anonyme [attribué à Aurore Dudevant]
PAGANINI.

Figaro, 10 mars 1831 (VIème année, N° 69)



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INTRODUCTION

L'attribution de cette article à Aurore Dudevant est conjecturale, elle se base sur celle que Georges Lubin proposait pour un autre article: Troisième concert de Paganini. Conséquemment le présent article pourrait aussi être d'Aurore Dudevant. Le premier concert de Paganini avait été donné le 9 mars — la veille donc de la parution de l'article —, mais il est ici question d'une « de ces délicieuses soirées de Baillot , en l'occurence de celle du mardi 8 mars, probablement une soirée sur invitation. Dans sa correspondance, Aurore ne parle pas de Paganini avant le 20 mars; ce jour-là elle écrit à son mari: « Je vais entendre Paganini? » (lettre citée, p.830). On notera cependant qu'il y a dans la correspondance un trou du 8 au 13 mars, et un autre du 15 au 19. L'attribution du présent article à Aurore nous paraît justifiée par la comparaison de son style et de son vocabulaire avec ceux de la correspondance de cette époque. Il n'est pas du tout certain qu'Aurore assista au premier concert, mais il n'est pas exclu que Latouche ait confié la rédaction de l'article à sa jeune collaboratrice à qui il pouvait avoir décrit l'ambiance et donné ses impressions.

Pour se faire une idée de la renommée de Paganini et des aspects tourmentés et romantiques de sa vie et de sa carrière, on se reportera, par exemple, à l'article Paganini du Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse (t.12, p.19; ci-après abrégé /GDU/): « Son premier concert eut lieu à l'Opéra le [mercredi] 9 mars 1831. Le bruit de ses succès à l'étranger, son extérieur bizarre et fascinateur, le mystère dont s'était enveloppée longtemps son existence, les contes répandus sur lui et les crimes même dont on l'accusait, tout concourait à lui donner un prestige extraordinaire. [...] Dans cette soirée du 9 mars, la salle de l'Opéra était une fournaise. L'enthousiasme, chauffé jusqu'à l'ébullition, éclata en démonstrations insensées. Jamais artiste ne vit renouveler, à son profit, les transports délirants que souleva Paganini. Les journaux du moment reproduisirent, en phrases ardentes, les impressions de l'auditoire. Tout fut analysé, son aspect excentrique non moins que son jeu extraordinaire. Paganini avait alors quarante-sept* ans et paraissait bien plus vieux ; long et maigre, d'une pâleur cadavéreuse, avec de longs cheveux noirs battant le collet de l'habit, des bras et des doigts démesurés, sa haute taille déviée par un déhanchement qui résultait de sa pose habituelle dès qu'il avait le violon à la main, la bouche profondément rentrée et sarcastique, des joues creuses où se dessinaient profondément deux longues rides semblables aux S de son violon, tout cet ensemble lui constituait une physionomie peu commune et en rapport, jusqu'à un certain point, avec l'originalité de son génie. » On verra que le portrait du Figaro est très proche de ces impressions.
* Selon ce dictionnaire, Paganini était né le 18 février 1784. L'encyclopédie Wikipedia donne la date du 27 octobre 1782.

Nous donnons le texte du Figaro (10 mars 1831, VIème année, N° 69), avec indication de la pagination originale, sous la forme {p.x col.y} où 'x' est le numéro de page et 'y' le numéro de colonne. L'article occupe la majeure partie de la page 3.






{p.3 col.1} Une de ces grandes renommées des arts qui ajoutent à la gloire d'un siècle; un de ces hommes de génie que le vulgaire étonné regarde comme des fous, et qui ne se manifestent qu'aux âmes douées de la sensibilité exquise qui fait comprendre le beau, le merveilleux, le sublime.

Pendant long-tems qu'avez-vous su de Paganini? dites.

