Aurore Dudevant
UNE LETTRE DE FEMME

RDM: Revue des Deux Mondes, 1er d�cembre 1924 (XCIV�me ann�e)



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INTRODUCTION

Dans une lettre du 15 mars 1833 � Charles Ladvocat (�diteur du Livre des Cent-et-Un), George Sand parle d'un « article sur les dames anglaises [qui] est commenc� » (L.609 in Corr.II p.278). Dans l'introduction du tome XI du Livre des Cent-et-Un (dat�e du 1er avril 1833), Ladvocat « annonce la promesse qu'a faite G.S. de collaborer au recueil » (note de Georges Lubin � la dite lettre, in id. p.278 n.2; cette note est tr�s int�ressante). George Lubin avait pens� qu'Une Lettre de Femme pouvait �tre cet article, lequel ne parut jamais, puis renon�a � cette hypoth�se; en effet Une Lettre de Femme doit se placer en 1831. L'article promis demeure non identifi� et peut-�tre n'a-t-il jamais �t� r�dig�; mais tant Une Lettre de Femme que Rose et Blanche t�moignent du grand d�sir qu'Aurore — pas encore George Sand! — avait d'exploiter les souvenirs de son pensionnat au couvent des Anglaises.

Une Lettre de Femme aurait �t� r�dig�e vers septembre-novembre 1831.

Nous donnons le texte de la Revue des Deux Mondes (1er d�cembre 1924, XCIV�me ann�e), avec indication de la pagination originale, sous la forme {RDM x} o� 'x' est le num�ro de page. nous rep�rons cette source par {RDM}.

On se souviendra qu'Aurore Sand a �tabli le texte de l'Histoire du r�veur (paru un mois auparavant dans la revue) d'une mani�re plus que discutable; il est � craindre qu'il en soit de m�me ici.

{RDM} publie Une Lettre de femme � la suite de Jehan Cauvin sans la distinguer de celui-ci. Si cette lettre figure bien dans le cahier rouge � la suite de Jehan Cauvin, elle est cependant une œuvre distincte; nous la dissocions donc.

Le titre complet dans {RDM} (p.565) �tait:
« LES CAHIERS D'AURORE DUDEVANT / PREMIERS ESSAIS (1825-1831) / —— / II / JEHAN CAUVIN ».






{RDM 580 } « Vous dites, L�once, que vous voudriez �tre d�vot. H�las! si vous pouviez seulement croire en Dieu! T�chez de commencer par l�, nous verrons bien apr�s Cette po�sie que vous cherchez dans les c�r�monies du culte, vous ne la trouverez nulle part si votre cœur repousse cette foi si suave et si f�conde qui est la source de tout amour, de toute po�sie. Oh! que je vous le regrette, ce bonheur de croire et d'esp�rer! que je suis jalouse pour vous de mes propres jouissances! Eh quoi, vous aimez et vous �tes incr�dule, vous vous reposez sur un cœur de femme et vous niez un bienfait du ciel! pauvre L�once! vous dites qu'ils ont assassin� la foi, qu'ils l'ont trafiqu�e, vendue, prostitu�e; oh! que m'importe l'usage qu'ils en ont fait si je la retrouve calme et pure au fond de mon �me? La derni�re fois que je m'agenouillai pr�s de vous dans une �glise, je me souviens que vous �tiez triste. Vous demandiez ce qu'elle est devenue la religion qui remua toutes ces pierres, qui fit surgir ces piliers g�ants et rayonner ces roses �tincelantes. Ces vastes temples trop �troits jadis pour la foule qui s'y pressait, vous g�missiez de les voir d�serts. Vous regrettiez votre enfance toute de religion et de myst�re, vous redemandiez au scepticisme cette franche conviction qui se signait devant la croix et se prosternait dans le sanctuaire. Un instant l'harmonie des saints cantiques, ces chants � moiti� effac�s de votre m�moire, cette humilit� mystique qui saisit et enivre au pied des arcades sonores vous transport�rent � ces heureux temps et vous rendirent ce que vous appelez les illusions de votre pass�, mais elles expir�rent avec les derniers soupirs de l'orgue, elles se perdirent avec les derni�res vapeurs de l'encens. Vous f�tes d�senchant�, en sortant de l'extase. Que je vous plains d'avoir perdu le charme de la m�moire, de ne pouvoir puiser dans le souvenir de vos {RDM 581 } premiers ans de pi�t� na�ve une confiance nouvelle et toujours plus profonde.

