indignation.

� Pour la premi�re fois de ma vie, j'ai �prouv� de la col�re, car ce que j'ai senti en cet instant ne ressemble en rien � ce que j'ai jamais �prouv�, je me suis tenue � quatre pour ne r�pondre que ces mots avec un m�pris concentr�: � Vous voulez bien me garder aupr�s de vous! quand vous l'ai-je demand�? ,Ne m'avez-vous pas forc�e! � M. Deschartres et ses mar�chaux* ont mis des hol�!

* C'est-�-dire M. Mar�chal et sa femme, la tante d'Aurore.

� Ma m�re est rest�e muette comme un terme et p�le comme la mort, de rage, et de confusion. La tante a eu une esp�ce d'�tourdissement tr�s int�ressant, et le Mar�chal �tait tout tremblant. Le pauvre Deschartres se tenait � quatre pour ne pas pleurer tout haut, mais pour moi, le sang-froid du m�pris est venu � mon secours.

� Ma m�re a �t� sans rancune apparente et s'est rendue. Elle m'a fait gr�ce des affreux baisers, mais elle m'a lanc� des coups de pattes aigres comme verjus, ou pour mieux dire comme elle, pendant le d�ner. Dans le jour, nous avons �t� faire nos visites d'adieu � la Ch�tre, les deux sœurs ensemble par une rue, mes femmes et moi par l'autre. À peine rentr�es, le Mar�chal a commenc� ses assommantes histoires. Pour moi, je me suis endormie sur ma chaise du plus profond sommeil et je ne me suis r�veill�e qu'au bout de quelques heures, au d�nouement. Les ma m�re, ma bonne, mon lapin, vont toujours leur train. Tonton Deschartres perd la t�te, le pauvre homme en radote. J'ai re�u de nouvelles propositions d'insurrection dans mon village. Ceci a fait un peu diversion � mon chagrin.

{210} � Au total, la journ�e m'a paru mortelle, jusqu'� Chlupon qui faisait des b�illements � se d�mettre la m�choire.

� Il est inutile d'ajouter des r�flexions � ce r�cit. Vous savez trop celles que je ferais. Mais ce que je dois vous dire et ne jamais me lasser de vous redire, cher Ren�, c'est que je n'oublierai de ma vie le service que vous m'avez rendu, le sacrifice que vous m'avez fait, la preuve d'amiti� que vous m'avez donn�e et la reconnaissance que je vous dois. J'ai fait des vœux toute la journ�e pour que vous eussiez bon voyage. Vous voyez que le ciel a exauc� ma pri�re et qu'il fait tout expr�s pour vous le plus beau temps du monde.

� Adieu! Adieu! je dors; mes yeux s'appesantissent, j'�cris � t�tons, mais les mots de tendresse et de reconnaissance �ternelle se trouvent tout naturellement sous ma plume.

    � À mardi matin.

« Tonton Chedartres* est � vos pieds, la petite m�re dit que vous �tes un joli homme et la tante, voulant vous sourire, fait une grimace �pouvantable. �

* Alt�ration plaisante et amicale du nom de Deschartres.


Comme elle ne cessait pas cependant d'aimer sa m�re, elle d�clara, en voyant la sinc�rit� de son chagrin, qu'elle se soumettrait � sa volont� et qu'elle la suivrait o� elle voudrait la mener.

En faisant cette d�claration. Aurore savait parfailement ce qu'elle perdait et � quoi elle l'renon�ait. Elle �tait, comme nous l'avons vu, tr�s li�e avec Ren� de Villeneuve; elle partageait aussi les go�ts et les habitudes de sa fille Emma, plus tard comtesse de la Roche-Aymon. Si Aurore {211} avait pii s'�tablir chez eux et passer duelques ann�es dans l'atmosph�re de cette famille aimante, amie et tranquille, qui lui convenait et aurait partag� ses go�ts, elle s'en f�t certainement bien trouv�e et son avenir f�t devenu probablement tout autre. Se sentant � l'aise et heureuse, elle ne se f�t sans doute pas mari�e si vite et avec tant d'�tourderie, et les Villeneuve, loin de se refuser � son d�sir de rentrer pour quelque temps au couvent, afin d'y continuer et d'y finir son �ducation, l'auraient certainement encourarag�e dans son dessein.

L'orageux emportement de sa m�re changea tous ces plans et ces projets. Aurore la suivit � Paris, laissant Nohant aux soins de Deschartres. Les Villeneuve eurent quelque temps encore l'espoir que Sophie permettrait � sa fille de rentrer au couvent et qu'Aurore saurait ensuite reconqu�rir son ind�pendance. Mais, comme il n'y avait alors aucune place vacante au couvent des Anglaises et que, d'un autre c�t�, Sophie, par suite de comptes d'argent et d'h�ritage, �clata de nouveau en sorties orageuses et furibondes, les Villeneuve, qui gardaient encore quelques pr�jug�s de race, d�clar�rent � Aurore qu'elle avait � choisir entre ses parents paternels, et sa m�re, escort�e de sa parent� et de ses amis.

Ren� de Villeneuve plus doux et plus fin, cacha les causes de cette mise en demeure, ou du moins ne s'en expliqua pas clairement. Son fr�re Auguste d�clara ouvertement qu'il regardait, quant � lui, tout cela comme bagatelles et pr�jug�s, mais que la jeune fille se perdrait aux yeux du monde, si jamais elle se montrait dans les rues ou au th��tre avec sa m�re et la parente de cette derni�re; que ses parents paternels, les femmes surtout, refuseraient de la recevoir, et qu'elle devait renoncer � jamais � l'espoir {212} de trouver un bon parti dans leur monde. Si elle voulait remplir les volont�s de sa grand'm�re, elle devait, sans rompre brusquement avec sa m�re, t�cher d'�chapper prudemment � son autoril�, en rentrant d'abord au couvent � la premi�re vacance qui se pr�senterait, puis chez les Villeneuve pour occuper ensuite dans le monde la place qui lui revenait de droit. Il ne fallait que cela pour d�cider imm�diatement Aurore � ne pas quitter sa m�re et � rompre avec les Villeneuve. Ren� la quitta comme e�t pu le faire un �tranger, sans m�me la saluer, chagrinant profond�ment Aurore, mais la laissant in�branlable dans sa r�solulion.

Les raisonnements d�mocratiques et les doctrines �galitaires que d�ploie � ce sujet George Sand dans son Histoire de ma vie, en avan�ant que tous les hommes sont �gaux devant Dieu, que, d�j� d�s son enfance, elle n'avait reconnu ni patriciens, ni pl�b�iens, ni seigneurs, ni vassaux, et que c'�taient ces convictions qui l'avaient port�e � agir comme elle l'avait fait, — doivent �tre rapport�s comme presque tous ceux que l'on troinc dans cet ouvrage, non aux ann�es de son enfance et de sa jeunesse, mais � l'ann�e 1847, pendant laquelle elle �crivit en partie ce livre. En 1822, Aurore Dupin n'avait pas conscience de ces id�es, ou ne l'avait que confus�ment. En choisissant entre les Villeneuve et sa m�re et en suivant celle-ci, elle n'�couta que son instinct et son amour filial, et l'on ne peut que la louer de sa r�solution.

Elle vit cependant bient�t avec chagrin et terreur qu'elle se sentait bien plut�t la petite-fille de sa grand'm�re, que la fille de sa m�re. La m�re et la fille ne se comprenaient point l'une l'autre. La m�re �tait toujours la m�me m�nag�re affair�e, peu �clair�e, noy�e dans les mesquines {213} pr�occupations de la petite bourgeoisie parisienne. Sans aucun doute, George Sand est dans le vrai, quand elle nous raconte que sa m�re �tait tr�s active et savait tout faire, mais tous ces �tonnants chapeaux fa�onn�s en moins de trois heures, ces � petites merveille s� et ces � chefs-d'œuvre �, t�moignages d'adresse des mains, cet art tout parisien de avoir faire des miracles d'un chiffon ou d'un ruban, n'avaient rien de conmum avec les habitudes, les go�ts, et tout ce qui int�ressait Aurore. Pareille activit� ne pouvait la satisfaire. D'un autre c�t�, Sophie d�testait et m�prisait tout ce qu'aimait sa fille, lui faisait d'�ternels reproches, raillait son originalit� et sa belle �ducation qui �tait, selon elle, presque synonyme de perversit�. Elle commen�a par chasser le chien favori d'Aurore, puis la jeune servante qui lui �tait d�vou�e, lui enleva et jeta au rebut tous les livres qu'elle avait apport�s de Nohant, d�clarant qu'elle n'y comprenait goutte et que cela prouvait � l'�vidence qu'ils �taient nuisibles, immoraux et par-dessus tout parfaitement inutiles. Bient�t la m�re se montra encore plus cruelle envers sa fille. Dans le courant des derni�res ann�es, lorsque Sophie-Antoinette vivait � Paris et Mme Dupin � Nohant, la m�re avait re�u de La Ch�tre, et conserv�, sans aucun scrupule, un tas de lettres �crites de la plume enfiell�e de m�disantes et provinciales comm�res d�peignant, sous les traits les plus noirs et avec des d�tails r�voltants et stupides, toutes les � affreuses aventures �, les agissements et la conduite inmorale d'Aurore. Il n'y eut pas de vilenie que ne rejetassent sur elle ses ennemis de La Ch�tre, pas de turpitude que la maman ne lui jet�t � la face. Et ces propos ne faisaient na�tre en elle ni indignation ni r�volte, elle y croyait. Elle y ajoutait ses propres commentaires et des reproches qui consternaient {214} et blessait la jeune fille jusqu'au fond de l'�me. Et c'�tait l� cette m�re qu'elle avait autrefois ador�e, qu'elle avait aspir� � revoir, avec qui elle avait r�v� de vivre comme si c'e�t �t� le bonheur supr�me; cette m�re pour qui elle avait tant de fois accus� sa grand'm�re et � qui elle avait ob�i pour d�sob�ir aux derni�res volont�s de son a�eule! La jeune fille sentit alors plus vivement que jamais combien elle �tait seule au monde. La vie devenait dure � Aurore. Du matin au soir sa m�re avait recours � tous les pr�textes, � tous les motifs pour l'accabler de ses reproches, de ses r�primandes, de ses invectives et m�me de coups. La moindre contradiction la mettait bors d'elle-m�me; elle �clatait en un torrent d'injures, en accusations incroyables. Parfois ces acc�s d'emportement allaient jusqu'au paroxysme d'une vraie d�mence. La grand'm�re avait d�j� pr�venu Aurore que ces acc�s allaient souvent, surtout au prinlemps, jusqu'� l'ali�nation mentale. Aurore put alors se convaincre que sa grand'm�re disait vrai.

Ces sc�nes faisaient place � d'autres sc�nes non moins orageuses: caresses et tendresses imp�tueuses, larmes, pardons � genoux, suivies de nouxeaux reproches humiliants, de criailleries insens�es, et de la r�p�tition d'incroyables accusations mensong�res qu'elle avait entendues. À c�t� de cela qu'on se figure le perp�tuel remue-m�nage, la futilit� et la l�g�ret� de cette petite Parisienne, ses d�sespoirs � propos d'un chapeau mal achet�, ou ses transports de joie � l'occasion du rafistolage r�ussi d'un autre, ses perp�tuels changements de logements, de domestiques, des restaurants o� elle d�nait, de passe-temps et de mani�re de vivre, voire de la couleur des perruques qu'elle variait, pour ainsi dire, d'un jour � l'autre, quoiqu'elle e�t elle-m�me des cheveux noirs magnifiques et abondants! Quelle {215} diff�rence de vie, d'int�r�ts, d'habitudes avec l'existence tranquille, consacr�e � la lecture, aux occupations intellectuelles et s�rieuses d'Aurore � Nohant! Sans compter que tout ce milieu parisien de tapage, de bruit, d'agitation et de bagarre dont Sophie ne pouvait se passer, �tait insupportable � Aurore, cette adoratrice de l'immensit� des champs et du silence des bois.

Chaque jour les relations d'Aurore avec sa m�re prenaient une nouvelle aigreur, non pas qu'elle oppos�t rien de semblable aux sorties furibondes de Sophie, mais pr�cis�ment parce qu'elle les supportait avec patience, cachant souvent, sans rien dire, le m�contentement et le chagrin qui la rongeaient d'autant plus vivement et qui lui faisaient plus souvent s'avouer � elle-m�me, avec terreur, que la tendresse passionn�e qu'elle avait autrefois port�e � sa m�re s'�tait chang�e en une sorte d'indiff�rence d�daigneuse.

L'humeur d'Aurore devenait de plus en plus sombre, elle �tait tomb�e dans une telle apathie morale, qu'elle finit par en �tre malade; il y eut des jours o� elle ne pouvait rien avaler, tant sa gorge �tait nerveusement contract�e.

La m�re et la fille avaient comme chang� de r�le: la patience, le calme, l'indulgence �taient du c�t� de la fille; le d�cha�nement, les continuels changements d'humeur, les brusques transitions de la col�re aux larmes, du chagrin � la joie, �taient du c�t� de la m�re. La m�re s'excusait, la fille pardonnait. La m�re se mettait en rage, la fille s'effor�ait, autant qu'elle le pouvait, de ne pas donner motif � ces col�res, comme on �loigne d'un enfant capricieux tout ce qui pourrait, ne f�t-ce qu'une seule fois, donner prise � ses caprices. La position n'�tait pas naturelle, les deux partis r�vaient aux moyens de mettre fin � cette torture insupportable. Une occasion favorable s'offrit bient�t.

{215} Pr�s de Melun, dans le domaine de Plessis-Picaird, demeurait la famille des Rœetiers du Plessis ou Duplessis. James Duplessis avait �t� l'ami intime de Maurice Dupin, avec qui il avait servi dans la cavalerie � l'�poque des guerres de la R�publique. Leur amiti� continua apr�s la guerre, et Duplessis venait fr�quemment voir la famille, alors heureuse, des Dupin, et, apr�s la mort de Maurice, les deux femmes d�sol�es, dont l'une avait perdu son fils et l'autre son mari. Il savait toujours les distraire et les �gayer. Il �tait aussi ami d'Hippolyte Ch�tiron. Au commencement de 1822, Sophie Dupin alla, avec sa fille, passer trois jours chez les Duplessis*.

* Dans le passage de l'Histoire de ma Vie ayant trait � cet �pisode, George Sand dit, on ne sait trop pourquoi, que c'�tait tr�s peu avant cela que sa m�re avait fait la connaissance des du Plessis � un d�ner chez l'oncle de Beaumont (De Beaumont, ancien pr�lat, demi-fr�re de l'a�eule d'Aurore, �tant n� de la bisa�eule, l'actrice de Verri�res, et du duc de Bouillon). Cela n'est pas exact.

Les Duplessis habitaient � la campagne un vaste et beau ch�teau entour� d'un parc et de champs. Cette famille aimante et gaie se composait de James Duplessis, officier en retraite �g� de quarante ans, homme gai et vif, autrefois excellent cavalier et bon vivant, alors bon p�re d�vou� � sa famille; de Mme Ang�le, son �pouse, femme intelligente et d'un esprit ind�pendant, excellente m�re et bonne m�nag�re, de leurs cinq filles et de nombreux voisins et parents accompagn�s de leurs femmes et de leurs enfants. Tout ce monde remplissait la maison de bruit et de gaiet�. Il y avait l� la sœur de Mme Ang�le, Mme Gondoin de Saint-Agnan (ou Saint-Aignan) avec ses trois filles: Elvire, F�licie et M�line; les Saint-Martin avec leur fils Norbert; Lo�sa Puget avec sa m�re; Stanislas Hue — un avare � la Moli�re et une m�chante langue; le vieux {217} Caron — l'ami de tout le monde; Eug�ne Sandr� et une foule d'autres personnes, vieilles o� jeunes. Le baron Dudevant, colonel en retraite, y venait souvent avec son fils naturel Casimir, jeune homme de vingt-sept ans, qui, apr�s avoir servi deux ans dans l'arm�e, avait fait son droit � Paris*.

* Fran�ois-Casimir Dudevant naquit le 6 juillet 1795 au ch�teau de Guillery, commune de Pomp�ry (Lot-et-Garonne). En 1822, il �tait � licenci� en droit et sous-lieutenant en non-activit� �. La plupart des biographes de George Sand pr�tendent qu'Aurore Dupin avait �pous� le « baron � Dudevant. C'est une erreur, car Casimir Dudevant n'avait pas droit � ce titre, �tant fils naturel, et ne le prit qu'apr�s la mort de son p�re, apr�s avoir �t�, quelque temps auparavant, reconnu par le baron Dudevant.

La libert�, la gaiet� et le sans-g�ne r�gnaient dans cette nombreuse soci�t�, qui semblait ne former qu'une seule et m�me famille. Toute cette jeunesse, adolescents et b�b�s, ne faisant que courir les champs et les pr�s, se livrant � la joie la plus bruyante, les � parties de barres effr�n�es et d'escarpolette » alternaient avec le colin-maillard et le cache-cache; puis venaient les danses, les cavalcades et les promenades.

Il e�t �t� difficile de trouver quelque chose qui p�t mieux plaire � la pauvre Aurore que ce que le sort lui envoyait au Plessis. Elle y trouvait ce qui lui avait toujours manqu�, surtout depuis la mort de son p�re: la vie de famille amicale et calme et la saine gaiet� de la jeunesse. Jusque-l� elle n'avait assist� qu'� des querelles de famille entre son a�eule et sa m�re; elle n'avait connu que la solitude: � Nohant d'abord, entour�e de ses livres, aupr�s de sa grand'm�re moribonde, puis � Paris aupr�s d'une m�re extravagante et quasi folle. Il n'est pas �tonnant que cette vie e�t plong� la jeune fille en de sombres pens�es, et l'e�t jet�e dans un �tat d'apathie et d'accablement. Nous savons d�j�, il est vrai, qu'Aurore avait, {218} d�s son enfance, un penchant � la r�verie et au recueillement, mais les p�riodes de cette douce r�verie �taient souvent suivies d'une activit� effr�n�e, d'une gaiet� sans bornes. C'�tait comme si sa nature s'�tait r�volt�e contre ce s�rieux qui n'est pas le propre de l'enfance, comme si elle avait voulu compenser les heures perdues par des semaines enti�res d'une gaiet� fol�tre, par des courses � travers champs � Nohant et dans les clo�tres du couvent. Dans les derni�res ann�es, les p�riodes de m�ditation �taient devenues continuelles, il n'�tait plus question d'amusements, elle n'en avait aucune envie. La vie qu'elle menait �tait trop rude pour elle. Lors de son dernier s�jour � Paris, cette sombre disposition d'esprit l'avait jet�e dans un tel d�sespoir qu'elle ne pensait plus pouvoir en sortir. Et voil� que cette visite au Plessis changeait tout d'un coup cet �tat de choses et rendait la pauvre jeune fille � la vie.

Sophie Dupin, qui n'aimait pas les longs s�jours � la campagne, repartit pour Paris au bout de trois jours. Elle promit de revenir dans huit jours, mais, comme si elle �tait contente de ne pas avoir affaire � une fille aussi insupportable qu'Aurore, elle la laissa pendant plus de trois mois au Plessis. La jeune fille, de son c�t�, ne pensait nullement � rentrer chez elle. Avec toute la vivacit� de sa nature ardente et toute la p�tulance de sa jeunesse, elle se laissait entra�ner par les amusements et la ga�t� des jeunes gens qui l'entouraient.

On e�t dit, � la voir infatigable aux jeux, qu'elle s'empressait de retrouver le pr�cieux temps perdu. Elle �tait la premi�re � imaginer toutes sortes de nouvelles espi�gleries et de promenades, se mettait � la t�te des plus jeunes et �tait le boute-en-train des plus �g�s. Il n'y avait {219} pas un seul enfant au Plessis qui, comme cette petite brune de dix-sept ans, s'amus�t et r�t � cœur joie, en y mettant toute son �me. Elle avait oubli� toutes ses sombres id�es, jet� bien loin toute apathie et toute indiff�rence. Elle se sentait comme chez elle et s'attachait de tout son �tre � ses h�tes qu'elle estima comme des parents et ses meilleurs amis. Les Duplessis, de leur c�t�, la regardaient comme leur fille. Mme Ang�le qui avait conserv� un air de jeunesse, malgr� ses cheveux grisonnants et sa nombreuse famille, l'avait prise en amiti� d�s les premiers jours. Elles se convenaient bien l'une et l'autre par l'ind�pendance de leurs caract�res, leurs habitudes et leur amour de la libert�. Remarquant combien cette pauvre riche h�riti�re �tait d�laiss�e et abandonn�e � elle-m�me, qu'elle n'avait m�me pas de garde-robe convenable, parce que la jeune fille �tait trop insouciante et que sa m�re ne pensait pas � sa toilette, quoiqu'elle aim�t beaucoup � se parer elle-m�me; voyant que les costumes et la chaussure d'Aurore �taient dans un �tat pitoyable, Mme Ang�le l'habilla des pieds � la t�te. Peu � peu elle se chargea de sa direction mat�rielle et spirituelle, la traita connue une sixi�me fille, aim�e et amie. Aurore l'appela bient�t � maman » connue elle appelait James � papa �! Tous les h�tes de la maison et tous les domestiques, en lui parlant de James, disaient � votre papa � et, en parlant d'Ang�le, disaient, � votre maman »! Elle appelait aussi Mme Saint-Aignan, qu'elle aimait beaucoup, � ma tante » et elle lui conserva toujours ce nom.

Les Duplessis, chaque fois qu'ils allaient � Paris, prenaient toujours Aurore avec eux, et, quoique la jeune fille demeur�t chez sa m�re, elle passait des journ�es enti�res avec ses soi-disant nouveaux parents. Ils allaient la chercher {220} le matin, se promenaient avec elle dans Paris, lui en montraient les curiosit�s, la menaient diner chez les � Fr�res Proven�aux � ou au « Caf� de Paris � et, le soir, au th��tre ou au cirque. Aurore ne les quittait pas, et sa v�ritable m�re paraissait tr�s contente d'avoir rejet� la tutelle de sa fille sur les Duplessis. Si elle s'�tait r�volt�e contre les Villeneuve, ce n'�tait pas qu'elle ne p�t vivre sans sa fille, mais uniquement pour ne pas se soumettre � la volont� de sa belle-m�re, m�me apr�s sa mort.

Dans une de ces courses � Paris, pendant Que les Duplessis et Aurore �taient � manger des glaces chez Tortoni � maman Ang�le � dit � son mari: « Tiens, voil� Casimir! � C'�tait un jeune homme de bonne mine, �lanc�, assez �l�gant, et dont les mani�res militaires trahissaient l'ex-officier. Il vint serrer la main aux Duplessis et parla de son p�re, le colonel Dudevant, dont on lui demandait des nouvelles et que toute la famille Duplessis aimait et estimait. Il prit place � table � c�t� de Mme Ang�le et lui demanda � l'oreille qui �tait la jeune fille. � C'est ma fille, » r�pondit-elle tout haut. � Alors, c'est donc ma femme, continua-t-il tout bas. Vous savez que vous m'avez promis la main de votre fille a�n�e. Je croyais que ce serait Wilfrid, mais comme celle-ci me para�t d'un �ge mieux assorti au mien, je l'accepte, si vous voulez me la donner! � Mme Ang�le se mit � rire, mais cette plaisanterie fut une pr�diction*.

* Histoire de ma Vie, t. III, p. 420-421.

Quelques jours plus tard, Casimir arriva au Plessis, se joignit aussit�t � la soci�t� des jeunes gens et prit part � tous leurs jeux enfantins, ce qui plut beaucoup � Aurore. Il ne pensait pas m�me � lui faire la cour. D�s le premier {221} jour, des rapports de simple camaraderie s'�taient �tablis entre eux, et Casimir, en parlant d'elle, disait souvent � Mme Ang�le: � Votre fille est un bon gar�on! � Aurore de son c�t� lui disait: � Votre gendre est un bon enfant! � Le vieux Stanislas Hue s'�cria un jour au jardin, pendant le jeu de barres: � Courez donc apr�s votre mari. » Une autre fois Casimir, dans l'ardeur du jeu, s'�cria: � D�livrez donc ma femme! » À partir de ce moment, Casimir et Aurore, sans se g�ner le moins du monde et sans penser aucunement � l'amour, s'appel�rent r�ciproquement mari et femme. Ils �taient tous deux aussi enfants que le petit Norbert et la petite Justine. Les personnes m�res attribu�rent cependant bient�t � ces relations quelque chose de s�rieux. Stanislas Hue fut le premier � faire avec malveillance une allusion offensante, et r�pondit � Aurore qui lui demandait avec �tonnement ce qu'il voulait dire, que ce serait en vain qu'elle continu�t ce jeu, qu'elle n'�pouserait jamais Casimir qui �tait trop riche pour elle.

