anonyme [attribué à Aurore Dudevant]
TROISIÈME CONCERT DE PAGANINI.

Figaro, 23 mars 1831 (VIème année, N° 82)



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INTRODUCTION

L'attribution de cette article à Aurore Dudevant a été proposée par Georges Lubin (voir Corr.I L.369, en particulier la n.2 p.830). Le premier concert de Paganini avait été donné le 9 mars; un article intitulé Paganini avait paru dans le Figaro du 10, que nous attribuons également à Aurore Dudevant.

Nous donnons le texte du Figaro (23 mars 1831, VIème année, N° 82), avec indication de la pagination originale, sous la forme {p.x col.y} où 'x' est le numéro de page et 'y' le numéro de colonne.






{p.2 col.2} Le monde, la foule, les applaudissements, les vivat, les trépignemens, l'enthousiasme, la frénésie; tous les mots du vocabulaire laudatif se croisant, se multipliant l'un par l'autre, s'élevant comme dirait un mathématicien à la puissance-délire; Paganini, plus étonnant, plus persuasif, plus beau, plus entraînant qu'il n'avait été jusque là; une recette considérable.... tels sont les résultats de la soirée de dimanche. Faites de cela dix pages ou dix lignes, vous ne changerez rien au fait, et c'est le fait seul qu'il faut constater.

Car, de critiques et d'analyse, pas l'apparence. Critiquer, quoi? analyser, quoi? l'homme, la musique, l'exécution? Faites, je vous en défie.

L'homme! il est comme il est; création de Dieu, à l'image du diable; bizarre, étonnant à voir comme à entendre, marchant d'un pas incertain, se dandinant, portant la pointe du pied haut et en dehors; s'avançant grave, mélancolique, timide, content de l'accueil que vous lui faites; souriant de ce rire qu'on ne définit pas quand on n'est pas Milton ou qu'on n'a pas été bercé toute sa vie par le cauchemar; restant une main dans sa poche, jusqu'à ce que votre silence, à la fin venu, lui {p.3 col.1} permettre de comprendre; admirable quand il est passionné; se livrant tout entier à son instrument, si bien qu'on peut dire de lui que ce n'est pas un homme qui joue du violon, mais un violon qui joue de Paganini

Qu'y a-t-il là que vous puissiez critiquer? Voulez-vous qu'il y ait en son air quelque chose de comique? en son allure quelque chose de bouffon? Soit, mais il est lui, et il aut le voir tout entier, sous son violon qui l'emporte, pour le juger complétement. Fermez les yeux, écoutez, et tâchez de vous presuader que ce que vous entendez est la voix d'un Adonis.

La musique de Paganini est belle, savante, dit-on, pleine de charme. Il y a dans ses compositions une largeur, une puissance, une richesse de détails d'orchestre qu'on trouve rarement dans des œuvres de cette espèce. Je ne suis pas sûr 1 que nos maîtres-jurés en fait d'art n'y trouveraient pas quelque faute de grammaire; j'ai eu la bonne fortune, quant à moi, de ne pas les apercevoir, parce que je ne sais pas la syntaxe musicale. Le concerto exécuté avant-hier n'est-il pas très-remarquable? La première partie est une espèce de préparation pour l'exécutant et pour l'auditeur; mais cependant Paganini y chante déjà. L'adagio, sévère et rempli de grâce, est un poëme. Amour, remords, fureur, soupirs, larmes, cet éloquent morceau sait tout vous faire comprendre; l'archet de Paganini pleure comme une voix brisée par la douleur; il est ironique comme une parole arrcahée à l'amertume d'un cœur qui souffre et accuse. Puis il devient railleur comme Hamlet, gai comme cette pauvre folle d'Ophélia. Byron aurait écrit les paroles pour cet adagio que j'analyse mal, que j'ai pourtant profondément senti. Le rondo est un joli chant, de ces chants savoyards qui deviennent ignobles sur la vielle de Barbarie, mais qu'un homme de talent sait rendre élégans dans leur naïveté. Paganini y fait des choses incroyables: quelles choses? je ne sais; vous ne savez pas non plus peut-être. Un violoniste m'expliquait cela avec ses doigts. Qu'est-ce que cela me fait, monsieur? Le rossignol chante, et pour me faire comprendre le chant du rossignol, vous allez lui ouvrir la gorge et me faire voir le mécanisme de son gosier. Qu'importe le mécanisme? c'est la question de l'ouvrier: le résultat, c'est-à-dire le chant, l'agrément, le plaisir qu'il donne, voilà l'affaire de l'artiste; voilà aussi celle de l'auditeur, quand il sent les arts.

Je ne sais pas ce que vous diriez de l'exécution de Paganini, pour la critiquer ou la faire bien comprendre à un homme qui n'aurait pas le manche d'un violon dans la main; pour moi, elle est parfaite. Dans la force, Paganini a du Michel-Ange, comme il en a dans la difficulté. La grâce, chez lui, n'est pas mignarde, câline, jolie; elle est belle, suave, large; ce n'est pas celle de Boucher ou de Girodet, c'est celle de Corrège et de Titien; ce n'est pas l'esprit de Boufflers et le détail de Delille, c'est l'élégance spirituelle d'Horace, la belle, simple et riche parole de Molière. Vous voyez, par ces comparaisons que je suis obligé de faire, si je suis embarrassé d'analyser! Faites-les donc, vous! Analysez surtout ce beau morceau sur la quatrième corde, qui arraché des cris d'admiration à deux mille personnes et à Rossini des applaudissements sincères. J'y renonce, moi.

On avit dit que Paganini ne chantait pas, que son jeu était pour ainsi dire pyrotechnique, qu'il éblouissait et qu'il n'en restait dans le souvenir qu'une impression d'étonnement; il a chanté dimanche, et qui chante comme lui? il a ravi tout le monde. L'orchestre de l'Opéra, où il y a tant de beaux talens, était ému comme lui; violons, basses, pupitres, parquet, tout servait aux applaudissements; c'était un bruit; un {p.3 col.2} entraînement, une passion incroyable; on aurait dit qu'aucun dec es auditeurs exquis n'avait encore entendu Paganini; ils l'avaient déjà accompagné plusieurs fois pourtant. C'est que cet homme, plus fort que l'esprit qui porta Jésus sur le Cédron, transporte votre âme sur la montagne, vous force de confesser sa puissance, vous accapare, et en échange du pacte que vous faites avec lui, vous donne tout ce qu'il peut donner de séductions, vous enivre de son génie, vous jette à pleines mains ces perles de la difficulté vaincue dont il ne se soucie que par rapport à vous, vous fait pleurer, vous distrait par quelques singulières bouffonneries, vous énerve, et puis vous laisse haletant. Lui se retire alors en riant de votre surprise, et comm il n'est plus là pour vous soutenir, vous tombez. Votre rêve finit quand vous touchez le terre.


Notes

  1. Remarquons le masculin: sûr.