WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
*
1804-1833
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome *

CHAPITRE IV
(1817-1821)

{155} Le couvent. — Diablerie. — Mysticisme. — Socialisme chr�tien — Les j�suites. — Moli�re au couvent. — 1820. — Crise morale; vie ind�pendante; premiers romans; �l�ments du caract�re litt�raire et individuel.



Le destin qui, jusque-l�, avait donn� � la future George Sand la possibilit� de voir de pr�s le grand monde, la petite bourgeoisie de Paris, les villageois, le brillant milieu militaire et la vie de campagne des troupes napol�oniennes, ouvrit alors devant elle les portes d'un monde qu'elle ignorait encore: le catholicisme, le christianisme avec ses vastes et po�tiques horizons. La pauvre jeune fille, toute d�sesp�r�e par les continuelles disputes de famille, trouva au couvent le repos ext�rieur, la possibilit� de faire des �tudes r�guli�res, une soci�t� anim�e de jeunes compagnes de son �ge, avec lesquelles elle pouvait fol�trer ou s'occuper sans m�contenter qui que ce fut. A son esprit fatigu� par les doutes et les d�chirements int�rieurs, le clo�tre pr�sentait des dogmes immuables et des convictions �tablies, consacr�es par les si�cles. Son pauvre cœur d^enfant, martyris� par un amour humain vraiment d�raisonnable, se trouva tout � coup au milieu d'un essaim d'�tres, jeunes et vieux, absorb�s par la pens�e de Dieu, cherchant dans l'amour {156} divin leur repos et leur f�licit�. Et l'�me d'Aurore, naturellement port�e vers l'id�al religieux, � tourment�e de choses divines, � trouva l'aliment qu'il lui fallait, la loi � laquuelle elle aspirait inconsciemment. C'est l� qu'elle puisa cette forte croyance en Dieu, en l'immortalit� de l'�me, qui ne l'abandonna plus durant toute sa vie, Ilui faisant franchir, sans y sombrer, les p�riodes du d�sespoir le plus profond et de la critique la plus libre en mati�re de dogme. Par nature, c'�tait une �me religieuse qui ne changea jamais, quoique le nom de George Sand fasse jusqu'� pr�sent l'�pouvantail des d�vots et que ses livres se trouvent toujours � l'index. Il ne viendra sans doute pas de sit�t le jour r�v� par le personnage inconnu et myst�rieux dont par le le vicomte de Spoelberch dans ses Lundis d'un chercheur: � Aussi, � propos de certaines pages sp�ciales de l'auteur de L�lia, de certains appels au Cr�ateur, pleins d'�loquence et de foi, avons-nous entendu sans surprise un membre distingu� du clerg� fran�ais nous exprimer l'opinion, qu'� son avis, l'avenir r�servait � ces �lans enflamm�s, � ces supplications entra�nantes, l'�tonnant retour de fortune d'�tre un jour cit�s en chaire comme d'admirables exemples de pri�re ardente et chr�tienne*... �

* Les Lundis d'un Chercheur, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul. (Paris, 1894. Calmann-L�vy), p. 137-138.

Aurore Dupin passa trois ans au couvent des Augustines Anglaises, de l'hiver 1817-1818 jusqu'au printemps de 1820. Elle assure que ce furent peut-�tre l� les ann�es les plus heureuses de sa vie. Depuis sa naissance, la fillette se trouvait en effet pour la premi�re fois dans un milieu plus ou moins normal et calme, bien que, l� aussi, tout ne pass�t pas sans petites collisions entre �l�ves et sup�rieures, mais les bonnes impressions et les bons c�t�s de la {157} vie de couvent l'emportaient de beaucoup sur ces petits d�sagr�ments, in�vitables dans tout internat. Deux ou trois querelles avec Mlle D..., charg�e de la petite classe o� Aurore �tait entr�e, et une vive altercation avec la sup�rieure qui avait d�cachet� les lettres d'Aurore � sa grand'm�re, dans lesquelles la fillette s'�tait amus�e � faire des descriptions satiriques et � caricaturer le couvent et ses habitantes — �v�nement que George Sand daigna appeler trop complaisamment � nouveau d�chirement � dans sa vie, attachant trop de valeur au d�senchantement et au chagrin qu'elle avait �prouv�s � la nouvelle de la violation de sa correspondance — voil�, semble-t-il, � quoi se r�duisent tous les d�sagr�ments qu'elle e�t � supporter pendant son s�jour au couvent. Ajoutons � cela les d�fauts habituels de ces �tablissements d'�ducation: mauvaise nourriture, cellules et dortoirs froids, surveillance trop rigoureuse pour qu'aucun bruit du monde ext�i�eur n'arrive aux �l�ves, et nous aurons tous les c�t�s d�sagr�ables de la vie d'Aurore chez les Dames Augustines. Sa vie de couvent avait cependant pour elle de si bons c�t�s que les mauvais ne peuvent pas �tre mis en balance.

D'abord, malgr� l'insuffisance des �tudes que l'on y faisait, c'�taient pourtant des �tudes syst�matiques et r�gl�es; et si, apr�s trois ans, Aurore n'y acquit pas de trop amples connaissances, elle y apprit du moins, outre l'anglais, qu'elle poss�da � fond, � travailler tous les jours d'une mani�re r�guli�re, George Sand raconte avec beaucoup d'humour que, quoique sa grand'm�re et elle fussent tr�s fi�res de ses brillantes connaissances, il se trouva que la petite philosophe, l'�crivain d' � exercices de style » ne savait pas m�me faire le signe de la croix comme il faut, et scandalisa la ma�tresse et �gaya toute la petite classe par {158} son ignorance compl�te du cat�chisme et des dogmes fondamentaux de la religion. Ses autres connaissances �taient � peu pr�s dans le m�me �tat; elle discutait sur les faits historiques, sans presque conna�tre la chronologie et les �v�nements, et il en �tait de m�me en grammaire et en g�ographie.

Sous le rapport moral, le syst�me d'�ducation catholique que beaucoup de personnes jugent superficiellement et condamnent sans vouloir l'approfondir, offre cependant ce bon c�t� qu'il d�veloppe dans la jeunesse la volont� de lutter contre les penchants �go�stes, qu'il pousse vers une perfection continuelle, vers l'analyse incessante de soi-m�me et au d�sir de se spiritualiser. En m�me temps, la s�v�re discipline du couvent non seulement n'exclut pas les relations cordiales entre ses jeunes et ses vieilles habitantes, elle cr�e, au contraire, une intimit� toute particuli�re et vraiment touchante entre ces femmes qui ont renonc� au monde et leurs �l�ves, pour la plupart jeunes filles correctes, affables envers leurs compagnes et celles des religieuses qui s'occupent sp�cialement de leur �ducation en choisissant comme � filles � une ou plusieurs d'entre elles. Toute cette atmosph�re d'amour placide, sans petites pers�cutions r�ciproques, sans jalousie, sans pleurs ni sc�nes d'aucune sorte, ce milieu o� tout le monde s'aimait, mais o� tout sentiment et toute pens�e se portaient avant tout vers Dieu, �tait un v�ritable bienfait pour Aurore, �lev�e d'une mani�re si irr�guli�re.

Un autre avantage encore, c'�tait que la soci�t� joyeuse de ses compagnes emp�chait l'enfant de se livrer � des r�flexions pr�matur�es sur l'avenir, sur la triste vie qu'elle avait eue et qu'elle aurait encore � passer entre sa grand'm�re et sa m�re, et sur la n�cessit� o� elle serait de {159} choisir entre elles, comment e�t-elle eu le temps d'�tre triste et de r�ver, quand il lui fallait tant�t jouer aux barres, tant�t manigancer quelque escapade avec toute la classe ou organiser des excursions pour d�livrer la victime. Cette victime l�gendaire que personne n'avait jamais vue, mais qu'on s'imaginait exister dans quelque souterrain ou grenier du monast�re et � laquelle toutes les pensionnaires croyaient, il fallait la d�livrer, mais l'on ne savait o� elle �tait mur�e. Elle �tait ce pr�texte tout trouv� des r�veries auxquelles sont toujours si enclins jeunes gens et jeunes filles s�questr�s du monde, r�veries qui servent de p�ture � leur esprit et � leur imagination, leur donnant en m�me temps l'occasion de d�ployer leur volont� et l'exc�s de leur jeune �nergie.

D�s le premier jour de son entr�e au couvent, Aurore f�t l'�me et le boute-en-train de tous les jeux. Elle s'enr�gimenta sans balancer dans le camps des espi�gles, � qui on avait donn� le surnom de diables pour les distinguer des �l�ves exemplaires ou � sages �, et des � b�tes �. Ces derni�res n'�taient ni folles comme les premi�res, ni studieuses et d�votes comme les secondes; elles se contentaient tant�t de rire � gorge d�ploy�e des espi�gleries des � diables �, tant�t de les bl�mer avec les � sages � et, quand il y avait danger, elles ne manquaient jamais de dire: � Ce n'est pas moi, ce n'est pas nous. �

Parmi les compagnes d'Aurore, il y avait de tr�s gentilles et sympathiques jeunes filles, portant pour la plupart de grands noms. Les pages que George Sand leur consacre dans son Histoire sont si bien senties et si bien �crites que nous ne nous permettrons pas de les r�p�ter, d'autant plus que nous devons nous borner � signaler ici ceux des �v�nements de la vie clo�tr�e d'Aurore Dupin {160} qui eurent une influence sur son caract�re et sur son d�veloppement moral et intellectuel.

Aurore conserva avec beaucoup de ses amies des relations affectueuses, m�me apr�s sa sortie du couvent, tout comme elle entretint pendant de longues ann�es une correspondance avec sa � m�re spirituelle � Alicia, grand cœur, esprit original, qui avait su dompter l'insoumise petite berrichonne � force de douceur, de patience et surtout d'amour.

Un autre c�t� encore qui se refl�ta fortement sur la nature impressionnable d'Aurore, ce fut l'aspect pittoresque et le charme po�tique du couvent. Ce d�dale de vieilles constructions, avec ses couloirs et ses cloitres, ses galeries, ses escaliers et ses recoins mvst�rieux, o� les lampes scintillaient dans la p�nombre; toutes ces niches, ces greniers et ces souterrains; ces cellules proprettes toutes remplies du pieux et na�f bric-�-brac, dont la foi simple embellit les objets de sa v�n�ration, toutes ces fleurettes, ces enluminures, ces cierges, ces aur�oles et ces dorures; l'�glise, avec son tableau admirable du Titien; le jardin embaum� de fleurs et endormi dans son calme po�tique; la petite cour toute pav�e de pierres s�pulcrales aux embl�mes de mort; les hautes murailles, les grilles en fer et les grandes portes lourdes retombant � grand bruit; tout cela ne pouvait pas ne pas enchanter l'artiste inconsciente qui sommeillait dans la jeune fille.

Il est digne de remarquer que la conversion d'Aurore, qui survint la seconde ann�e de son s�jour au couvent, d�pendit en grande partie de ces impressions purement artistiques et que la po�sie ext�rieure du cathohcisme y joua aussi un r�le consid�rable. Durant la premi�re ann�e, Aurore s'�tait montr�e fort indiff�rente aux c�r�monies {161} obligatoires du culte et aux pratiques religieuses du monast�re. Aux heures des offices, elle lisait des pri�res, accompagnait ses condisciples � l'�glise, �crivait avec elles pour son confesseur de petits � examens de conscience �, qui finissaient toujours par les mots d'usage: � mea culpa, mea culpa. mea maxima culpa; elle assistait aux le�ons de cat�chisme, mais son �me n'y avait aucune part. A l'exemple de ses compagnes, elle sommeillait � l'�glise sur son petit banc ou se distrayait sans �couter le sermon du pr�dicateur. Vers la fin de la seconde ann�e qu'elle passa au couvent, lorsque toutes les escapades semblaient �tre �puis�es et que la diablerie commen�ait � l'ennuyer, elle lut un jour dans � la Vie des Saints �, livre qu'on lui avait donn�, la vie de Sim�on le Stylite, dont Voltaire s'�tait tant moqu� jadis. Aurore fut frapp�e de cette foi profonde, qui avait amen� un homme � un fanatisme ressemblant � celui des fakirs indous. « La saintet� l'int�ressa par son c�t� psychologique, � elle se mit � lire avidement le Martyrologe, dans l'espoir d'y trouver la solution de cette �nigme psychologique. Elle se remit �galement � lire l'Évangile, mais comme il n'avait plus pour elle le charme de la nouveaut�, qu'elle le connaissait trop, puis, se souvenant de plus des commentaires ath�es de sa grand'm�re, sa lecture ne produisit sur elle aucun effet bienfaisant. N�anmoins, le sol �tait pr�par�. Un soir qu'Aurore s'�tait �chapp�e d'une le�on, elle entra comme par hasard dans l'�glise demi-obscure. Le superbe tableau du Titien �tait �clair� par la lumi�re vacillante d'une petite lampe; une religieuse solitaire, humblement prostern�e sur les dalles, semblait an�antie dans la ferveur de sa pri�re. Aurore crut tout � coup reconna�tre une voix myst�rieuse qui lui redisait le m�me tolle, lege qu'avait entendu saint Augustin. Son {162} �me tressaillit, ce fut pour elle comme une r�v�lation; elle fut touch�e par la � gr�ce �.