La jeune fille qui avait pris tout cela comme des plaisanteries fut tr�s offens�e et, s'adressant � celui qu'elle appelait son p�re, elle lui demanda ce qu'elle avait � faire. Duplessis lui dit qu'avec le demi-million quelle poss�dait, elle �tait un tr�s bon parti pour Casimir que celui-ci, comme fils ill�gitime, n'avait droit qu'� la moiti� de la fortune de son p�re, que l'autre moiti� revenait � la femme de son p�re — sa belle-m�re, et que la pension que son p�re recevait comme baron de l'Empire et officier en retraite de la L�gion d'honneur lui �tait personnelle et apr�s sa mort ne passerait point au fils. Ce serait donc lui, et non elle, qui y gagnerait, si le mariage venait � s'accomplir; et que, comme jusque-l� il n'en avait pas �t� question, il �tait facile � Aurore de faire cesser cette {222} plaisanterie si cela ne lui plaisait pas: qu'elle n'avait pour cela qu'� en dire quelques mots � Casimir. Aurore n'en voulut rien faire et tout demeura comme par le pass�.

Casimir partit et revint. À son retour, il se montra plus s�rieux et, avec beaucoup de sinc�rit� et de simplicit�, fit une proposition � Aurore elle-m�me, sans se conformer � l'usage; car, disait-il, il d�sirait obtenir son consentement avant de s'adresser � sa m�re. � Il ne me parlait point d'amour et s'avouait peu dispos� � la passion subite, � l'enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile � l'exprimer d'une mani�re s�duisante. Il parlait d'une amiti� � toute �preuve et comparait le tranquille bonheur domestique de nos h�tes � celui qu'il croyait pouvoir jurer de me procurer. “Pour vous prouver que je suis s�r de moi, disait-il, je veux vous avouer que j'ai �t� frapp� � la premi�re vue de votre air bon et raisonnable. Je ne vous ai trouv�e ni belle, ni jolie; je ne savais pas qui vous �tiez, je n'avais jamais entendu parler de vous; et cependant, lorsque j'ai dit en riant � Mme Ang�le que vous seriez ma femme, j'ai senti tout � coup en moi la pens�e que si une telle chose arrivait, j'en serais bien heureux. Cette id�e vague m'est revenue tous les jours plus nette, et quand je me suis mis � lire et � jouer avec vous, il m'a sembl� que je vous connaissais depuis longtemps et que nous �tions de vieux amis*.” »

* Histoire, vol. III, p. 423.

Tout cela plut beaucoup � Aurore. Casimir lui agr�ait comme bon compagnon et jeune homme gai. Par les Duplessis elle avait entendu dire beaucoup de bien de lui et de toute sa famille. Elle fut m�me ravie qu'il n'e�t {223} point parl� d'amour, qu'il ne lui e�t pas jur� fid�lit�, qu'il n'e�t pas soupir�, mais, qu'au contraire, il se f�t adress� � elle presque froidement. Malgr� son jeune �ge, elle avait d�j� eu tant � souffrir de l'exc�s d'amour et de passion de la part de ceux qui lui �taient les plus proches, que cette froideur la calma et la r�jouit. Elle lui permit donc de s'adresser � sa m�re.

Casimir n'�tait pas le premier qui e�t recherch� la main d'Aurore. Depuis son arriv�e au Plessis elle avait d�j� re�u plusieurs propositions. Mais c'�taient des partis dont s'occupaient ou son oncle de Beaumont, ou l'oncle Mar�chal (mari�, on s'en souvient, � la sœur de sa m�re, Lucie Delaborde), ou Pierret, l'ami de sa m�re; tous ceux-l� �taient des gens parfaitement inconnus � Aurore, mais qui, en revanche, connaissaient tr�s bien le chiffre de sa dot. C'�tait si �vident, que la jeune fille, malgr� son manque d'exp�rience, refusa, sans balancer, toutes les propositions, quoique les pr�tendants fussent gens de noblesse et souvent riches eux-m�mes. Elle se montra cependant tr�s prudente, comprenant qu'un refus trop raide de sa part pourrait avoir pour cons�quence que sa m�re, par esprit de contradiction, insist�t et la for��t d'accepter. Aurore, semble-t-il, fit exception pour Casimir, ne pensant pas qu'il cherchait lui aussi un � mariage d'int�r�t �. George Sand, dans l'Histoire de ma Vie, garde le silence sur ce puint. Mais, si nous prenons en consid�ration tous les faits et indices que nous trouvons dans l'Histoire et les lettres publi�es ou in�dites de George Sand, il en ressort avec �vidence que Casimir, comme tous les autres pr�tendants � la main d'Aurore, voyait avant tout en elle la riche h�riti�re; or, la richesse — il le trouva bien dans la suite — �tait � ses yeux la premi�re des vertus. Acqu�rir et conserver sa fortune, acqu�rir {224} et conserver quoi que ce f�t, voici peut-�tre quelle fut l'unique passion vive et r�elle de cet homme nul et terne. Toutes ses autres occupations, ses plaisirs et ses habitudes: service municipal (il avait d'abord �t� maire de Nohant et plus tard de Guillery, propri�t� de son p�re, pr�s N�rac, participation aux �lections locales et aux pr�occupations politiques, �conomie rurale, chasses, go�t de la boisson, amourettes avec des femmes de chambre, etc., — c'�tait l� le passe-temps ordinaire et le faible de tous les hobereaux de province. Le d�sir d'acqu�rir, de s'enrichir sans rien laisser glisser de ses mains, tel fut toujours le trait particulier, la passion dominante de Dudevant; d'ann�e en ann�e, cette passion devint de plus en plus forte chez lui. Dans la vieillesse elle se transforma m�me en une avidit� honteuse, en avarice ph�nom�nale, comiquement minutieuse, jusqu'� chicaner sur des riens sa femme d�j� divorc�e, et ses enfants sur des pots de confitures, ou des po�les de fonte � payer. — À cette �poque, nous le r�p�tons, Aurore Dupin ne sut pas distinguer en son futur mari cette passion de l'argent, et George Sand, dans son Histoire, n'a pas jug� n�cessaire d'avouer ce qui, pour elle, ne fut plus tard que trop clair. Dans sa Correspondance nous trouvons une foule d'indices qui prouvent qu'elle ne l'ignora pas dans la suite. Quoi qu'il en soit, en 1822, Aurore avait toute confiance dans les sentiments � de son bon camarade � Casimir Dudevant et elle lui permit d'aller voir sa m�re.

Aurore eut de nouveau � faire de la diplomatie et � ruser avec Sophie. Quand la m�re sut de quoi il s'agissait, elle donna son consentement, puis refusa et enfin consentit. Longtemps, elle taquina Casimir, tant�t se f�chant contre lui, tant�t d�bitant sur son compte toute esp�ce {225} d'inventions, entre autres, qu'elle avait � d�couvert � qu'il avait servi autrefois comme gar�on de caf�; tant�t elle se brouillait et se r�conciliait avec lui. Comme il n'�tait pas de nature � se tourmenter comme Aurore, et qu'il opposait aux sorties de Sophie beaucoup de sang-froid et d'indiff�rence, celle-ci en prit bient�t son parti et se familiarisa � l'id�e du mariage de sa fille avec Dudevant. Ce qui finit par l'adoucir, ce fut que la baronne Dudevant, belle-m�re de Casimir, dame �l�gante et de bon ton, vint la premi�re lui faire une visite et eut pour elle, en g�n�ral, beaucoup d'attentions. Pour Sophie, qui �tait d'un amour-propre maladif et qui, toute sa vie, avait eu � souffrir des offenses et des piq�res de la part de beaucoup de nobles dames et de nobles seigneurs (� propos de son pass�), ces attentions et ces amabilit�s �taient plus que suffisantes pour l'attendrir envers les Dudevant; la cause de Casimir �tait gagn�e. Elle se montra toutefois hostile envers lui jusqu'au mariage. Une des cons�quences qui s'ensuivirent fut qu'Aurore se maria � sous le r�gime dotal �.

Par son contrat de mariage soumis au � r�gime dotal �, Aurore conservait sa fortune personnelle de 300.000 francs. En outre, les parents y avaient ins�r� la clause que Casimir, en jouissant du revenu des biens de sa femme, et en se chargeant de leur gestion, s'engageait � lui payer une rente annuelle de 3.000 francs pour ses besoins personnels. George Sand suppose que sa m�re avait voulu simplement, par l�, faire preuve, jusqu'au dernier moment, de son pouvoir et de son influence sur sa fille et se montrer peu agr�able envers Casimir.

Il faut plut�t voir en cela, selon nous, la perspicacit� de Sophie, qui, malgr� son caract�re mal �quilibr�, �tait {226} une femme tr�s pratique, sachant juger les gens. Elle avait sans doute remarqu� dans le jeune Dudevant des traits qui l'avaient mise sur ses gardes et qui l'avaient rendue soucieuse pour l'avenir de sa fille. Nous verrons bient�t combien elle avait eu raison d'agir ainsi et quel service elle avait rendu � sa fille par sa prudence, service qui influa sur tout le reste de la vie de celle-ci. Aurore ne pouvait alors ni le comprendre, ni l'appr�cier. Bien au contraire, cette mise en doute de la probit� de son fianc�, ces comptes et ces calculs la r�voltaient. � L'instinct des po�tes commen�ait apparemment � se manifester en elle, � disait plus tard � ce sujet Michel de Bourges. Lorsqu'elle apprit que la fortune de son mari n'�tait � peu pr�s que le dixi�me de la sienne*, elle s'opposa � ce qu'il lui pay�t, de son argent � elle, la rente de 3.000 francs qui lui avait �t� assign�e. Elle voulut que cette somme f�t diminu�e de moiti�, et, pour �galiser autant que possible les avantages des deux fortunes, elle exigea g�n�reusement qu'il y e�t entre eux � communaut� d'acqu�ts �, c'est-�-dire que ce qu'on acquerrait dans la suite sur le revenu ou les �conomies de l'un des deux �poux deviendrait propri�t� commune.

* Il resulte d'une lettre de George Sand, �crite � sa m�re, lors de son proc�s en s�paration, qu'en 1822 la fortune de Casimir �tait �valu�e � 60.000 francs, et qu'apr�s la mort de son p�re en 1826, il avait h�rit� d'une somme approximative de 40.000 francs. (La lettre remonte � la fin de janvier 1836.)

Le contrat de mariage resta toutefois soumis � au r�gime dotal �, et ce fut un bonheur pour Aurore que les volont�s de sa m�re et de ses plus proches amis fussent ex�cut�es. Le mariage fut conclu le 10 septembre 1822*

[{226}] * On lit dans le registre des actes de mariage de l'an 1822: Du dix septembre mil huit cent vingt-deux. Onze heures du malin. Acte de [{227}] mariage du sieur Fran�ois Dudevant, licenci� en droit, sous-lieutenant en non-activit�, n� � Pompiey le dix-huit messidor an trois (six juillet mil sept cent quatre-vingt-quinze) demeurant avec son p�re, rue du Hazard n° 1, deuxi�me arrondissement, fils majeur de sieur Jean-Fran�ois, baron Dudevant, propri�taire, colonel de cavalerie retrait�, pr�sent et consentant, et de dame Augustine Souls son �pouse, dame exil�e en Espagne, dont l'existence est ignor�e.

Et de demoiselle Amandine Aurore Lucile Dupin, n�e � Paris le douze messidor an douze (premier juillet mil huit cent quatre) demeurant chez sa m�re, rue Saint-Lazare, n° 80 de cet arrondissement, fille mineure de feu sieur Maurice Fran�ois Élisabeth Dupin, chevalier de la L�gion d'honneur, chef d'escadron, et de dame Antoinette Sophie Victoire Delaborde son �pouse, pr�sente et consentante...

En pr�sence de messieurs Jean Jacques Ambert, lieutenant g�n�ral, commandeur de l'ordre royal de la L�gion d'honneur, chevalier de Saint-Louis, [{228}] �g� de 56 ans, demeurant... Arnaud Germain Barbegui�re, n�gociant, �g� de 49 ans... t�moins de l'�poux.

Armand Jean Louis Mar�chal, chef de bureau au minist�re de la maison du roi, chevalier de la L�gion d"honneur, �g� de 48 ans... oncle de l'�pouse; Louis Mammes Pierret, �g� de 39 ans... t�moins de l'�pouse.

Lecordier, maire.

Sign�: Dudevant, Dupin, le baron Dudevant, Delaborde, Mar�chal, Pierre Ambert, Barbegui�re et Lecordier.

M. Rocheblave donne donc dans son article « George Sand avant George Sand � une date erron�e en disant que George Sand s'�tait mari�e le � 22 septembre �.

Avant de raconter leur vie conjugale, qui eut une fin si malheureuse, et de faire le portrait du mari, disons d'abord que les circonstances de ce mariage, telles que nous les avons mises sous les yeux des lecteurs, �veillent un sentiment tr�s p�nible. Une jeune fille belle, instruite et riche, �pouse, pour ainsi dire, le premier venu — nous ne pouvons parler autrement de Dudevant, car elle avait � peine vu quelques-uns des autres pr�tendants qui avaient demand� sa main; — elle se marie sans y penser, sans savoir ce que c'est que l'amour, ignorant ce qu'est un mariage sans amour. Pour elle, c'est un compagnon de jeu qu'elle �pouse, sans soup�onner qu'une gaie camaraderie ne suffit pas au bonheur, sans m�me se soucier de savoir si cela peut suffire pour que la vie en commun soit supportable. Si Aurore se f�t mari�e une ou deux ann�es plus tard, elle e�t certainement mieux connu la vie et les hommes. Un vrai sentiment aurait peut-�tre eu le temps de s'�veiller en elle, elle ne se f�t pas donn�e si facilement et n'aurait pas confi� son bonheur et son avenir � un homme qui, quoique son a�n� et connaissant d�j� la vie, ne pensait, pas plus que sa fianc�e, qu'il {228} devait l'aimer et �tre aim� d"elle. Tous deux envisageaient l'amour comme chose tout � fait superflue. Tout semblait si simple et si facile � cette jeune fille ing�nue qui connaissait, il est vrai, fort peu la vie humaine, mais dont la vie int�rieure �tait si riche et si complexe. Tout semblait �galement simple et facile au jeune propri�taire gascon qui ne s'�tait jamais arr�t� � rien qui e�t l'apparence d'une id�e ou d'un sentiment s�rieux. Mais cela n'�tait pas du tout aussi simple, ni aussi facile qu'ils le croyaient, et l'�pilogue de cette douloureuse histoire ne le fut aucunement. Ni l'un ni l'autre des deux jeunes gens, ni aucun de ceux qui les entouraient, ne pressentait alors rien de tragique dans leur avenir; personne ne trouva mauvais qu'ils fissent un mariage sans amour. Il est trop clair que, quoique Aurore se sent�t tr�s heureuse chez les Duplessis, c'�tait cependant pour elle une maison �trang�re. Et o� �tait-elle, sa maison, � elle, � cette �poque? À Nohant, elle ne pouvait pas y retourner, parce que sa m�re avait fermement refus� d'y aller, et elle-m�me ne voulait pas accompagner sa m�re � Paris, sachant que la vie y serait insupportable. Elle se sentait fatigu�e. Il lui fallait sortir de cette position incertaine, de cette d�pendance de tout le monde, et elle saisit avec joie la premi�re occasion de libert� qui se pr�sentait. Elle ne fit que changer de cha�nes: sa d�pendance devint esclavage. {229} Certes, si sa grand'm�re e�t encore �t� vivante, et si la vie d'Aurore � Paris avait �t� heureuse et calme, elle n'e�t pas agi avec tant d'empressement.

Cette r�solution, que nous attribuons uniquement � la tristesse de ses jeunes ann�es et aux conditions p�nibles de sa vie de famille, eut une influence funeste sur le sort d'Aurore Dupin et sur le d�veloppement de son id�al social et moral. Si elle avait fait un mariage d'amour, si son mari l'avait comprise, se f�t montr� digne d'elle, lui e�t �t� �gal en grandeur d'�me, et qu'il y e�t eu harmonie et bonheur dans leur vie conjugale, qui sait si nous aurions eu l'�crivain George Sand et si cet �crivain e�t soulev� ces � questions f�minines � qui sont si �troitement li�es � plusieurs de ses romans.

Il y aurait trop de na�vet� � croire qu'il n'y a que les mariages d'amour passionn� qui donnent le bonheur et le calme � la vie de famille. La vie conjugale, pour �tre heureuse et tranquille, est ordinairement soumise � trois conditions; si ces trois conditions sont r�unies, c'est alors le bonheur id�al. Il faut d'abord qu'il y ait similitude, ou, du moins, une certaine �galit� dans le niveau des exigences intellectuelles, des int�r�ts, des go�ts et des croyances, base d'une entente mutuelle et d'une harmonie morale, qui, r�unies ensemble, tiennent finalement lieu de v�ritable bonheur et am�nent cette m�me union paisible, qui est aussi l'�pilogue des amours passionn�es. Il faut, en second lieu, ce vif amour r�ciproque, qui fait que les �poux se ch�rissent malgr� tout, se pardonnent tout, m�me la diff�rence et l'in�galit� des opinions, des int�r�ts et des croyances. Troisi�mement, il faut un certain savoir-vivre ext�rieur, c'est-�-dire de la patience, de la tol�rance, de la dignit� et du respect dans les relations avec le compagnon de vie {230} auquel le sort nous a li�s pour toujours, alors m�me qu'il ne serait pas ardemment aim�, et qu'il aurait des opinions et des int�r�ts oppos�s aux n�tres. Ces trois conditions, qui sont au fond indispensables dans toute union, se trouvent, en r�alit�, tr�s rarement r�unies, mais il suffit de l'une d'elles pour assurer la stabilit� du bonheur; et voil� pourquoi on trouve relativement un grand nombre de familles heureuses, quoiqu'il soit peut-�tre impossible de trouver dans le monde un couple parfaitement assorti. Le mariage d'Aurore et de Casimir ne r�unissait aucune de ces conditions; logiquement, il devait finir par une rupture, et les quatorze ann�es qu'il dura furent, pour les deux �poux, un martyre presque �gal.

Dans leur union, il y avait trois conditions n�gatives: 1° d'un c�t�, un homme nul en face d'une nature hors ligne comme celle d'Aurore, et cet homme se croyait, de par la loi et par sa propre opinion, en droit d'�tre le chef de la maison et de la famille; 2° l'absence, chez les deux �poux, du v�ritable amour; 3° la brutalit�, le laisser-aller, la grossi�ret� de Casimir qui l'amen�rent aux actes les plus r�voltants et aux violences qui forc�rent Aurore � quitter d'abord le toit conjugal, et � recourir ensuite � la protection de la loi. — George Sand, dans l'Histoire de ma Vie, a toutefois trouv� n�cessaire de parler de Dudevant aussi discr�tement que possible. � Depuis que la s�paration a �t� prononc�e et maintenue, — dit-elle, — je me suis h�t�e d'oublier mes griefs, en ce sens que toute r�crimination publique contre lui me semble de mauvais go�t, et ferait croire � une persistance de ressentiments dont je ne suis pas complice* � Selon nous, sa r�serve est pouss�e {231} trop loin. Quand on conna�t la vie du m�nage Dudevant et certains actes de Casimir, on �prouve, en lisant l'Histoire de ma Vie, un �trange sentiment d'�tonnement et l'on se demande involontairement: � George Sand a-t-elle donc voulu faire parade de sa g�n�rosit� ou a-t-elle r�ellement oubli� tous ses anciens griefs? »

[{230}] * Histoire de ma Vie, t. I, p. 13.

Il nous semble, en cons�quence, indispensable de n'attacher aucune importance � son ton d'indulgence et au silence qu'elle garde en parlant de Dudevant. Nous exposerons les faits comme ils se sont pass�s, sans nous effrayer de ce que les d�ductions � en tirer soient peut-�tre peu conformes � la magnanimit� dont elle semble faire preuve dans l'Histoire de ma Vie.

Revenons � l'expos� des raisons qui ont amen� les dissentiments et les malheurs des Dudevant, en r�p�tant que, si le d�veloppement intellectuel et les aspirations de Casimir avaient �t� � la hauteur de ceux de sa femme, elle se serait peut-�tre habitu�e � cette absence de tendresse. Si son mari l'e�t aim�e comme elle y aspirait instinctivement et comme elle le m�ritait, elle se f�t probablement r�concili�e avec lui malgr� son inf�riorit� d'esprit. Il aurait enfin pu se faire qu'un semblant ext�rieur d'amiti� leur e�t fait supporter patiemment leur croix, le manque d'amour et la divergence de leurs int�r�ts. En un mot, sans former une famille id�ale, les Dudevant auraient peut-�tre �t� une de ces nombreuses familles o� l'amiti� n'est qu'ext�rieure. Notre supposition n'est pas sans fondement: nous en trouvons les preuves dans la Correspondance de George Sand et dans l'Histoire de ma Vie. Mais ces m�mes passages et faits prouvent qu'aussit�t que les convenances ext�rieures furent viol�es entre les Dudevant, la derni�re possibilit� de vivre en commun disparut, — il fallut se s�parer pour toujours.

{232} Bien que tous les biographes soient d'accord � peu pr�s sur Casimir Dudevant, on peut cependant les diviser en deux groupes: les uns, s'en rapportant exclusivement � l'Histoire de ma Vie, parlent de lui avec r�serve et indulgenice et le repr�sentent surtout connue un homme m�diocre et insignifiant. Les autres, contemporains du fameux proc�s de 1836 ou, en tout cas, au courant de tout ce qui fut alors �lucid�, soulignent sa grossi�ret�, sa violence, son ivrognerie, sa profonde immoralit�, sa brutalit� envers sa femme, etc. Gr�ce � cela, beaucoup de lecteurs dispos�s tout d'abord � ne voir en Dudevant qu'un tyran, un despote, s'imaginent que d�s les premiers jours du mariage la maison des Dudevant fut un �pouvantable enfer. Il n'en est pas ainsi. Si la grossi�ret�, le despotisme de Casimir et � l'enfer � sont des faits r�els, ces faits ne peuvent se rapporter qu'� une �poque ult�rieure. C'est la m�diocrit�, la nullit� du mari qui ont, sans contredit, jou� d'abord un triste r�le. Disons plus: les deux premi�res ann�es furent r�ellement assez heureuses. À cette confusion que nous signalons, et � cet anachronisme contribue encore le fait qu'imm�diatement apr�s le r�cit de son mariage, George Sand passe, dans son Histoire, au r�cit de ses dissentiments; elle nous raconte comment, sans qu'il y e�t inimiti� d�clar�e, il existait d�j� des m�sintelligences, que tous deux commen�aient � s'ennuyer, attribuant cet ennui � leur solitude; qu'ils entreprirent alors une s�rie de voyages: � Guillery chez le beau-p�re d'Aurore, � Bordeaux, aux Pyr�n�es, � Paris o� ils demeur�rent tout un hiver, etc., etc. Puis George Sand nous raconte son triste isolement, ses vagues aspirations, ses r�veries et ses pens�es. Tout cela, joint au souvenir de l'issue tragique, universellement connue, de la vie conjugale des Dudevant, {233} a toujours fait supposer aux biographes de George Sand et aux lecteurs de l'Histoire de ma Vie, que leur malheur remonte aux premiers temps de leur mariage. Mais c'est l� une erreur. Quoique tout cela soit r�ellement arriv�, il ne faut rapporter ces faits qu'aux ann�es 1824 et 1825, et surtout � 1827-1829. Entre 1822-1824, les relations entre les deux �poux ont �t� non seulement les meilleures qu'on puisse imaginer, mais on a m�me toutes les raisons de croire qu'Aurore aimait v�ritablement son mari. Sans doute, ce n'�tait pas l� une passion violente, et ce sentiment �tait bien diff�rent de celui que George Sand �prouva plus tard pour Musset ou Michel de Bourges; c'�tait un amour tendre, d�vou�, sinc�re, un peu enfantin. Aurore t�moignait � Casimir la sollicitude et l'amiti� la plus sinc�re; de son c�t�, il l'entourait de petits soins, lui t�moignait de la cordialit�, si toutefois on peut employer ce mot en parlant de Dudevant.

De dix-huit � vingt ans. Aurore n'�tait pas encore telle qu'elle le devint � vingt-sept, lorsqu'elle commen�a sa carri�re litt�raire. Entre 1822 et 1824, elle ne savait pas non plus ce que c'�tait que le v�ritable sentiment, l'amour vrai; elle n'avait pas encore d'id�es bien arr�t�es sur ce que l'on peut exiger de soi-m�me et des autres; elle n'avait pas la compr�hension pr�cise de ce qui constitue le v�ritable bonheur, la vie vraiment humaine avec son but et ses devoirs. Aurore s'ignorait: elle n'avait pas conscience des exigences de son cœur. Le besoin d'aimer venait de na�tre instinctivement en elle; elle s'attacha de toute son �me d'enfant � son mari parce qu'il lui semblait bon et honn�te. Il faut aussi reconna�tre que Casimir ne laissait pas voir les d�fauts et les traits de caract�re qui �clat�rent dans la suite, surtout lors du proc�s en divorce et dans {234} les affaires d'int�r�t qu'ils eurent � traiter plus tard. Dans sa jeunesse, Dudevant n'�tait ni avare, ni ivrogne, ni coureur de filles de chambre et ne se permettait envers sa femme aucun des mauvais proc�d�s qu'elle eut � supporter dans la suite, et m�me bient�t, h�las!

