anonyme [attribué à Aurore Dudevant]
LE SIRE DE BEAUMANOIR.
(HISTOIRE DU TEMS DES CROISADES.)
Figaro, 1er mars 1831 (VIème année, N° 60)



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INTRODUCTION

Cet article pourrait être d'Aurore Dudevant. L'attribution à Aurore de textes parus dans le Figaro en mars 1831 est difficile car les articles étaient anonymes; la correspondance de George Sand ne parle que de quelques articles. Nous pensons que Le Sire de Beaumanoir pourrait être être d'Aurore, événtuellement « aidée du mordant Latouche » (L.364 du 4 mars 1831 à Jules Boucoiran, in Corr.I p.819 n.2). Dans l'historiette Vision 1 qu'Aurore dit être de Jules Sandeau (L.365 du 6 mars 1831 à Charles Duvernet, Corr.I pp.822-823), mais dont le contenu et le style font penser à une intervention d'Aurore, il est fait allusion indirecte au présent article : « Le dernier des Beaumanoir! murmura tristement mon voisin ». En 1825 avait paru un roman noir d'Auguste-Hilarion de Kératry (1769-1859), intitulé Les Derniers des Beaumanoirs [...]. Aurore Dudevant avait rencontré plusieurs fois Kératry en février 1831 pour lui soumettre son « petit roman » (L.355 du 12 février 1831 à Jules Boucoiran, in Corr.I p.801) et obtenir sa protection. Mais elle avait déchanté. Or Kératry était député, on peut alors penser que Le Sire de Beaumanoir est une satire visant le député.

Nous donnons le texte du Figaro (1er mars 1831, VIème année, N° 60), avec indication de la pagination originale, sous la forme {p.x col.y} où 'x' est le numéro de page et 'y' le numéro de colonne.






{p.2 col.1} Ferme et généreux était le sire de Beaumanoir. C'était le champion d'une belle cause, à la tribune de la chambre des députés, et bravement il la défendait. Quand il descendait dans l'arêne, il donnait bons et beaux coups d'estoc, et les siens de dire en battant des mains: Bon chevalier que nous avons là.

Pour un homme de son tems, le sire était érudit; il savait couramment lire, en latin priait Dieu, et quelque peu griffonnait du papier.

Auprès des dames, on le disait galant. En preux chevalier, il chantait leurs vertus et leurs grâces; même il s'amusait avec elles sur le bord des fleuves et leur expliquait l'amour platonique, grande veru de ce siècle d'or.

Sans manquer à la sobriété, il se livrait volontiers à la joie des banquets. Il savait se rendre affable et même facétieux; aussi les jeunes gens l'aimaient. Pages, clercs et poursuivans cherchaient à l'approcher et lui présntaient la coupe de l'amitié; et après boire, le sire de Beaumanoir disait, en leur tendant la main: Courage, mes enfans, je vous porte tous dans mon coeur.

Or, il advint que le bon chevalier devenue vieux, et s'avisant que c'était tems de faire une fin, « Je crois, dit-il un matin, que je suis comme Panurge, en phentasie de me marier. »

Jeune et belle fut la dame, douce comme la colombe et blanche comme le lys, comme toutes les dames de ce tems-là.

D'abord le sure ne se sentit pas de joie. Il jura son haubert {p.2 col.2} et ses manuscrits, sa plume et sa Durandale, que jamais plus doux servage n'avait embelli ses jeunes années.

Et puis, las! le pauvret devint soucieux. D'où vint? On ne sait. Plus ne se montra dans les festins et parmi les braves. De jour en jour son mal empira; il prit la jeunesse en horreur; il ne voulut plus souffrir que des barbons en son logis. Et s'il venait à passer près d'un varlet, d'un servant d'amour ou d'un bachelier, il détournait la vue, faisait le pauvre chevalier; foin de tous ces vilains-là.

Enfin, le triste Beaumanoir abandonna la plus noble carrière. Plus on ne le vit entrer en lice, rompre la lance, ni même jeter le gant aux félons que mainte fois il avait terrassés.

Au rebours, il se mêla dans leurs rangs, leur donnant l'accolade; et si quelque loyal combattant, quelqu'ancien ami s'avançait à sa rencontre, il lui tournait le dos, et disait aux autres: « Sus, sus, mes gentils compagnons; houspillez-moi le mécréant. »

Et chacun disait en s'en allant: « Voyez que c'est pitié de voir reculer un si bon chevalier! le rejeton d'une si brave lignée! — Ah! disaient les dames, sa noble race souffre dans une personne; il dément sa renommée; et ce sera là le dernier des Beaumanoir! »


Notes

  1. Voir le texte de Vision.