Nous avons d�j� eu l'occasion de dire que la soif des choses divines qui s'�tait manifest�e chez Aurore, son besoin d'aimer, de croire en quelque chose qui f�t toute bont�, toute puissance, qui s'�leva au-dessus des hommes et de leurs passions mesquines et �go�stes, au-dessus de leurs inconstances, le besoin de croire en quelque chose d'�ternel, d'absolu, l'avait amen�e � cr�er son Coramb�. A cette heure, la Bont� supr�me, l'Omnipotence, l'Éternel, l'Absolu m�me s'�tait soudainement r�v�l� � elle, l'avait �clair�e de sa lumi�re �blouissante et avait rempli son cœur d'une joie ineffable. Cette conversion subite �branla et bouleversa sa jeune �me. Les doutes d'autrefois, les id�es pr�coces et d�plac�es dans une t�te de treize ans furent instantan�ment oubli�s, sa vie prit une nouvelle direction, un autre sens. Il n'�tait pas dans le caract�re d'Aurore d'aimer � moiti�, elle s'adonna au bonheur de croire avec passion, avec entra�nement, avec un entier oubli de soi-m�me.

Elle alla trouver son confesseur, l'abb� de Pr�mord, homme d'esprit et de cœur, et lui dit qu'elle ne s'�tait jamais, comme il le savait, dignement confess�e, qu'en cons�quence, elle n'avait jamais re�u de lui l'absolution, mais qu'elle le priait, vu sa conversion, de la confesser et de la r�concilier formellement avec l'Église. L'abb� de Pr�mord �tait un homme p�n�trant, plein de finesse; il �tait non seulement tr�s habile � discerner le caract�re, les inclinations, le degr� de d�veloppement de chacune de ses p�nitentes, mais il s'entendait encore � diriger les �mes de ses ouailles conform�ment � leurs penchants et aux traits de leurs caract�res. Il vit aussit�t � quelle �me sinc�re, profonde et sans frein il avait affaire, et qu'il devait agir avec {163} elle contrairement � la routine et aux habitudes ordinaires. Pour toute confession, il lui fit raconter en d�tail, dans toute la sinc�rit� de son cœur et sans rien lui cacher, sa vie ant�rieure, les souffrances et les �preuves de son �me. A la fin de cet examen spirituel, il lui dit qu'il ne jugeait pas n�cessaire de lui demander une confession de ses petits p�ch�s v�niels et qu'il lui permettait de communier le lendemain, exigeant seulement que dor�navant elle veill�t elle-m�me, � ce que sa foi ne souffrit aucune atteinte par sa n�gligence.

Depuis ce jour la vie d'Aurore changea compl�tement. Les espi�gleries et les jeux perdirent pour elle tout charme, tout int�r�t. Sans le moindre effort de volont�, de � diable � qu'elle �tait, elle se convertit en � sage �. Il n'y a pas � s'�tonner si, d�s lors, elle devint tout aussi exemplaire dans le travail et l'�tude, que jusque-l� elle avait �t� port�e � s'amuser et � ne rien faire. Du matin au soir elle fut comme d�vor�e du d�sir de se perfectionner, de se corriger de tous ses mauvais penchants, d'atteindre � l'id�al de la vertu chr�tienne qui seule pouvait t�moigner de sa reconnaissance envers le Cr�ateur pour sa conversion � la lumi�re. Plusieurs compagnes d'Aurore s'�tonn�rent de cette conversion subite, d'autres s'en r�jouirent, d'autres encore s'en attrist�rent. Elle-m�me se montra indiff�rente � leur bl�me comme � leur approbation. Dans l'�tat de b�atitude o� elle se sentait apr�s avoir �t� touch�e par la � gr�ce �, tous les attachements humains et les int�r�ts terrestres recul�rent � l'arri�re-plan. Ce n'�tait pas qu'elle n'aim�t plus ses camarades ou qu'elle se fut refroidie envers elles, mais ces sentiments �taient comme �clips�s par l'unique amour de Dieu qui absorbait tous les autres. Sa foi devenait de jour en jour plus exalt�e. Elle passait des heures enti�res en pri�res {164} extatiques; elle se confessait et communiait chaque dimanche et parfois m�me plus souvent; elle se mit � porter autour du cou, en guise de cilice, un chapelet de filigrane qui l'�corchait jusqu'au sang. � Je sentais, dit-elle la fraicheur des gouttes de mon sang et au lieu d'une douleur, c'�tait une sensation agr�able. Enfin je vivais dans l'extase, mon corps �tait insensible, il n'existait plus. La pens�e prenait un d�veloppement insolite et impossible. Était-ce m�me la pens�e? Non, les mystiques ne pensent pas. Ils r�vent sans cesse, ils contemplent, ils aspirent, ils br�lent, ils se consument comme des lampes et ils ne sauraient se rendre compte de ce mode d'existence qui est tout sp�cial et ne peut se comparer � rien* � Peu � peu elle arriva ainsi � l'id�e de se consacrer � Dieu et de prendre le voile. Si, d�j� avant sa conversion, la vie de couvent, calme, paisible, en soci�t� de femmes douces, d�pourvues de passions, lui avait paru un paradis sur la terre, en comparaison de sa vie p�nible, triste et agit�e, gr�ce � l'amour d�raisonnable de ses deux m�res et � leur inimiti� r�ciproque, — � plus forte raison, maintenant; elle n'eut plus qu'une pens�e, passer le reste de ses jours dans le clo�tre, loin du monde et de ses passions �go�stes, loin de tout int�r�t bas et personnel, entour�e de personnes enti�rement d�vou�es � Dieu. Pouss�e par ces sentiments chr�tiens, elle s'�tait li�e d'amiti� avec les sœurs converses les plus humbles, charg�es des emplois les plus inf�rieurs; elle s'acquittait pour elles des travaux les plus grossiers et les plus malpropres, trouvant une consolation dans ce rapprochement avec ces pauvres servantes du Seigneur. Ou bien encore elle passait des heures enti�res avec les plus petites {165} �l�ves et les aidait � b�cher leurs parterres et � planter des fleurs. C'est ainsi qu'elle passait �vang�liquement la plus grande partie de son temps avec � les petits enfants � et avec les � pauvres d'esprit �. Les compagnes d'Aurore voyaient avec �tonnement et m�pris ces occupations; certaines disaient qu'elle avait perdu l'esprit. Elles ne comprenaient pas, que cette �me ardente ne pouvait croire avec calme, aimer Dieu avec ti�deur, ne pas s'efforcer d'�tre chr�tienne dans toute la force du terme, en s'immolant, en souffrant; qu'elle voulait, en chaque action et � chaque pas, suivre l'enseignement du Christ et aimer parvulos quos 1 de cet amour qui agit, prescrit par l'Évangile.

* Histoire de ma Vie, t. III, p. 196-197.

Nous ne pouvons pas ne pas attirer ici l'attention du lecteur sur ce fait de toute importance, que les premiers pas d'Aurore Dupin dans la vie religieuse �taient empreints de cet amour actif, et ne pas faire remarquer qu'elle puisa, avant tout, dans le christianisme cette piti� qui en est l'essence m�me et vers laquelle elle s'�tait sentie inconsciemment attir�e lorsqu'elle avait cr�� son Coramb�, divinit� toujours occup�e � soulager les malheureux, � prot�ger les faibles, � consoler les opprim�s. L'amour actif du prochain, �tait non seulement la religion la plus appropri�e au caract�re d'Aurore Dupin, c'�tait le fond m�me de son �me. Toute �me poss�de une parcelle de la divinit�, un cristal — base premi�re — autour duquel viennent se grouper les autres qualit�s de l'�me et dont les facettes refl�tent le Grand Soleil. Dans Aurore, ce diamant �tait une mis�ricorde et une charit� sans bornes, un amour actif, celui dont saint Jean ne cessa de parler sur son lit de mort. Comme une source alpestre, n�e du pur cristal d'un glacier qui fond aux rayons du soleil, devient peu � peu un torrent imp�tueux entra�nant tout ce {166} qu'il rencontre sur sa voie — ainsi le d�veloppement ult�rieur, l'activit� et la direction d'esprit de George Sand prirent naissance dans cette essence fondamentale de son �me. L'amour actif, cette source latente, myst�rieusement cach�e au milieu de ses r�veries enfantines jaillit, du chaos de ses sentiments et de ses pens�es, en un torrent, qui les emporta avec lui. Comme un ruisseau clair et limpide, il traversa toute la jeunesse d'Aurore et les ann�es troubles et sombres de sa vie conjugale. Devenu rivi�re profonde et transparente, il refl�ta les belles et grandioses cr�ations sociales de notre si�cle; plus tard, il faillit l'entrainer dans le gouffre des t�n�bres r�volutionnaires... Et comme les embouchures sans rivages de nos rivi�res russes qui, d�versant leurs bienfaits � des centaines de verstes, se confondent insensiblemens avec la mer, ainsi, au d�clin de la vie de George Sand, cet amour infini du prochain, encore �largi, embrassant toute l'humanit�, lui rendit insensible et presque joyeux le passage de la vie terrestre � l'oc�an de l'Éternit�. C'est en cet amour actif, qu'il faut chercher le principe de tous les engouements de George Sand pour les doctrines sociales; la raison de ses sympathies pour le saint-simonisme, de son adoration pour Rousseau et Lamennais, de son amiti� pour Pierre Leroux, Michel de Bourges et les r�publicains de 1848, la cause de son enthousiasme lors de l'�lection � la pr�sidence de la r�publique de Napol�on III, qu'elle regardait comme le vrai d�fenseur des droits sociaux du peuple � l'inverse des repr�sentants des autres partis politiques, plus soucieux de la forme du gouvernemenf que du bien des masses populaires. Voil� les vrais motifs de sa discorde en 1870-1871 et m�me de ses querelles avec ses anciens amis r�publicains. Les partis n'avaient d'importance � ses {167} yeux qu'autant qu'ils prenaient la d�fense des faibles, des opprim�s, des d�sh�rit�s de la vie, qu'ils se faisaient les avocats de ceux auxquels on refusait tout droit. Ils perdaient sa sympathie aussit�t qu'ils devenaient triomphants, qu'ils se faisaient pers�cuteurs, vengeurs, oppresseurs, soufflant la haine et la discorde. Pendant toute sa vie, elle donna ses pr�f�rences au r�gime r�publicain qui seul lui semblait pouvoir assurer le bonheur des masses et lui paraissait le plus propre � satisfaire les vœux de toutes les classes, mais elle ne fut jamais vraiment un �crivain politique. Nous avons d�j� eu l'occasion de parler plusieurs fois* ailleurs, des pr�tendues trois p�riodes de sa carri�re litt�raire, r�p�t�es dans toutes ses biographies, de ces trois malheureuses phases, auxquelles ne peut �chapper aucun �crivain, aucun compositeur, aucun artiste, et dont la seconde serait pour George Sand son � entra�nement subit pour les id�es sociales � et la troisi�me son � retour � l'art pur et doux �. C'est tout aussi rebattu que faux. On dit aussi fr�quemment qu'elle a presque toujours �crit sous l'influence de tels ou tels inspirateurs, et qu'on peut en suivre les traces dans toutes ses œuvres. On serait cependant bien plus juste et plus pr�s de la v�rit� si l'on disait, que depuis l'�poque o� elle avait soulev� les seaux malpropres a de la sœur converse H�l�ne, dans l'unique but de venir en aide � cette humble servante, objet de r�pulsion du couvent, jusqu'en 1870-71, moment o� elle rompit avec ses anciens amis et bl�ma les crimes de la Commune aussi chaudement qu'elle avait applaudi le retour de la R�publique, George Sand, fid�le � elle-m�me, resta toujours {168} socialiste dans le sens de la pr�dication de la charit�, de l'amour actif envers le prochain. Si elle a pris � cœur les doctrines de Lamennais, de Michel de Bourges et de Leroux, si elle s'en est enthousiasm�e et leur a servi de porte-voix dans ses romans et ses articles, si elle a fond� des journaux et �crit des bullelins pour propager les id�es de ses amis r�publicains elle ne se fit pas faute de les abandonner aussit�t qu'elle ne vit plus en eux que des rh�teurs de partis, qui oubliaient le peuple pour leurs propres int�r�ts (comme Michel de Bourges), ou qui, pour les r�aliser, recouraient au poignard et � la ba�onnette (comme les agitateurs de 1870), ou bien encore lorsque les intrigues et les querelles des partis leur faisaient oublier le bien g�n�ral, le bonheur des masses, questions qui, pour George Sand, primaient toutes les th�ories sur les diff�rentes formes de gouvernement. George Sand, nous le r�p�tons, ne fut jamais un politicien. C'est l� un point que ne voient ni les conservateurs qui lui font un crime d'avoir pris part au gouvernement provisoire, ni les lib�raux qui la louent de sa ligne de conduite. Que les deux partis condamnent, s'ils le veulent, ce que nous avan�ons, nous nous en tenons � notre assertion; elle ressort de toute la vie et de tout l'œuvre de George Sand. Les politiques, qu'ils soient conservateurs ou lib�raux, sont des hommes, convaincus d'�tre seuls possesseurs de la v�rit�; ils se croient le droit de pers�cuter les autres pour leurs erreurs; dans l'un comme dans l'autre cas, ce sont des repr�sentants d'une �glise militante, des adeptes de saint Pierre. Les socialistes sont des adeptes de saint Jean. George Sand professait le socialisme tel que l'entendait saint Jean: � Fr�res, aimez-vous les uns les autres. � L'Évangile de saint Jean, base de toutes les sectes sociales et chr�tiennes du moyen �ge, des {169} hussites et des moraves jusqu'aux francs-ma�ons et aux carbonari, fut, comme on le sait, le r�sultat de la doctrine auquel est arriv� Lessing dans ses derniers ouvrages philosophiques, tels que son Testament Johannis, ses Freimaurer-Gespr�che 2, etc. Le m�me �vangile est le fond des croyances religieuses du moine Alexis dans le roman de George Sand, Spiridion. Mais Alexis et son ma�tre myst�rieux ne sont pas les seuls; tous les repr�sentants de sectes apparaissant d'une mani�re ou d'une autre dans les romans de George Sand: les carbonari dans L�lia, les hussites et les thaborites dans Consuelo, Jean Ziska et Procope le Grand, les illumin�s et les francs-ma�ons dans la Comtesse de Rudolstadt, tous ces sectaires sont autant de pr�dicateurs de l'�vangile de saint Jean. Et lorsque, � la fin de sa vie, elle �crivit ses Impressions et Souvenirs, elle y paria encore de saint Jean et consacra des pages inspir�es � cet Évangile de l'amour. Et si elle s'est laiss�e entra�ner par les r�cits que Liszt et Mickiewiez lui faisaient des sectes slaves; si elle a sympathis� avec les Hongrois opprim�s par les Autrichiens et les Polonais vaincus par les Russes; si avec Leroux, elle a vu dans les hussittes et les thaborites des pr�dicateurs actifs du christianisme, comme doctrine sociale; si, pour la m�me cause, elle entourait d'un culte passionn� Lammenais et a pr�t� sa plume � le d�fendre contre les attaques de Lerminier et autres repr�sentants de la morale bourgeoise, elle ne l'a fait, r�p�tons-le, que parce que ces doctrines, ces r�cits et ces pr�dications r�pondaient � ses tendances, � son propre id�al. Et ces tendances et cet id�al se sont dl�velopp�s en elle et ont grandi sur le sol de son ardeur religieuse qui, il est vrai, se modifia plus lard; George Sand e�t � traverser une p�riode de doute poignant; avec les ann�es elle rejeta {170} enti�rement les pratiques du culte, se d�gagea de l'�troitesse du catholicisme, devint �iste, presque panth�iste, mais un profond sentiment religieux ne l'abandonna jamais, sentiment qu'elle devait tout autant � sa nature qu'� sa vie au couvent. On ne saurait dire, quelle direction e�t pris le d�veloppement de son esprit, si elle avait pass� toute sa jeunesse avec son a�eule incr�dule et voltairienne ou avec sa m�re superstitieuse.

