anonyme [attribué à Aurore Dudevant]
PORTRAIT [de Notre-Dame de Paris].

Le Figaro, 30 mars 1831 (VIème année, N° 89)



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INTRODUCTION

Le 16 mars 1831, venait de sortir en librairie l'édition originale de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (“Notre-Dame de Paris [...]”; Gallimard, Bibl. de la Pléiade; 1975; p.1079). C'est là sans doute qu'il faut chercher l'idée d'écrire ce portrait; en effet, le succès du roman de Victor Hugo permettait au lecteur du Figaro d'apprécier ce portrait de femme qui devient, par dégrés comme dans une charade, une cathédrale.

Depuis février, Aurore Dudevant habite au 21 du quai des Grands Augustins (Corr.I p.1014), elle était donc familière de la cathédrale et pouvait admirer les jeux de la lune et du soleil sur Notre-Dame, tels qu'ils sont dépeints dans le portrait.

Félix Pyat raconte: « Je la retrouvai le lendemain matin assise sur son balcon, au soleil levant, lisant Notre-Dame de Paris en face de la Cathédrale » (Souvenirs littéraires / Comment j'ai connu Eugène Süe et George Sand, II, in Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, 1ère année n° 5, 15 février 1888, p.30).

Par ailleurs, entre le 12 et le 27 avril, Aurore rédigera un article sur la cathédrale de Bourges: ce sera Jehan Cauvin qui ne sera pas publié du vivant de George Sand. Aurore n'est à tout le moins pas indifférente aux cathédrales en ce printemps de 1831.

Mais cela ne suffit pas pour faire d'elle l'auteur de ce portrait. On remarquera alors que la description comprend des détails vestimentaires qu'on attribuerait plutôt à une plume féminine. On ajoutera qu'il y a, outre l'élan poétique de la description, une volonté d'amener lentement mais sûrement le lecteur à comprendre où il va; il y a de la finesse, il y a une teinte d'humour. Georges Lubin disait qu'il « ne serait pas téméraire d'attribuer cet article à la plume d'Aurore Dudevant » (Corr.I p.836 n.3).

Nous donnons le texte du Figaro (30 mars 1831, VIème année, N° 89), avec indication de la pagination originale, sous la forme {p.x col.y} où 'x' est le numéro de page et 'y' le numéro de colonne.






{p.3 col.1} Pour elle, il 1 a fait des folies; pour elle, il en ferait encore. Elle est grande, elle est sublime, elle a le pas 2 d'une reine et la grâce d'une fée. Comme la nymphe Calypso 3, elle dépasse ses compagnes de toute la tête, et lorsqu'il soupire à ses pieds, il est comme une chenille au pied d'un cèdre du Liban.

Elle est belle, celle qu'il aime; et lorsque le dernier rayon du soleil vient cuivrer d'un coloris oriental sa face radieuse, on dirait d'une odalisque rousse, vermeille de pudeur et d'amour; puis, quand la lune se lève à l'horizon, et découpe en ombres vaporeuses les festons gracieux de sa ceinture aérienne, les brises de la nuit soupirent faiblement dans les plis de sa dentelle noire.

Et quand elle baigne ses flancs bruns dans la blanche vapeur du matin 4, l'hirondelle tournoie mollement sur son front virginal, et baise les fleurs de sa couronne.

Ah! que ne peut-il aussi baiser sa robe semée de trèfles et frangée d'arabesques, caresser les flèches, les colonnettes et les acanthes de sa coiffure, toucher ses vives arêtes, rencontrer le regard pétrifiant de ses yeux découpés en rosaces flamboyantes, et le sourire de sa bouche béante taillée en ogives.

Venez, et regardez-là. N'êtes-vous pas touché de sa candeur naïve, enivré des accens de sa voix sonore, lorsqu'en un jour de fête, elle chante un cantique saint qui se perd dans les airs.

Inclinez-vous avec respect, car elle est de noble origine; elle est fille aînée de Charlemagne, et cousine-germaine de l'Alhambra 5.

Le monde est sa patrie; elle est gothique, elle est Sarrasine 6, elle est Romane, elle est Grecque, elle est Parisienne; jeune comme l'éternité, elle est fantastique 7, elle est gigantesque, elle est idéale, elle est diaphane, elle a une collerette et des bas à jour, une ceinture à niches de rois, des bracelets à niches de saints, et un diadême à niches de corbeaux.

Elle est bicéphale.

Et, certes, ce n'est ni une reine, ni une sylphide, ni une bohémienne, ni une vierge de Raphaël, ni un gâteau de Savoie, ni une Amphore, ni une Galatée, ni une panthère, ni un soprano; ce n'est pas une divinité, ce n'est pas une mortelle, celle qu'il porte dans son cœur, c'est une cathédrale.


Notes

  1. Qui est il? tout homme? l'amateur de pittoresque? le passant romantique? l'éternel masculin?
  2. le pas implique un mouvement qu'il est audacieux d'attribuer à un monument de la taille de Notre-Dame. On aurait attendu un port; mais peut-être l'auteur voulait-elle embrouiller d'emblée le fil de sa devinette.
  3. Calypso est “ celle qui cache. ” Est-ce là un indice que le portrait est caché?
  4. Notons les oppositions; des tons chauds dans le précédent paragraphe: "cuivrer d'un coloris oriental", "odalisque rousse, vermeille de pudeur et d'amour"; puis des tons froids: "dentelle noire", "flancs bruns", "blanche vapeur".
  5. L'allusion à l'alhambra (de Grenade selon toute probabilité) est un argument en faveur de l'attribution de ce texte à Aurore Dudevant. En effet on trouve dans Jehan Cauvin, qui est assurément d'elle, ceci: « il eût pu rebâtir dans son imagination les merveilles de l'Alhambra. »
  6. La comparaison n'est pas rare à l'époque: « l'architecture arabe, qu'on appelle gothique » (chanoine Romelot in Description historique et monumentale de l'Église [...] de Bourges; 1824; voir à ce sujet Corr.I p.836 n.3).
  7. fantastique n'a pas ici le sens habituel de chimérique, sans réalité (Dict. Acad.Fr., 1835; Littré) mais semble déjà avoir le sens plus moderne d'invraisemblable à force de fantaisie (id., 1932-1935) ou dont la réalité, pourtant fondée, dépasse l'imagination par une certaine démesure (Trésor de la langue française)).