À peine �taient-ils �tablis � Nohant, qu'Aurore, devenue enceinte, se mit aussit�t avec amour et sollicitude � la confection de la layette, occupation toute prosa�que, mais tout impr�gn�e pour elle de po�tiques esp�rances et de tendres r�veries. Jusque-l�, elle n'avait jamais travaill� � l'aiguille, quoique sa grand'm�re e�t toujours trouv� que c'�tait un savoir n�cessaire � toute femme. Maintenant, avec cet entrain qu'elle apportait � tout ce qu'elle faisait, Aurore se mit � confectionner des bonnets, des brassi�res, et atteignit bient�t une perfection extraordinaire dans la coupe et la couture, � une ma�stria de coup de ciseaux �, qu'elle conserva toute sa vie. C'�tait, sans doute, une facult� qu'elle avait h�rit�e de sa m�re. Ses amis et ses parents nous ont racont� que cette facilit� de tailler et de coudre en quelques instants, soit une camisole pour l'un de ses propres enfants, ou pour un de ceux dont elle �tait toujours entour�e, soit un manteau pour le th��tre de la maison, soit un costume entier pour la poup�e de sa fille ou de sa petite-fille, que cette facilit� � confectionner en un rien de temps et avec �l�gance, tant�t des v�tements n�cessaires, tant�t les attifements les plus fantastiques, �tait vraiment surprenante. � Elle avait de petits doigts de f�e, � disait un de ses vieux amis. Pendant l'hiver de 1822 � 1823, ces � petits doigts de f�e � furent occup�s � broder de minuscules bonnets; cette occupation lui prenait tout son temps, elle en avait m�me oubli� ses livres et ses cahiers.

Sa sant� �tait cependant alors tr�s mauvaise. Elle �prouvait {235} tous les malaises qui accompagnent quelquefois la grossesse. Elle fit, en outre, en sortant de la maison, une chute malheureuse. Il s'ensuivit des complications qui firent craindre pour sa vie et celle de l'enfant. Deschartres, son ancien pr�cepteur, m�decin de profession, et Decerfz, m�decin de la famille, la firent mettre au lit pour six semaines*. Gr�ce � ces mesures prises � temps, tout finit heureusement, et le 30 juin 1823, un fils, Maurice, naquit aux Dudevant.

* Dans une lettre in�dite du 7 mars 1823 � Caroline Cazaniajou, sœur a�n�e d'Aurore, celle-ci lui fait un r�cit d�taill� de sa maladie. Dans l'Histoire de ma Vie. elle dit qu'elle avait d� passer six semaines au lit et que sa seule distraction pendant ce temps avait �t� de r�chauffer, dans une esp�ce de voli�re qu'elle avait �tablie dans sa chambre, des oiseaux � demi gel�s. L'hiver avait �t� tr�s rigoureux.

Peu de temps avant cet �v�nement, les Dudevant s'�taient �tablis � Paris, � l'H�tel de Florence rue Neuve des Mathurins, n° 56. Aurore se consacra avec une abn�gation enti�re aux soins maternels, nourrit elle-m�me son enfant, lui servit de bonne, toujours tremblante pour sa sant�, s'effrayant � chacun de ses cris, � la moindre toux. D�s le premier jour, elle s'attacha passionn�ment � lui, et jusqu'� sa mort il fut pour elle son tr�sor, sa consolation, sa joie. Ce fut sa passion la plus durable, la plus heureuse, la seule peut-�tre qui ne l'ait jamais tromp�e. Toutes les lettres qu'elle �crivait � cette �poque, sont pleines de son enfant. Elle aimait � donner de ses nouvelles, � sa m�re, � sa sœur, au vieux Caron, � tout le monde.

Sur ces entrefaites, la gestion de Deschartres �tait arriv�e � son terme. Il ne voulut plus vivre � Nohant, quoiqu'il f�t en bonnes relations avec Casimir, et, malgr� les instances d'Aurore pour qu'il rest�t, il alla s'�tablir � Paris. Il ne voulait pas sans doute �tre second � Nohant, {236} apr�s y avoir �t� ma�tre absolu pendant vingt-cinq ans et n'avoir pas eu de compte � rendre aux vrais ma�tres: la vieille Mme Dupin et Aurore. Apr�s son d�part, Casimir dut prendre l'intendance de Nohant, ce qui for�a les Dudevant, � l'approche de l'hiver 1823-24, de retourner � la campagne qu'ils croyaient ne plus quitter.

Une parfaite union et les meilleurs rapports r�gnaient alors entre les deux �poux. Dans ses lettres, Aurore parle presque toujours � la premi�re personne du pluriel, � nous �. �Jour et nuit nous ne nous occupons que de Maurice, � dit-elle en parlant d'elle et de son mari dans la lettre qu'elle �crivit � sa m�re le 24 f�vrier 1824*. � Nous vous embrassons et nous sommes vos bons amis, � disait-elle � la fin d'une de ses lettres � Caron**, et elle signait pour tous deux: � Les deux Casimir �. Il n'y a pas une seule des lettres qu'elle a �crites � cette �poque � sa m�re, surtout de celles qui sont rest�es in�dites et que nous avons eu l'occasion de parcourir, o� Aurore ne parle de Casimir sur le ton le plus amical; elle l'appelle: � mon ami Casimir �, � mon bon ami �, ou, � l'instar des paysannes, � mon homme �.

* In�dite.

** Correspondance de George Sand, t. I, lettre dat�e du 21 novembre 1823.

Toutes ses lettres des premi�res ann�es de mariage nous montrent avec quelle sollicitude Aurore s'occupait de son mari. Lorsque, en 1824, les Dudevant firent aux Duplessis une visite, pendant laquelle Casimir alla passer quelque temps � Nohant, Aurore fit expr�s un voyage � Paris, dans le seul but de l'� embarquer �*. En automne, Casimir {237} va une seconde fois � Nohant, et Aurore est dans toutes les transes, lorsque les lettres de son mari se font attendre ou ne lui arrivent pas. Elle bombarde de billets le vieux Caron, qui habitait Paris en ce moment et remplissait diff�rentes commissions que lui donnaient les Dudevant, depuis les rubans et les commandes de robes d'Aurore, jusqu'aux affaires d'argent de Casimir. Elle exige que Caron lui �crive, s'il re�oit avant elle des nouvelles de son mari. Toute journ�e pass�e sans lettre la met au d�sespoir. Les lettres � Dudevant du 1er, 3, 16, 19 ao�t et 23 d�cembre 1824 (in�dites) sont toutes remplies d'expressions d'amour, d'un amour tr�s tendre, presque passionn�. De son c�t�, Casimir, lui ayant promis de lui �crire pendant la route, et � m�me le jour de son d�part �, veut savoir tout ce que fait sa femme en son absence, et � elle lui �crit un volume �, comme elle s'exprime dans une lettre � Caron, du 8 novembre 1824**. Et le 10 novembre elle �crit au m�me Caron: � Je suis fort inqui�te de ne point recevoir des nouvelles de Casimir; lui, qui est si exact, ne m'a pas �crit depuis la lettre que vous m'avez envoy�e le 10. Enfin, j'aime mieux une certitude quelconque que l'agitation et l'inqui�tude o� je vis. Je ne vis pas... soyez exact � m'envoyer ses lettres, je vous en conjure, mon ami. Vous direz que je n'ai pas le sens commun de me tourmenter ainsi, tout le monde le dit et m'obs�de. Cela ne d�pend pas de moi. Il est parti avec des pressentiments si tristes. Je vois tout en noir. Je patienterai encore demain, mais si je ne re�ois pas de nouvelles, je vais � Paris mercredi matin. Je ne sais � quoi cela m'avancera, mais le corps ne peut pas rester en place quand l'esprit court les champs***.

[{236}] * Dans une lettre in�dite � Caron du 15 juin 1824, elle lui en communique la nouvelle et lui demande de bien vouloir l'accompagner lors de son retour au Plessis; il semble qu'� cette �poque elle ne pouvait encore se r�soudre � faire seule le plus petit voyage. Cette lettre est sign�e � la m�re Ragot �.

[{237}] ** In�dite.

*** In�dite.

{238} Aurore, on le voit, s'�tait attach�e � son � ami Casimir �. N'oublions pas qu'� quinze ans encore, lass�e et bris�e par tout ce qu'elle avait eu � souffrir de son unique affection passionn�e — son amour pour sa m�re — et, n'ayant encore rencontr� personne � qui elle e�t pu consacrer toute cette ardeur d'un cœur qui s'�veille, elle se jeta � corps perdu dans une pi�t� exalt�e. � Il me fallait, » dit-elle, � aimer hors de moi*. � Depuis lors, elle se trouva encore plus seule; sa grand'm�re �tait morte, la religion ne la satisfaisait plus. Aurore fit ses premiers pas dans la vie, et le besoin d'aimer se r�veilla en elle avec une nouvelle force. Il est hors de doute que, si Dudevant e�t compris sa femme et lui e�t �t� �gal, s'il ne s'�tait pas manifest�, deux ans � peine apr�s le mariage, grossier et brutal, le sentiment qui s'�tait �veill� en elle, se serait probablement �panoui en un �clat splendide, aurait br�l� d'une flamme ardente. H�las, il �tait condamn� � se fl�trir, � �tre �touff�. Des mains grossi�res vinrent froisser cette tendre plante et ne lui permirent pas de se d�velopper. Le petit feu s'�teignit; � peine une vive �tincelle couva-t-elle sous la cendre tout au fond de son cœur. Lorsque cette �tincelle �clata plus tard en incendie, elle consuma la maison enti�re qu'elle e�t pu �clairer et r�chauffer.

* Histoire de ma Vie, t. III, p. 177.

Les Dudevant pass�rent donc deux ann�es assez paisibles et assez heureuses. Aurore soignait son enfant et s'occupait du m�nage, pr�parait de petites surprises � sa m�re, � sa belle-m�re et � sa sœur, faisait des confitures, cousait des gilets et des gu�tres pour son mari*. Casimir r�tablissait {239} l'ordre dans la gestion du domaine, administr� d'une mani�re assez d�cousue et rel�ch�e par Deschartres, qui avait toujours eu en t�te toutes sortes de projets fantastiques et perdait de vue les choses les plus essentielles. Dudevant d�ploya, dans les premiers temps, une grande activit� et beaucoup d'�nergie. Il d�frichait les champs et les pr�s n�glig�s, mettait la maison en ordre, faisait nettoyer et planter le jardin, travaillant minutieusement � r�tablir l'ordre au dedans comme au dehors de la maison. C'est alors que se manifesta, d'abord assez confus�ment, le d�saccord qui r�gnait entre les deux �poux. Leurs natures �taient trop diff�rentes. Dudevant, comme Aurore le dit plus tard en d�finissant elle-m�me son mari dans une lettre in�dite qu'elle lui �crivit en 1825, aimait l'�conomie rurale, mais aimait peu les descriptions champ�tres. Aurore aimait la nature agreste, la litt�rature, l'art... Comme toute nature vraiment po�tique, elle tenait aux coins ombrag�s et d�laiss�s du jardin, aux vieilles choses de la maison, elle �tait attach�e aux anciens souvenirs de la famille, aux vieux animaux domestiques. Quand disparurent ces coins sauvages, les vieux chiens pel�s qui lui �taient d�vou�s, les vieux paons qui se faisaient impun�ment les ma�tres du jardin, quand dans les champs et la maison elle vit install� un ordre mod�le, il sembla � Aurore qu'on lui avait enlev� quelque chose, que le vieux Nohant n'�tait plus le m�me; il survint en elle des acc�s de chagrin incompr�hensibles pour elle-m�me comme pour Casimir. Elle devint nerveuse, elle pleura sans raison. Ni elle ni son mari ne comprirent que cela �tait d� {240} en partie au besoin de satisfaire ce r�el amour qu'elle ne trouvait pas, amour vraiment humain, union spirituelle avec l'�tre aim�, et en partie � son ignorance d'elle-m�me, de sa nature artistique, qui cherchait sa voie. Ayant beaucoup lu d�s son adolescence, Aurore, esprit tr�s mobile, adoratrice de Rousseau et de Byron, admiratrice de Locke et de Leibniz, �me pleine d'enthousiasme pour tout ce qui est grand et beau, et sinc�rement tourment�e par les questions les plus profondes de l'existence, languissait dans la solitude. Elle n'avait personne avec qui elle p�t s'entretenir, personne � qui elle p�t faire part de ses s�rieuses pens�es ou de ses r�veries de jeunesse. Ses oreilles n'entendaient �ternellement que des conversations sur le jardinier surpris en flagrant d�lit de vol, sur la fenaison, sur les d�g�ts commis dans les champs, sur le fermage du moulin ou sur une nouvelle sorte de pommes. Elle se chagrinait, devenait de plus en plus nerveuse, pleurait et �tonnait son mari par ses �tranget�s. Tous deux furent d'avis qu'Aurore avait besoin de se distraire. Casimir, Gascon de naissance, n'aimait pas le Berry, il le trouvait trop ennuyeux, trop monotone. Les deux �poux r�solurent de quitter Nohant pour quelque temps. Pour se sentir plus � l'aise et pour plus de commodit� mutuelle, ils pri�rent les Duplessis de leur donner la nourriture et le logement moyennant r�tribution modique, et, apr�s un court s�jour � Paris o� ils pass�rent les f�tes de P�ques avec leurs parents, ils all�rent s'�tablir au Plessis-Picard en avril 1824.

[{238}] * Voir la lettre � Mme Saint-Agnau du 6 janvier 1830. [{239}] (Revue Encyclop�dique, 1er septembre 1893.) Aurore dit que � jadis elle tirait l'aiguille avec des fa�ons de savetier, mais que depuis elle avait acquis dans la partie des boutonni�res et des dessous de pied de gu�tres �.

Aurore eut ainsi le bonheur de retomber dans son joyeux cercle d'amis, qui s'augmenta encore, cette ann�e-l�, de quelques membres nouveaux. Sa tristesse tomba comme par enchantement, les cavalcades, les jeux de colin-maillard, de barres, les courses, le bruit, les all�es et venues {241} recommenc�rent de plus belle du matin au soir. On alla jusqu'� inventer des jeux auxquels des enfants comme Maurice, marchant � quatre pattes, pouvaient m�me prendre part. Et Casimir qui venait de partir de Nohant tout pr�occup� de l'abattement d'Aurore, de sa m�lancolie sans raison, de ses pleurs perp�tuels, �tait � pr�sent frapp� de ses incartades enfantines, de son rire continuel, de la pr�f�rence qu'elle donnait aux courses des enfants et des adolescents sur les conversations avec les grands (elle avait une pr�dilection toute particuli�re pour Lo�sa Puget, la musicienne bien connue, qui n'avait alors que douze ans, et pour F�licie Saint-Agnan, jeune fille de quatorze ans). Dans sa lettre d�j� mentionn�e, du 8 novembre � Caron, elle �crit: � Je meurs toujours de peur d'�tre oblig�e de causer ou de me coucher tard. Vous savez que mon supr�me bonheur est de manger beaucoup, de beaucoup dormir, et ne rien dire, si ce n'est � de bons amis tels que vous. � Casimir ne comprenait plus sa femme, et, ne la comprenant pas, il arriva ce qui arrive tr�s souvent: il se crut en droit de se comporter avec m�pris envers elle. Les personnes �trang�res qui �taient l� et quelques-uns des amis s'�tonn�rent aussi en voyant Aurore reprendre, apr�s une p�riode de m�ditations et de contemplations, une existence toute de joie et de gaiet�.

� Gr�ce � ces contrastes, certaines gens prirent de moi l'opinion que j'�tais tout � fait bizarre. Mon mari, plus indulgent, me jugea idiote. Il n'avait peut-�tre pas tort, et peu � peu il arriva, avec le temps, � me faire tellement sentir la sup�riorit� de sa raison et de son intelligence, que j'en fus longtemps �cras�e et comme h�b�t�e devant le monde. Je ne m'en plaignis pas. Deschartres m'avait habitu�e � ne pas contredire violemment l'infaillibilit� d'autrui, {242} et ma paresse s'arrangeait fort bien de ce r�gime d'effacement et de silence*... �

* Histoire de ma Vie, t. III, p. 441.

Toutes les incartades infantiles d'Aurore n'eurent cependant pas une issue aussi paisible, aussi peu remarqu�e; elles provoqu�rent de plus eu plus souvent l'irritation de Casimir. Une de ces folies finit fort malheureusement et devint une date insigne dans l'histoire des Dudevant. — Un jour du mois de juillet, c'�tait le 20 (le 31, selon d'autres versions) on prenait au Plessis le caf� apr�s le d�ner. Aurore, F�licie Saint- Agnan, Clarisse Lacroix, une autre encore se poursuivaient sur la terrasse, et �taient � bien folles �, comme George Sand le d�clara plus tard. L'une d'elles, voyant l'inutilit� de ses efforts pour en saisir une autre, lui jeta du sable. Quelques grains tomb�rent dans la tasse de � papa James �. Il demanda � cette jeunesse turbulente de cesser de se d�mener de la sorte; mais elles �taient en train, elles ne cess�rent pas, et Aurore se mit aussi � lancer du sable. Casimir, hors de lui, cria grossi�rement contre sa femme, lui ordonna de mettre imm�diatement fin � ce jeu stupide, la mena�a et, voyant qu'elle ne cessait pas, lui donna un soufflet. Aurore, exasp�r�e par la col�re et cruellement offens�e, s'enfuit dans le parc avec F�licie et Clarisse et fut longtemps � se calmer. Dans une de ses lettres post�rieures, lorsqu'elle demanda � F�licie, en 1835, d'�tre t�moin, lors de son proc�s en s�paration, o� il devait �tre question de cette sc�ne, George Sand ajoute que ce jour-l� elle avait cess� d'aimer Dudevant et que � tout alla de mal en pis*. » Mais cela n'est pas {243} exact. En novembre de cette m�me ann�e 1824, Dudevant partit pour Nohant et Aurore �crivit � Caron les lettres d�j� mentionn�es, dans lesquelles elle exprime pour son mari tant d'attachement et tant d'inqui�tude. L'�v�nement qui s'�tait pass� sur la terrasse est, cependant, bien significatir; si Aurore pleurait maintenant, ses pleurs ne pouvaient plus, comme au printemps, �tre qualifi�s d'inexpliquables et d'incompr�hensibles. Et malheureusement ce fait regrettable ne resta pas isol�, il fut, semble-t-il, comme le premier anneau d'une s�rie d'autres actes, plus grossiers et plus r�voltants encore. Si George Sand a trouv� n�cessaire, apr�s le divorce, de les oublier, l'historien qui �crit la chronique de ce mariage et de ce divorce a, lui, le devoir de ne pas oublier de pareils faits. Ce n'est aussi qu'un grain de sable peut-�tre, mais ce fut un des grains de sable qui, devant la justice, firent pencher la balance en faveur d'Aurore, car d'ann�e en ann�e il s'en �tait accumul� trop, de ces petits grains, beaucoup trop!

[{242}] * Voir la lettre � F�licie (on a tout lieu de croire, en la confrontant avec d'autres lettres et faits connus, qu'elle a �t� �crite apr�s le 1er d�cembre 1835), dans la Revue Encyclop�dique du 15 septembre 1893. Le m�me fait est racont� dans une lettre d'Aurore Dudevant � son avou�.

En automne, les Duplessis all�rent s'�tablir � Paris; les Dudevant ne pouvaient, seuls, rester au Plessis, mais craignaient en retournant � Nohant de s'y trouver en t�te � t�te.

� Nous aimions la campagne, mais nous avions peur de Nohant, peur probablement de nous retrouver vis-�-vis l'un de l'autre, avec des instincts diff�rents � tous �gards et des caract�res qui ne se p�n�traient pas mutuellement. Sans vouloir nous rien cacher, nous ne savions rien nous expliquer; nous ne nous disputions jamais sur rien, j'ai trop horreur de la discussion pour vouloir entamer l'esprit d'un autre, je faisais, au contraire, de grands efforts, pour voir par les yeux de mon mari et agir connue il souhaitait. Mais � peine m'�tais-je mise d'accord avec lui, que, ne me {244} sentant plus d'accord avec mes propres instincts, je tombais dans une tristesse incroyable.

« Il �prouvait probablement quelque chose d'analogue sans s'en rendre compte, et il abondait dans mon sens quand je lui parlais de nous entourer et de nous distraire. Si j'avais eu l'art de nous �tablir dans une vie un peu ext�rieure et anim�e, si j'avais �t� un peu l�g�re d'esprit, si je m'�tais plu dans le mouvement des relations vari�es, il e�t �t� secou� et maintenu par le commerce du monde. Mais je n'�tais pas du tout la compagne qu'il lui e�t fallu. J'�tais trop exclusive, trop concentr�e, trop en dehors du convenu. Si j'avais su d'o� venait le mal, si la cause de son ennui et du mien se f�t dessin�e dans mon esprit sans exp�rience et sans p�n�tration, j'aurais trouv� le rem�de; j'aurais peut-�tre r�ussi � me transformer: mais je ne comprenais rien du tout � lui ni � moi-m�me*. �

* Histoire de ma Vie, t. II, p. 442.

Toute la cause de leur malentendu r�sidait en la compl�te m�diocrit�, la pauvret� morale, le manque d'esprit et le peu d'�l�vation d'�me de Dudevant. Comment ces deux natures eussent-elles pu s'harmoniser? D'un c�t�, un gentill�tre assez nul, un homme fort m�diocre, indiff�rent � tous les travaux de l'esprit, de l'autre, une �me passionn�e, ardente, vivant d'une vie int�rieure intense, cherchant par toutes les voies la lumi�re et la v�rit�, allant m�me, lorsqu'elle n'avait encore que dix-sept ans, jusqu'� la pens�e du suicide, non par suite de quelque insucc�s personnel, mais � cause de la petitesse et de l'instabilit� de tout ce qui est terrestre, une de ces �mes dont Mme Allart dit en parlant de Sainte-Beuve � qu'elles sont tourment�es des choses divines �. Quelque petite provinciale avenante, sans {245} pr�tention, e�t fait l'affaire de Casimir; elle se f�t faite � ses gronderies, � sa grossi�ret�, elle e�t tranquillement support� son ivrognerie (comme l'a fait, entre autres, la femme d'Hippolyte Ch�tiron, fr�re naturel d'Aurore), et e�t accept� ses quelques petites infid�lit�s (comme ont su le faire les femmes de plusieurs amis de Casimir � La Ch�tre). Casimir aurait eu ainsi la vie facile, et n'e�t pas connu l'ennui. Il n'aurait pas souffert et n'e�t pas eu � s'irriter de voir � ses c�t�s un �tre incompr�hensible, cherchant midi � quatorze heures, �ternellement r�veur et jamais content de la r�alit�. Si Casimir e�t eu une femme plus simple et plus ordinaire, il ne se serait certainement pas senti �tranger � elle, et elle ne lui e�t sembl� ni excentrique ni idiote car, � La m�diocrit� seule est � notre niveau et ne nous choque pas* �. Louis de Lom�nie, parlant de Casimir, est dans le vrai lorsqu'il nous dit que � c'�tait un soldat de l'empire rentr� dans ses foyers, l'esp�ce d'hommes en g�n�ral la plus prosa�que qui soit sous le ciel. Cet �poux �tait un digne gentill�tre campagnard, comme il en fourmille dans la vieille Aquitaine, tenant les raffinements du cœur pour folies et billeves�es, prenant la vie pour ce qu'elle vaut et le temps pour ce qu'il dure, pas trop savant, un peu rude, � en juger par certains d�tails d'un proc�s fameux, et, au demeurant le meilleur fils du monde**

* Vers de Pouchkine.

** Louis de Lom�nie: � Galerie des contemporains illustr�s par un homme de rien. �

S'il est permis de douter de la justesse de cette derni�re �pith�te, il faut au moins rendre justice au reste de cette appr�ciation. Mais nous trouvons encore un meilleur {246} portrait de Dudevant dans la Lut�ce de Heine*. Le lecteur nous permettra de citer ici in extenso cette page presque intraduisible: « ..... Dudevant, l'�poux l�gitime de George Sand, dit-il, — der kein Mythos ist, wie man glauben sollte, sondern ein leiblicher Edelmann aus der Provinz Berry und den ich selbst einmal das Vergnugen halte mit eigenen Augen zu sehen. Ich sah ihn sogar bei seiner damals schon de facto geschiedenen Gattin, in ihrer kleinen Wohnung auf dem Quai Voltaire, und dass ich ihn eben dort sah, war an und f�r sich eine Merkw�rdigkeit, ob welcher, wie Chamisso sagen w�rde, ich selbst mich f�r Geld schen iassen k�nnte. Er trug ein nichts-sagendes Philislergesicht and schien weder b�se, noch roh zu sein, doch begriff ich sehr leicht, dass diese feuchtk�hle Tagt�glichkeit, dieser porzellanhafte Blick, diese monotonen, chinesischen Pagodenbewegungen f�r ein banales Weibzimmer sehr am�sant sein kunnten, jedoch einem tiefern Frauengem�the auf die Lange sehr anheimlich werden nnd dasselbe endlich mit Schauer und Entsetzen, bis zum Dafonlaufen, erf�llen mussten** ». {247} En effet, � partir de la fin de 1824, nous remarquons que le d�sir inconscient et mutuel des deux �poux de � s'enfuir bien loin l'un de l'autre � se manifestait de plus en plus. Ils ont peur de rester seuls en t�te � t�te. Apr�s le d�part des Duplessis pour Paris, ils se d�cident � lessuivre. Se trouvant en ce moment dans la g�ne, ils ne s'�tablissent pas � Paris m�me, mais dans les environs, � Ormesson, o� ils louent une maisonnette.