D'abord, Paganini n'existait pas; c'était une plaisanterie que son nom et son mérite; un classique violoniste avait imaginé, pour tromper l'Europe musicale, ces études inexécutables publiées sous le nom de Paganini. N'était-ce pas ce qu'on vous racontait il y a douze ou quinze ans?

Puis on parvint à vous persuader que l'être impossible existait; que c'était un artiste, un artiste créateur, romantique, puissant par son originalité. Et sur ce mot originalité on équivoqua. On vous fit de l'original un extravagant; on vous montra son talent saltimbanque, dansant grotesquement un concerto bouffon sur la quatrième corde ou sur la chanterelle; on vous peignit Paganini appliquant toutes ses facultés de son imagination à composer des poses bizarres pour son violon et son archet, à se disloquer le corps pour jouer derrière son dos, sous sa jambe, ou avec ses pieds. Il n'est conte puérile (sic) qu'on n'inventât pour se moquer du musicien qui se moquait des difficultés, et qui en proposait aux plus habiles, que c'était comme de véritables énigmes auxquelles aucun d'eux ne pouvait rien comprendre.

L'amour-propre irrité, et le besoin de faire de la caricature,dans ce pays de vanité et de raillerie tranformèrent Paganini en un sot ridicule, en un charlatan, bon tout au plus pour plaire au peuple des carrefours. Cependant des amateurs enendirent le virtuose génois, et une révolution se fit en France dans l'opinion qu'on avait de lui. Il grandit d'autant plus qu'on l'avait fait petit outre mesure; on en parla avec estime, avec admiration, on le désira; il est venu.

Avant l'artiste, voici l'homme.

Mardi 1, c'était à une de ces délicieuses soirées de Baillot 2, véritable cours de littérature musicale, où outes les écoles harmoniques apparaissent avec leurs chefs-d'œuvres, heureuses de l'appui de cinq concertans habiles dont Baillot est le directeur. On jouait un admirable quintette de Mozart; Baillot était pur, élégant, ferme; il analysait par un prodige d'exécution simple et brillante les beautés du maître; on se récriait de tous les coins de la salle...

Le morceau fini, des applaudissements réitérés paient la troupe lyrique du plaisir qu'elle a procuré à cent auditeurs enthousiastes; un homme se lève, monte sur l'estrade, prend avc chaleur la main de Baillot, et lui fait un de ces complimens {p.3 col.2} qui récompensent un artiste de vingt ans d'efforts et qui valent cent succès.

Cet homme vêtu de noir, maigre, grand, extraordinaire, c'est Paganini.

Personne ne le connait et tout le monde le nomme; c'est que Paganini seul peut avoir le droit de parler ainsi de Mozart à Baillot, et de Baillot à Mozart, que les concertans vienent de faire revivre par une sublime évocation. On regarde et on applaudit.

Quelle physionomie! quel caractère! Cette tête si singulièrement belle par en haut, si singulièrement cahottée par en bas; ce front vaste, largement sillonné de rides, et couvert de veines saillantes; ces yeux étincelans par intervalles, mais le plus souvent mélancoliques; ces sourcils qui couronnent la voûte profonde où se cache le regard; ce nez long et recourbé; cette bouche inclinant à droite, relevant à gauche, enfoncée sous des lèvres minces, derrière lesquelles il semble qu'il n'y ait plus une dent, bien qu'une seule dent peut-être soit absente; sous cette bouche de septuagénaire, un petit menton cicatrisé, surmonté d'un bouquet de poils noirs, et accompagné d'une barbe de jeune homme qui rejoint d'épais favoris; tout cela couronné par une chevelure noire, tombant par longues mêches sur les épaules et laissant le front à découvert; tout cela mis en jeu par une âme forte, mais affaisée pour le moment par une maladie qui donne à Paganini la plus étrange expression. Je ne puis vous rendre ce qu'il y a de fantastique dans cette tête; ce serait une admirable création de peinture. On dirait d'une figure inventée par Hoffmann ou Goëthe; il y a le Christ, le Dante, Voltaire, Pétrarque, Rotrou, Carle Vernet; que sais-je? tout, jusqu'à Franconi 3, Franconi poétisé bien entendu. 4

Vous savez l'homme.