[{167}] * Lors de l'impression dans les Revues russes du Ier et des VIIIe et IXe chapitres de ce livre.

Aurore avait pass� l'automne de 1818 soit avec les petites �l�ves qu'elle aidait � b�cher leurs jardinets, soit avec les humbles sœurs converses, pour lesquelles elle travaillait et � qui elle donnait des le�ons. L'une de ces sœurs converses, Irlandaise fanatique, exalt�e et ignorante, �tait entr�e au couvent contre la volont� de sa famille, avait reni� ses proches et tout ce qu'elle avait de cher au monde pour la gloire du Christ et croyait �tre en possession du vrai bonheur, car, ayant fait couler les larmes et endur� les reproches de ses parents (!), maudite par vson p�re, lib�r�e de tout lien terrestre, elle pouvait s'adonner au seul amour divin. Cette exalt�e encouragea Aurore, par ses r�cits, � renoncer au monde et � se faire religieuse. Aurore communiqua son projet � son confesseur, l'abb� de Pr�mord, et � sa � m�re spirituelle �. Ni l'un ni l'autre ne prirent la chose au s�rieux. Ils lui conseill�rent de ne pas s'empresser de prononcer des vœux trop h�tifs et d'attendre pour en parler � ses parents, afin de ne pas les attrister et de ne pas avoir plus tard � �tre elle-m�me malheureuse. George Sand a bien raison de dire que c'est un bonheur que son confesseur n'�tait ni fanatique ni m�me catholique orthodoxe, mais j�suite. Le catholicisme se r�sume dans les mots: � Hors de l'Église, pas de salut. � Les j�suites disent: � Chacun trouve son salut selon le degr� de sa {171} sinc�rit� et de ses bonnes intentions. � George Sand nous donne, � ce propos, une analyse tr�s int�ressante de l'ordre des j�suiles comme secte sapant en r�alit� la papaut�, dont elle devrait �tre un support, conform�ment au but de sa fondation. Le j�suitisme renferme un principe de libert� individuelle rejet�e par le catholicisme. Le catholicisme pris � la lettre est une n�gation de la vie, une pr�occupation �go�ste et personnelle du salut de soi-m�me. Les j�suites, au contraire, s'efforcent de concilier la foi avec les facult�s et les inclinations et d'en faire une aide et un levier pour ramener � Dieu chaque individualit�. George Sand n'oublie pas le revers de la m�daille, la devise j�suitique: « La fin justifie les moyens �, qui a amen� de si grands abus; mais elle conseille aussi de ne pas juger les institutions politiques et religieuses d'apr�s leurs r�sultats, moins encore par leurs aberrations, ou il faudrait alors condamner le christianisme lui-m�me en le jugeant sur les atrocit�s de l'Inquisition et autres erreurs et malentendus semblables. Certains lecteurs seront, � coup sur, compl�tement d�senchant�s en apprenant que George Sand s'est faite ainsi l'apologiste des j�suites. Quant � nous, nous ne pouvons que rendre justice � son impartialit� et soutenir que, pour elle, du moins, le j�suitisme a �t� une institution bienfaisante. � Si l'abb� de Pr�mord e�t �t� fanatique, �crit-elle, je serais morte � l'heure qu'il est, ou folle. � Quiconque conna�t tant soit peu le triste sort des malheureux qui ont prononc� dans leur jeunesse des vœux trop pr�cipit�s et se sont trouv�s mur�s � tout jamais dans l'esclavage monastique, intol�rable pour toute �me libre, ne trouvera certes rien d'exag�r� dans ce que nous venons de dire. Le romancier italien, Verga, dans sa charmante et touchante nouvelle Capinera (Fauvette � t�te noire) nous {172} conte la vie tragique d'une jeune fille, qui, par inexp�rience et pour ob�ir � ses parents, avait pris le voile. Cette jeune fille, lorsque son cœur se fut �veill� � la vie et � l'amour, se vit avec terreur enseveclir toute vivante dans un couvent. Apr�s d'incroyables tortures morales elle en arriva aux supr�mes limites de la souffrance humaine, � la folie, � la r�clusion dans un in-pace, � la mort, loin de toute communication avec le monde des vivants. Et cette pauvre petite Capinera �tait une �me douce et simple, une petite bourgeoise italienne insignifiante, qui ne s'�tait �lev�e au-dessus du niveau commun que par la force de son amour et au prix de ses �preuves terribles. Mettons � sa place l'�me ardente et agit�e d'une Aurore Dupin avec ses �lans et ses brusques contrastes, avec son ardeur et sa force, avec son imagination, sa foi exalt�e et ses moments de doute cuisant, avec son talent d'artiste qui ne cherchait que l'occasion de se d�ployer! Quelle horreur! On ne peut que f�liciter Aurore de ce que l'abb� de Pr�mord �tait moins catholique qu'elle-m�me, qu'il ne faisait pas de pros�lytisme et qu'il fut un bon pr�tre j�suite tr�s indulgent, un peu mondain et plus pr�occup� de ne pas f�cher les parents de ses �l�ves que soucieux de gagner � l'autel une nouvelle � fianc�e du Christ �!

Aurore ne savait ni aimer, ni croire avec ti�deur, elle ne savait qu'adorer � l'exc�s; elle �tait devenue plus catholique que son confesseur, �tait �ternellement m�contente d'elle-m�me, craignait sans cesse de tomber tant�t dans l'un, tant�t dans l'autre p�ch�; du matin au soir elle analysait et scrutait sa foi et ses rapports avec Dieu; en un mot elle �tait devenue ce qu'en style de couvent on appelle scrupuleuse. Sa sant� se ressentit bient�t de cette tension d'esprit; elle devint p�le, maigre, souffiit d'insomnie. {173} d�p�rit � vue d'œil, br�l�e par un feu int�rieur. Cette langueur physique amena � son tour une d�faillance morale, Aurore crut remarquer que sa foi s'affaiblissait; elle avait des moments d'apathie spirituelle, d'insensibilit�, qu'elle subissait comme un ch�timent m�rit� pour des p�ch�s imaginaires. Un jour enfin, elle alla, tout effray�e, se confesser � l'abb� de Pr�mord de ses pr�tendus p�ch�s qui ne lui permettaient pas, disait-elle, d'�tre en paix avec Dieu et la privaient de cet �tat de gr�ce dans lequel elle avait v�cu plusieurs mois.

L'abb� de Pr�mord saisit le motif de ce � refroidissement de foi � de son enthousiaste p�nitente, et, en sa qualit� de directeur spirituel, lui d�fendit de s'adonner � la pri�re des heures enti�res au lieu de courir avec ses amies, de passer toutes les r�cr�ations sur les dalles froides de l'�glise, de se mortifier inutilement et de se livrer � ses scrupules. Il lui imposa comme p�nitence de mener un genre de vie plus conforme � son �ge et � sa nature, de jouer, de s'amuser, de sortir de son asc�tisme, de vivre dans la soci�t�, en un mot, d'�tre � la fois affable et pieuse. � Dieu n'aime pas les �lans fi�vreux d'une �me en d�lire, dit-il, il pr�f�re un hommage pur et soutenu. � L'abb� Pr�mord avait parfaitement devin� le caract�re de sa p�nitente, tout compos� de contraste et de transitions d'un extr�me � l'autre. Ce conseil �tait donn� tr�s � propos. D'abord, Aurore ne se remit � jouer aux barres et � la balle que par ob�issance pour son confesseur, puis elle reprit go�t au jeu et redevint bient�t le boute-en-train de tous les amusements. La pi�t� d'Aiurore n'en souffrit nullement, mais la � diablerie � ne ressuscita plus: les jeux, les espi�gleries n'�taient plus les m�mes. Jamais le couvent n'avait vu des jours d'une joie aussi h'anche; toutes les {174} �l�ves, grandes et petites, ne form�rent plus qu'une seule famille amicale dont Aurore �tait le centre. En tr�s peu de temps elle recuvra la sant�, le calme de l'esprit et sa foi sereine. Elle ne s'�puisa plus en pri�res asc�tiques et sut trouver dans l'affection et la soci�t� de ses amies cette tranquilit� et cet �quilibre d'�me, qui lui rendit le bonheur de la pri�re confiante. Jamais, selon elle, elle ne s'�tait sentie si heureuse, si aim�e, parce que, ajoute-t-elle, � il est facile d'�tre parfaitement aimable quand on se sent parfaitement heureux* �. George Sand se rencontre ainsi avec L�on Tolsto�, qui fait dire � Natacha Rostow: � Elle avait atteint ce supr�me bonheur o� l'homme devient tout � fait bon et aimable**. �

* Histoire de ma Vie, vol, III, p. 236.