[{236}] * « Lutetia �. Franz. Zust�nde. S. 296. Heinrich Heine's Werke. XI Band. Hambourg, Hoffmann und Campe, 1874.

** � ... Dudevant, l'�poux l�gitime de George Sand, qui n'est pas un mythe, comme on aurait pu le croire, mais un gentilhomme en chair et en os de la province du Berry, que j'avais une fois eu le plaisir de voir de mes propres yeux. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que je l'ai rencontr� chez sa femme d�j� s�par�e de lui de facto, dans son petit logement, quai Voltaire. Et le fait que c'est chez elle que je l'ai vu est une de ces raret�s qui auraient pu, comme le dirait Chamisso, me faire mettre en spectacle pour de l'argent. Il avait une de ces physionomies de philistin qui ne disent rien et il ne semblait �tre ni m�chant, ni grossier, mais je compris facilement que cette quotidiennet� humidement froide, ces yeux de porcelaine, ces mouvements monotones de pagode chinoise auraient pu, peut-�tre, amuser une comm�re banale, mais devaient, � la longue, donner le frisson � une femme d'�me plus profonde, et lui inspirer, avec l'horreur, l'envie de s'enfuir... �

Les affaires p�cuniaires des Dudevant, quelque �trange que cela paraisse, �taient alors tr�s embrouill�es; elles le furent, du reste, tout le temps de l'administration de Casimir. Dans les lettres in�dites de cette �poque nous rencontrons, � chaque pas, la preuve que Casimir empruntait de l'argent chez n'importe qui, qu'il �tait souvent dans l'impossibilit� de payer les termes, s'en excusait, qu'il se jetait dans des op�rations financi�res fort compliqu�es et s'ing�niait en vain � se tirer d'affaire. Tout cela lui r�ussissait peu. Sa fortune allait toujours en diminuant, mais jusque-l� l'avenir ne faisait encore pr�sager aucun danger. Pour toutes ses affaires et peut-�tre pour d'autres raisons encore, Casimir allait continuellement d'Ormesson � Paris, laissant sa femme seule et ne rentrant chez lui que le soir.

La maison qu'habitait Aurore appartenait � une certaine dame Richardot qui avait des enfants; tout � c�t� demeurait la famille du baron Malus. Les trois familles avaient li� amiti� entre elles et l� encore recommenc�rent les jeux et les charades. Comme les Dudevant �taient gens, semble-t-il, � rechercher partout le plaisir de vivre en soci�t�, l'automne passa tr�s agr�ablement et joyeusement. Mais quand, � la fin de l'arri�re-saison, les deux familles voisines retourn�rent � Paris, tout changea; Aurore resta toute seule � Ormesson. Le mari passait les nuits hors de {248} la maison. D'abord elle ne s'en plaignit pas. Elle se promenait seule avec le petit Maurice dans le parc immense, lisait les Essais de Montaigne et s'amusait des jeux de son b�b�. Le sentiment de la solitude croissait cependant dans l'�me de la jeune femme, et, avec lui, augmentaient l'impression encore inconsciente de l'offense, le chagrin et la soif du vrai bonheur. Le s�jour � Ormesson lui pesa bient�t, gr�ce aux d�sagr�ments qu'elle eut avec le jardinier, � qui l'on avait confi� la surveillance de la maison et du jardin; c'�tait un bomme bourru qui se chamaillait pour chaque brin d'herbe froiss�e; et peut-�tre plus encore, gr�ce aux cris sauvages qui se faisaient entendre, la nuit, dans la maison du m�me jardinier, — probablement un ivrogne, — et qui effrayaient Aurore. Aussi, malgr� tout son amour pour la solitude, �prouva-t-elle presque de la joie lorsque son mari se querella avec le jardinier et partit imm�diatement pour Paris avec sa famille.

Les Dudevant s'�tablirent dans un petit logement meubl� de la rue du Faubourg-Saint-Honor�. Ils virent beaucoup d'amis et de connaissances, all�rent aussi chez les parents de Casimir qui s�journaient � la m�me �poque � Paris. Mais bient�t cette vie de distractions ne put faire qu'Aurore s'oubli�t elle-m�me. Il y avait quelque chose de rompu dans leur existence.

� La tristesse revint, une tristesse sans but et sans nom, maladive peut-�tre. J'�tais tr�s fatigu�e d'avoir nourri mon fils, je ne m'�tais pas remise depuis ce temps-l�. Je me reprochais cet abattement et je pensais que le refroidissement insensible de ma foi religieuse pouvait bien en �tre la cause*. � Aurore alla consulter son confesseur du couvent, l'abb� de {249} Pr�mord, qui, � son avis, fut trop ti�de et trop indulgent pour une �me comme la sienne, assoiff�e de croyance et de v�rit� absolues; il conseilla � sa fille spirituelle d'aller de nouveau s'enfermer pour quelque temps au couvent, d'y faire, comme on le dit, � une retraite �. Elle suivit son conseil et alla d'abord seule, puis avec le petit Maurice**, passer quelques semaines au couvent des Anglaises, o� elle avait fait son �ducation. L� non plus elle ne trouva pas la paix de l'�me. Ses relations avec ses amies, les bonnes religieuses, le couvent lui-m�me, la vie monastique ne la satisfaisaient plus. Ici la devise �tait renonciation � la vie, � ses joies comme � ses chagrins, � toutes les affections terrestres; l'amour maternel m�me y paraissait � peine pardonnable. Aurore s'�tait trop d�velopp�e depuis trois ans pour admettre ce point de vue. L'adoratrice de Rousseau et de Leibniz embrassait les choses trop largement pour se faire aux pr�ceptes et aux exigences d'un catholicisme �troit et rigoureux. À cela vint s'ajouter encore qu'une des sœurs vint imprudemment et de l'air le plus indiff�rent du monde lui parler de la fr�le sant� de Maurice, qui n'aurait peut-�tre pas longtemps � vivre et qui �tait alors, pour Aurore, sa seule et unique consolation. Pleine de craintes, elle quitta le couvent pour consulter auplus t�t un docteur sur la sant� de l'enfant. Celui-ci trouva que le petit Maurice �tait bien portant et ne donnait aucune raison de craindre pour sa vie. Le s�jour d'Aurore au couvent avait �t� d�finitivement empoisonn� par cet �pisode. Elle n'y retourna plus et s'installa avec son {250} mari, d'abord chez sa tante, Lucie Mar�chal, et, plus lard, � proximit�, dans un logement s�par�. De nouveau, les Dudevant sortirent beaucoup et re�urent des amis. Aurore voyait fr�quemment ses anciennes amies de couvent, surtout Jane et Aim�e Bazouin, et faisait de la musique avec sa cousine Clotilde. Dans les premiers jours du printemps, les Dudevant retourn�rent � Nohant.

[{248}] * Histoire de ma Vie, t. III, p. 448.

[{249}] ** Louis de Lonicnio rapporte cet �v�nement, on ne sait pourquoi, � l'ann�e 1828, en lui donnant en plus une couleur tr�s romanesque. Il confond �videmiuent aussi le s�jour au couvent avec une �poque bien ult�rieure, 1831, quand Aurore avait d�j� quitl� son mari.

Bient�t Aurore eut un grand chagrin, la mort �nigmatique de Deschartres, qui mourut sans que l'on ait jamais su quand ni comment, et sans laisser aucun �crit. Aurore crut qu'il s'�tait tu� apr�s s'�tre ruin� dans une entreprise malheureuse, et, apr�s avoir perdu tout espoir de s'enrichir, ce qui avait �t� le r�ve de toute sa vie. George Sand est dans le vrai quand elle nous dit que cet homme, si dur en apparence, n'avait v�cu que pour les autres; ce n'est qu'� son d�clin qu'il avait commenc� � vivre seul, s'imaginant — comme il le fit du reste pendant toute sa vie — qu'il n'�tait qu'un �go�ste. C'est que le pauvre vieillard ne se connaissait pas lui-m�me. Ce qui le porta au suicide, ce fut la solitude et le chagrin. Cette mort rompit les derniers fils qui rattachaient Aurore � sa jeunesse et au vieux Nohant. � Deschartres emportait avec lui, dans le n�ant des choses finies, toute une notable portion de ma vie, tous mes souvenirs d'enfance, tout le stimulant, tant�t bienfaisant, tant�t f�cheux de mon d�veloppement intellectuel. � Elle perdait en lui l'homme � qui elle devait beaucoup, malgr� la tyrannie p�dagogique et la brusquerie qui le caract�risaient; elle perdait enfin en lui � un cœur d�vou� et le commerce d'un esprit remarquable � beaucoup d'�gards... �. Quoi qu'il en soit, Deschartres �tait un homme qui comprenait en partie ses exigences d'esprit et savait quelquefois r�pondre � ses {251} questions scrutatrices. Apr�s sa mort, elle se sentit plus orpheline encore qu'auparavant; elle le pleura am�rement, cachant ses larmes � tout le monde pour ne pas offenser ceux qu'il avait fait souffrir pendant sa vie: sa m�re et son fr�re Hippolyte.

La vie commen�ait � se montrer � Aurore sous son c�t� le plus sombre. Des dissentiments s'�taient �lev�s entre elle et son mari. Quoique, � cette �poque, � les mauvais traitements fussent encore plus rares que les mauvais proc�d�s* � — comme le dit plus tard Michel de Bourges — son mari lui jetait d�j� � la face les �pith�tes de � stupide � et d' � idiote � et lui avait �t� le droit de prendre part � la conversation. � M. Dudevant, il faut l'avouer, n'avait pas le talent de divination, � ajouta malicieusement Michel de Bourges. En v�rit�, se figurer George Sand se taisant dans une conversation g�n�rale, parce que M. Dudevant daignait trouver que tout ce qu'elle disait �tait idiot et indigne de se faire entendre en pr�sence d'un seigneur et ma�tre aussi docte que lui, est d'un effet incroyablement comique! Mais Aurore n'avait pas lieu d'en rire. Elle devait constamment �tre sur ses gardes pour ne pas irriter son mari, pour ne pas le faire sortir des gonds. Sa sant� �tait, du reste, tr�s mauvaise alors. Elle avait des palpitations de cœur, souffrait de maux de t�te et d'esquinancies, toussait tr�s fortement, crachait le sang. On sut plus tard que tout cela �tait plut�t nerveux, mais alors Aurore et tous ses proches pensaient qu'elle �tait phtisique. Lorsque ses amies Bazouin avec leur p�re et un vieil ami, M. Gaillard, vinrent la voir � Nohant au commencement de l'�t� de {252} 1825 et de l� all�rent aux eaux de Cauterets, il fut d�cid� qu'Aurore devait les accompagner pour y �tre trait�e aussi. Les Dudevant convinrent donc d'aller avec eux aux eaux et r�solurent de passer l'hiver au sud, � Guillery, en Gascogne, chez le p�re de Casimir, pour lequel Aurore avait beaucoup d'affection. Apr�s avoir f�t� l'anniversaire de la naissance de Maurice et d'Aurore elle-m�me, les Dudevant partirent le 5 juillet de Nohant pour se rendre aux Pyr�n�es. Outre Maurice et sa bonne Fanchon, ils prirent encore avec eux Vincent, domestique tout d�vou� � Aurore.

*" Playdoyer de Michel de Bourges devant le tribunal de La Ch�tre, le 10 et le 11 mai 1836. Le Droit, journal des tribunaux, n° 168, du 18 mai 1836.

La jeune femme quitta Nohant avec les plus sombres pressentiments et sans espoir de jamais le revoir. La pens�e d'une fin prochaine semblait lui sourire. Sa solitude d'esprit s'�tait encore accrue dans les derniers temps depuis que se mourait la vieille amiti� qu'Hippolyte avait pour elle. Celui-ci avait quitt� le service militaire, s'�tait mari� bient�t apr�s Aurore, venait souvent � Nohant, comme par le pass�, et y faisait de longs s�jours, ayant son quartier g�n�ral soit � Paris, soit � Corbeil, ou dans la terre de sa femme � Montgivray pr�s de Nohant. Mais alors, il avait d�j� commenc� � boire, et, quoique cette funeste passion, qui le mena plus tard presque � la folie, ne se f�t pas encore d�finitivement d�velopp�e, elle f�t passer � Aurore des moments tr�s p�nibles. À son d�part de Nohant, Aurore remarqua avec tristesse qu'Hippolyte �tait gai et riait en se s�parant d'elle, que leur vieille amiti� devait donc s'�tre bien refroidie. C'�tait encore l� une nouvelle goutte de fiel pour la pauvre femme.

À cette �poque o� il n'y avait pas de chemins de fer et o� les voyages se faisaient lentement, il fallait une bonne provision de patience pour entreprendre un si long trajet avec un petit enfant de deux ans et un mari qui s'irritait � {253} la moindre bagatelle. Aurore �crit dans son journal: � J'ai pris de belles r�solutions pour le voyage: ne pas m'inqui�ter du moindre cri de Maurice, ne pas m'impatienter de la longueur du chemin, ne pas me chagriner des moments d'humeur de mon ami. �

Dans ce voyage aux Pyr�n�es, les Dudevant s'arr�t�rent momentan�ment � Bordeaux, o� Casimir comptait une foule de parents et de connaissances. Ils y tomb�rent dans une soci�t� tr�s anim�e et tr�s nombreuse et pass�rent le temps tr�s agr�ablement. Ils firent m�me beaucoup de nouvelles relations et renouvel�rent les anciennes amiti�s. Ce fut l� qu'Aurore fit la connaissance de l'avocat g�n�ral Aur�lien de S�ze* et Casimir se lia plus intimement avec un certain Desgranges qu'il connaissait depuis longtemps. Des r�les importants, bien que diff�rents, �taient r�serv�s � ces deux hommes dans la vie des Dudevant. De Bordeaux les Dudevant partirent, accompagn�s de quelques nouveaux amis, en passant par Tarbes et P�rigueux, et arriv�rent � Cauterets, o� Aurore rencontra ses amies Jane et Aim�e. Ses sombres pens�es ne la quitt�rent ni pendant tout le voyage, ni au d�but de son s�jour � Cauterets. Son journal de route est plein de m�ditations, de ces � Tristes remarques d'un triste cœur �, qui deviennent peu � peu de � froides observations de l'esprit** et poussent l'homme au d�senchantement.

* Jean-Pierre-Aur�lien de S�ze (ou Des�ze), petit-fils du c�l�bre Romain-Raymond de S�ze, d�fenseur de Louis XVI, naquit � Bordeaux en 1799. C'�tait un avocat de talent qui, plus tard en 1848, fut �lu d�put� � l'Assembl�e nationale, o� il si�geait � l'extr�me droite. Il fut aussi membre de l'Assembl�e L�gislative et prit part � la r�daction de la loi contre le suffrage universel. En 1851 il abandonna le parti triomphant et protesta contre le 2 d�cembre. Apr�s cela il se retira de la vie publique et rentra dans la vie priv�e. Il mourut � Bordeaux le 23 janvier 1870.

** Un autre vers de Pouchkine.

{254} Voici quelques fragments de son journal sous la forme qu'elle leur a donn�e dans l'Histoire de ma Vie. Elle �crit de P�rigueux:

� Cette ville me parait agr�able, mais je suis triste � la mort. J'ai beaucoup pleur� en marchant; mais � quoi sert de pleurer? Il faut s'habituer � avoir la mort dans l'�me et le visage riant... �

Elle �crit de Tarbes:

... � Un beau ciel, des eaux vives, des constructions bizarres faites d'�normes galets apport�s par le gave, des costumes vari�s, un rendez-vous forain, des types anim�s de tout ce c�t� sud de la France. C'est tr�s joh, Tarbes; mais mon mari est toujours de mauvaise humeur. Il s'ennuie en voyage, il voudrait �tre arriv�. Je comprends �a; mais ce n'est pas ma faute si le voyage est de deux cents lieues... �

Enfin, le voyage, comme toute chose, arriva � sa fin et les Dudevant s'install�rent � Cauterets. L�, ils rencontr�rent, de nouveau, une soci�t� tr�s nombreuse et tr�s vari�e: la princesse de Cond�, veuve du duc d'Enghien, le savant Magendie, le g�n�ral Foy, la femme du savant Rumfort, les demoiselles Bazouin avec leur p�re, Aur�lien de S�ze et la nouxelle amie d'Aurore, Zo� Leroy, � qui George Sand a consacr� plusieurs pages de ses Souvenirs. Comme il arrive toujours aux eaux, il se forma bient�t de petits cercles, des parties et des coteries. Les uns, comme Aim�e Bazouin, suivaient strictement les prescriptions des m�decins: ils buvaient de l'eau, prenaient des bains, suaient ensuite sous des tas de couvertures et, en m�me temps, arrangeaient des bals et des soir�es musicales, faisaient des visites, suivaient g�n�ralement la m�me {255} vie qu'� Bordeaux et � Paris, se souciant m�me de trier leurs connaissances. D'autres, comme Zo� et Aurore, se traitaient � la diable ou ne se traitaient pas du tout, passant les journ�es enti�res � se promener ou � faire des excursions dans les montagnes. Aurore continuait � tousser et � �tre malade, mais ne se lassait jamais d'aller par monts et par vaux. � Le mouvement m'a saisie comme une fi�vre. Je tousse et j'�touf�e � chaque instant, mais je ne sais pas si je souffre. Oui, au fait, je souffre, je m'en aper�ois quand je suis seule*. »

* Histoire de ma Vie, t. IV. p. 20.

Dans l'�me d'Aurore couvait, d�s son enfance, l'amour de la nature et elle en comprenait instinctivement la beaut�. Encore enfant, elle charmait sa grand'm�re par ses premiers essais de descriptions: d'un � clair de lune », d'un � orage �, etc. Ici, au milieu du spectacle majestueux des montagnes, de la sombre po�sie des Pyr�n�es, ce vague sentiment po�tique s'�tait tout � coup �veill� avec une nouvelle force et �tait devenu pleinement conscient. À peine arriv�e aux Pyr�n�es, Aurore fut �prise de leur terrifiante beaut�.

� Enfin, nous sommes entr�s dans les Pyr�n�es, — �crit-elle sur son carnet, — la surprise et l'admiration m'ont saisie jusqu'� l'�touffement. J'ai toujours r�v� les hautes montagnes. J'avais gard� de celles-ci un souvenir confus qui se r�veille et se compl�te � pr�sent; mais ni le souvenir, ni l'imagination ne m'avaient pr�par�e � l'�motion que j'�prouve...*. �

* Ibidem, p. 11.

� Je suis dans un tel enthousiasme des Pyr�n�es que je ne vais plus parler et r�ver toute ma vie que {256} montagnes, torrents, grottes et pr�cipices �, �crit-elle le 28 ao�t 1825, de Bagn�res, � sa m�re*.

* Correspondance, t. I.

Dans l'Histoire de ma Vie, elle nous raconte les efforts qu'elle a d� faire pour exprimer et fixer sur le papier son ravissement devant cette nature divine: � J'�crivis beaucoup sur les Pyr�n�es durant et apr�s ce voyage. Mes premi�res notes, jet�es sur un agenda de poche, sont r�dig�es avec assez de spontan�it�... Mais il m'arriva, apr�s coup, ce qui doit �tre arriv� � beaucoup d'�crivains en herbe. M�contente du laisser-aller de ma premi�re forme, je r�digeai, sur des cahiers, un voyage qui se trouve tr�s lourd et tr�s pr�tentieux de style. Et pourtant ce pr�tentieux fut na�vement cherch�. Je m'en souviens. À mesure que je m'�loignais des Pyr�n�es, j'avais peur de laisser �chapper les vives impressions que j'y avais re�ues et je cherchais des mots et des phrases pour les fixer, sans en trouver qui fussent � la hauteur de mon sujet. Mon admiration r�trospective n'avait plus de limites et j'�tais emphatique consciencieusement. Au reste, je sentis bien que je n'�tais pas capable de me contenter moi-m�me par mes �crits, car je ne compl�tai rien et ne pris pas encore le go�t d'�crire. �

Ces �bauches lui servirent cependant plus tard pour ses romans, surtout pour Lavinia, dont la sc�ne se passe dans les Pyr�n�es. Les Pyr�n�es rest�rent toujours ch�res � Aurore Dudevant, comme le Caucase � Lermontow, la mer Noire � Pouchkine, et peut-�tre lui furent-elles surtout ch�res, parce que c'est l� que, pour la premi�re fois, elle prit conscience d'elle-m�me.

D�s son enfance, Aurore avait aim� la solitude et la nature. Ce double amour venait de se manifester d�finitivement; � {257} partir de ce moment, Aurore ne cessa, pendant toute sa vie, de quitter, chaque ann�e, l'endroit qu'elle habitait pour aller passer quelques semaines ou quelques mois dans les montagnes, au bord de la mer, ou simplement dans quelque coin cach� et inconnu au centre m�me de la France.

Pleine libert� au milieu de la nature, promenades � cheval, ascensions p�rilleuses des monts ou des glaciers, le grand air pur des montagnes, tout cela gu�rissait � la fois Aurore de son spleen et m�me de tous ses maux physiques. Et si l'indiff�rence de son mari l'attristait encore, elle l'envisageait avec calme, et commen�ait � comprendre que ce n'�tait pas sa faute, � elle, s'il ne savait pas l'appr�cier, et, qu'au fond, elle ne devait pas s'en affecter. Elle �crit encore, il est vrai, dans son journal:

� Monsieur *** chasse avec passion*. Il tue des chamois et des aigles. Il se l�ve � deux heures du matin et ne rentre qu'� la nuit. Sa femme s'en plaint. � Mais elle ajoute aussit�t: � Il n'a pas l'air de pr�voir qu'un temps peut venir o� elle s'en r�jouira �.

* On voit ais�ment en comparant ce passage avec la lettre d'Aurore � sa m�re cit�e plus haut que ce Monsieur *** n'�tait autre que Dudevant lui-m�me: � Casimir se repose dans ces courses dont je vous parle, de celles qu'il a faites sans moi � Cauterets; il a �t� � la chasse sur les plus hautes montagnes, il a tu� des aigles, des perdrix blanches et des isards, ou chamois, dont il vous fera voir la d�pouille... �

Voici encore un fragment de son journal:

� Madame *** a dit � Aim�e que j'avais tort de faire des courses sans mon mari. Je ne vois pas que cela soit, puisqu'il prend les devants et que je vais o� il veut aller... � Plus loin. Aurore prend d�j� plaisir � se moquer des minuties de son mari et de ses chicanes. Racontant diverses excursions faites par les Dudevant, de Luz � Saint-Sauveur, � Gavarnie, au Marbor�e, etc., elle dit entre autres choses: {258} � On ne pense pas m�me au danger. Mon mari est des plus intr�pides. Il va partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me singularise. Je veux �tre pendue si j'y songe. Je me retourne, et je vois que Zo� me suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se f�che parce que Zo� rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et on s y d�f�che vite �*. On le voit, tout cela n'est encore ni trop s�rieux, ni trop sombre. Mais voici une autre page bien capable de rendre songeur tout lecteur attentif, car il n'est que trop �vident que de telles pens�es ne sont pas le fait d'une femme heureuse, mari�e � peine depuis trois ans.

* Histoire, t. IV, p. 16.

... � Dans le r�ve qu'il est permis de faire d'un amour parfait, l'�poux ne se cr�erait pas volontiers la n�cessit� continuelle de l'absence. Quand des devoirs in�vitables, des occupations s�rieuses la lui auraient impos�e, la tendresse qu'il �prouverait et qu'il inspirerait au retour serait d'autant plus vive et mieux fond�e. Il me semble que l'absence subie � regret doit �tre un stimulant pour l'affection, mais que l'absence cherch�e passionn�ment par l'un des deux est une grande le�on de philosophie et de modestie pour l'autre. Belle le�on sans doute, mais bien refroidissante!

� Le mariage est beau pour les amants et utile pour les saints.

� En dehors des saints et des amants, il y a une foule d'esprits ordinaires et de cœurs paisibles qui ne connaissent pas l'amour et ne peuvent atteindre � la saintet�.