— Et l'artiste? L'artiste, c'est encore l'homme, mais dans ce qu'il y a de beau; c'est l'ange sous le démon...

Il arrive, ayant à la main ce que vous appelez un violon; il salue en danseur qui ne sait pas danser, avec une timidité gauche, un sourire étrange; puis il se pose sur sa hanche, devient grave, réfléchi; il commence, et l'homme disparaît.

L'archet, les mains, le violon, le corps, vous les voyez, et vous n'êtes avertis qu'ils sont là que par certains accidens admirables de difficultés. Il n'y a plus qu'une tête et une âme; une tête qui souffre, parle tout bas, et dit à l'instrument de ces mots magiques que le profane n'entend point et auxquels l'âme répond tout de suite.

Car son instrument, c'est son âme, elle rit, pleure, chante, gémit, se perd en élans de grâce, de sensibilité; pathétique, fantasque, ardente, passionnée, bizarre, pleine de goût..... Non, il n'y a point de vocabulaire pour analyser cela; sublime, prodigieux ne disent rien de ce que je veux vous dire.

Baillot, de Bériot 5 jouent admirablement du violon; celui-ci joue de..... trouvez un mot, si vous pouvez. Il a créé des sons, un instrument; il est nouveau, incroyable, inimitable; il est lui, Paganini, qui fait bondir de joie, qui émeut, qu'on applaudit avec étonnement d'abord, avec enthousiasme après, puis avec frénésie.

Paganini! Il fallait Paganini pour nous faire oublier pendant deux heures la Pologne 6, et l'avenir terrible peut-être de la France.


Notes

  1. Il s'agit du mardi 8 mars, la veille du premier concert de Paganini.
  2. Pierre Marie François-de-Sales Baillot (1/10/1771-15/9/1842) avait été nommé premier violon de concert et premier violon soliste à l'Opéra en 1820. Il résigna cette première place au bout de quelques années et conserva la deuxième jusqu'en 1831.
  3. Aurore connaissait bien le célèbre cirque Franconi, où elle avait assisté à une représentation au début de décembre 1827 (L.167 in Corr.I p.415).
  4. Portrait sans complaisance de Paganini, physionomiste dans le goût du temps, dramatique et romantique, qui ne peut être que d'un observateur attentif. Ce portrait est bien conforme aux gravures de l'époque mais sa précision révèle que l'auteur de l'article était présent à la soirée chez Baillot. Paganini avait alors quarante-huit ans; on semble penser aujourd'hui qu'il était atteint du syndrome de Marfan, maladie génétique qui affecte, entre autres, le squelette — les mains en particulier chez Paganini.
    On remarquera dans le style de l'article deux répétitions évitables: couronnent et couronné, et deux fois tout cela; cela dénote l'inexpérience ou plus probablement la hâte.
  5. Charles-Auguste de Bériot (20/2/1802-8/4/1870), compositeur et violoniste belge, amant puis second mari (en 1836) de la Malibran. Avec Baillot, il avait été violoniste de Charles X (1827-1830).
  6. La diète de Pologne avait publié le 20 décembre 1830 un Manifeste retraçant « un tableau des souffrances et des humiliations endurées de 1815 à 1830 par les deux Chambres, par l'armée, par la magistrature, et par toute la nation polonaise » (/GDU/ article Pologne, t.12 p.1317). Si l'article du Figaro est bien d'Aurore Dudevant, cela serait la première manifestation de l'intérêt que celle-ci portait à la Pologne, antérieure donc à la lettre du 21 septembre à Latouche (voir le très intéressant article de Marie-Paule Rambeau, George Sand et la Pologne, in Les Amis de George Sand nouvelle série, n° 29, 2008, pp.7-39).