« Aussi pourquoi n'avez-vous pas �t� �lev� avec moi, pourquoi n'avez-vous pas v�cu au couvent? Oh! si vous l'aviez vu, mon couvent, mon romantique couvent des Anglaises, vous seriez rest� fid�le � votre enthousiasme! Si vous aviez parcouru, par un soir de printemps, les longues all�es de marronniers et de lilas, le cimeti�re des nonnes, parterre embaum� o� sur des dalles couvertes d'inscriptions gothiques se trainaient la cl�matite et le ch�vrefeuille! Si, au fond de ces bosquets ombreux, vous aviez pu vous reposer dans la chapelle de la madone blanche qui avait un dais de jasmin et un pi�destal de violettes, vous seriez devenu d�vot. J'arrivai l�, moi, ne croyant � rien ou plut�t ne songeant � rien, mais quand mes quatorze ans commenc�rent � fermenter, j'eus moins de plaisir � faire voler la corde sous mes pieds et � mesurer les bonds �lastiques de la balle de long du grand mur de l'�glise. Au lieu de cultiver les fleurs de mon petit jardin, je m'y assis pour r�ver sous une charmille enlac�e d'aub�pine. Et puis il me prit une inconcevable envie d'entrer dans l'enceinte des s�pultures. Cela �tait d�fendu sous les peines les plus s�v�res. Je vous laisse � penser comme notre imagination enveloppait ce lieu de terreurs et de myst�res! J'y p�n�trai pourtant, avec pr�caution, avec frayeur, et puis je fus si charm�e de cette profusion de fleurs et d'arbres qui s'embrassaient �troitement et se penchaient, vieux, tordus, mais encore vigoureux et riches sur des tombes silencieuses; j'eus tant de plaisir et d'effroi en m�me temps � voir passer, sous les vo�tes sombres du feuillage �mu, le corsage long et fr�le des novices blanches qui venaient s'agenouiller devant la Vierge du saint repos; je trouvai la lune si belle et si calme quand elle reposait sur le campanile italien du clocher, que d�s ce moment tout devint pour moi extase et r�verie. Je quittai le jeu o� pourtant j'�tais la plus p�tulante et la plus folle et j'allai me cacher dans le plus �pais d'un vieux bois, au fond de mon frais cimeti�re. Qui serait venu m'y d�couvrir?

Et puis il me prit envie d'entrer le soir dans l'�glise. C'�tait permis, mais je ne m'�tais jamais avis�e que la pri�re val�t la r�cr�ation.J'en ignoraisles d�lices. Oh! si vous l'aviez vue, notre petite �glise luisante et parfum�e comme un salon de f�te, avec un demi-cercle de stalles en gradins, o� venaient s'asseoir {RDM 582 } vingt nonnes en manteaux noirs, les unes vieilles, tremblotantes, croisant sur leur guimpe lisse et plate de longues mains rid�es dignes du pinceau de Rembrandt; les autres, droites, jeunes, majestueuses, tra�nant avec des gr�ces de cygne les longs plis de leurs manteaux et pliant le genou pour saluer l'autel avec une souplesse ravissante. C'�taient toutes des filles britanniques, et si quelques-unes seulement �taient belles, toutes avaient du moins ces yeux clairs et ce regard tendre, ce teint frais et transparent, cette taille svelte et cette d�marche cadenc�e qui leur sont propres. Et puis la m�lancolique et solennelle figure du chapelain irlandais, et puis les voix de jeunes filles m�talliques et p�n�trantes comme le son des cloches! Mais le soir tout cela n'y �tait plus. C'�tait un silence aussi profond que celui de nos campagnes. Il ne restait qu'un vague parfum de benjoin impr�gn� dans tout, qu'une petite lampe d'argent suspendue au milieu du sanctuaire et quelques d�votes jeunes filles sur les dalles du chœur. Car le chœur �tait pav� de tombes couvertes de l�gendes latines et anglicanes, d'ossements en croix et de noms d'abbesses v�n�rables inhum�es l� par grand honneur depuis plusieurs si�cles. C'�tait en ce lieu que l'exil� Jacques Stuart aimait � venir prier. Moi j'aimais � voir les grands flambeaux � ailes de ch�rubins, les angles d'or du tabernacle et de la croix, les rosettes gothiques des cadres et les fleurs de m�tal entass�es sur les ch�sses reluire faiblement et pr�senter �a et l� quelques lames brillantes au reflet tranchant de la lampe.

C'est l�, je m'en souviens, que le sentiment de la po�sie se r�v�la de lui-m�me � son �me neuve et impressionnable. Une �toile qui chatoyait derri�re le vitrage, un arbre que le vent courbait et dont les feuilles venaient frissonner sur la crois�e en ogive, une fauvette qui gazouillait dans un sureau voisin, un faible soupir �chapp� dans l'ombre au sein de quelque novice. Un bruit lointain, un p�le �clair, tout me faisait tressaillir et me tirait de ma molle r�verie pour m'y laisser bient�t retomber comme ces commotions �lectriques qui nous surprennent dans le sommeil. »

GEORGE SAND. 1


Notes

  1. Cette signature couvre l'ensemble intitul� Jehan Cauvin. À l'�poque o� ce texte fut �crit, Aurore ne songeait pas encore � s'appeler George Sand.