« Le mariage est le but supr�me de l'amour. Quand l'amour n'y est plus, ou n'y est pas, reste le sacrifice. — Tr�s bien pour qui comprend le sacrifice. Cela suppose {259} une dose de cœur et un degr� d'intelligence qui ne courent pas les rues. Il y a, au sacrifice, des compensations qu'un esprit vulgaire peut appr�cier. L'approbation du monde, la douceur routini�re de l'usage, une petite d�votion tranquille et sens�e qui ne tient pas � s'exalter, ou bien de l'argent, c'est-�-dire des jouets, des chiffons, du luxe: que sais-je? Mille petites choses qui font oublier qu'on est priv� du bonheur. Alors tout est bien apparemment, puisque le grand nombre est vulgaire; c'est une inf�riorit� de jugement et de bon sens que de ne pas se contenter du go�t du vulgaire �. (George Sand fait sans doute allusion ici aux gronderies de son mari, aux reproches qu'il lui faisait de manquer d'esprit et de jugement).

� Il n'y a peut-�tre pas de milieu entre la puissance des grandes �mes qui fait la saintet�, et le commode h�b�tement des petits esprits qui fait l'insensibilit�.

� Si fait, il y a un milieu: c'est le d�sespoir.....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

� Mais il y a aussi l'enfantillage, bonne et douce chose � conserver, quoi qu'on en dise.

� Courir, monter � cheval, rire d'un rien, ne pas se soucier de la sant� et de la vie! Aim�e me gronde beaucoup. Elle ne comprend pas qu'on s'�tourdisse et qu'on ait besoin d'oublier. � Oublier quoi? � me dit-elle. — Que sais-je? Oublier tout, oublier surtout qu'on existe*... �

* Histoire, t. IV, p. 10[-]14.

On s'aper�oit dans le fragment qu'on vient de lire qu'il se passe d�j� quelque chose de tr�s s�rieux. On y sent cette secr�te agitation, pr�curseur de l'orage: l'air est satur� d'�lectricit�, au loin brillent d�j� des �clairs, et d'un moment � l'autre le tonnerre va �clater, et la temp�te d�vastatrice va {260} se d�cha�ner au-dessus de la terre engourdie dans l'attente.

En effet, le voyage aux Pyr�n�es fut une �poque marquante dans la vie des Dudevant. C'est pendant ce voyage qu'Aurore se convainquit pleinement de l'indiff�rence de son mari et de sa froideur envers elle; c'est alors aussi que naquit son premier attachement s�rieux. Elle y rencontra l'homme qui sut la comprendre et l'aimer, et que, de son c�t�, elle aima de tout son cœur. Cet homme �tait Aur�lien de S�ze.

Ce nom n'est cit� dans aucune biographie de George Sand, et m�me, tout derni�rement, M. Rocheblave*, qui a parl� de cet �pisode et cit� des fragments de la correspondance entre notre h�ro�ne et Aur�lien de S�ze, n'a pas jug� n�cessaire de le nommer. Cela n'a cependant pas emp�ch� les ennemis et d�tracteurs de George Sand de dire bien haut et sans aucun fondement, que de S�ze fut, lui aussi, un de ses amants**. Le nom de de S�ze dans la Correspondance de George Sand n'est �galement mentionn� que deux fois: dans une lettre � Caron du 1er octobre 1829*** et dans celle qu'elle �crivit � Mme Saint-Agnan, le 23 juillet 1830****. Dans une lettre ant�rieure, dat�e du 6 juillet 1830, elle le nomme simplement mon ami de Bordeaux. Dans une lettre de Bordeaux du 4 juin 1829, elle �crit � Caron: � Nous avons ici l'avocat g�n�ral ». Mais cet avocat g�n�ral n'�tait autre encore qu'Aur�lien de S�ze, comme on le voit dans la note au bas de la page. Dans l'Histoire de ma Vie, elle ne parle pas une seule fois de lui, quoique le lecteur {261} le nomme aussit�t, car il en est souvent question. Pourtant les biographes amis de George Sand semblent ne rien savoir de lui ou bien ils en parlent d'une mani�re myst�rieuse. Ainsi Louis de Lom�nie***** ne fait-il allusion, qu'en passant l�g�rement, � � une premi�re illusion toute passag�re que George Sand aurait eue pendant son voyage aux Pyr�n�es. � M. d'Haussonville****** se borne �galement aux allusions suivantes qui ne jettent aucune clart� sur cet �pisode. En racontant que George Sand a plac� dans les Pyr�n�es la sc�ne d'une de ses plus charmantes nouvelles, Lavinia, il dit: � Si George Sand a cherch� dans ses souvenirs le cadre et les couleurs du tableau qui a servi de sc�ne � l'action de Lavinia, le langage qu'elle pr�te � son h�ro�ne n'est point celui que parlait alors son cœur. À cette date, elle n'aurait point encore �crit la lettre si triste et si fi�re o� Lavinia repousse les offres de l'homme qu'elle a aim�, sans lui cacher ce que ce refus lui co�te d'h�sitations et de regrets... Elle n'�tait pas alors au moment du r�veil, elle en �tait encore aux premi�res et aux plus belles heures du r�ve. ..� (p. 286). Aux pages suivantes (287-288) M. d'Haussonville donne un petit extrait (nous en parlerons plus bas) de � l'Histoire de ma Vie �, sans nous dire encore � qui l'�pisode se rapporte. Enfin, page 404, il nous dit, et cette fois tout � fait en passant: � Le bonheur, elle l'a cherch� partout: aux Pyr�n�es, � Paris, � Venise, � Majorque, � Nohant, dans tous les lieux o� elle a promen� l'inconstance de son imagination, la fum�e de son cigare et la facilit� de son tutoiement. À chaque pas, elle croyait le saisir; � chaque pas, le bonheur lui �chappait... �

[{236}] * Dans son article Georgie Sand avant George Sand.

** Voir entre autres Viel-Castel: « M�moires �, ou Le Curieux, et un tas d'autres encore.

*** Correspondance de George Sand, t. I, p. 76.

**** Voir la Revue Encyclop�dique, du 1er septembre 1893. � Lettres de George Sand. �

***** George Sand, dans son livre d�j� cite: Contemporains illustres par un homme de rien.

****** Vicomte d'Haussonville, Études biographiques et litt�raires, George Sand. Paris. Calmann-L�vy, 1879.

{262} Tous les autres biographes amis se taisent sur Aur�lien de S�ze. Et cependant ce fut cet amour, rest� toujours pur et platonique, qui d�cida d�finitivement du sort futur de George Sand, lui ouvrit les yeux sur le prix et la conception de la vie, lui montra combien il est n�cessaire � une femme d'�tre comprise de l'homme aim�, quelle m�prise affreuse �tait son mariage avec Dudevant et qu'il �tait impossible de g�cher toute sa vie rien qu'� cause de cette seule m�prise.

Voici une page in�dite �crite sur un petit calepin et qui nous peint bien l'�tat d'�me d'Aurore Dudevant � ce moment de sa vie:

� Si l'on savait ce que c'est que le chagrin! Si l'on pouvait pr�voir quelles longues angoisses payeront l'erreur d'un jour! Mais non. L'homme est si fanfaron de sa nature. Il se lance en souriant au milieu des dangers, la mer orageuse est son �l�ment; et le moins prudent est souvent le plus sage; le confiant esclave du sort qui livre sa barque au caprice des flots arrive souvent au port, tandis que l'habile pilote combat vainement la temp�te qui se joue de ses pr�visions. Il semble que le hasard soit le dieu qui nous gouverne! Si c'est un lot, si c'est une rencontre fortuite que le bonheur, pourquoi tant de soins pour le fixer? Pourquoi tant de r�flexions avant de faire le bien, et tant de prudence � secourir autrui? Ce n'est pas de pr�parer l'avenir qui doit occuper une grande �me. Elle sait trop bien qu'il d�jouera ses plans, c'est de le recevoir, qu'il est difficile... Si vous voulez savoir ce que c'est que la douleur, d�chirez votre chair avec les ongles, percez-la avec un instrument tranchant et versez sur vos blessures du plomb fondu et de l'huile bouillante, ou supportez l'ardeur d'un brasier, ou frappez votre t�te aux murs d'une prison. Mais vous ne saurez pas encore ce que c'est que de {263} souffrir. Il n'y a peut-�tre pas deux cr�atures humaines qui le sachent. La coupe de fiel n'est pas �galement am�re pour tous, la plupart de ceux qui l'ont go�t�e la repoussent et n'ont pas le courage de la savourer jusqu'� la lie. Il y a des �tres privil�gi�s, des esclaves de la fatalit� qui semblent s'y plaire et n'en vouloir pas perdre une seule goutte; vous les raillez pourtant d'avoir pris pour eux la triste part que vous leur avez laiss�e �.

Si nous ne pouvons, � notre grand regret, faire l'histoire du prologue et des d�buts de ce premier roman dans la vie de George Sand, nous pouvons dire du moins, qu'Aurore, en aimant Aur�lien de tout son cœur, et aussi en sachant tout l'amour qu'il avait pour elle, sut non seulement vaincre sa propre passion, mais qu'elle sut consoler son ami et ramener en lui le calme. Elle lui fit m�me jurer qu'il n'exigerait d'elle aucune preuve d�cisive de l'amour qu'elle avait pour lui, qu'il respecterait la saintet� de son mariage, qu'ils se contenteraient tous deux de rester toujours amis. Cette explication eut lieu entre les deux jeunes gens pendant une excursion dans les montagnes, peu de temps avant de quitter les Pyr�n�es.

De Bagn�res, les Dudevant entreprirent une excursion aux c�l�bres grottes de Lourdes. Dans sa lettre de Bagn�res � sa m�re (du 28 juillet), elle �crit: � Nous avons �t� hier � six lieues d'ici � cheval, pour visiter les grottes de Lourdes. Nous sommes entr�s � plat ventre dans celle du Loup. Quand on s'est bien fatigu� pour arriver � un trou d'un pied de haut, j'avoue que l'on se sent un peu d�courag�. J'�tais avec mon mari et deux autres jeunes gens avec qui nous nous �tions li�s � Cauterets et que nous avons retrouv�s � Bagn�res, ainsi qu'une grande partie de notre aimable et nombreuse soci�t� {264} bordelaise...* En sortant de la grotte du Loup, nous entr�mes dans les Espeluches. Nous trouv�mes l'entr�e de ces grottes admirable; j'�tais seule en avant**, je fus ravie de me trouver dans une salle magnifique, soutenue par d'�normes masses de rochers qu'on aurait pris pour des piliers d'architecture gothique, le plus peau pays du monde, le torrent d'un bleu d'azur, les prairies d'un vert �clatant, un premier cercle de montagnes couvertes de bois �pais, et un second, � l'horizon, d'un bleu tendre qui se confondait avec le ciel, toute cette belle nature �clair�e par le soleil couchant, vue du haut d'une montagne, au travers de ces noires arcades de rochers, derri�re moi la sombre ouverture des grottes; j'�tais transport�e �.

[{236}] * Dans l'Histoire, George Sand dit: � Nous f�mes une excursion tr�s int�ressante, mon mari et moi, avec un de ceux de nos amis de Bordeaux que nous avions retrouves � Bagn�res. Cet ami avait ou� parler des esp�luques ou sp�lonques de Lourdes... � etc.

** Nous devons attirer l'attention des lecteurs sur le fait que dans les six volumes de la Correspondance de George Sand on trouve � c�t� de beaucoup de lacunes, le remplacement d'expressions famili�res par d'autres plus litt�raires, des changements d'adjectifs, de pronoms, de d�buts et de conclusions de lettres, qu'enfin toutes les lettres sont plus ou moins chang�es, tronqu�es, arrang�es, ce que nous avons pu constater en comparant les lettres imprim�es avec le manuscrit. Dans la lettre mentionn�e ici, il faut certainement lire en cet endroit: nous, c'est-�-dire Aurore et Aur�lien. Page suivante, il est imprim�: nos compagnons nous ont rejoints, etc. Il faut en conclure que l� nous devons lire aussi: nous �tions en avant... etc.

Et c'est bien l�, � au pied des Pyr�n�es, en face de cette nature imposante, qu'elle avait fait, ses adieux � l'homme g�n�reux et digne d'elle qu'elle n'avait pu s'emp�cher d'estimer et d'aimer dans le fond de son cœur* �.

* Plaidoyer de Michel de Bourges. Le Droit, 1836, nos 240 et 242. Comptes rendus dOs s�ances de la Cour royale � Bourges, des 25 et 26 juillet 1836.

Que ces faits se soient r�ellement pass�s comme nous l'assurons, et qu'ils se soient pass�s l�, c'est une lettre {265} d'Aurore � son mari qui nous le raconte, lettre in�dite jusqu'� pr�sent, mais fort connue depuis le proc�s de 1836, et dont nous avons d�j� parl� plus haut. Dans cette longue lettre qui compte plus de vingt pages, Aurore raconte d'abord bri�vement l'histoire de son d�saccord intime avec son mari, qu'elle explique par la trop grande dissemblance de leurs natures, puis elle avoue, avec candeur et simplicit�, son amour pour Aur�lien, disant la lutte qui s'�tait produite dans son cœur, la victoire qu'elle avait remport�e sur sa passion; elle rappelle ensuite � Casimir la sc�ne des adieux que le mari avait surprise � Bordeaux lors de leur retour et avant son d�part pour Nohant, sc�ne qui devait le rassurer compl�tement sur les r�solutions prises par Aurore et Aur�lien quant � l'avenir, et finit par demander � son mari, comme � son meilleur ami, aide et secours. Plis tard, lors du proc�s entre les deux �poux, des fragments de cette lettre furent lus, devant le tribunal, par l'avocat des Dudevant. Mais quand, apr�s cela, l'avocat d'Autore, Michel de Bourges, lut � son tour la lettre en entier, de la premi�re ligne � la dernire, l'impression produite sur tout l'auditoire fut incroyable, foudroyante. L'extraordinaire grandeur d'�me qui se d�gageait de chaque mot de cette mettre, �crite dans une langue digne des meilleures pages d'Indiana et de Jacques, les descriptions des Pyr�n�es trac�es sous les fra�ches impressions qu'elle y avait ressenties et �tonnantes de po�sie et d'�clat, la candeur touchante que r�v�lait chaque mot, firent que les armes que les adversaires avaient voulu employer contre Mme Dudevant ne servirent qu'� lui faire remporter une pleine et �clatante victoire. Nous avons d�, en parlant de cette lettre, anticiper un peu sur les �v�nements, mais le lecteur n0us pardonnera, sachant qu'elle se {266} rapporte � 1825, et ou voyage de Lourdes qui vient de nous occuper.

Retournons maintenant � la journ�e qu'elle d�crit � sa m�re dans la lettre dont il a �t� question plus haut... � Nos compagnons arriv�rent et nous nous enfon��mes encore dans les d�tours d'un labyrinthe �troit et humide, nous aper��mes au-dessus de nos t�tes une salle magnifique, o� notre guide ne se souciait gu�re de nous conduire. Nous le for��mes de nous mener � ce second �tage. Ces messieurs se d�chauss�rent et grimp�rent assez adroitement; pour moi j'entrepris l'escalade.

« Je passai sans frayeur sur le taillant d'un marbre glissant, au-dessous duquel �tait une profonde excavation. Mais quand il fallut enjamber sur un trou que l'obscurit� rendait tr�s effrayant, n'ayant aucun appui ni pour mes pieds, ni pour mes mains, glissant de tous c�t�s, je sentis mon courage chanceler. Je riais, mais j'avoue que j'avais peur. Mon mari m'attacha deux ou trois foulards autour du corps et me soutint pendant que les autres me tiraient par les mains. Je ne sais ce que devinrent mes jambes pendant ce temps-l�! Quand je fus en haut, je m'assurai que mes mains (dont je souffre encore) n'�taient pas rest�es dans les leurs et je fus pay�e de mes efforts par l'admiration que j'�prouvai.

� Nous rentr�mes � Lourdes dans un �tat de salet� impossible � d�crire; je remontai � cheval avec mon mari, et, nos jeunes gens prenant la route de Bordeaux, nous primes tous deux cele de Bagn�res. Nous e�mes, pendant dix lieues, une pluie � verse et nous sommes rentr�s ici � dix heures du soir, tremp�s jusqu'aux os et mourant de faim. Nous ne nous en portons que mieux aujourd'hui �...

Le ton de cette lettre � sa m�re est assez calme, et presque {267} gai, mais Aurore parle tout autremcnt de cette m�me journ�e dans l'Histoire de ma Vie, o� elle copie des fragments de son journal. On y entend comme un son fi�vreux; le ton s'�l�ve, et le lecteur, � ce ton seul, sent involontairement que quelque chose de particulier est entr� ce jour-l� dans la vie d'Aurore.

... « L'entr�e de la grotte n'�tait pas attrayante... Mais une promenade de plusieurs heures dans ce monde souterrain fut un enchantement v�ritable. Des galeries, tant�t resserr�es, �touffantes, tant�t incommensurables � la clart� des torches, des torrents invisibles, rugissant dans les profondes entrailles de la terre, des salles bizarrement superpos�es, des puits sans fond, c'est-�-dire des gouffres perdus dans les ab�mes imp�n�trables et battant avec fureur lers parois sonores de leurs eaux puissantes, des chauves-souris effar�es, des portiques, des vo�tes, des chemins crois�s, toute une ville fantastique, creus� et dress�e par ce que l'on appelle b�nignement le caprice de la nature, c'est-�dire par les �pouvantables convulsions de la formation volcanique: c'�tait un beau votage pour l'imagination, terrible pour le corps; mais nous n'y pensions pas. Nous voulions p�n�trer partout, d�couvrir toujours. Nous �tions un peu fous, et le guide mena�ait de nous abandonner. Nous marchions sur des corniches au-desus d'ab�mes qui nous rappelaient l'enfer du Dante; il y en eut un o� nous voul�mes descendre... Nous rev�nmes � cheval pendant la nuit par une pluie fine et un clair de lune doucement voil�. Nous �tions � Bagn�res � deux heures du matin. J'�tais plus excit�e que lasse et je ressentis, pendant mon sommeil, le ph�nom�ne de la peur r�trospective. Je n'avais song�, dans les sp�lonques, qu'� rire et � oser. Dans mes songes, la cit� souteraine m'apparut dans toutes ses terreurs. Elle se {268} brisait, elle s'entassait sur moi; j'�tais suspendue � des cordes de mille pieds, qui rompaient tout � coup, et je me trouvais seule dans une autre ville plus enfouie encore, descendant toujours et se perdant par mille galeries et recoins piran�siques jusqu'au centre du globe. Je me r�veillais baign�e d'une sueur froide, et, me rendormant, je partais pour d'autres voyages et d'autres visions encore plus fi�vreuses... »

Si le lecteur ignorait ce qui s'est pass� aux Pyr�n�es, et que les lignes qui pr�c�dent ne l'aient pas encore suffisamment convaincu qu'au voyage � Lourdes se rattachaient, pour Aurore, des souvenirs tout particuliers, les lignes par lesquelles elle termine le chapitre sur les Pyr�n�es, ne laissent plus pace � aucun doute.

... « Je n'ai gard� aucun souvenir du voyage de Bagn�res � N�rac. Il en est ainsi de beaucoup de pays que j'ai travers�s sous l'empire de quelque pr�occupation int�rieure: je ne l'ai pas vu.

... � Les Pyr�n�es m'avaint exalt�e et enivr�e comme un r�ve qui devait me suivre et me charmer pendant des ann�es. Je les emportais avec moi pour m'y promener en imagination, le jour et la nuit, pour placer mon oasis fantastique dans ces tableaux enchanteurs et grandioses que j'avais travers�s si vite, et qui restaient pourtant si complets et si nets dans mon souvenir, que je les voyais encore dans leurs moindres d�tails*... �

* Histoire, t. IV, p. 26.

C'est, en effet, dans les Pyr�n�es, et mieux encore � Bordeaux, qu'�tait demeur�e l'oasis o� la pens�e d'Aurore se reportait sans cesse au milieu du d�sert intellectuel et moral o� elle se sentait si seule. Plusieurs ann�es durant, {269} cette oasis — amiti� exalt�e pour Aur�lien de S�ze — soutint Aurore et �claira sa vie. Cette amiti� traversa d'abord bien des �preuves. Quand on est jeune et que l'amour est ardent et mutuel, il est difficile de renoncer au bonheur. Malgr� toutes les bonnes r�solutions, il arrive que tant�t l'un, tant�t l'autre des deux nouveaux amis vienne � violer par quelque parole imprudente ou passionn�e les r�gles d'une s�v�re amiti�, et c'est ce qui arriva entre Aurore et Aur�lien.

Apr�s un s�jour � Guillery, les Dudevant, en automne, revinrent pour quelque temps � Bordeaux. Les deux jeunes gens se revirent, et, entre eux, il faut le croire, �clat�rent des sc�nes orageuses et des explications dont leur honneur � tous deux sortit vainqueur, mais qui agit�rent profond�ment Aurore. Seuls, lc d�vouement et la tendre amiti� de Zo� la soutinrent dans ces moments p�nibles...

� L'automne, nous nous rendimcs � Bordeaux, mon mari et moi, et nous all�mes jusqu'� La Br�de, o� la famille de Zo� avait une maison de campagne. J'eus l� un violent chagrin, dont cette inappr�ciable amie me sauva par sa courageuse et amicale �loquence. L'influence que son esprit vif et sa parole nette eurent sur moi, en ce moment de d�sespoir, se maintint durant plusieurs ann�es de ma vie et aida ma conscience � �tablir l'�quilibre auquel je m'�tais en vain efforc�e d'arriver jusque-l�. Je retournerai � Guillery, bris�e de fatigue, mais calme, apr�s avoir err� plus d'une fois sous les grands plant�s par Montesquieu, pleine de pens�es joyeuses et enthousiastes, dans lesquelles, je l'avoue, le souvenir du grand philosophe ne joua aucun r�le �.

Et aussit�t, jouant malicieusement sur les mots, George Sand ajoute: � Et pourtant j'aurais pu faire ce jeu de mots {270} que l'Esprit des lois �tait entr� d'une certaine fa�on et � certains �gards dans ma nouvelle mani�re d'accepter la vie... �

Évidemment, c'est l� une allusion transparente � Aur�lien de S�ze, � l'avocat g�n�ral reprsentant de la loi. Et, en effet, la lettre mentionn�e plus haut qu'Aurore �crivit � son mari le 8 novembre 1825, a trait � la visite qu'Aurore fit � La Br�de, lieu natal de Montesquieu, en compagnis d'unz nombreuse soci�t� o� se trouvait Aur�lien, et raconte que l� ils eurent une derni�re explication orageuse, apr�s laquelle ils renonc�rent tout � fait � l'amour en se promettnat de n'�tre qu'amis*.

* L'autographe de cette lettre appartient � M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.

Voil� donc Aurore racontant � son mari avec sa noble franchise et sa droiture de caract�re honn�te et sinc�re, sans rien lui cacher, ce qui esr arriv�. Dudevant, �tant alors all� pass� quelque temps � Nohant, la lettre dut le suivre de N�rac � Bordeaux, ou plus loin encore. Notons ici un fait curieux dans l'histoire des relations conjugales des Dudevant, fait que nous ne pouvons d�termnier d'une mani�re pr�cise. Parmi les lettres in�dites de Dudevant � sa femme, nous en trouvons une s�rie, ou plut�t une seule grande lettre, dont les fragnmnts avaient �t� envoy�s � Aurore, en route, et de Nohant, sous forme de journal, portant les dates de:

7 novembre 1825, lundi, minuit. P�rigueux.
    Mardi, mercredi et jeudi (en route pour Nohant).
    Vendredi, 6 heures et demie du matin.
    5 heures du soir.
    10 heures et demie du soir.
    Samedi, 6 heures et demie du matin.
    7 heures du soir, 12 novembre.
    {271} Dimanche, 13 novembre 1825.
    Lundi.
    Mardi.
    Et, enfin, Bordeaux, 23 d�cembre 1825.

Dans ces lettres, � il y a de tout, s'il n'y a pas de duperie* �. Vu le caract�re de Dudevant et en comparant ces lettres avec toutes celles qu'il a �crites � sa femme de 1822 � 1825 et de 1825 il 1836, nous les d�clarons absolument surprenantes. Dans aucune de ses autres lettres, nous ne trouvons rien qui les rappelle, tant ces lettres sont diff�rentes de ton et de mani�re, tant elles sont loin de l'esprit qui r�gne dans la correspondance de Casimir avec Aurore. Ces lettres �taient apparemment destin�es � prouver combien Dudevant fut boulevers� par la lettre de sa femme, quels efforts il avait faits pour se rendre digne de son amiti� et de celle d'Aur�lien (celui-ci ayant toujours �t� aussi bien l'ami du mari que de la femme durant les longues ann�es qu'ils furent en relations). La lettre de Dudevant, disons-nous, ressemble si peu � toutes celles que nous poss�dons de lui, que nous ne sommes pas les seuls dispos�s � croire qu'elle a �t� �crite, ou en commun avec Hippolyte Ch�tiron — nous en avons des indices � l'appui, — ou bien post-facto, pour �tre pr�sent�e devant le tribunal; car c'est Dudevant lui-m�me qui l'a transmise � son avou� pendant le proc�s en s�paration. Il est donc difficile de dire si cette lettre refl�te r�ellement le trouble d'�me de Dudevant en l'automne de 1825, ou si ce n'est qu'un pastiche de ces troubles.