**" La Guerre et la Paix, 3e partie, ch. XVII.

Bient�t Aurore introduisit un nouveau genre d'amusement au couvent, celui-l� m�me qu'elle avait d�j� pratiqu� � La Ch�tre chez les Duvernet et pour lequel elle avait une pr�dilection qui trahissait en elle la petite fille de l'actrice Mlle de Verri�res et la fille de Maurice et de Sophie Dupin, dont l'un avait jou� dans des spectacles d'amateurs, et l'autre sur les tr�teaux. Ce qu'elle imagina, ce n'�tait ni plus ni moins que de jouer la com�die au couvent. Cela commen�a par des charades et des repr�sentations mimiques avec travestissements. Puis, ce furent des sc�nes improvis�es que les pensionnaires jouaient sur des sc�narios arr�t�s d'avance. Enfin, Aurore se risqua � jouer avec sa troupe ni plus ni moins que le Malade imaginaire de Moli�re. Voil� comment cela se passa: la sup�rieure, Mme Canning, aimait assez � assister aux spectacles donn�s parfois au couvent. Elle avait beaucoup entendu {175} parler des repr�sentations improvis�es par Aurore Dupin et annon�a qu'elle viendrait les voir un jour. Elle permit de prolonger la r�cr�ation du soir jusqu'� minuit. La troupe qui voulait faire parade de son savoir, s'adressa � Aurore, l'initiatrice ordinaire (les occupations litt�raires sous la direction de son a�eule n'avaient pas �t�, on le voit, sans profit, et ses amies s'en apercevaient fort bien). Aurore fut pri�e d'imaginer quelque chose d'extraordinaire. Il y avait d�j� eu des spectacles au couvent aux anniversaires ou � la f�te de la sup�rieure et des spectacles mieux r�gl�s que les sc�nes improvis�es par Aurore; mais �'avait �t� le plus souvent des pi�ces insipides de Mme de Genlis, r�cit�es plut�t comme examens publics de d�clamation que comme amusements. Cette fois, il leur fallait autre chose, et voil� que la petite romanci�re en herbe osa songer au Malade imaginaire. Elle n'avait pas les œuvres de Moli�re sous la main, car Moli�re �tait � l'index au couvent. Heureusement qu'ayant lu la pi�ce avec sa grand'm�re, Aurore en savait plusieurs sc�nes par cœur. Par contre, les bonnes sœurs n'en savaient mot. Notre actrice pouvait donc, impun�ment, confiante en sa m�muoire, risquer de mettre le Malade sur la sc�ne, sans citer l'auteur et en excluant les passages passionn�s, qui, elle le comprenait parfaitement, n'�taient pas de mise dans un clo�tre. Aussit�t pens�, aussit�t fait. Aurore se fit hardiment collaboratrice de Moli�re et composa un sc�nario, en se servant des fragments, qu'elle savait par cœur, y introduisant des dialogues de sa propre invention, abr�geant par-ci, ampliliant par-l�, enfin y joignant, comme interm�de, la sc�ne connue de M. de Pourceaugnac. En un rien de temps la pi�ce fut apprise et r�p�t�e. Chaque actrice apporta de chez ses parents ce qu'elle pouvait en fait de costumes, d'accessoires {176} et de d�cors. La sc�nec fut dispos�e de la mani�re la plus primitive � l'aide de chaises, de bancs et de paravents. Le plus difficile �tait de confectionner des costumes d'hommes, qui ne choquassent point la pudeur des nonnes et qui ressemblassent cependant au costume Louis XIII. La difficult� fut �lud�e avec beaucoup d'adresse et d'invention, et un beau soir Aurore parut devant la communaut� r�unie, dans le r�le de Purgon, et ses compagnes sous la figure des autres personnages de la pi�ce. La com�die, qui passa pour �tre d'Aurore, fut enlev�e avec gaiet� et entrain. Le succ�s fut complet. Mme Canning et les religieuses rirent jusqu'aux larmes. Le g�nie comique de Moli�re, bien que � corrig� et compl�t� � n'en enchanta pas moins les spectatrices. Aurore fut proclam�e talent litt�raire et combl�e d'�loges et de f�licitations. Elle garda certainement le silence sur son plagiat litt�raire, afin de ne pas encourir la d�fense de jouer des pi�ces de th��tre, si par hasard on apprenait que la pi�ce n'�tait pas de son invention, mais de l'impie Moli�re.

Si nous nous sommes arr�t� � dessein sur cet �pisode, qui para�t � premi�re vue fort insignifiant, c'est que nous avons voulu mettre en relief un des traits du caract�re d'Aurore Dupin, que l'on peut suivre depuis son enfance jusqu'� l'�ge m�r, et m�me jusqu'� la vieillesse. Ce trait, c'est sa passion pour le th��tre et pour tout ce qui le rappelle. Enfant, elle � jouait au th��tre � chez les Duvernet; jeune fille, elle joue du Moli�re au couvent; �crivain, elle emprunte avant tout ses sujets et ses h�ros au monde des tr�teaux. Les h�ro�nes de ses premi�res œuvres sont des actrices; des pages enti�res sont consacr�es � la vie des coulisses. Dans l'�ge m�r et dans la vieillesse, George Sand se divertit � Nohant, � ses moments perdus, � la comedia {177} del arte ou � l'arrangement de vrais spectacles bien mont�s et prend plaisir � assister aux reipr�sentations de marionnettes de son fils Maurice. Les pages de l'Histoire de ma Vie o� elle nous raconte dans quelle impatience f�brile elle �tait les jours o� elle devait aller au th��tre, et avec quelle curiosit� candide et quelle bonne foi na�ve elle suivait la repr�sentation, ces pages ne peuvent �tre compar�es qu'aux lignes si c�l�bres et si chaleureuses de B�linsky: � Aimez-vous le th��tre? �... etc.

Le succ�s de la premi�re soir�e th��trale en amena beaucoup d'autres. Au couvent, on ne parlait plus que de r�p�titions et de spectacles. Les derniers mois de l'hiver de 1820 se pass�rent en ces occupations et ces plaisirs. L'assassinat du duc de Berry, qui attrista profond�ment les bonnes d�votes et les familles non moins pieuses de leurs aristocratiques pupilles, vint mettre fin � ces divertissements, au fond peu compatibles avec la vie de couvent. Mais, pour le moral et la sant� d'Aurore, tout ce mouvement qui la distrayait de ses id�es asc�tiques, �tait ce qu'il y avait de plus salutaire. En m�me temps, ces improvisations et ces sc�narios �taient, � son insu, un nouveau pas en avant dans l'�volution litt�raire de la future George Sand.

Sur ces entrefaites, la grand'm�re d'Aurore arriva � Paris. La nouvelle de la � conversion �, de l'exaltation religieuse, de la d�votion de sa petite fille �tait parvenue jusqu'� elle. Toutefois, tant que cette exaltation s'�tait manifest�e imp�tueuse, passionn�e, presque tragique, l'a�eule ne s'en �tait pas inqui�t�e, comptant, avec raison, que cette tension d'esprit ne se maintiendrait pas et que tout cela passerait. Mais quand elle vit que sa petite-fille �tait gaie, riait, voyait le monde les jours de cong� o� elle pouvait sortir avec sa grand'm�re, mais qu'au fond tout lui {178} �tait devenu indiff�rent, qu'elle ne r�vait qu'� rentrer au couvent, que sa pi�t� avait pris un caract�re chronique, qu'elle ne pensait qu'� se faire religieuse (la grand'm�re l'avait appris par une amie d'Aurore, Pauline de Pontcarr�) alors, l'adoratrice de Voltaire eut peur. Dans sa crainte de voir sa petite-fille devenir bigote et prendre le voile, elle lui annon�a un beau jour de la fin de f�vrier 1820, qu'elle allait la retirer du clo�tre. Cette nouvelle tomba sur la jeune mystique comme un coup de foudre. Elle fut au d�sespoir, mais la religion, au nom de laquelle elle e�t voulu rester au couvent, exigeait qu'elle se soum�t � la volont� de ses parents, et elle dut ob�ir � sa graud'm�re. Elle le fit surtout dans l'intention et avec la ferme conviction d'obtenir de son a�eule, aussit�t qu'elle le pourrait, l'autorisation de rentrer au couvent pour s'y fixer � jamais. L'abb� de Pr�mord et la m�re Alicia ne firent rien ni pour la d�tourner ni pour raffermir dans son projet. Ils lui conseill�rent de ne pas d�sesp�rer, de ne prononcer aucun vœu, d'avoir patience. � L'intention de votre grand'm�re est de vous marier. Si dans deux ou trois ans vous ne l'�tes pas et que vous n'avez pas envie de l'�tre, nous reparlerons de vos projets — lui dit le bon abb�, — et jusqu'alors attendons les �v�nements. � Les �v�nements ne se firent pas attendre, mais ils furent tout autres que ne les r�vait Aurore en faisant ses adieux � l'asile qui l'avait abrit�e pendant les plus heureuses ann�es de sa jeunesse.



Aurore quitta le couvent avec regret et tristesse et fut profond�ment malheureuse tout le temps qu'elle passa � Paris avec son a�eule. D'un c�t�, elle �tait tourment�e par l'appr�hension de quelque projet de mariage, d'un autre {179} c�t�, elle �prouva un grand d�senchantement en se retrouvant avec sa m�re, qu'elle n'avait vue que tr�s rarement dans le courant des trois derni�res ann�es. D�s les premiers jours elle remarqua, avant tout, que les relations entre son a�eule et sa m�re s'�taient de nouveau aigries, et qu'elle allait �tre encore une fois envelopp�e dans cette atmosph�re de querelles et de coups d'�pingle dont elle avait d�j� tant souffert. Elle eut d'autre part le chagrin de constater que sa m�re s'�tait faite � l'id�e de voir sa tille rester sous la d�pendance de la grand'm�re, et qu'une nouvelle s�paration ne lui causerait aucune peine. Sophie-Antoinette refusa nettement d'accompagner sa fille � Nohant et eut la cruaut� de lui dire: � Non, certes! Je ne retournerai � Nohant que quand ma belle-m�re sera morte. � Ces dures paroles bris�rent le cœur de la jeune fille, d�shabitu�e de ces sorties et de ces vulgarit�s, dont Sophie �tait si prodigue. Elle sentit alors combien sa m�re lui �tait devenue �trang�re, elle regretta d'autant plus le couvent, o� elle avait �t� entour�e de l'atmosph�re si sereine et si douce de la bienveillance g�n�rale. Dans les premiers jours du printemps de 1820, Aurore arriva avec sa grand'm�re � Nohant. Elle raconte dans son Histoire, que le lendemain, se r�veillant dans sa chambre d'enfant, dans cet immense et antique lit � ciel, entre tous ces vieux meubles, � la vue de tout ce qu'elle connaissait si bien et de cette belle et fra�che matin�e de printemps, le premier sentiment dont elle fut envahie par le d�sespoir, — et son premier mouvement — de fondre en larmes. Était-ce regret de n'�tre plus au couvent, peur de sa nouvelle vie, espoir ou crainte de l'avenir qui l'attendait, qui le saurait dire? Quoique George Sand s'arr�te sur ces larmes et souligne ce chagrin inexplicable, les pages o� elle nous raconte {180} son r�veil dans sa chambre d'enfant, d�sormais sa chambre de jeune fille, respirent une fra�cheur adorable en nous montrant la mystique pupille de la m�re Alicia toute palpitante dans l'attente d'une nouvelle vie. Chaque fois que nous les lisons, nous �voquons involonlairement une autre charmante description, celle du r�veil de la jeune h�ro�ne dans le roman de Maupassant � Une Vie � le lendemain de son arriv�e au ch�teau paternel. L'�poque (1820 environ) et la mise en sc�ne d�crite par George Sand et par Maupassant offrent m�me tant de ressemblance, que nous ne pouvons lire ce chapitre de: � Une Vie � sans penser � l'Histoire de ma Vie et vice vers�. Il en est de m�me des fragments de la correspondance d'Aurore avec une de ses amies de couvent; on les croirait emprunt�s aux premiers chapitres des M�moires de deux jeunes Mari�es de Balzac. Il nous semble hors de doute que George Sand a fourni � Balzac des donn�es pour ce roman, qui lui est du reste d�di�. On y trouve bon nombre d'�pisodes, de traits et de faits parfaitement identiques avec les �v�nements de la vie de jeune fille de George Sand et on croit parfois y lire des lettres de ses amies, les demoiselles Bazouin, Émilie de Wismes, etc.