* Vers de Gribo�edow.

Il y a de tout, dans ces pages, comme nous le disions plus haut: essais d'�tre po�tique et d'atteindre � la {272} grandeur d'�me d'Aurore, et essais de parler sa langue ou du moins de l'imiter, jusqu'� des descriptions po�tiques de la nature! Dudevant y raconte, par exemple, que tout � coup il lui �tait venu � Nohant l'ardent d�sir de s'instruire, et qu'il s'�tait mis � lire Pascal dans un exemplaire qui appartenait � Aurore, qu'il avait aussi commenc� � apprendre l'anglais, qu'il prenait m�me son livre au lit en se couchant, t�chant par l� d'adoucir sa solitude. Il y exprime aussi son amour passionn� pour sa femme, sa crainte de la perdre (disons plut�t de perdre sa fortune), la tristesse et la joie qui l'envahirent apr�s la lecture de la lettre de sa femme; il fait preuve de noblesse de cœur et m�me de grandeur d'�me dans la mani�re dont il avait re�u sa confidence sur tout ce qui s'�tait pass�. Bref, ou bien l'aveu fait par Aurore de son amour pour Aur�lien avait r�ellement agit� Dudevant et r�veill� cette �me comme engourdie dans les t�n�bres, ou bien ce n'�tait l� qu'une ruse, une manœuvre diplomatique de sa part. Nous sommes port�s � admettre cette derni�re supposition, gr�ce � deux lettres �crites par Ch�tiron � sa sœur, dont nous avons la copie entre nos mains. À la premi�re de ces deux lettres, toute remplie de grossi�res invectives de la part de Ch�tiron, � la suite des plaintes qu'il avait re�ues de Casimir, Aurore r�pondit par une lettre* fort s�v�re, o� elle r�fute, d'un ton ferme et s�rieux, les diverses accusations port�es contre elle par son fr�re au nom de son mari. Dans une seconde lettre, dat�e du 10 d�cembre 1825, Ch�tiron s'excuse apr�s avoir re�u la r�ponse de sa sœur. De tout cela, il est permis de conclure que Dudevant, apr�s son arriv�e � Nohant, s'�tait plaint d'Aurore � Hippolyte, qu'il {273} l'avait accus�e, qu'il lui gardait rancune, et que ce n'�tait chez lui qu'une feinte lorsqu'il appr�ciait la franchise de la confession de sa femme dont il avait m�connu jusque l� le m�rite.

* In�dite.

Mais Dudevant �tait hypocrite, il sut cacher d�s lors son ressentiment. En attendant, gr�ce aux efforts r�unis de de S�ze, d'Aurore et de son mari, le petit drame romanesque se transforma en amiti� idyllique. Comme r�futation des m�chantes allusions et assertions de certains auteurs, comme Viel-Castel et autres, pr�tendant qu'Aur�lien de S�ze avait �t� l'amant d'Aurore, il nous suffit de dire qu'Aurore n'avait aucun secret pour son mari. Elle lui communiquait toutes les lettres qu'elle recevait d'Aur�lien en son absence, elle lui disait toutes leurs rencontres � Paris et � Bordeaux quand elle y allait seule, ou les arriv�es d'Aur�lien � Nohant, en l'absence du mari. De S�ze, de son c�t�, soutenait avec une s�v�rit� tr�s correcte son r�le de simple ami, et, comme le prouvent ses lettres de plusieurs ann�es � Aurore et � Zo� Leroy, et celles d'Aurore � lui et � Zo�, il t�chait de maintenir constamment la jeune femme ardente et enthousiaste dans le ton quelque peu sur�lev�, romanesco-mystique, que leur amiti� avait pris d�s son d�but. C'�tait un homme tr�s cultiv�, ayant beaucoup lu, de temp�rament assez froid, quelque peu ambitieux, plus tard m�me un peu trop �pris de ses succ�s parlementaires, mais tr�s probe, tr�s honn�te, et d'une vraie noblesse de cœur, digne repr�sentant de la vieille magistrature fran�aise avec ses hautes traditions, ses mœurs s�v�res et les grandes qualit�s morales de sa corporation*. {274} Par sa nature, son caract�re, son �ducation, ses �tudes, ses habitudes correctes et tranquilles, il pr�sentait un parfait contraste avec Aurore Dudevant, et ce contraste, c'�tait peut-�tre justement la force secr�te qui, en vertu de la loi des contraires, les attirait l'un vers l'autre. D'autre part, leur amour de la lecture, leurs tendances id�alistes, leurs go�ts intellectuels, les habitudes et les exigences de leur esprit quelque peu abstrait, et une forte dose de romantisme dans leur caract�re, contribuaient beaucoup � ce rapprochement plus intime et conscient des deux nouveaux amis. L'amiti� qu'ils portaient tous deux � Zo� Leroy, qui habitait La Br�de, tandis que de S�ze demeurait � Bordeaux, venait tr�s � propos pour former le cha�non qui liait les deux jeunes gens; elle les aidait non seulement � se voir plus souvent, mais encore � rendre leurs lettres plus fr�quentes, lorsque Dudevant partit de Bordeaux pour Nohant et qu'Aurore se rendit d'abord chez son beau-p�re � Guillery, et plus tard quitta d�finitivement le sud de la France pour retourner chez elle. C'est alors que commen�a cette correspondance entre de S�ze et Aurore qui joua un si grand r�le dans la vie de notre h�ro�ne. Les lettres afflu�rent des deux c�t�s, lettres philosophiques, po�tiques, gaies, sentimentales; elles contenaient toute la vie d'�me et d'esprit d'Aurore pendant six ann�es, et faisaient na�tre l'�cho qui r�pondait, chez son ami, � chacune de ses moindres paroles, � ses sentiments, � ses pens�es. Aur�lien de S�ze et Aurore, on le voit, avaient pris au s�rieux leur r�solution de n'�tre qu'amis, gr�ce surtout � la ferme et in�branlable volont� d'Aur�lien qui avait pris � cœur sa qualit� de guide et de directeur de conscience de la jeune femme, et ne tenait pas moins � �tre l'ami de l'�poux que celui de l'�pouse. Mais, n'anticipons pas sur les �v�nements, {275} et, sans nous �carter de l'ordre chronologique que nous avons r�solu de suivre, revenons � l'ann�e 1825.

[{273}] * Voir � ce sujet, entre autres, la brochure de M. Auguste NicolasM. Aur�lien de S�ze �. Notice biographique. (56 pages, in-8°. Paris, Charles Douniol et Vaton, 1870.)

Aurore passa l'hiver de 1825-1826 � Guillery, chez le p�re de Casimir, et s'y amusa beaucoup. On y organisait tant�t des chasses, tant�t de simples cavalcades; dans ce but, on fit m�me venir de Nohant le cheval favori d'Aurore, � Colette �. On allait souvent chez divers propri�taires voisins, qui, dans leurs ch�teaux, arrangeaient des bals, des spectacles, des charades, auxquels assistaient les parents et les connaissances, venus non seulement des ch�teaux voisins, mais aussi de N�rac et de Bordeaux. Aurore �crit � sa m�re le 30 d�cembre 1825: � Je ne fais que d'arriver d'un ch�teau voisin o� j'ai pass� plusieurs jours � chasser � cheval et � jouer des charades le soir. J'ai une assez mauvaise sant� pour toutes ces folies qui m'ont passablement fatigu�e. Me voil� pourtant rentr�e et repos�e, et d�cid�e � me soigner et � ne sortir de mon trou que pour aller passer la fin du carnaval � Bordeaux. Nous y serons, je pense, avant la fin de janvier, on veut bien nous y d�sirer et nous y attendre avec toute sorte d'amiti�s... Casimir arrive de Bordeaux bien portant et se joint � mes vœux pour votre sant� et vos plaisirs*. �

[{275}] * In�dite.

En effet, cet hiver-l� et les ann�es suivantes, Casimir alla souvent � Bordeaux, o� son p�re avait une maison de rapport qu'il fallait g�rer et qui devait plus tard revenir au fils. À Bordeaux, comme nous le savons d�j�, Dudevant s'�tait li� avec Desgranges, armateur de profession et faiseur d'affaires de la plus belle eau. Celui-ci ne tarda pas � l'entra�ner dans une s�rie d'entreprises et d'op�rations financi�res qui le conduisirent peu � peu � une ruine compl�te. {276} Quel personnage �tait ce Desgranges et quelles sortes de relations s'�tablirent entre lui et Dudevant, c'est ce que nous fait comprendre la lettre* suivante d'Aurore � son avou� Accolas, que Michel de Bourges s'�tait adjoint dans le proc�s en s�paration... � Le fait le plus important est celui d'un vaisseau achet� en 1828. M. Dudevant �tait entre les mains d'un escroc, appel� Desgranges, qu'il avait assez peu connu dans sa jeunesse et qui l'accapara en lui faisant boire du vin de Champagne, � la suite d'un d�ner o� les actionnaires virent le portrait lithographi� d'un fort joli brick de commerce. Chacun signa suivant sa capacit�. M. Dudevant en fut pour 25 000 francs. Pendant deux ans il fut tr�s tourment� par les lettres de change qu'il avait sign�es. Quand il eut bien pay� le tout, on apprit que le navire n'avait jamais exist�. M. Dudevant avait �t� armateur in partibus �.

* In�dite.

Toutes ces op�rations p�cuniaires et autres, appelaient souvent Casimir � Bordeaux, et Aurore �tait sans doute ravie lorsqu'elle pouvait l'y accompagner. Les rapports les plus amicaux s'�taient d�j� �tablis entre elle et son ami de Bordeaux, mais quelle diff�rence entre leur amiti� po�tique et les relations prosa�ques entre Casimir et Desgranges! Ces deux amiti�s contribu�rent cependant, chacune de leur c�t�, � s�parer de plus en plus les deux �poux.

Aurore se prit d'une grande affection pour le vieux Dudevant. C'�tait un homme juste et cordial, un peu emport�, mais un bon cœur. George Sand nous dit qu'elle aurait voulu passer toute sa vie aupr�s de lui, qu'il aurait probablement su la d�fendre contre les temp�tes conjugales qui empoisonn�rent sa vie de famille. Elle ajoute que, {277} malheureusement, il ne lui a pas �t� donn� de garder longtemps son d�fenseur et protecteur. Elle le perdit cette ann�e m�me. Les Dudevant pass�rent le carnaval � Bordeaux. Aurore vit souvent Zo�, ses fr�res et ses sœurs, et c'est chez eux qu'elle re�ut la nouvelle de la mort de son beau-p�re*. Elle partit aussit�t avec son mari pour Guillery afm de se rendre chez sa belle-m�re. Celle-ci �tait une femme froide, avare et s�che, qui n'a jamais aim� personne, et qui, par amour du mal, t�chait de faire du mal � tout le monde. Quoiqu'elle f�t tout � fait seule et sans enfants, elle prit n�anmoins de bonne heure toutes ses mesures pour que Casimir ne re��t pas un rouge liard de plus que ce qui lui revenait d'apr�s la loi, en sa qualit� de fils naturel reconnu. Elle savait cependant qu'il avait constamment besoin d'argent pour les n�cessit�s de son grand m�nage. Tout en se montrant toujours fort mal dispos�e envers lui, elle prit son parti au moment du proc�s avec sa femme, l'excitant et l'irritant continuellement contre Aurore, et fut une des principales causes pour lesquelles les deux �poux ne purent s'accorder, comme l'esp�raient d'abord les amis communs, ni sur une s�paration amicale, ni sur le partage de la fortune; l'affaire dut aller devant les tribunaux. Aurore n'avait cependant jamais �t� fautive envers sa belle-m�re, elle avait, au contraire, {278} toujours eu pour elle beaucoup d'attentions et de respect, lui avait fait la cour en lui envoyant fr�quemment de petites surprises, des bonnets de tulle confectionn�s de ses propres mains, des cols brod�s, etc. Id�alisant sa belle-m�re, elle allait jusqu'� l'aimer, voyait en elle une nature profonde et r�serv�e, et prenait sa retenue et sa s�cheresse comme la marque d'un sentiment cach� et d'une grande force d'�me.

[{277}] * Pour expliquer la contradiction apparente qui existe entre l'Histoire de ma Vie, o� George Sand parle du � carnaval � Bordeaux � et la Correspondance, o� nous trouvons une lettre � Mme Dupin, dat�e de � Nohant, 25 f�vrier 1826 �, nous devons remarquer que cette derni�re date est une erreur. Cette lettre se rapporte non � 1826, mais � 1827. Dans cette lettre, Aurore raconte, entre autres, l'arriv�e � Nohant des Duplessis et le mariage de Fanchon. Or, les deux faits se rapportent � l'hiver de 1826-27. Le mariage de Fanchon eut lieu le 20 d�cembre 1826. La lettre � Mme Dupin doit donc �tre du 25 f�vrier 1827. Les Dudevant pass�rent r�ellement le carnaval de 1826 dans le midi et le vieux baron Dudevant mourut lorsque Casimir �tait � Bordeaux avec sa femme, le 20 f�vrier 1826.

Pour les affaires de succession, entre autres pour vendre la maison qu'il avait re�ue en �change des 40 000 francs qui lui revenaient, Casimir et Aurore firent de nouveau le voyage de Bordeaux, d'o� ils revinrent au printemps � Nohant. En mai, ils durent encore aller passer quelque temps � Guillery*, et ce n'est qu'en l'�t� de 1826 qu'ils retourn�rent d�finitivement � Nohant.

* Il y a encore une erreur dans la note qui se trouve au bas de la lettre du 30 avril 1826, adress�e � la baronne Dudevant. Cette lettre ne concerne pas la mort du vieux baron, qui mourut, comme il a �t� dit, � la fin du carnaval, mais celle d'une autre personne, dont elle avait fait part � son beau-fils et � sa belle-fille qui �taient alors � Nohant. À la suite de cette lettre, Casimir dut faire un second voyage � Guillery.

George Sand nous raconte qu'elle passa presque tout enti�res � Nohant, les cinq ann�es suivantes, c'est-�-dire de 1826 � 1831. Cela est � peu pr�s vrai, mais en faisant remarquer que les absences d'Aurore avec son mari, ou d'Aurore seule, �taient assez fr�quentes et parfois prolong�es. On rencontre, en g�n�ral, dans le r�cit qu'elle nous fait de sa vie pendant ces cinq ann�es, bon nombre d'inexactitudes chronologiques et un certain manque de clart�. Arr�tons-nous donc, avant tout, sur les faits ext�rieurs de la vie des Dudevant pendant ce laps de temps, et exposons-les aussi bri�vement que possible dans leur s�cheresse tout historique.

{279} Dans l'�t� de 1826, en pleine moisson, Casimir partit de nouveau pour Bordeaux et Paris, o� ses affaires exigeaient sa pr�sence, et Aurore dut se charger temporairement de la g�rance rurale. Le 13 juillet, elle �crit � sa m�re qu'elle est occup�e du matin au soir, qu'elle se sent d'autant plus fatigu�e qu'elle a pris � cœur, cette ann�e-l�, de prodiguer ses soins aux paysans malades. À partir de ce moment, elle leur consacra, en effet, beaucoup d'heures, de jours et de mois de sa vie. Les Dudevant pass�rent l'�t� et l'automne de 1826, � Nohant. Au commencement de l'hiver, Mme Duplessis y arriva avec toute sa famille et y resta trois mois. La gaiet� rentra de nouveau � Nohant: les jeux se renouvel�rent, les danses, les travestissements. Deux mariages de paysans furent c�l�br�s. Fanchon, la bonne de Maurice, se maria et les � ma�tres � prirent une part active aux f�tes des villageois. En janvier 1827, laissant Maurice aux soins de � maman Ang�le �, Aurore alla passer deux semaines � Paris avec son mari*. Revenus � Nohant, les Dudevant y rest�rent jusqu'en ao�t. Ils se rendirent ensuite aux eaux de Clermont-Ferrand, car Aurore �tait retomb�e tr�s malade, souffrait d'�touffements, d'insomnies, d'esquinancies qui lui revenaient souvent et, pour comble de malheur, elle s'�tait d�mis un pied en faisant un faux pas, ce qui l'obligeait � garder le lit. C'est � cette �poque que se rapporte le Voyage en Auvergne �crit pour Zo� Leroy, et qui est, pour ainsi dire, la premi�re œuvre sortie de la plume de George Sand. L'ouvrage offre un grand int�r�t psychologique et autobiographique: {280} on y voit appara�tre tout le d�sarroi et la fermentation qui r�gnaient alors dans l'�me d'Aurore, presque tous les �l�ments des cr�ations futures de l'illustre �crivain et m�me le plan en germe de l'Histoire de ma Vie. C'est donc � cette �poque recul�e qu'il faut rapporter l'intention, n�e en George Sand, d'expliquer sa vie et sa disposition d'�me par des traits h�r�ditaires et par les circonstances au milieu desquelles elle s'�tait d�velopp�e et avait grandi**. À son retour, elle se trouvait beaucoup mieux***, mais aussit�t que l'hiver arriva, elle retomba encore malade, et � tout ce qu'elle avait ressenti auparavant vinrent se joindre les rhumatismes, dont elle souffrit pendant plusieurs ann�es, ce qui l'obligeait, dans la mauvaise saison, � s'envelopper de flanelle des pieds � la t�te. Les Dudevant pass�rent l'hiver de 1827-1828 � La Ch�tre, � l'occasion des �lections, auxquelles Casimir prit une part active, et dans lesquelles, gr�ce surtout � ses efforts et � ceux de ses amis, triompha le parti lib�ral qui nomma, comme d�put�, le vieux r�publicain Duris-Dufresne. À La Ch�tre, les Dudevant tinrent table ouverte, donnant des soir�es et des d�ners. La maison �tait pleine de monde. Chacun s'int�ressait aux �lus et aux �lecteurs, intriguait, s'�chauffait, et, dans les intervalles, dansait ou potinait, comme il est de mise dans toute bonne ville de province qui se respecte. Dans lHistoire de ma Vie, George Sand rapporte � cette �poque un �pisode qu'elle raconte dans la Correspondance sous la date du 20 janvier 1829, dans une {281} lettre � Caron. L'�pisode se r�sume en ceci que, tout en se trouvant en antagonisme avec le sous-pr�fet qui appartenait au parti gouvernemental, tandis que les Dudevant appartenaient aux bonapartistes qui s'�taient joints aux lib�raux dans cette occasion, Aurore n'�tait cependant pas moins en relations d'amiti� avec le sous-pr�fet M. de P�rigny et avec sa femme. En ne faisant pas la moindre attention aux sottes distinctions provinciales entre les classes et les cercles, les P�rigny et Mme Dudevant soulev�rent toute la « haute soci�t� de La Ch�tre � par les invitations qu'ils lanc�rent sans distinction � tout le monde. Le � monde � les punit en cessant d'aller chez eux, et il arriva m�me, un soir, que trois personnes seulement, dont l'une �tait Aurore, se trouv�rent chez P�rigny. Ceux-ci ferm�rent leur salon, mais Aurore prit sa revanche en �crivant, avec Dutheil, leur ami commun, une chanson humoristique, o� elle raillait toute l'aventure, ce qui d�cha�na toute la ville contre elle et ses amis, mais elle augmenta sa liste des invitations � la � seconde soci�t� �, ses soir�es furent tr�s anim�es et tr�s fr�quent�es et quelques soupers et d�ners suffirent pour tout pacifier.

[{279}] * Voir la lettre d�j� cit�e du 23 f�vrier 1827 � Sophie Dupin. Dans une lettre in�dite du 30 janvier de la m�me ann�e, Aurore �crit � Caron: « Nous sommes arriv�s heureusement, malgr� le froid et les chemins d�testables, et j'ai trouv� Maurice et maman Ang�le en bonne sant�... �

[{280}] ** Ce premier essai, des plus int�ressants, parut apr�s la mort de la c�l�bre romanci�re dans le Figaro des 4 et 11 novembre 1888.

*** Le 4 septembre elle �crit � sa m�re: � Tous en parfaite sant�: beau-fils, fille et petit-fils. J'ai un app�tit d�vorant et, chose tr�s agr�able, j'ai acquis l'habitude de dormir...�

Cet �pisode s'est-il pass� en 1827 ou en 1829*? C'est ce qu'il est difficile de d�cider, et nous n'osons prendre sur nous de dire si l'erreur se trouve dans l'Histoire ou dans la Correspondance, car les Dudevant pass�rent � La Ch�tre une grande partie des trois hivers de 1826-1827, 1827-1828, 1828-1829; ils y pass�rent toujours, du moins, le carnaval, et, chaque fois, d'une mani�re tr�s gaie, donnant des d�ners et des soir�es, fid�les, comme on le voit, � leur ancienne coutume de rechercher le monde. Les lettres {282} de ces ann�es-l�, surtout les lettres in�dites � sa m�re et � Caron, sont charg�es de commissions: acheter un chapeau, un bonnet de fourrure, un nouveau quadrille, un duo pour baryton et contralto; commander des habits, s'abonner au Petit Courrier des Dames, s'informer de la coupe la plus � la mode pour manches, envoyer � une guimpe et des manches longues en tricot de soie couleur de chair �, pour les mettre sous la robe claire, par-dessus la flanelle sans laquelle Aurore n'osait sortir, craignant les rhumatismes, dont elle souffrait toujours et, � � La Ch�tre il faut des toilettes �. Le 12 janvier 1828, Aurore �crit � sa m�re qu'ils ont eu une fort belle soir�e pour laquelle elle avait dessin� elle-m�me des paravents et appris des quadrilles � quatre mains. Comme une seconde grossesse l'emp�chait de danser cette ann�e-l�, elle jouait d'autant plus volontiers pour les autres. Se sentant de nouveau plus mal, elle partit dans le courant du mois de janvier pour Paris, afin de consulter des c�l�brit�s m�dicales; les uns trouv�rent qu'elle �tait phtisique, d'autres, qu'elle avait un an�vrisme, les troisi�mes, enfin, qu'elle n'avait rien du tout. Apr�s un hiver tr�s bruyant, les Dudevant pass�rent un �t� tr�s tranquille � Nohant, o� Hippolyte s'�tait d�finitivement transf�r� avec sa femme Émilie, personne maladive, passive, tranquille, avec qui Aurore s'�tait li�e d'amiti�, et leur petite fille L�ontine. Aurore �leva longtemps cette petite avec Maurice et l'aimait comme son propre enfant. � Le cher p�re (Casimir), �crit Aurore � sa m�re, est enfonc� dans la moisson. Il a invent�, pour battre le grain, une machine qui fait en trois semaines ce qu'on ne peut faire ordinairement qu'en cinq ou six mois. Aussi travaille-t-il � la sueur de son front. Le matin, de tr�s bonne heure, il part en blouse avec ses r�teaux en {283} main. Les ouvriers suivent forc�ment son exemple, mais ils ne s'en plaignent pas, parce qu'on ne leur �pargne pas le vin du cru. Nous autres femmes — (il y avait cet �t� � Nohant, outre Émilie, Mme Saint-Agnan avec ses filles) — nous nous asseyons sur les gerbes qui encombrent la cour, nous lisons, travaillons beaucoup et nous nous promenons peu. Nous faisons aussi beaucoup de musique... � Au mois de septembre, une fille naquit aux Dudevant, Solange. L'�v�nement arriva avant terme, � la suite d'une frayeur qu'avait �prouv�e Aurore, et si inopin�ment qu'elle eut � peine le temps de pr�parer, pour le nouveau-n�, la layette qui se trouvait encore dans le panier � ouvrage. Le docteur arriva quand la m�re et l'enfant �taient d�j� endormies. Malgr� cela, on peut remarquer que, d�s les premiers jours de sa vie, Mlle Solange a toujours joui d'une excellente sant�, et Mme Dudevant, de son c�t�, se trouvait si bien qu'elle ne resta couch�e qu'un seul jour, et huit jours apr�s elle montait d�j� � cheval**.

[{281}] * À en juger par une lettre in�dite de Casimir Dudevant � Caron, cela a bien d� se passer en 1829.

[{283}] ** Lettre in�dite � Charles Poncy du 1er ao�t 1844.

Apr�s avoir pass� l'hiver en partie � Nohant, en partie � La Ch�tre, menant cette vie de plaisir et de bruit dont nous avons d�j� parl�, — les Dudevant all�rent en famille, au commencement de l'�t� 1829, passer deux mois � Paris et � N�rac. Aurore y retourna encore � la fin de l'automne, apr�s avoir fait, � P�rigueux, une visite de quelques semaines � une de ses amies, F�licie Mollier. Elle ne rentra chez elle que pour No�l (entre le 18 d�cembre o� elle �crivit encore une lettre de P�rigueux � son petit Maurice* et le 29 d�cembre o� elle �crit d�j� de Nohant � {284} sa m�re). L'ann�e suivante, 1830, elle se rendit pour quelque temps � Paris pour consulter un oculiste sur un mal d'yeux dont elle avait s�rieusement souffert au printemps et en �t�. Elle avait pris avec elle son petit Maurice. Un an auparavant, le 2 septembre 1829, par l'entremise de Duris-Dufresne, elle avait pris Jules Boucoiran comme gouverneur de son fils. Ce jeune homme sympathique resta plusieurs ann�es � Nohant, et fut l'ami de toute la famille, surtout de Maurice et d'Aurore. Plus tard, apr�s s'�tre �tabli dans le Midi, o�, avec le temps, il �tait devenu r�dacteur en chef du Courrier du Gard, il garda toujours avec eux les relations les plus intimes, leur �crivit souvent et, en 1836, il vint expr�s du Midi pour �tre t�moin au proc�s de Mme Dudevant. À cette �poque de sa vie, Mme Dudevant s'�tait li�e d'amiti� avec plusieurs jeunes gens du Berry et leurs familles, amiti� qui dura tant qu'elle v�cut, et qu'elle reporta sur leurs fils et petits-fils. Outre Dutheil et sa femme, et la famille Duvernet, il y avait les Fleury, les Decerfz, Jules N�raud, Gustave Papet, Planet et, dans la suite, toute la famille Rollinat. Voil� pour les faits ext�rieurs pendant ces cinq ann�es.

[{283}] * Lettre in�dite, �crite en caract�res d'imprimerie, pour que son fils qui venait d'apprendre � lire put la d�chiffrer.

Tout cet intervalle de temps semble s'�tre pass� tranquillement et sans que le moindre �v�nement ait troubl� la surface unie de cette vie provinciale, presque mesquine, dans laquelle les soucis de l'�t�, dont le plus grave �tait de rentrer � temps les foins, faisaient place aux pr�occupations de l'hiver, les bals et les d�ners... Mais de fait, il en fut tout autrement. Tout ce temps fut rempli, pour Aurore, par de secr�tes luttes int�rieures, des souffrances morales si profondes qu'on peut, � juste titre, s'�tonner de la force d'�me qu'elle devait poss�der pour recevoir chez elle tout ce monde, pour leur jouer des quadrilles, s'occuper {285} avec calme de ses enfants et para�tre si s�millante, �crire des lettres si gaies, si joviales, � sa m�re, � Caron et � sa tante Saint-Agnan! Les lettres qu'elle �crivit � sa m�re surtout sont tr�s remarquables sous ce rapport. Elle sont pleines de descriptions de parties de plaisir et de bals, parlent de chiffons, racontent des plaisanteries, donnent des d�tails sur les faits drolatiques qui se passaient dans leur soci�t�; Aurore parle, du ton le plus l�ger, le plus insouciant, de tout ce qui tombe sous sa plume, mais sans dire un mot de sa vie int�rieure. C'est sans doute avec intention qu'elle �crivait sur ce ton, pour que sa m�re ne p�t soup�onner que tout �tait bien loin d'�tre heureux dans sa famille. C'est ainsi par exemple que, dans sa lettre in�dite du 21 avril 1828, elle �crit, � sa m�re: � J'ai beaucoup touss� en hiver et beaucoup souffert de la poitrine. C'est une mauvaise habitude que j'ai prise depuis trois hivers, mais le printemps est mon sauveur, et, apr�s avoir �t� fl�trie comme les arbres, je reverdis avec eux. Ne croyez pas non plus, ch�re maman, que ces d�rangements de sant� aient aucune cause morale. Je ne vous en ferais pas un myst�re, car je serais bien s�re de trouver en vous plus d'indulgence et d'int�r�t que partout ailleurs. On peut �tre malade � tout �ge, et le corps peut aller fort mal, quoique la t�te aille bien. La mienne est fort calme, quoique malheureusement assez vive, je ne sais si je dois m'en f�liciter ou m'en plaindre, mais � coup s�r, vous ne devez pas m'en bl�mer, car c'est un pr�sent que vous m'avez fait, ch�re m�re, et comme un h�ritage que vous m'avez l�gu�. On dit que les gens ainsi faits ont plus de jouissances et de chagrins que les autres. �

En cet endroit le papier est d�chir�. À la fin de la lettre, Aurore raconte avec ses plaisanteries habituelles et d'un {286} ton insouciant, ses occupations m�dicales et sa mani�re de traiter les malades.

Il e�t �t� plus vrai de dire que, � l'exception de l'amour qu'elle portait � ses enfants, cette existence n'offrait plus rien de bon � Aurore, que chaque jour surgissaient de nouveaux motifs de tristesse, qu'� chaque heure sa vie devenait de plus en plus insupportable.

Casimir s'�tait mis � boire, et peu � peu, ce furent de v�ritables orgies � Nohant, auxquelles prirent part, outre Dudevant, Hippolyte et St�phane Ajasson de Grandsagne* ancien ami et adorateur d'Aurore. Un des autres compagnons de la dive bouteille �tait Dutheil, homme excellent, mais, semble-t-il, sans caract�re, grand ami de Casimir et d'Aurore.

* Voir plus haut ce qui a �t� dit de lui. [193 et 197]

Aurore supporta d'abord patiemment ces d�bauches. Elle dit dans l'Histoire de ma Vie (t. IV, p. 51-52) que toute cette compagnie, et particuli�rement son fr�re, ressentaient instinctivement pour elle du respect et que, en sa pr�sence, ils gardaient une certaine retenue en sorte que � tant que l'on se bornait � �tre radoteurs, fatigants, bruyants, malades m�me et forts d�go�tants, je t�chais de rire et je m'�tais m�me habitu�e � supporter un ton de plaisanterie qui, dans le principe, m'avait r�volt�e �. Mais ces d�bauches se faisaient chaque jour avec moins de c�r�monie, tout en se prolongeant plus longtemps, � les nerfs se mettaient de la partie �, et les choses all�rent si loin qu'en pr�sence d'Aurore on devint grossier et obsc�ne. Hippolyte lui-m�me, qui auparavant se repentait de sa conduite et se montrait si soumis devant les remontrances d'Aurore, �tait devenu brutal et m�chant, en sorte que la {287} jeune femme devait t�cher de dispara�tre de la chambre sans �tre aper�ue, et allait se cacher dans l'ancien petit boudoir de sa grand'm�re qui n'avait qu'une porte et, sous aucun pr�texte que ce f�t, n'�tait un passage pour personne. Elle s'y trouvait tout pr�s de ses enfants, qu'elle entendait respirer. � L�, je savais bien m'occuper et me distraire du vacarmc ext�rieur qui durait souvent jusqu'� six ou sept heures du matin. Je m'�tais habitu�e � travailler la nuit aupr�s de ma grand'm�re malade; maintenant, j'avais d'autres malades, non � soigner, mais � entendre divaguer. �

Cette ivrognerie entra�na plus tard d'autres suites, encore plus mauvaises. Casimir commen�a, dans le sens le plus grossier du mot et de la mani�re la plus orduri�re, � trahir sa femme, sans m�me se donner la peine de le lui cacher. Ainsi, Aurore apprit d'abord sa liaison � Bordeaux avec une personne innommable, qui �tait alors la ma�tresse de Desgranges*. Apr�s cela, Casimir ne se g�na plus, ni � La Ch�tre, ni � Nohant. Ses liaisons avec deux femmes de chambre, — l'espagnole P�pita, ancienne bonne de Solange, et la berrichonne Claire — �taient sues, non seulement dans toute la ville et dans tout Nohant, mais aussi d'Hippolyte et des amis d'Aurore. Tout le monde regardait cela avec calme, comme quelque chose de tr�s simple et d'amusant, et l'on se moquait tr�s plaisamment de Dudevant. Et m�me, quand une de ces filles se mit � poursuivre Casimir, en exigeant qu'il assur�t des ressources � son enfant**, on continua � rire de Dudevant, sans se soucier le moins {288} du monde d'�tre plus retenu dans ses paroles, Casimir, lui-m�me, poussa si loin son cynisme que le lendemain de la naissance de Solange, lorsque Aurore �tait encore au lit, elle entendit, dans la chambre voisine, une conversation de son mari qui ne laissait planer aucun doute sur ses rapports avec son interlocutrice. C'�tait, dans le sens litt�ral du mot, � une conversation criminelle �. Aurore fut offens�e jusqu'au plus profond de son cœur en voyant que l'honme � qui elle avait sacrifi�, pour lui rester fid�le, un attachement vrai et profond, la r�compensait en ne reculant m�me pas devant la d�pravation la plus basse, la plus r�voltante, et cela o�? Sous le toit de la maison qui abritait sa femme et ses enfants!

[{287}] * Il en est question dans la lettre cit�e plus haut, adress�e � M. Accolas. Le passage n'est pas de nature � pouvoir �tre cit� d�cemment.

** L'enqu�te judiciaire �lablit ces faits sur les d�positions de nombreux t�moins.

On comprend qu'� partir de ce jour, toute intimit� conjugale disparut de la vie des Dudevant*. Mais, par amour pour ses enfants. Aurore r�solut de tout supporter avec patience, de s'enfermer dans son attachement pour eux et de leur garder l'illusion d'une vie de famille, sans leur laisser voir qu'entre elle et leur p�re, tout lien moral �tait rompu. � Refoulant en elle la vie d�bordante, elle souffrait, mais luttait vaillamment contre la souffrance, en appelant � son aide les livres, les courses � cheval et surtout le grand livre de la nature pour lequel George Sand semble avoir re�u une facilit� toute particuli�re d'intuition large et p�n�trante**... �

[{287}] * Dans une lettre in�dite, tr�s intime, adress�e � Caron le 4 d�cembre 1828, Aurore annonce � son vieil ami que toute intimit� entre elle et Casimir a cess�.

** Louis de Lom�nie: � Galerie des Contemporains illustres. �

Aurore lut beaucoup, pendant toutes ces ann�es, entre autres, plusieurs ouvrages historiques, car elle faisait venir de Paris, par ses amis, tout ce qui s'y publiait de nouveau. {289} Elle continua aussi � s'occuper d'histoire naturelle, non plus avec St�phane de Grandsagne, mais avec son ami nouveau, ce bon Jules N�raud qu'elle avait surnomm� � le Malgache � apr�s le s�jour qu'il avait fait aux �les de la R�union et de Madagascar. Soucieuse de travailler le plus possible et d�sireuse d'aider son mari que ses affaires appelaient souvent soit � Bordeaux, soit � Paris, elle avait pris en mains, en 1826, la g�rance du m�nage: � Les soins domestiques, dit-elle, ne m'ont jamais ennuy�e, je ne suis pas de ces esprits sublimes qui ne peuvent pas descendre de leurs nuages. Je vis beaucoup dans les nuages, certainement, et c'est une raison de plus pour que j'�prouve le besoin de me retrouver plus souvent sur la terre*... � Ces occupations domestiques ne dur�rent pas longtemps. � Économe en tout, comme cela m'�tait recommand�, je n'arrivais qu'� me p�n�trer de l'impossibilit� d'�tre �conome sans �go�sme en certains cas; plus j'approchais de la terre, en creusant le petit probl�me de lui faire rapporter le plus possible, plus je voyais que la terre rapporte peu, et que ceux qui ont peu ou point de terre � b�cher ne peuvent pas exister avec leurs deux bras. Le salaire �tait trop faible, le travail trop peu assur�, l'�puisement et la maladie trop in�vitables. Mon mari n'�tait pas inhumain et ne m'arr�tait pas dans le d�tail de la d�pense; mais quand, au bout du mois, il voyait mes comptes, il perdait la t�te et me la faisait perdre aussi, en me disant que mon revenu �tait de moiti� trop faible pour mes lib�ralit�s et qu'il n'avait aucune possibilit� de vivre � Nohant et avec Nohant sur ce pied-l�. C'�tait la v�rit�; mais je ne pouvais prendre sur moi de r�duire au strict n�cessaire l'aisance de ceux que {290} je gouvernais et de refuser le n�cessaire � ceux que je ne gouvernais pas. Je ne r�sistais � rien de ce qui m'�tait impos� ou conseill�, mais je ne savais pas m'y prendre. Je m'impatientais et j'�tais d�bonnaire. On le savait et on en abusait souvent. Ma gestion ne dura qu'une anne. On m'avait prescrit de ne pas d�passer 10.000 francs, j'en d�pensais 14.000, de quoi j'�tais penaude comme un enfant pris en faute. J'offris ma d�mission, et on l'accepta**... �

[{289}] * Histoire de ma Vie, t. IV, p. 61.

[{290}] ** Histoire de ma Vie, t. IV, p. 62.

Aurore se mit alors � s'occuper plus activement des soins m�dicaux qu'elle donnait aux villageois. Que l'on nous permette ici une petite digression. Nous ne comprenons nullement le ton condescendant que prend M. Skabitchevsky (dans les articles qu'il a �crits sur G. Sand)* en parlant des soins qu'elle prodiguait aux paysans, comme des secours pr�t�s aux paysans russes par quelques-unes de nos dames propri�taires. Les paysans du Berry �taient, entre 1820 et 1830, aussi ignares, aussi grossiers, aussi d�nu�s d'assistance que chez nous en Russie. L'assistance m�dicale, comprise comme la pratiquait Aurore Dudevant, comme l'exercent les dames propri�taires en Russie, M. Skabitchevsky l'envisage comme une petite philanthropie qui ne m�rite que le sourire; il ne voit pas que c'est l� le premier rayon de lumi�re qui p�n�tre en cette masse encore plong�e dans un profond obscurantisme, le premier pas pour l'�loigner des devins, des pr�jug�s, de la salet�, de l'ignorance, et pour rendre aux paysans la vie plus humaine et plus �clair�e. C'est ce que fit cependant Aurore Dudevant pour ses Berrichons. Tout en lavant et en pansant leurs plaies, en pr�parant ses sirops et ses mixtures, {291} Aurore apprenait peu � peu � conna�tre leur d�veloppement, la position et les conditions de chaque famille, de chaque habitant de Nohant en particulier; elle se mettait par l� en rapports directs avec chacun et avec tous. Ses relations personnelles avec les paysans s'�tablirent d�s lors pour toute sa vie et la mirent � m�me, lorsqu'elle devint plus tard seule ma�tresse � Nohant, de les aider d'une mani�re rationnelle et s�rieuse, et non de loin, par les dons qu'elle aurait pu leur envoyer. Ce secours raisonnable port� aux paysans durant toute la vie de Mme Sand fit, qu'au jour de ses fun�railles, le villageois qui vint d�poser au nom de tout son village, une couronne sur sa tombe, put dire qu'� � Nohant, il y avait des paysans, mais pas de pauvres �. Quelque insignifiante qu'ait pu para�tre cette aide accord�e � quelques dizaines de familles, elle n'en a pas �t� pour cela moins r�elle, et pl�t � Dieu que chacun fit ce que Mme Dudevant avait fait dans sa petite commune de Nohant.

[{290}] * Annales de la Patrie. (Ol�tchestv�nya Zapiski), 1881.

C'est ainsi, qu'� partir de 1826, Aurore s'occupa tout particuli�rement du traitement des malades. La grande difficult� qui se pr�sentait � elle �tait le manque d'argent ou le peu qu'elle en poss�dait. L'enqu�te judiciaire prouva qu'elle n'avait m�me jamais touch� les 1 500 francs qu'elle avait voulu recevoir au lieu des 3 000 francs qui lui �taient assign�s par son contrat de mariage. Elle ne s'en �tait jamais plainte, n'avait rien r�clam� de son mari, — quoique toute la fortune f�t sienne, — n'avait jamais d�pens� un sou sans en demander auparavant l'autorisation � son mari. Lorsqu'en 1831, apr�s neuf ans de mariage, elle pria son mari de payer les dettes personnelles qu'elle avait faites, ces dettes ne s'�levaient qu'� 500 francs*. Faute d'argent qui {292} lui appart�nt en propre, les occupations m�dicinales d'Aurore lui faisaient perdre le double et m�me le triple de temps que si elle e�t pu disposer d'une petite somme pour sa bonne œuvre. Elle se vit forc�e de se faire pharmacien, d'enduire ses empl�tres, de triturer et de cuire ses mixtures et ses sirops, et m�me de se faire le jardinier de sa pharmacie, en cultivant les plantes n�cessaires � ses m�dicaments. Aurore se sentait parfois si fatigu�e qu'elle se tra�nait � peine jusqu'� son lit. Elle ne s'en f�t pas plainte non plus, si elle n'avait pas �t� travaill�e par l'id�e qu'avec un peu de ressources � elle, elle pourrait se rendre plus utile � ses malades, engager un m�decin, donner � son traitement et � ses soins un caract�re plus judicieux, et, par suite, obtenir de meilleurs r�sultats.

[{291}] * Histoire de ma Vie, t. IV, p. 63.

Son mari, � ce qu'elle dit, n'�tait cependant pas avare. � Il ne me refusait rien; mais je n'avais pas de besoins, je ne d�sirais rien en dehors des d�penses courantes �tablies par lui dans la maison, et, contente de n'avoir plus aucune responsabilit�, je lui laissais une autorit� sans limites et sans contr�le. Il avait donc pris tout naturellement l'habitude de me regarder comme un enfant en tutelle et il n'avait pas sujet de s'irriter contre un enfant si tranquille*. � Sans �tre l'esclave de son mari, elle �tait ainsi � asservie � une situation donn�e, dont il ne d�pendait pas de son mari de l'affranchir �. Aurore reconnaissait de plus en plus qu'il lui fallait trouver une occupation qui lui perm�t de se cr�er des ressources.

* Ce passage de l'Histoire de ma Vie se trouve �tre en certain d�saccord avec ce que Aurore Dudevant dit dans la lettre � Accolas d�j� cit�e: � Il n'avait pas l'habitude de me consulter, lorsqu'il voulait faire ses op�rations. Il m'apportait une procuration � signer et trouvait tr�s mauvais que je voulusse la lire. �

Elle essaya de faire des traductions, mais elle s'aper�ut {293} que les traductions conscciencieuses prennent beaucoup de temps et ne donnent pas de quoi vivre. Elle recourut alors au dessin, talent qu'elle avait h�rit� de sa m�re, et se mit � faire des portraits. (Ainsi elle envoya � sa m�re celui de Maurice, de Caroline, le sien, etc.) Les portraits �taient tr�s ressemblants*, mais ils manquaient d'originalit�, et Aurore ne pouvait pas esp�rer que ce m�tier la fit subsister. Elle se mit ensuite � peindre des bo�tes en bois de Spa, des �ventails, des tabati�res, qui furent un temps � la mode et tr�s demand�s. Presque tous les biographes de George Sand parlent de cette occupation comme d'une de celles auxquelles elle eut recours en 1831, lorsque, d�j� � Paris, elle dut penser � gagner son pain, et, qu'avant d'entrer dans la carri�re litt�raire, elle s'�tait esssay�e dans diff�rents m�tiers. Et cependant, par l'Histoire de ma Vie, par la Correspondance, et plus encore par ses Lettres � Mme Saint-Agnan, on voit qu'elle s'occupait de peinture � Nohant bien avant de l'avoir quitt�. Il semble que c'est sa � tante Saint-Agnan � et sa fille F�licie, qui lui avaient surtout appris � peindre sur bois pendant leurs s�jours � Nohant, car dans ses lettres � ces dames, elle leur demande toujours conseil � ce sujet, les prie de choisir et de lui envoyer des couleurs, les consulte sur la mani�re de vernir les bo�tes, etc. Dans les premiers temps, ce fut l� une occupation dont Aurore remplissait ses moments perdus en simple dilettante, faisant cadeau de ses bo�tes et de ses tabati�res � Caron, � de S�ze, � M. Saint-Agnan ou � sa femme. Elle {294} commen�a ensuite, par l'entremise de Mme Saint-Aignan, � les vendre � des personnes �trang�res. Enfin, dans un de ses voyages � Paris, elle r�gla avec Giroux, qu'il les exposerait en vente dans son magasin. Elle se convainquit bientot que la vente de ces objets couvrait � peine le prix d'achat, que leur mode commen�ait � passer, et qu'elle n'avait pas non plus � compter l�-dessus pour vivre. Un instinct encore vague la poussait d'ailleurs d'un autre c�t�. Elle sentait peut-�tre, — et peut-�tre moins � son insu que ne l'assure l'Histoire de ma Vie, — qu'elle �tait n�e artiste. D�s son enfance, elle avait essay� d'�crire; elle cr�a son Coramb�; au couvent, elle avait �crit tout un roman et s'�tait essay�e � faire une pi�ce de th��tre; � sa sortie du clo�tre, lors de son amiti� avec Ren� de Villeneuve, nous le savons, elle n'avait pas abandonn� cette occupation. En 1827, elle avait envoy� � Zo� Leroy son Voyage en Auvergne. En 1829, elle reprit la plume et �crivit encore .un roman, La Marraine, qu'elle envoya entre le 19 novembre et le 22 d�cembre de la m�me ann�e � Jane Bazouin qui avait �pous� en 1828 le comte de Fenoyl et, ne pouvant quitter sa chambre pour cause de maladie, avait pri� son amie de lui envoyer un volume �crit de sa main pour la distraire. Jane trouva la pr�face (qui contenait l'Histoire du grillon**) et le d�but du roman tr�s int�ressants et en r�clamait la suite; mais l'important, c'est qu'Aurore s'aper�ut elle-m�me qu'elle savait �crire, et mieux que cela, que son roman n'�tait nullement inf�rieur � ceux gr�ce auxquels leurs auteurs, bien ou mal, gagnent de l'argent... � Je reconnus que j'�crivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue, que mes id�es engourdies dans {295} mon cerveau s'�veillaient et s'encha�naient, par la d�duction, au courant de la plume, que, dans ma vie de recueillement, j'avais beaucoup observ� et assez bien compris les caract�res que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par cons�quent, je connaissais assez la nature humaine pour la d�peindre; enfin, que de tous les petits travaux dont j'�tais capable, la litt�rature proprement dite �tait celui qui m'offrait le plus de chances de succ�s comme m�tier, et, tranchons le mot, comme gagne-pain***.� Il serait plus vrai de dire que c'est � partir de cette �poque qu'Aurore Dudevant avait devin� sa vocation, et que George Sand �tait pr�te � na�tre. Il lui fallut cependant �prouver de fortes secousses pour entrer dans cette voie; l'enfantement de ce nouveau g�nie, comme tout enfantement, ne se fit pas sans souffrances, ni sans appr�hensions.

[{293}] * George Sand fit plus tard au crayon les portraits de quelques-uns de ses amis, entre autres, ceux de Sandeau, de Chopin. La sœur de Chopin assure que le portrait de ce dernier, fait par George Sand et dont nous avons la copie devant les yeux, est celui qui ressemble le plus au grand musicien polonais. Nous en parlons ailleurs.

[{294}] ** Voir plus loin, p. 302.

*** Histoire de ma Vie, t. IV, p. 60-61.

Toutes ces occupations n'auraient pu tenir lieu de bonheur � Aurore si elle ne se fut sentie soutenue par l'amiti� d'Aur�lien de S�ze. C'est � lui qu'elle �crivait, puisant dans cette correspondance tr�s suivie la joie et la consolation, la force et la patience dont elle avait besoin dans sa vie de tristesse. C'est � de S�ze que se rapportent les pages si connues de l'Histoire de ma Vie, qui sont comme envelopp�es de myst�re, pages auxquelles M. d'Haussonville fait allusion et qui ont intrigu� tant de lecteurs... � Ma solitude morale �tait profonde, absolue, elle e�t �t� mortelle � une �me tendre et � une jeunesse encore dans sa fleur, si elle ne se f�t remplie d'un r�ve qui avait pris l'importance d'une passion, non pas dans ma vie, puisque j'avais sacrifi� ma vie au devoir, mais dans ma pens�e. Un �tre absent, avec lequel je m'entretenais sans cesse, � qui je rapportais {296} toutes mes r�flexions, toutes mes r�veries, toutes mes humbles vertus, tout mon platonique enthousiasme, un �tre excellent en r�alit�, mais que je parais de toutes les perfections que ne comporte pas l'humaine nature, un homme enfin qui m'apparaissait quelques jours, quelques heures parfois*, dans le courant d'une ann�e, et qui, romanesque aupr�s de moi autant que moi-m�me, n'avait mis aucun effroi dans ma religion, aucun trouble dans ma conscience, ce fut l� le soutien et la consolation de mon exil dans le monde de la r�alit�** �.

* Ainsi, par exemple, il �tait � Nohant le jour de la naissance de Solange. En parlant de ce jour-l�, George Sand dit: � Je me souviens de l'�tonnement d'un de nos amis de Bordeaux, qui �tait venu nous voir, quand il me trouva, de grand matin, seule au salon, d�pliant et arrangeant la layette qui �tait encore en partie dans ma bo�te � ouvrage. — Que faites-vous donc l�? me dit-il. — Ma foi, vous le voyez, lui r�pondis-je, je me d�p�che pour quelqu'un qui arrive plus t�t que je ne pensais...� (Histoire, t. IV, p. 48.) À en juger d'apr�s une lettre � Caron du 1er octobre 1829, dans laquelle elle lui demande d'envoyer plusieurs objets par � M. de S�ze, qui ira les chercher et me les apportera. Cela lui procurera l'occasion de vous voir, ce qu'il d�sire beaucoup. Il a pris chez nous votre adresse �, — de S�ze devait aussi avoir �t� � Nohant en 1829. (Corresp., t. I, p. 76.)