Retournons au s�jour d'Aurore � Nohant et � ses seize ans. Elle avait pleur� � son r�veil, mais quand elle se vit au milieu de ces bois qui venaient � peine de reverdir, des champs �maill�s de fleurs printani�res et qu'elle revit le vieux Deschartres, ses anciennes camarades de village, ses chiens favoris, quand


� Du grand souflle de libert� et de vie
    « Son �me fut envahie..... »

quand elle respira le grand air du printemps, le soleil, elle {181} oublia comme par enchantement ses chagrins et son noviciat manqu� et s'adonna tout enti�re � la joie de se sentir libre. Elle passa tout son temps dans les champs et les prairies; il lui tardait de revoir ses amies villageoises et tous les sites jadis pr�f�r�s. Puis, arriv�rent son amie du couvent, Pauline de Pontcarr� avec sa m�re, et le chevalier de Lacoux, qui apprit � Aurore � jouer de la harpe, puis M. de Tr�moville, qui arrangea, pour distraire la vieille Mme Dupin, un spectacle o� la jeune fille joua de nouveau un r�le d'homme, celui du � berger Colin �. L'�t� s'�coula dans ces divertissements. Aurore s'�tait d'abord compos� un programme de ses occupations, car elle avait l'intention de continuer � �tudier la musique, le dessin, l'histoire, l'anglais et l'italien, mais ce projet dut �tre remis � plus tard.

Hippolyte arriva ensuite en cong�. C'�tait alors un bel et brave officier. L'id�e lui vint d'enseigner l'�quitation � sa sœur, et en tr�s peu de temps Aurore apprit non seulement � monter les chevaux les plus fougueux, mais devint encore une �cuy�re intr�pide. Ce sport, auquel elle s'adonna passionn�ment pendant de longues ann�es, joua, comme nous le verrons, un grand r�le dans la vie de George Sand*.

* « Cet exercice physique, dit-elle, devait influer beaucoup sur mon oaract�re et mes habitudes d'esprit. » (Histoire de ma Vie, vol. III, p. 264.)

L'automne arriva, Hippolyte parti, Aurore passa l'hiver et toute l'ann�e suivante en compagnie de Deschartres et de sa grand'm�re, dont la sant� s'affaiblissait de jour en jour. La vieille dame, qui avait toujours strictement observ� le code de la correction mondaine, faisait encore de la toilette les jours o� elle avait des invit�s chez elle, {182} mettait des diamants � ses oreilles et du rouge � ses pommettes, pr�sidlait les repas et � tenait ensuite son salon �, c'est-�-dire que pendant plusieurs heures elle causait tr�s agr�ablement sans donner aucun signe de d�faillance ou d'infirmit�. Mais cette contrainte qu'elle s'imposait lui co�tait de plus en plus, elle devait s'enfermer des journ�es enti�res dans ses appartements pour se reposer de la fatigue des longues r�ceptions. Avec l'arrix�e de l'aulomne, la vieille dame ne quitta plus sa chambre. Aurore passait avec elle des heures enti�res, lui faisant la lecture, jouant avec elle et Deschartres au grabuge, pin�ant de la harpe ou touchant du piano pour faire plaisir � son a�eule, ou s'entretenant avec elle sur diff�rents sujets. C'est alors qu'elle s'aper�ut que l'instruction re�ue au couvent �tait bien insuffisante aupr�s des connaissances de Mme Dupin. Anim�e d'un beau z�le, elle se mit � travailler, � �tudier. Elle ne pouvait pourtant s'occuper qu'apr�s dix heures du soir, lorsque Mme Dupin proc�dait � son grand coucher — ce qui constituait une solennit�. Deux femmes de chanmbre lui passaient sa douillette de satin piqu�, son bonnet enrubann�, lui mettaient entre les mains des mouchoirs brod�s, des bagues, des tabati�res, dites � de nuit � et la couchaient � demi assise, appuy�e contre un tas d'oreillers de dentelles.

Apr�s les dix heures, Aurore �tait donc libre et pendant les calmes heures de la nuit, souvent jusqu'� l'aube, elle t�chait de r�parer le temps perdu au couvent et de suppl�er aux lacunes de son instruction. Elle lisait tout ce que sa grand'm�re lui avait recommand�, et, comme autrefois Marie-Aurore elle-m�me, prenait des notes et faisait des r�sum�s. Dans sa chambre elle jouait de la harpe, d�chiffrait � livre ouvert des partitions; en g�n�ral, elle {183} s'effor�ait de rester, � la campagne, fid�le � ses habitudes de travail intellectuel et d'avancer dans le perfectionnement et le d�veloppement de ses facult�s. N�anmoins, les premiers mois de son s�jour � Nohant lui furent p�nibles. Elle �tait trop habitu�e � une nombreuse soci�t� de compagnes, et elle avait le mal du couvent, comme d'autres ont le mal du pays. � Mon cœur, dit-elle, s'�tait fait comme une habitude d'aimer beaucoup de personnes � la fois et de leur communiquer ou de recevoir d'elles un continuel aliment � la bienveillance et � l'enjouement. � Elle ajoute aussit�t apr�s: � L'existence en commun avec des �tres doucement aimables et doucement aim�s est l'id�al du bonheur*. » Ce bonheur lui manquait, elle devint m�lancolique et ne comprenait pas comment, occup�e du matin au soir, elle pouvait l'�tre. Heureusement le temps vint o� elle connut de plus pr�s et sut appr�cier sa grand'm�re. Les dix-huit derniers mois de la vie que Marie-Aurore de Saxe passa avec sa petite-fille, furent de toute importance pour le d�veloppement moral b de celle-ci. « Mon affection pour elle se d�veloppait extr�mement. J'arrivais � la comprendre, � avoir le secret de ses douces faiblesses maternelles, � ne plus voir en elle le froid esprit fort que ma m�re m'avait exag�r�, mais bien la femme nerveuse et d�licatement susceptible qui ne faisait souffrir que parce qu'elle souffrait elle-m�me � force d'aimer. » Aurore sut appr�cier quelle excellente femme, quel grand esprit d�licat et cultiv�, �tait sa grand'm�re, elle apprit peu � peu � faire la part de ses petites faiblesses et de ses petits pr�jug�s provenant de son �ducation et du cercle trop exclusivmentt restreint o� elle avait v�cu, et � les distinguer {184} des grandes et belles qualit�s fonci�res de la nature de son a�eule. Elle comprit combien son esprit �tait profond et s�rieux, quelle �me habitait ce corps faible et fragile. � Sortant moi-m�me des t�n�bres de l'enfance, je pouvais enfin profiter de son influence morale et du bienfait intellectuel

* Histoire de ma Vie, t. III, p. 267-268.

Malheureusement, elle ne put jouir longtemps de cette intimit� et de cette bienfaisante influence. Un jour, pendant qu'elle lisait le G�nie du Christianisme � sa grand'm�re, qui commentait, comme toujours, la lecture avec esprit et finesse, celle-ci l'interrompit en disant quelque chose de tout � fait incoh�rent. C'�tait le d�lire. Un moment apr�s, revenue � elle, elle �tonna bien davantage encore sa lectrice en lui disant, qu'elle avait refus� un vieux g�n�ral de l'Empire, homme du plus grand monde, qui avait demand� la main d'Aurore par l'entremise de son cousin Ren� de Villeneuve, et l'avait refus� non � cause de son �ge et de ses blessures, disait-elle, mais parce qu'il avait pos� comme condition qu'Aurore ne pourrait voir sa m�re. L'a�eule conquit alors d�finitivement l'affection de sa petite-fille en lui avouant combien elle avait eu tort dans le temps d'avoir voulu l'�loigner de sa m�re. Elle lui fit conna�tre les raisons qui l'avaient port�e � agir ainsi et � craindre pour elle l'intimit� de sa m�re, ainsi que la peur que lui avait inspir�e son mysticisme de l'ann�e pr�c�dente. Maintenant qu'elle la savait raisonnable, attach�e aux occupations intellectuelles, raisonnablement pieuse, elle se sentait tout � fait rassur�e, ne la pressait pas de se marier et lui disait de ne pas s'inqui�ter � ce sujet.

Cette critique de soi-m�me et ce repentir sinc�re, si peu {'185'185} dans les habitudes de sa grand'm�re, frapp�rent tellement Aurore que, rentr�e dans sa chambre et faisant de la musique, elle s'en r�jouit d'abord involontairement, comme d'une victoire qu'elle venait de remporter, puis fut tout alarm�e de ce qui venait de se passer d'extraordinaire. Elle se trouva si inqui�te qu'elle redescendit pour voir si sa grand'm�re dormait. Tout �tait tranquille. (Cependant, le matin, elle fut �veill�e par Deschartres qui lui annon�a que, pendant la nuit, la vieille Mme Dupin avait eu un coup d'apoplexie, qu'on avait r�ussi � la r�chauffer et � la ranimer, mais qu'elle avait un c�t� paralys�. Gr�ce au m�decin et aux soins qu'on lui prodigua, la malade recouvra l'usage de ses membres, et aux approches de l'�t� elle put se mouvoir un peu et faire des siestes au jardin. N�anmoins elle ne v�cut plus, elle v�g�ta; lentement et pas � pas elle s'approchait de la destruction finale. Elle s'y plongeait d�j�, car le lendemain de son coup d'apoplexie, Deschartres constata, � la consternation d'Aurore, que les divagations de la vieille dame n'�taient pas du d�lire, mais l'enfance.

La jeune fille se vit soudain ma�tresse de maison et de sa propre existence et le fut pendant pr�s de dix mois. Nous signalons d�s � pr�sent � l'attention du lectcur l'importance de ces dix mois de libert� individuelle et absolue dans l'�volution de l'esprit, du caract�re et des habitudes de la future George Sand.

Les derniers jours qui avaient pr�c�d� la nouvelle maladie de sa grand'm�re, Aurore lui avait lu l'ouvrage de Chateaubriand. Assise pendant de longues nuits dans la chambre de la malade, elle avait eu le temps de lire et de relire le livre. Elle fut charm�e et surprise par la beaut� et la po�sie dont Chateaubriand rev�tait le christianisme. Elle {186} y trouva une religion toute diff�rente de celle qu'enseignait l'auteur de l'Imitation de J�sus-Christ, qui avait �t� jusque-l� son guide, le fil qui dirigeait sa vie. � Quitte-toi, ab�me-toi, m�prise-toi; d�truis ta raison, confonds ton jugement; fuis le bruit des paroles humaines. Rampe et fais-toi poussi�re sous la loi du myst�re divin; n'aime rien, n'�tudie rien; ne connais rien, ne poss�de rien, ni dans tes mains, ni dans ton �me. Deviens une abstraction fondue et prostern�e dans l'abstraction divine; m�prise l'humanit�, d�truis la nature; fais de toi une poign�e de cendre et tu seras heureux. Pour avoir tout, il faut tout quitter » — voil� ce qu'enseigne Gerson. � El�ve ton �me, dit Chateaubriand, orne ton esprit, d�veloppe tes facult�s, glorifie Dieu par tout ce que tu as de bon en toi, aime les hommnes, la nature, la vie; car la science, l'art, la beaut�, tout cela est manifestation de Dieu. Il faut comprendre Dieu pour l'aimer. Pour comprendre le christianisme, il faut aimer les hommes et tout ce qui est beau. Le christianisme est la religion de la sublime po�sie et de la beaut�. �

En voulant se rendre compte de ces contradictions, Aurore fut �pouvant�e et sentit, pour la premi�re fois, � quoi l'avaient men�e sa soumission aveugle aux autorit�s de l'Église catholique et son d�sir de suivre, en tout point, les pr�ceptes de Gerson. Elle comprit qu'elle s'�tait �loign�e en esprit de sa famille, qu'elle avait tromp� et qu'elle trompait encore son a�eule, en se soumettant ext�rieurement � sa volont�, mais en continuant secr�tement � se pr�parer � entrer en rehgion, que, vivant dans les r�veries �go�stes de sa b�atitude et de son salut et voulant � s'abrutir �, elle avait agi contre la volont� de sa grand'm�re et contre ses propres tendances instinctives. Dans sa vie, pendant ces derni�res ann�es, tout �tait contradiction et dualit� qui lui {187} faisait horreur � elle-m�me. D'un c�t�, l'instinct et le sentiment la portaient non seulement � sympathiser avec sa grand'm�re, avec ses convictions et ses go�ts, mais encore � croire fermement que malgr� son ath�isme et son insoumission � l'Église, celle-ci ne pouvait �tre une p�cheresse maudite par Dieu. En m�me temps l'habitude acquise au couvent lui faisait continuer � s'occuper de science, d'art et de lecture. Et d'un autre c�t� au point de vue de l'orthodoxie catholique, la grand'm�re �tait une ath�e ennemie de Dieu, toutes ses convictions �taient h�r�tiques, et les occupations d'Aurore elle-m�me, l'histoire, la litt�rature, les arts, toute sa vie, toutes ses affections, n'�taient que vanit�, actes en plein d�saccord avec la vraie vie chr�tienne telle que l'entendait Gerson. Pour �tre cons�quente avec elle-m�me, Aurore aurait d�, comme sœur H�l�ne, rompre avec sa grand'm�re et sa m�re, fouler aux pieds leurs cœurs, renoncer � tous ses attachements, quitter le monde. Elle ne l'avait pas fait, parce que l'abb� de Pr�mord et la m�re Alicia l'en avaient dissuad�e. L'abb� de Pr�mord et la m�re Alicia suivaient-ils donc, comme Chateaubriand, une v�rit� relative, et la v�rit� absolue, �tait-elle du c�t� de Gerson? Mais Aurore ne se sentait plus la force de renoncer, sans murmure, aux occupations intellectuelles et, qui plus est, de condamner sa grand'm�re, parce qu'elle ne pratiquait pas, et ne fr�quentait pas les sacrements. Elle crut, un temps, qu'elle devait persuader � son a�eule de se confesser et de communier pour ne pas mourir dans l'imp�nitence finale et qu'elle accomplirait ainsi envers elle son devoir de chr�tienne. Cependant, elle ne donna pas suite � son projet, comprenant quel coup elle lui porterait en lui parlant de sa fin prochaine. Du d�saccord entre son sentiment et les pr�ceptes de foi qu'elle aurait voulu suivre, elle {188} conclut encore une fois qu'il y avait dans son �me une contradiction et une discorde originelle. Elle �crivit � l'abb� de Pr�mord pour le prier de l'�clairer sur cette contradiction, de lui indiquer ce qu'elle devait penser et comment elle devait agir avec sa grand'm�re; elle lui demanda aussi s'il lui �tait permis de lire des auteurs profanes, des philosophes et des po�tes, si, par son savoir elle ne p�chait pas contre l'humilit� chr�tienne. L'abb�, qui comprenait sa nature, lui r�pondit avec autant de raison que d'esprit. Il se moqua finement de la peur qu'elle avait de devenir vaniteuse de ses connaissances � qui ne lui paraissaient pas, disait-il, assez consid�rables pour avoir de quoi s'enorgueillir �. Il lui conseilla de ne se laisser guider dans ses rapports avec son a�eule, que par son cœur, car � le meilleur guide qu'un chr�tien puisse suivre c'est la bont� du cœur �, et il lui permit de lire tout ce qu'elle voudrait � la vraie foi ne pouvant �tre �bpranl�e par aucune lecture �.

D�s ce moment, Aurore commen�a � d�vorer les livres de la biblioth�que, � l'exception de ceux que sa grand'm�re lui avait conseill� de ne pas lire*. Elle lut d'arrache-pied, Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, la Bruy�re et Montaigne; ensuite ce fut le tour des po�tes: Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare; l'Émile, la Profession de {189} foi du vicaire savoyard le Contrat social et les Discours de Jean-Jacques Rousseau servirent de dessert � cette nourriture aussi abondante qu'indigeste.

* Mme Dupin l'avait, entre autres, pri�e de ne pas lire Voltaire avant l'�ge de trente ans. George Sand lui tint parole. Les jeunes filles de nos jours qui regardent comme absurde toute contrainte de la part des parents concernant leurs lectures, lors m�me qu'elles n'ont que dix-sept ans, riront certainement de cette soumission d'Aurore qu'elles ne comlprendront pas. (Voir Histoire de ma Vie, vol. III, p. 313-314.)

M. Kirpitchnikow, dans l'article consacr� � George Sand dans son Histoire g�n�rale de littrature pr�tend que c'est Sophie Dupin, qui a d�fendu � Aurore de lire Voltaire avant l'�ge de trente ans. Il est fort probable que Sophie Dupin ne connaissait m�me pas les ouvrages de Voltaire.

Dans l'Histoire de ma Vie, George Sand raconte �loquemment l'�volution produite en elle par ces lectures h�t�rog�nes, et comment elles l'�loign�rent insensiblement de la religion, du moins du catholicisme. Ce dernier fait est certain. Quant � l'influence philosophique de tous ces �crivains sur le d�veloppement de sa pens�e et de sa mani�re d'envisager le monde, il nous semble que des pages de l'Histoire o� elle parle de ses lectures, on ne peut tirer que ceci: la jeune fille se jeta avec une curiosit� avide sur tout ce qui lui tombait sous la main, mais elle ne put s'assimiler que ce qui �tait � la port�e de sa jeune intelligence et de ses forces. Ce furent certainement les po�tes, comme Chateaubriand, Byron, Milton, Moli�re, en partie aussi Shakespeare, qui la charm�rent le plus. Des œuvres d'art et d'exaltation po�tique comme Ren� ou le G�nie du christianisme; les d�sesp�r�s et les d�senchant�s, comme Hamlet et les h�nxs de Byron, comme Alceste et le Satan de Milton dans son �tincelante et funeste beaut�; Rousseau avec ses sermons, pr�chant la fraternit�, la vie simple et le retour � la nature, avec ses d�clamations enflamm�es, voil� ce qui a d� entra�ner l'artiste inconscient qui sommeillait dans la jeune fille. Franklin (George Sand ne parle pas de lui dans les pages cit�es de l'Histoire de ma Vie, mais elle le lisait alors avec enthousiasme)* a d� certainement {190} la charmer aussi par son id�al mi-chr�tien, mi-sto�que, et par ses sages pr�ceptes. Quant � la philosophie et la science, elles sont le partage des hommes et des peuplcs m�rs. Les peuples dans leur enfance et les jeunes gens ne sont capables de comprendre la v�rit� que sous la forme de l'art et de la beaut�. Les po�tes, par le caract�re de leur nature m�me, n'acceptent qu'avec peine les id�es toutes nues, les images seules les frappent. Aurore, moiti� enfant, moiti� po�te � cette �poque, dut naturellement trouver bien plus de plaisir dans les po�tes et les orateurs �loquents, comme Rousseau, que dans les purs et froids penseurs. Aurore avait beau s'efforcer de p�n�trer les id�es de Locke, de Mably et de Leibnitz, de se pr�parer � comprendre le grandiose syst�me de ce dernier en �tudiant la physique, la chimie et les math�matiques, sous la direction de Deschartres, qui s'�tait mis, avec le plus grand plaisir et un profond savoir, � enseigner des th�or�mes et des axiomes � son �l�ve autrefois si indocile, maintenant si studieuse; toutes ces louables intentions ne l'amen�rent � rien. Aurore n'avait ni facilit� pour les math�matiques, ni d�sir s�rieux de savoir s'y prendre pour r�ussir. Elle �tait trop artiste et trop dilettante pour approfondir la science. Elle cessa ses le�ons avec Deschartres sans trop se tourmenter de n'avoir pu s'approprier les syst�mes philosophiques de Leibnitz et de Mably. Elle s'enfon�a bien plus volontiers dans les id�es de Rousseau. Ajoutons, que pendant toute sa vie, elle n'apporta pas plus de syst�me et de pers�v�rance � �tudier les philosophes. En vraie femme, elle y puisait, plut�t par le sentiment que par l'esprit, ce qui convenait le mieux � sa nature d'artiste et � la disposition altruiste de son �me; quant au reste, elle le rejetait sans {191} nullement s'inqui�ter de l'unit� et de la clart� des doctrines ainsi simplifi�es et s'engouant tour � tour de diff�rents auteurs dont elle devenait alors une fervente adepte, elle ne rendait justice que froidement et par acquis de conscience, aux autres non moins remarquables. « Il y a des natures qui ne s'emparent jamais de certaines autres natures, quelque sup�rieures qu'elles soient. Et cela ne tient pas, comme on pourrait se l'imaginer, � des antipathies de caract�re, pas plus que l'influence entra�nante de certains g�nies ne tient � des similitudes d'organisation chez ceux qui la subissent**. � Ainsi, selon elle, elle ne put jamais avoir de sympathie pour le caract�re priv� de Jean-Jacques; n�anmoins, � partir de cette �poque, elle devint et resta toujours un de ses disciples les plus z�l�s. Le passage que nous venons de citer et qui caract�rise avec beaucoup de justesse sa mani�re d'�tudier et de s'approprier les auteurs qu'elle lisait alors, peut �tre appliqu� � George Sand pendant tout le cours de sa vie, et ne doit pas �tre n�glig� par ceux qui se plaisent � critiquer la facilit� avec laquelle, dans sa carri�re litt�raire, elle tomba sous l'influence de diff�rentes personnalit�s. En r�alit�, elle ne se laissa influencer que par ceux qui vibraient d'accord avec sa nature, qui lui ressemblaient par leur tour d'esprit et la direction de leurs id�es.

[{189}] * Voir sa lettre � Sainte-Beuve du 4 avril 1833, avec une suite du 14 avril. Ces lettres ont �t� publi�es par Charles de Lom�nie dans la Nouvelle Revue de 1895, reproduites par le vicomte de Spoelberch, dans sa V�ritable histoire et r�imprim�es dans le volume des Lettres � Musset et Sainte-Beuve, �dit� par Levy. Plus loin nous aurons l'occasion d'y revenir, on citant les paroles de George Sand � propos de sa lecture de Franklin. Voir les chapitres VII et X.

** Histoire de ma Vie, vol. III, p. 314.

Quoi qu'il en soit, l'ann�e 1821 fut une �poque importante dans la vie d'Aurore Dupin. Apr�s les r�veries demi-conscientes de son enfance, apr�s les extases mystiques des deux derni�res ann�es, son �me s'�tait r�veill�e subitement � une vie intellectuelle et consciente, aux d�lices r�fl�chies de la po�sie et de l'art.

{192} Son genre de vie fut aussi plus qu'extraordinaire pendant les dix mois o� sa grand'm�re fut entre la vie et la mort. Celle-ci �tait retombb�e en enfance, et sa petite-fille devait �tre jour et nuit aupr�s d'elle. Comme la grand'm�re avait perdu toute notion du temps, elle exigeait souvent, au milieu de la nuit, qu'on caus�t ou qu'on jou�t aux cartes avec elle. Aurore, qui pouvait toujours s'attendre � �tre appel�e, dut autant que possible, r�duire son sommeil et, veillant la malade alternativement avec Deschartres, elle ne pouvait plus se reposer que de deux nuits l'une, passant ainsi vingt-quatre, parfois quarante-huit lieures sans dormir. Pour se tenir �veill�e pendant ces longues nuits, elle commen�a � priser, � fumer, � boire du caf� tr�s fort et m�me de l'eau-de-vie. Mais tout cela l'aidait fort peu et n'amenait qu'un grand affaiblissement de forces; Deschartres, remarquant qu'Aurore s'ennuyait, priv�e de toute soci�t� intellectuelle, que les nuits pass�es sans sommeil et l'absence de mouvement nuisaient � sa sant�, lui conseilla de reprendre les promenades � cheval qui lui avaient tant plu l'ann�e pr�c�dente. Il lui adjoignit pour l'accompagner, Andr�, un petit groom qu'il avait d'abord form�; il donna � Aurore, pour les dresser l'un apr�s l'autre tous les jeunes chevaux de Nohant, mais elle aimait surtout � monter Colette, sa jument favorite. Apr�s trois ou quatre heures de sommeil (habitude qui lui rendit plus tard de grands services, lorsqu'elle eut � passer des nuits enti�res � travailler), Aurore faisait avant l'aube de grandes promenades � cheval, d�sirant �tre de retour avant le lever de sa grand'm�re. Elle s'adonna de nouveau avec ardeur � ce sport favori, galopant tant�t � travers champs, si vite que le petit �cuyer avait peine � la suivre, tant�t laissant flotter les r�nes sur le cou de son intelligente b�te et avan�ant au {193} pas, plong�e dans la contemplation de la nature et dans une r�verie qu'Andr� ne se permettait jamais d'interrompre par la moindre r�flexion.