** Histoire de ma Vie, t. IV, p. 52.

La correspondance d'Aurore avec de S�ze et Zo� Leroy nous offre un document psychologique tr�s int�ressant pour la biographie de George Sand. On y voit toute l'�volution qui s'est accomplie peu � peu, en Aurore, �volution qui a fait, dans l'espace de cinq � six ans, d'une femme-enfant, mystique, exalt�e, inconsciente d'elle-m�me, pleine de vagues aspirations et d'�lans contradictoires, de l'ob�issante amie du r�serv� et s�rieux de S�ze, cette femme originale et courageuse, cette �me d'une force vraiment virile, cet esprit profond, mais enclin aux paradoxes et aux utopies, ce brillant talent litt�raire qui, d�s 1832, apparut comme une r�v�lation dans le monde {297} des lettres, sous le nom de George Sand. En suivant avec attention les lettres d'Aurore � Zo� et surtout � Aur�lien — celles-l� par les r�ponses d'Aur�lien et les allusions de Zo� — on y trouve tous les �l�ments qui constituent la physionomie morale et avant tout, la physionomie litt�raire de George Sand. Parfois, on croirait lire les pages de ses futurs ouvrages. Telle est, entre autres, la lettre, sous forme de journal, �crite en petits cahiers et envoy�e � Zo�, en 1827, sous le titre de Voyage en Auvergne; telle encore la lettre, adress�e � Zo� le 26 juin 1826, dans laquelle Mme Dudevant �crit d�j� presque litt�ralement ce qu'elle r�p�te plus tard dans ses Impressions et Souvenirs (n° 1) et o� elle nous entretient de son union avec la nature, de ce que parfois elle se sent « pierre gisant au bord du chemin, clair de lune, oiseau, fleur �, tout ce qui existe et vit. Ces pages — des plus profondes et des plus charmantes de la plume de George Sand — tout impr�gn�es de calme, d'harmonieuse beaut�, de m�res conceptions et d'hell�nisme, et attestant le grand calme qu'apr�s tant de temp�tes et d'agitations recouvra cette grande �me dans la contemplation et la compr�hension de la nature; ces pages apparaissent comme une conception d�j� ancienne dans l'esprit de l'�crivain.

Remarquons encore que, dans ses lettres, Aurore se montre toujours comme une femme � en r�volte � et Aur�lien comme un homme qui s'efforce de la ramener au calme. Elle soul�ve des questions alarmantes, religieuses, politiques, philosophiques, sociales, — il lui r�pond d'une mani�re pacifiante, en t�chant de la retenir dans de justes mesures, ennemi qu'il est de toute opinion extr�me, de tout ce qui est vulgaire. Et il est int�ressant de voir Aurore se d�gager peu � peu de l'influence de son ami. D'auditeur {298} ob�issant, comptant trouver en lui �claircissement et soutien, elle devient d'abord interlocutrice r�clamant �galit� de droit, critiquant chacune des paroles et des opinions de son correspondant, ensuite penseuse ind�pendante qui ne veut se mettre d'accord en rien et ne fait aucune concession. Et ce n'est pas �tonnant: dans le jeune magistral de 1827, couvait d�j� le repr�sentant de l'extr�me droite, et dans Aurore, le futur auteur des bulletins du gouvermenent provisoire. Lui, imbu des traditions religieuses et morales de la magistrature de province, patriarcale et exclusive; elle, �lev�e en dehors de toute tradition pr�cise, au milieu d'impressions contradictoires. Lui, suivant avec calme et conviction les v�rit�s et les principes �tablis depuis des si�cles; elle, toujours avide de v�rit�s nouvelles. Lui, vivant d'un travail r�gulier; elle, vivant, travaillant, s'amusant par �lans subits. Lui toute raison; elle, toute passion. En un mot, Aurore, en ces cinq ans, devint sup�rieure � son correspondant, le d�passa et le devan�a.

Ce divorce spirituel entre les deux amis rendait la rupture in�vitable. Cette rupture e�t, du reste, �t� amen�e par les exigences naturelles de la vie, incompatible avec une amiti� romantico-exalt�e et mystique. Insensiblement des nuages s'accumul�rent � l'horizon, preuve que tout n'y �tait pas all right. Au commencement de 1828, les lettres d'Aurore � Zo� ne sont plus ni gaies, ni alertes, mais respirent une souffrance secr�te et de sombres pens�es... � Je ne m�rite plus l'amiti� de personne; comme l'animal bless� qui meurt dans un coin, je ne saurais chercher d'adoucissement, � �crit-elle le 2 f�vrier en ajoutant que � ce n'est plus qu'� elle, Zo�, qu'elle peut �crire �. — Ce d�sespoir ne nous para�t pas devoir �tre comment�; il est tout {299} aussi facile � expliquer que l'�tonnement de de S�ze lorsqu'il apprit, le jour m�me de sou arriv�e � Nohant, au mois de septembre de 1828, que son amie mystique, pr�cheuse d'un amour presque asc�tique, attendait d'un moment � l'autre la naissance d'un enfant. De S�ze ne soup�onnait rien, ne s'attendait � rien de pareil. Il est permis de croire que cet �tonnement �branla les sentiments d'Aur�lien et qu'une forte dose de mysticisme et de confiance s'�vapora de cet amour. Il est douteux qu'Aur�lien ait continu� � regarder la m�re de la petite Solange des m�mes yeux qu'il avait eus pour la jeune femme malheureuse en mariage, avec qui il avait form�, sous les ch�nes de La Br�de, une alliance d'une puret� c�leste, et il est tout naturel qu'il ait senti se rel�cher les liens qui l'avaient attach� � son amie et les serments qu'il lui avait pr�t�s. Il ne semble pas qu'Aurore ait aussit�t remarqu� cette froideur d'Aur�lien. Ce ne fut qu'au bout d'un an qu'elle comprit enfin ce que jusque-l� elle n'avait que confus�ment soup�onn�. Pendant le voyage qu'elle fit � Bordeaux dans l'�t� de 1829, Aurore remarqua qu'un changement s'�tait op�r� en Aur�lien; les lettres de de S�ze aussi n'�taient plus les m�mes.

... �L'�tre absent, je pourrais presque dire l'invisible, dont j'avais fait le troisi�me terme de mon existence (Dieu, lui et moi) �tait fatigu� de cette aspiration surhumaine � l'amour sublime. G�n�reux et tendre, il ne le disait pas, mais ses lettres devenaient plus rares, ses expressions plus vives ou plus froides, selon le sens que je voulais y attacher. Ses passions avaient besoin d'un autre aliment que l'amiti� enthousiaste et la vie �pistolaire. Il avait fait un serment qu'il m'avait tenu religieusement et sans lequel j'eusse rompu avec lui; mais il ne m'avait pas fait de serment {300} restrictif � l'�gard des joies ou des plaisirs qu'il pouvait rencontrer ailleurs, je sentis que je devenais pour lui une cha�ne terrible, ou que je n'�tais plus qu'un amusement d'esprit. Je penchai trop modestement vers cette derni�re opinion, et j'ai su plus tard que je m'�tais tromp�e. Je ne m'en suis que davantage applaudie d'avoir mis fin � la contrainte de son cœur et � l'emp�chement de sa destin�e. Je l'aimai longtemps dans le silence et l'abattement. Puis je pensai � lui avec calme, avec reconnaissance et je n'y pense jamais qu'avec une amiti� s�rieuse et une estime fond�e �.*

* Histoire de ma Vie, t. IV, p. 58.

Il est plausible de supposer que c'est le d�sir de se convaincre de la justesse de ses soup�ons, qui fit partir Aurore de P�rigueux � la fin de l'automne de 1829 pour se rendre � Bordeaux. Dans une lettre � Jules Boucoiran, qui fut le confident de toutes ses peines de cœur pendant la p�riode de 1829 � 1833, Aurore �crit le 8 d�cembre de P�rigueux: � Ma sant� est assez bonne, je suis, du reste, en humeur de chanter le Nunc dimittis. Vous ne savez pas, h�r�tique, ce que cela signifie. Je vous le dirai... � D'autre part, par la lettre in�dite qu'elle �crivit de Bordeaux � son mari le 1er d�cembre 1829, on voit qu'elle t�chait d'effacer en lui les impressions tragiques d'une lettre pr�c�dente, dans laquelle elle lui disait son d�sir de mourir. Une explication d�finitive eut-elle lieu entre les deux jeunes gens? c'est ce qu'il serait difficile d'assurer. George Sand pr�tend que non*. � Il n'y eut ni explications {301} ni reproches d�s que mon parti fut pris. De quoi me serais-je plainte? Que pouvais-je exiger? Pourquoi aurais-je tourment� cette belle et bonne �me, g�t� cette vie pleine d'avenir? Il y a d'ailleurs un point de d�tachement o� celui qui a fait le premier pas ne doit plus �tre interrog� et pers�cut�, sous peine d'�tre forc� de devenir cruel ou malheureux. Je ne voulais pas qu'il en fut ainsi. Il n'avait pas m�rit� de souffrir, lui, et moi, je ne voulais pas descendre dans son respect en risquant de l'irriter. Je ne sais pas si j'ai raison de regarder la fiert� comme un des premiers devoirs de la femme, mais il n'est pas en mon pouvoir de ne pas m�priser la passion qui s'acharne. Il me semble qu'il y a l� un attentat contre le ciel, qui seul donne et reprend les vraies affections. On ne doit pas plus disputer la possession d'une �me que celle d'un esclave. On doit rendre � l'homme sa libert�, � l'�me son �lan, � Dieu la flamme �man�e de lui. Quand ce divorce tranquille, mais sans retour, fut consomm�, j'essayai de continuer l'existence que rien d'ext�rieur n'avait d�rang�e ni modifi�e; mais cela fut impossible. Ma petite chambre ne voulait plus de moi... �

[{300}] * Des lettres in�dites � son mari, dat�es d'avril et de mai 1830, nous apprennent que l'ann�e suivante encore, Aurore vit Aur�lien � Bordeaux o� elle �tait all�e en grand secret, de Paris, avec Zo�. Elle lui raconte qu'elle l'a trouv� � vieilli et enlaidi �. Le 12 ao�t 1830, elle re�ut encore de son ami une lettre � Nohant. Leur correspondance semble avoir pris fin apr�s qu'Aurore eut quitt� le toit conjugal, ce dont le correct magistrat fut sans doute choqu� et qu'il dut d�sapprouver.

Aussit�t apr�s, George Sand raconte en termes si indiciblement touchants la ruine de ses r�ves, que nous n'osons pas exposer prosa�quement � nos lecteurs cette page de sa vie, nous pr�f�rons la citer textuellement: � J'habitais alors l'ancien boudoir de ma grand'm�re parce qu'il n'y avait qu'une porte et que ce n'�tait un passage pour personne, sous aucun pr�texte que ce f�t. Mes deux enfiuils occupaient la grande chambre attenante. Je les entendais respirer et je pouvais veiller sans troubler leur sommeil. Ce boudoir �tait si petit, qu'avec mes livres, mes herbiers, mes papillons et mes cailloux (j'allais toujours m'amusant de l'histoire naturelle, sans rien apprendre), il n'y avait pas de {302} place pour un lit. J'y suppl�ais par un hamac. Je faisais mon bureau d'une armoire qui s'ouvrait en mani�re de secr�taire et qu'un cricri, que l'habitude de me voir avait apprivois�, occupa longtemps avec moi. Il y vivait de mes pains � cacheter, que j'avais soin de choisir blancs, dans la crainte qu'il ne s'empoisonn�t. Il venait manger sur mon papier pendant que j'�crivais, apr�s quoi il allait chanter dans un certain tiroir de pr�dilection. Quelquefois, il marchait sur mon �criture, et j'�tais oblig�e de le chasser pour qu'il ne s'avis�t pas de go�ter � l'encre fra�che. Un soir, ne l'entendant plus remuer et ne le voyant pas venir, je le cherchai partout. Je ne trouvai de mon ami que les deux pattes de derri�re entre la crois�e et la boiserie. Il ne m'avait pas dit qu'il avait l'habitude de sortir, la servante l'avait �cras� en fermant la fen�tre. �

� J'ensevelis ses tristes restes dans une fleur de datura, que je gardai longtemps comme une relique; mais je ne saurais dire quelle impression me fit ce petit incident, par sa co�ncidence avec la fin de mes po�tiques amours. J'essayai bien de faire l�-dessus de la po�sie, j'avais ou� dire que le bel esprit console de tout; mais tout en �crivant la Vie et la mort d'un esprit familier, ouvrage in�dit et bien fait pour l'�tre toujours, je me surpris plus d'une fois toute en larmes. Je songeais, malgr� moi, que ce petit cri du grillon, qui est comme la voix m�me du foyer domestique, aurait pu chanter mon bonheur r�el, qu'il avait berc� au moins les derniers �panchements d'une illusion douce et qu'il venait de s'envoler pOur toujours avec elle.

La mort du grillon marqua donc, comme d'une mani�re symbolique, la fin de mon s�jour � Nohant*... �

* Voir l'Histoire de ma Vie, t. IV, p. 59-60.

{303} George Sand raconte plus loin qu'elle s'effor�a de penser � autre chose, qu'elle changea son genre de vie, se promena beaucoup, passa l'automne au grand air et s'occupa de litt�rature. C'est � cette �poque qu'elle rapporte la cr�ation d'un roman. Mais comme elle avait d�j� envoy� la Marraine � Jane au commencement de d�cembre 1829, ce roman fut �crit un an plus t�t, et non en cet automne de 1830. Peut-�tre Aurore se mit-elle, au commencement de 1830, � un nouveau roman, lequel pourrait �tre Indiana (qui rappelle beaucoup ce qui se passa alors dans la vie d'Aurore, et qu'elle ne fit peut-�tre qu'achever plus tard). Mais ce que l'on peut admettre avec plus de probabilit� encore, c'est qu'il s'agit ici du roman Aim�e qu'elle avait lu � sa belle-sœur, Mme Émilie Ch�tiron, et qu'elle br�la dans la suite. D'apr�s une note de M. de Spoelberch au bas de la dixi�me lettre d'Aurore � son mari, publi�e dans le Cosmopolis, George Sand aurait apport� avec elle de Nohant � Paris, en 1831, ce roman d'Aim�e.

Quoi qu'il en soit, pendant toute une ann�e, Aurore supporta encore courageusement sa position difficile, se tourmentant � l'id�e de son inutilit�, de son quasi-esclavage et de son abaissement, mais �tonnant, en m�me temps, Boucoiran par cette � �lasticit� et cette force de caract�re qui lui permettaient, apr�s les sc�nes domestiques les plus violentes, de rire le lendemain comme si de rien n'�tait, et de ne pas courber la t�te sous le poids de son malheur �. C'est cette � �lasticit� �, nous dit-elle, qui l'a sauv�e du d�sespoir final. Ses forces ne purent cependant pas r�sister � cette lutte incessante avec elle-m�me, � cette tension continuelle de la volont� et des nerfs. Dans l'automne de 1830, elle fut atteinte d'une congestion c�r�brale et pendant quarante-huit heures, elle resta sans connaissance. {304} À peine remise, un nouveau coup vint la frapper, sans qu'elle s'y attend�t le moins du monde. Le sort lui pr�parait une porte de sortie pour la faire s'�vader de sa vie p�nible et douloureuse; le drame qui durait depuis plusieurs ann�es dans la famille des Dudevant allait arriver � son d�nouement. Un �v�nement tout � fait inattendu vint mettre sous les yeux d'Aurore, que son sacrifice d'elle-m�me, sa longue patience, son pardon des offenses �taient non seulement inappr�ci�s par Casimir, mais qu'il les payait d'une haine qui n'avait absolument aucun fondement. Le 3 d�cembre 1830, Aurore Dudevant �crit � Boucoiran: � Sachez, qu'en d�pit de mon inertie et de mon insouciance, de ma l�g�ret� � m'�tourdir, de ma facilit� � pardonner, � oublier les injures, sachez que je viens de prendre un parti violent... Personne ne s'est aper�u de rien. Il n'y a pas eu de bruit. J'ai simplement trouv� un paquet � mon adresse, en cherchant quelque chose dans le secr�taire de mon mari. Ce paquet avait un air solennel qui m'a frapp�e. On y lisait: Ne l'ouvrez qu'apr�s ma mort. Je n'ai pas eu la patience d'attendre que je fusse veuve. Ce n'est pas avec une tournure de sant� comme la mienne qu'on doit compter survivre � quelqu'un. D'ailleurs, j'ai suppos� que mon mari �tait mort et j'ai �t� bien aise de voir ce qu'il pensait de moi durant sa vie. Le paquet m'�tant adress�, j'avais le droit de l'ouvrir sans indiscr�tion, et, mon mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de sang-froid. Vive Dieu! quel testament! Des mal�dictions, et c'est tout. Il avait rassembl� l� tous ses mouvements d'humeur et de col�re contre moi, toutes ses r�flexions sur ma perversit�, tous ses sentiments de m�pris pour mon caract�re. Et il me laissait cela comme un gage de sa tendresse! Je croyais {305} r�ver, moi qui, jusqu'ici, fermais les yeux et ne voulais pas voir que j'�tais m�pris�e. Cette lecture m'a enfin tir�e de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un homme qui n'a pour sa femme ni estime ni confiance, ce serait vouloir rendre la vie � un mort. Mon parti a �t� pris et, j'ose le dire, irr�vocablement. Vous savez que je n'abuse pas de ce mot. Sans attendre un jour de plus, faible et malade encore, j'ai d�clar� ma volont� et d�clin� mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui l'ont p�trifi�. Il ne s'attendait pas � voir un �tre comme moi se lever de toute sa hauteur pour lui faire t�te. Il a grond�, disput�, pri�. Je suis rest�e in�branlable. Je veux une pension, j'irai � Paris, mes enfants resteront � Nohant. Voila le r�sultat de notre premi�re explication �... La pauvre femme continue en lui disant que, naturellement, elle n'a aucune envie d'abandonner ses enfants, que ce n'�tait l� qu'une feinte pour faire peur � Dudevant, qu'elle ne partira que si Boucoiran se d�cide � rester avec Maurice � Nohant, mais qu'en tout cas, elle a r�solu de passer dor�navant six mois � Paris et � six mois � Nohant, pr�s de mes enfants, voire pr�s de mon mari que cette le�on rendra plus circonspect. Il m'a trait�e jusqu'ici comme si je lui �tais odieuse. Du moment que j'en suis assur�e, je m'en vais. Aujourd'hui il me pleure, tant pis pour lui! Je lui prouve que je ne veux pas �tre support�e comme un fardeau, mais recherch�e et appel�e comme une compagne libre, qui ne demeurera pr�s de lui que lorsqu'il en sera digne. Ne me trouvez pas impertinente. Rappelez-vous comme j'ai �t� humili�e! cela a dur� huit ans! � Puis elle prie Boucoiran de lui garder l�-dessus le secret et le prie de lui adresser la r�ponse � poste restante. Ma correspondance n'est plus en s�ret� �...

{306} Aurore �crit encore � Boucoiran le 13 jainier 1831 (fragment in�dit qui manque dans laCorrespondance »)*: � Mettez-y toute votre prudence naturelle. Ne laissez jamais passer celles que vous m'�crirez par les mains de mon mari. Fiez-vous m�diocrement � mon fr�re, � Duteil et � Andr�. Vincent est le seul sur qui vous puissiez compter et aous ferez bien de l'avertir qu'il n'ait jamais � remettre la r�ponse � d'autres qu'� vous. Le meilleur moyen de vous assurer de lui, c'est de lui dire que ces lettres sont de moi ou pour moi; il est accoutum� � soigner religieusement ma correspondance. En outre je vous �crirai � La Ch�tre poste restante et vous recommanderez � Mme Decerfz ou � son rempla�ant, si elle vient � perdre son bureau, comme il en est question, de ne remettre ces lettres qu'� vous ou � Vincent. Quand vous les aurez lues, jetez-les au feu ou serrez-les � clef, car je vous avertis que vous ne serez pas le premier dont les papiers aient �t� fouill�s et examin�s. H�las! quels d�tails d�go�tants! Il faut que vous soyez bien mon ami pour n'en �tre pas rebut�... »

* Ce fragment se rapporte � la page 146 du Ier volume de la Correspondance; il vient apr�s les mots: � Ensuite prenez garde � vos lettres et aux miennes. Mettez-y votre prudence naturelle....�

Il fut donc d�cid� qu'Aurore passerait tour � tour trois mois � Nohant et trois mois � Paris, et, qu'aussit�t �tablie dans cette ville, elle prendrait chez elle Solange, que, pendant ce temps, Maurice resterait avec son p�re et Boucoiran � Nohant, qu'il serait ensuite mis dans un coll�ge, qu'enfin Dudevant payerait � Aurore les 3 000 francs qui lui �taient assign�s par son contrat. Ceci pendant les six mois que sa femme passerait � Paris.

Hippolyte, Duteil et quelques autres amis essay�rent, aussit�t qu'ils eurent appris cet arrangement, d'en d�tourner {307} Aurore et de l'effrayer. Seule, Émilie Ch�tiron qui connaissait parfaitement toutes les mis�res de la vie d'Aurore, comprit que la r�solution de la jeune femme �tait la meilleure � laquelle elle p�t avoir recours pour s'y soustraire et conjurer d'avance un d�nouement plus funeste encore.

Dans l'Histoire de ma Vie, il n'est rien dit de l'�v�nement dont parle la lettre, tout y est racont� de mani�re � laisser la cause d�finitive de la r�solution d'Aurore assez inexpliqu�e. C'est ce qui fait que tous les biographes (� l'exception de miss Thomas, dont nous avons su plus haut reconna�tre le m�rite d� � son ouvrage*), s'�tendent, en parlant de cet �pisode de la vie d'Aurore Dudevant, sur son d�sir de gagner sa vie et regardent ce d�sir comme la raison d�finitive qui lui a fait abandonner Nohant, tandis qu'il n'en est qu'une des causes pr�liminaires. Sa lettre � Boucoiran prouve, au contraire, qu'Aurore voulait, avant tout, sauver sa personnalit�, se mettre en dehors des volont�s et du manque de volont� de son mari. Ce que nous avan�ons ici m�rite une attention toute particuli�re, car c'est, selon nous, cette id�e de libert� individuelle qui est la pierre angulaire de tous les �crits de George Sand. Cette � lib�ration de l'individu �, elle la pr�cha toute sa vie et sous toutes les formes possibles, et non dans le sens �troit de la � femme libre � voire de � l'amour libre �, comme beaucoup l'ont cru et le croient encore. Il semble que, seul, Dosto�evsky ait bien compris et bien rendu cette id�e principale de toute l'œuvre de George Sand, ce qu'il y avait en elle d'�ternellement vrai, de grand et d'inestimable et ce qui survivra au romantisme, au naturalisme, {308} � toutes les �coles litt�raires, quelles qu'elles puissent �tre.

[{307}] * Voir le chapitre Ier de notre livre.

Certes, l'histoire de la lettre � testament de Dudevant � trouv�e par Aurore ne fut que la derni�re goutte qui fit d�border la coupe de l'amertume; n�anmoins, si cette goutte ne f�t pas tomb�e, Aurore Dudevant ne se f�t peut-�tre pas d�cid�e, au commencement de 1831, � s'�tablir � Paris. On dirait qu'elle l'a saisie au vol comme le pr�texte qui allait la mettre hors de page, lui permettant de rompre avec Dudevant. Elle quitta Nohant le 4 janvier 1831. Au d�but de notre r�cit du mariage des Dudevant, nous avons signal� les trois causes qui peuvent assurer la stabilit� du mariage. Le lecteur peut voir, par tout ce qui vient d'�tre dit, que c'est le manque de ces trois conditions, le manque d'harmonie dans la vie intellectuelle des deux �poux, l'absence d'un amour vrai et du savoir-vivre ext�rieur qui amen�rent Aurore au d�senchantement, au refroidissement et au divorce moral. En 1831, Aurore et Émilie Ch�tiron supposaient que cette s�paration de facto serait la solution d�finitive de cette question embrouill�e; Aurore ne pr�voyait pas qu'une autre cause — l'avenir des enfants � assurer — exigerait un jour une solution l�gale, et que pendant de longues ann�es encore, m�me apr�s son divorce, elle aurait � d�fendre ses droits et ceux de ses enfants. Quoiqu'il en soit, l'ann�e 1831 fait �poque dans la vie de Casimir et d'Aurore Dudevant; et, � partir de ce moment, les deux �poux se trouvent, vis-�-vis l'un de l'autre, dans une position toute nouvelle, ce qui nous permet de clore, par cet incident, le chapitre de la vie conjugale de George Sand.