Ces promenades journali�res, au milieu de ces r�veils de la nature embaum�e de fra�cheur, �veill�rent le po�te dans l'�me endormie de la jeune fille. Tout ce qui frappait sa vue dans ses chevauch�es au pas ou au galop, trouvait son �cho dans cette �me d�licate et sensitive. Tout l'impressionnait et se gravait dans son imagination et sa m�moire: nuance de feuillage; teinte des nuages; murmure du ruisseau qu'elle devait traverser � gu�; cris des oiseaux voyageurs; patois caract�ristique, ce vieux parler fran�ais des villageois berrichons qu'elle rencontrait; b�lement des brebis et clochettes des troupeaux paissant le long du chemin; ombrage verd�tre et transparent des tra�nes, ou les gu�rets dor�s par le soleil. S'il n'y avait pas eu pour Aurore n�cessit� de rentrer au ch�teau, elle e�t, pendant des journ�es enti�res, parcouru avec plaisir les champs et les for�ts, s'abandonnant au hasard, en vrai artiste, au charme de ses diverses impressions et de ses rencontres inattendues.

Outre ces courses � cheval, Deschartres, lorsqu'il allait � la chasse, se faisait accompagner par Aurore. Il avait toujours regrett� qu'elle ne f�t pas un gar�on, et les robes seules de la jeune fille l'avaient emp�ch�, semble-t-il, de la traiter en jeune homme. Comme les v�tements de femme de l'Empire et de la Restauration, ressemblaient plut�t � des gaines qu'� des robes qui auraient permis de franchir commod�ment et d�cemment les foss�s et de courir dans les sentiers �troits, Deschartres lui conseilla de se v�tir en gar�on. Elle se rappelait encore trop bien son uniforme « d'aide de camp de Murat � et il y avait trop peu de temps {194} qu'elle avait jou� les r�les de Purgon et de Colin pour ne pas suivre avec plaisir ce conseil. Apr�s avoir mis une blouse, des gu�tres et une casquette, elle fit, avec Deschartres, la chasse aux cailles et aux coqs de bruy�re. Aussit�t qu'elle eut quitt� ses jupons brod�s, Deschartres oublia qu'il avait devant lui une demoiselle et la traita avec la m�me familiarit�, la m�me simplicit� et les m�mes exigences, dont il usait autrefois avec le p�re d'Aurore, son ancien �l�ve. Lorsque, bien des ann�es plus tard, George Sand �crivit son roman Gabriel-Gabrielle, histoire d'une jeune fille �lev�e comme un jeune homme par un vieux pr�cepteur et qui acquiert ainsi toutes les qualit�s viriles, — elle reproduisit bien des choses vues et v�cues lors de ses parties de chasse avec Deschartres. Le portrait qu'elle fait du vieux Porpora dans Consuelo est encore indubitablement copi� tout autant sur le critique de Latouche, ce mentor jaloux et despote qu'elle eut plus tard, que sur Deschartres, son vieux pr�cepteur de jadis, grondeur et cuistre, mais au fond, tendre et aimant. Deschartres exer�a sur son �l�ve une �norme influence en l'�levant, non comme une demoiselle, mais comme un homme. C'est � lui, avant tout, qu'elle dut plusieurs de ses qualit�s morales et de ses habitudes, et surtout ses � vertus viriles � qui firent d'elle ce � parfait honn�te homme � que nous admirons en George Sand. Ce fut le contrepoids de l'�ducation du couvent, sans dire que ces promenades, tant�t � cheval, tant�t � pied, fortifiaient sa sant� et l'habituaient au mouvement en plein air. Promenades, courses, mouvement, �quitation, voyages, devinrent pour George Sand comme un besoin n�cessaire qu'elle garda jusqu'� son extr�me vieillesse.

Mais tout le monde ne voyait pas les choses du m�me {195} œil que Deschartres. Les comm�res de La Ch�tre furent choqu�es de la conduite � r�pr�hensible � de la jeune fille. La chasse, l'�quitation, les habits d'homme! quelle horreur! quel sujet de m�dire! A tout cela vint s'ajouter encore l'arriv�e � Nohant de Ren� de Villeneuve. Aurore avait toujours aim� son cousin, qui frisait alors la quarantaine*, et elle avait une grande pr�dilection pour sa fille Emma. Elle se prit maintenant d'une plus grande amiti� encore pour cet excellent homme, d�licat, plein d'esprit, lettr� et d'une grande culture. Bonapartiste par conviction, aristocrate par sa naissance et ses alliances (sa femme �tait n�e de S�gur), il �tait tol�rant au point de condescendre aux opinions et aux convictions les plus extr�mes; il avait beaucoup de litt�rature, il savait par cœur des pages enti�res; il aimait la nature, la lecture, la vie de famille � la campagne, et, par-dessus tout, les promenades � cheval et la causerie avec quelques amis de choix. Tous ces go�ts s'accordaient avec ceux d'Aurore, qu'il ch�rissait sinc�rement. Il la comprenait si bien que, d�s 1821, il s'aper�ut de son talent litt�raire et lui conseilla, apr�s avoir lu ses premiers essais, d'�crire des romans. Il �tait trop grand seigneur pour partager les pr�jug�s et les appr�ciations �troites de La Ch�tre sur les habitudes et la conduite de sa {196} jeune cousine: il se promenait volontiers � cheval et luttait d'adresse iwoc elle pour sauter les foss�s; il lui apprit � tirer au pistolet. Malheureusementl Ren� de Villeneuve ne paraissaif pas avoif l'�ge qu'il avait, et les comm�res de La Ch�tre d�cid�rent aussit�t qu'Aurore se promenait avec son promis « au nez du monde �. C'�tait, � leur avis, le comble de l'inconvenance.

[{193}] * Dupin de Francueil, second mari de Marie-Aurore de Saxe, qui avait �pous�, comme nous le savons, en premi�res noces, le comte de Horn, fut aussi deux fois mari�. De son premier mariage avec Mme de Bouillaud ou Bouilloud, il avait une fille qui �pousa M. Vallet de Villeneuve. Elle eut deux fils, Ren� et Auguste, grands amis du p�re de George Sand, leur oncle. Quoiqu'ils fussent du m�me �ge que lui, ils s'amusaient � faire les respectueux et l'appelaient toujours « mon onde », et plus tard, ils donn�rent � Aurore, leur petite cousine, le nom de � ma tante �. C'est par eux que George Sand se trouva �tre en parent� avec les plus grandes maisons de Fiance et quelques grandes familles de Russie: les La Roche Aymon, les Balbo, les Galitzin, les S�gur, les Guibert, etc., etc.

Bient�t Aurore donna aux langues un nouveau sujet de m�disance! Dans le voisinage de Nohant, demeurait une nombreuse famille de gentill�tres, autrefois riche, mais � ce moment ruin�e, les Ajasson de Grandsaigne ou Grandsagne, Aurore et Hippolyte �taient tr�s intimes avec plusieurs de ces fils de famille, mais en 1821, Aurore se lia d'une amiti� plus particuli�re avec l'un d'eux, St�phane, que dans l'Histoire de ma Vie elle appelle du faux nom de Claudius*. St�phane se destinait � �tre m�decin et s'occupait de sciences naturelles. Aurore prit go�t � ces sciences et se mit � s'occuper, sous la direction de St�phane, de zoologie, d'anatomie et de physiologie. Deschartres approuva ces occupations, car il �tait lui-m�me m�decin, aimait la science et esp�rait qu'Aurore acquerrait, par l�, assez de connaissances pour l'aider dans les soins qu'il donnait aux paysans malades.

* Voir � son sujet l'Histoire de ma Vie, vol. III, p. 330-334, et vol. IV, p. 64. Dans la Correspondance, George Sand parle de lui dans sa lettre � Hippolyte, de mars 1827 (tronqu�e), t. I, p. 31, N° XIII. Dans ses lettres in�dites � son mari et � son fr�re, il est encore souvent question de lui.

Voyant le z�le de son �l�ve, St�phane lui apporta des bras, des jambes et des t�tes pour �tudier l'ost�ologie. C'�tait l� pour les gens de La Ch�tre, curieux des affaires d'autrui, l'abomination de la d�solation. Aussit�t commenc�rent � circuler des histoires plus incroyables les unes {197} que les autres, et tellement stupides, qu'Aurore n'aurait jamais pu s'imaginer de pareilles choses si elle ne les avait pas vues plus tard, noir sur blanc, dans une des lettres envoy�es � sa m�re. On racontait qu'elle d�terrait les cadavres, entrait � cheval dans l'�glise, tirait du pistolet sur l'hostie, que ses chiens d�voraient des petits enfants, et, pour couronner l'œuvre, on d�bitait que St�phane �tait son amant. Les calomnies parvinrent aux oreilles du cur� de La Ch�tre, le confesseur d'Aurore, qui se permit un jour, la confession finie, de lui en parler d'une mani�re fort peu d�licate. Indign�e jusqu'au fond de l'�me. Aurore se leva, et, ayant hardiment d�clar� au pr�tre combien elle �tait r�volt�e par la grossi�re inconvenance de son interrogatoire, quitta le confessionnal pour n'y plus jamais revenir.

Lorsque St�phane fut parti pour Paris, afin d'y continuer ses �tudes de m�decine, une correspondance suivie s'engagea entre les deux jeunes gens, au su de Deschartres. Les lettres de St�phane avaient un ton s�rieux et quelque peu p�dantesque qui ne d�plaisait point � Aurore. Malheureusement, il tomba r�ellement amoureux de son �l�ve, ce que George Sand nous raconte d'une mani�re assez transparente, bien qu'avec des r�ticences et tout en ayant l'air de dire le contrairc. St�phane Ajasson fut, disons-le d�s � pr�sent, le premier de la nombreuse s�rie des hommes qui furent �pris de George Sand. Laissant de c�t� ceux envers qui elle ne fut pas indiff�rente, remarquons qu'Aurore Dupin, comme plus tard Aurore Dudevant, eut, dans le sens propre du mol, un « succ�s » presque incroyable; le nombre de ses adorateurs fut l�gion. Sa Correspondance et son premier ouvrage: Voyage en Auvergne, nous montrent que toutes ses apparitions dans {198} le monde, tous ses voyages, etc., furent, toujours et partout, accompagn�s de � conqu�tes �, ce qui l'ennuyait souvent et la f�chait m�me. Elle attirait les adorallous sans le vouloir. C'�tait une nature de charmeuse.

Quoi qu'il en soit, elle resta indiff�rente envers St�phiane et fut tr�s pein�e quand Deschartres assura, que la lettre qu'elle venait de recevoir, ressemblait fort � une d�claration d'amour. Dans sa na�vet�, elle n'y avait rien vu.

La grossi�re indiscr�tion de son confesseur � ce sujet l'avait n�anmoins emp�ch�e de fr�quenter le confessionnal. Depuis lors elle ne pratiqua presque plus. En comparaison des offices du couvent, le service � l'�glise du village lui semblait une sorte de parodie. Elle pr�f�rait lire la messe chez elle. Un nouvel incident qui eut lieu au cours de l'�t�, vint lui montrer combien petites et insignifiantes sont ces c�r�monies quand on les compare � la foi v�ritable.

Le mari de la vieille Mme Dupin avait eu de Mme d'Epinay un fils naturel, qui, en 1821, �tait archev�que d'Arles. Il aimait beaucoup sa quasi belle-m�re, qui l'avait tendrement soign� dans son enfance. A cette �poque, c'�tait un bonhomme gai, replet, goutmand, d�bonnaire et tr�s born�. Lorsqu'il apprit que sa belle-m�re �tait malade, il s'empressa d'arriver et entreprit, selon George Sand, une chose impossible. Il voulut persuader � Marie-Aurore qu'elle devait se confesser et recevoir l'extr�me-onction, afin de ne pas mourir dans l'imp�nitence finale. La vieille dame se trouvait alors dans un de ses moments lucides et s'�tait m�me remise � sa correspondance et � ses affaires. Aurore, en vraie croyante, fut donc �pouvant�e en voyant l'archev�que, sans pr�parations, sans pr�ambules et de la mani�re la plus grossi�rement plaisante du monde, d�clarer � Mme Dupin {199} que, quoiqu'il n'os�t pas disputer contre sa � maman �, elle pourrait bien — puisqu'elle allait mieux, — remplir les formalit�s catholiques. Lui, archev�que, l'emp�cherait ainsi de tomber en enfer, o� elle irait infailliblement, il en �tait s�r, malgr� tout son amour pour � maman », si elle ne s'y soumettait pas. Ce discours baroque et d'un comique achev� � force de candeur d�vote, fit sourire Marie-Aurore. Mais, voyant l'�motion d'Aurore, qui assistait � cette sc�ne, connaissant sa foi profonde, ne voulant attrister ni son quasi beau-tils, ni sa petite-fille, ne voulant surtout pas lui faire encourir les reproches de qui que ce f�t d'avoir laiss� mourir sa grand'm�re sans confession, elle consentit � faire ce qu'on demandait d'elle. L'archev�que se frotta les mains de joie, d'avoir � si bien b�cl� cette affaire �, dit, � plusieurs reprises, � qu'il fallait battre le fer pendant qu'il �tait chaud �; et le lendemain m�me il fit venir le vieux cur� rustique de Saint-Chartier pour confesser sa belle-m�re. Aurore n'osait pas m�me s'en r�jouir, tellement elle �tait indign�e de la mani�re inconvenante, dont un pr�tre, un archev�que, traitait les choses les plus sacr�es de la religion. Mais Marie-Aurore, ayant tranquillis� son beau-fils par sa soumission � remplir ses devoirs religieux, sut aussi calmer l'�me angoiss�e d'Aurore. Elle fit assister la jeune fille � sa confession, avoua sinc�rement qu'elle n'avait jamais donn� de l'importance aux pratiques du culte, que depuis la mort de son fils, elle avait m�me compl�tement cess� de penser � Dieu, mais, qu'au fond de son cœur, elle n'avait jamais dout� de son existence et qu'elle attendait de Lui son pardon, car Lui, qui sait et comprend tout, avait s�rement d� comprendre son d�sespoir. Cette confession �branla compl�tement Aurore et le vieux cur� villageois, qui pronon�a en pleurant les paroles d'absolution. {200} Marie-Aurore fit ensuite entrer dans sa chambre tous les gens de la maison et du vllage, demanda pardon � tous et re�ut devant eux les derniers sacrements. Mais comme elle poss�dait � fond le latin, elle commentait � sa mani�re les paroles du pr�tre, disait tant�t: � Je crois � cela », tant�t: � Il importe peu �. Elle avait l'air de vouloir conserver par l� son droit � la libert� de conscience; m�me dans un moment aussi solennel elle restait fid�le � ses convictions et aux libres croyances de toute sa ve. Le vicomte d'Haussonville a bien raison de croire que cette sc�ne a d� laisser dans l'�me sensible de la jeune fille une empreinte ineffa�able et �branler en elle les pr�ceptes catholiques, qui lui furent inculqu�s au couvent. Ce r�gime catholique avait dur� trop peu de temps et avait �t� trop superficiel pour pouvoir jeter des racines bien profondes dans l'�me d'Aurore, qui avait grandi en dehors de toute doctrine religieuse, et qui trouvait maintenant, dans cette p�riode de doutes et de r�flexions, l'Église orthodoxe repr�sent�e par des serviteurs aussi ineptes: un pr�lat stupide, un pr�tre de petite ville manquant de tact, et un rustique cur� de village tout craintif devant sa docte et noble fille spirituelle.

Avant le d�part de Monseigneur l'archev�que, il se passa encore des choses qui lui firent d�finitivement perdre tout ascendant aux yeux d'Aurore. Ainsi, par exemple, il entra dans la biblioth�que de sa soi-disant belle-m�re et s'occupa de br�ler et de mettre en pi�ces les livres, dont la lecture lui paraissait nuisible. Heureusement, Deschartres, qui, en sa qualit� de r�gisseur et de maire de Nohant, devait veiller aux int�r�ts des membres de sa commune, arriva � temps pour arr�ter ce vandalisme.

Ainsi, par gradations insensibles, par un enchainemcnt d'�v�nements, de faits, de r�flexions et de sentiments, {201} Aurore, cette fervente pratiquante, qui se confessait trois fois par semaine et avait coutume de s'entretenir presque chaque jour avec son directeur de conscience, rompit presque tout � fait avec l'Église romaine, tout en restant de cœur, comme par le pass�, ardemment et profond�ment croyante. C'est � cette �poque aussi, h�las! qu'elle rompit hardiment avec l'opinion publique.

Les m�chantes langues de La Ch�tre lui avaient d�j� suffisamment montr� qu'on ne doit passe soucier du � qu'en dira-t-on �. Un � affront » que la soi-disant bonne soci�t� voulait lui faire � une f�te de village pour la punir de l'appui moral qu'elle avait donn� � une pauvre fille, l'�difia plus encore (cette fille lui servit sans doute de mod�le pour sa Louise, sœur de Valentine). Cet � affront � ne r�ussit pas, gr�ce � l'intervention des jeunes villageois qui aimaient et estimaient Aurore. Cet incident inspira � celle-ci un profond m�pris pour le � monde � et son jugement. Et, quoique nous soyons port�s � croire que les dialogues � ce sujet entre Aurore et Deschartres, que George Sand a la complaisance de transcrire dans son Histoire, ont d� �tre �crits post facto, que c'est l�, probablement, l'expression des opinions ult�rieures de George Sand et non des causeries ayant r�ellement exist�, ou, si elles ont exist�, que les choses se sont pass�es autrement qu'elle ne le dit, il faut pourtant reconna�tre que les sentiments hostiles de la soci�t� de La Ch�tre envers la jeune fille exerc�rent sur sa vie une influence consid�rable. D�s cet �ge la m�disance et l'injustice qu'elle eut � endurer la firent entrer en guerre avec l'opinion publique qu'elle fut port�e � confondre avec le � que dira le monde �, et cette guerre, elle la continua, sinon, toute sa vie, au moins pendant de longues ann�es. Comme il arrive toujours en pareil {202} cas, la position � offensive et d�fensive � qu'elle dut prendre envers et contre tous, lui fit dire ou faire beaucoup de choses inutiles ou injustes. A l'�poque dont nous parlons, l'injustice humaine, les d�ceptions, l'isolement, la fatigue par suite d'un exc�s de lectures et m'impressionnabilit� d'un vrai artiste, qu'elle portait dans toutes ces lectures et qui lui faisait �pouser les douleurs et le � mal g�n�ral � sur lesquels g�missaient ses auteurs favoris*, l'amen�rent � un pessimisme si noir, qu'elle songea au suicide. (Il y eut dans la suite plusieurs p�riodes de semblables d�senchantements et de d�sespoir dans la vie de George Sand.) Un jour qu'elle traversait la rivi�re au gu�, avec Deschartres qui l'avait devanc�e de quelques pas, elle voulut se noyer dans l'Indre avec sa Colette. Heureusement Deschartres qui ne se doutait de rien, et la brave jument qui sut lutter contre le torrent — la sauv�rent pour cette fois. Le bain froid la gu�rit pour longtemps de cette manie, mais une disposition � la m�lancolie et au pessimisme, tout � fait en d�saccord avec son �ge, ne la quitta pas de si t�t.

* Ses livres pr�f�r�s �taient alors Ren�, le Misanthrope, les œuvres de Rousseau, le Comme il vous plaira de Shakespeare, dans lequel l'attirait surtout le pessimiste Jacques. Notons ici que lorsque George Sand, entre 1847 et 1854, �crivit l'Histoire de ma Vie, se rappelant probablement ses lectures de jeunesse, elle fit, l'une apr�s l'autre, deux pi�ces, ayant pour personnage principal le triste auteur d'Alceste, et qu'� cette m�me �poque elle adapta pour la sc�ne fran�aise le Comme il vous plaira de Shakespeare. D'un autre c�t�, il est certain qu'entre le Jacques de Shakespeare et Rousseau lui-m�me il y a une certaine parent� spirituelle. Ce Jacques est un Rousseau du commencement du XVIIe ou de la fin du XVIe si�cle, un vrai Rousseau avec son m�pris des hommes, son amour de la nature, sa piti� pour les animaux, etc. Ce trait de parent� spirituelle est signal�, entre autres, par Brand�s dans son livre sur Shakespeare. Il est donc tout naturel qu'Aurore ait inconsciemment et simultan�ment �prouv� une vive sympathie pour les œuvres de J.-J. Rousseau et pour le triste prince-ermite, qui n'a exist� que dans l'imagination du grand po�te anglais.

C'est ainsi qu'en l'espace de ces dix-huit mois. Aurore {203} avait �norm�ment avanc� dans ses id�es, dans ses habitudes intellectuelles et dans ses rapports avec le monde; elle s'�tait mise dans une position tout exceptionnelle. D'adoratrice aveugle de sa m�re, elle �tait devenue l'amie et l'admiratrice consciente de sa grand'm�re; de r�veuse mystique — r�veuse libre-penseuse; d' � eau douce et dormante » du couvent — amazone intr�pide et jeune �tudiant hardi et avide de sciences; d'humble ouaille de l'Église, presque sœur converse — une r�volt�e contre l'opinion publique. Pendant ces dix-huit mois, trois traits fonciers de sa nature se manifest�rent, se form�rent et se d�velopp�rent d�finitivement chez elle: 1° la soif passionn�e de s'instruire, de chercher la v�rit�, jointe � la r�verie et au d�sir de concilier ses connaissances et ses croyances avec ses actions et son r�gime de vie, afin que le tout f�t en harmonie avec sa notion du monde entier; 2° l'amour passionn� de la libert�, de la vie libre au milieu de la nature, dans un mouvement continuel et une vari�t� perp�tuelle d'impressions ext�rieures; 3° l'esprit d'ind�pendance et le courage de jouir de cette libert�, — � l'audace de son opinion � allant jusqu'au m�pris de l'opinion publique et surtout du � qu'en dira-t-on �.

Nous ne croyons pas nous tromper en avan�ant que nous avons l� tous les points de r�p�re, tous les fils conducteurs de la vie future d'Aurore Dupin et d'Aurore Dudevant, et tout � la fois les Leitmotive de l'œuvre de George Sand.

Combien l'�me aimante de la grand'm�re e�t pu adoucir et �clairer tout cela, et que n'aurait-elle pas pu pr�venir! Mais la grand'm�re �tait-elle encore l�? Non, h�las! il n'y avait plus que son corps et ce corps �tait arriv� � sa derni�re heure. La lucidit� d'esprit qui lui �tait revenue {204} pendant l'�t� avait dur� fort peu. Vers l'automne, son �tat empira. Ce n'est pas de cet �tre faible, qui ne pouvait plus prendre part � rien et pour lequel Aurore d�ployait d�sormais des soins vraiment maternels, qu'elle pouvait attendre des conseils et un soutien. Deschartres, qui pendant toute l'enfance d'Aurore l'avait pers�cut�e, s'inclinait maintenant aveugl�ment devant son esprit, ses capacit�s, son caract�re et lui laissait une libert� enti�re. Il serait donc difficile de dire quelle direction eussent pris les pens�es et le caract�re de la jeune fille si sa grand'm�re avait v�cu plus longtemps, si Aurore avait pu jouir davantage de cette libert� illimit�e et si elle avait pu r�aliser le d�sir qui ne l'avait pas quitt�e de rentrer au couvent, afin d'y terminer ses �tudes et de vivre dans la soci�t� de nombreuses compagnes et d'institutrices aim�es et aimables. La mort de sa grand'm�re vint tout bouleverser.


Variantes

  1. sceaux malpropres (nous corrigeons)
  2. d�veloppement morale (nous corrigeons)

Notes

  1. parvulos quos: telle quelle, cette expression incompl�te — accusatif: les petits qui ... — semble provenir de Thomas d'Aquin. Elle fait r�f�rence � J�sus b�nissant les petits (acc.pl. de parvulus, dimin. de parvus: petit, enfant) (Voir Th. Aq.,Catena aurea, 7013: gloses sur Marc X, 13-16).
  2. Freimaurer-Gespr�che: le titre complet est Ernst und Falk. Gespr�che f�r Freimaurer (1778), c'est-�-dire Ernst et Falk. Conversations pour francs-ma�ons (ou ... Dialogues ma�onniques., trad. fr. Lionel Duvoy; Paris; Dervy, 2011).