anonyme [Jules Sandeau et Aurore Dudevant]
VISION.

Figaro, 5 mars 1831 (VI�me ann�e, N� 64)



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INTRODUCTION

« Vous avez vu [...] un grand article intitul� Vision. M. Delatouche l'a trouv� tr�s remarquable et m'a pri� en quelque sorte de le lui donner. Il est de Jules Sandeau, qui me l'avait confi� et qui n'a pas �t� tr�s content de le voir mutil� et raccourci. Il le destinait au Voleur, et moi je l'ai vol�, au profit du Figaro. » (L.365 du 6 mars 1831 � Charles Duvernet, Corr.I pp.822-823).

Nous donnons le texte du Figaro (5 mars 1831, VI�me ann�e, N° 64), avec indication de la pagination originale, sous la forme {p.x col.y} o� 'x' est le num�ro de page et 'y' le num�ro de colonne.






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Quelle heure est-il? — L'�ternit�.
JEAN-PAUL.

J'avais religieusement �cout�, et mon attention consciencieuse s'�tait durant cinq heures efforc�e de saisir quelques-unes de ces phrases qui sauvent la patrie. L'�clat des lumi�res rempla�a le jour; les tribunes �taient presque d�sertes; au centre on criait la cl�ture, on baillait � la gauche, M. de Noailles parlait.

Puis, d'autres voix confuses s'en vinrent bruire � mes oreilles; mes yeux fatigu�s clign�rent sous la clart� des lustres. Les objets qui m'entouraient s'agit�rent en d�sordre pour former un cercle bizarre; soit que mon imagination abus�e r�p�t�t plusieurs fois les objets qui frappaient ma vue; soit que mes yeux les r�fl�chissent en les multipliant, comme des verres � nombreuses facettes. Souvent le m�me personnage venait, sous les m�mes traits et sous la m�me allure, s'offrir double ou triple � mes regards.

J'aper�us deux vice-pr�sidens. Le premier occupant le fauteuil, le second immobile � c�t�; mais tous deux si ressemblans, reproduisant si fid�lement le m�me type de physionomie, de traits et de nature, que vous eussiez imagin� d'abord que l'un �tait la r�flection de l'autre. — Double! m'�criai-je encore. — Mesure de pr�caution, murmura un vieillard plac� � mes c�t�s; si l'un d'eux s'�chappait avant la fin de la s�ance, il en resterait un pour le remplacer. Comme il disait, il me sembla que des paroles g�n�reuses s'�levaient de la tribune. C'�tait un petit homme maigre, fluet, � l'œil vif et per�ant; et sa voix, p�niblement accentu�e, trouvait de l'�nergie pour la libert�, des mots amis pour la jeunesse. Et de violents murmures et des rires sardoniques couronnaient chacune de ses phrases, et l'on vit s'�lancer vers lui un petit homme fluet et maigre, � l'œil per�ant et vif. — Vous en parlez tout � votre aise! s'�cria-t-il. Tout � coup ils se reconnurent; le c�libataire eut de l'indignation, l'homme mari� eut de la honte. Et comme si chacun d'eux avait eu peur de son image, ils {p.1 col.2} s'�vit�rent et s'enfuirent. — Le dernier des Beaumanoir! murmura tristement mon voisin; et il frappa avec humeur le plancher de sa b�quille.

Mais au milieu du tumulte: J'ai sauv� la patrie! s'�cria un fant�me au teint plomb�. Et ce furent de longs cris d'enthousiasme, de rires infernaux, des reproches sanglans. Et le m�me personnage m'apparut au pied de la tribune double, triple, innombrable, comme une longue post�rit� de M�nechmes se pressant autour de son chef. L'un s'applaudissait avec fr�n�sie, l'autre se prodiguait l'outrage, tous se regardaient en rugissant de haine et de col�re. — Je ne suis plus d�put�, criait celui-ci. — J'ai sauv� la France, criait celui-l�. Il y en avait un qui tonnait contre les j�suites. Aupr�s, il y en avait un autre qui murmurait: Pardonnez-moi, mes p�res.

C'�tait un spectacle bizarre que de voir ces m�mes traits agit�s d'�motions si oppos�es, d'entendre sortir de ces m�mes l�vres des opinions si divergentes. Dans un coin, je l'aper�us encore criant contre les mendians, et s'effor�ant d'arracher � son ombre un livre sur la libert� des communes.

Un nouveau venu faisait de violens efforts pour emp�cher qu'on n'ouvrit la porte qu'il avait pr�cipitamment referm�e. Un portefeuille �tait sous son bras. Son pas �tait noble, sa figure belle et majestueuse, son costume simple et s�v�re, et sa bouche semblait n'avoir que des sourires de bienveillance. Vous savez bien, s'�cria-t-il, en c�dant � la porte qui s'ouvrit avec fracas, vous savez bien que vous ne devez jamais me suivre dans la chambre. — Je vous y suis malgr� vous, r�pondit une seconde voix. Et l'on vit entrer le m�me personnage, le regard fier, la t�te lev�e, la d�marche alti�re. Sur ses �paules brillaient des �paulettes � grains d'or; ses larges �perons sonnaient sur le tapis, et chacun de ses gestes hautains �tait impr�gn� d'aristocratie.

Un jeune homme avait parl�: il avait dit les droits du tiers �tat, la souverainet� du peuple; et d'une voix ind�pendante on e�t dit qu'il brisait les �troites lisi�res de l'aristocrate dont l'avait enlac� sa naissance. J'allais applaudir. — Attendez, me dit l'inconnu; vous avez vu 89? A ces mots, le m�me personnage reparut soudain � la tribune; mais vieux, {p.2 col.1} mais timide et tremblant, offrant sa haine de la r�publique qu'il aima, par excuse de son ancien amour, et la libert� qu'il redoute comme victime expiatoire de sa d�magogue jeunesse. Piti�! m'�criai-je.

Un honorable s'agitait avec toute l'humeur �cre et mordante d'un amour-propre qu'on froisse sans piti�, et d'une opinion qu'on sape sans remords: ses gestes �taient brusques, et sa voix impatiente..... — A l'ordre! � l'ordre! s'�cria une autre voix plus calme et plus imposante, mais dont le timbre �tait absolument le m�me.... Les deux ombres se reconnurent, et l'une d'elles se prit � rire impitoyablement de l'impartiale s�v�rit� de l'ex-pr�sident pour lui-m�me. — Si vous cherchiez bien, me dit mon vieillard, vous pourriez en trouver deux de plus... Par exemple, ajouta-t-il, dans les premi�res s�ances d'ao�t, au lieu de quatre, vous n'en eusiiez pas trouv� un seul.

Race vieillie! m'�criai-je; mais nous avons de jeunes hommes. — Pitie! encore piti�! me r�pondit mon voisin. Les honneurs ont des attraits qui fascinent, et le pouvoir est entra�nant. — Le pouvoir? repris-je avec d�dain; et la conscience! — Il vous la broie, ajouta-t-il; au lieu d'une, vous en avez mille.

Mais au milieu du tumulte il s'�leva enfin un cri de douleur, d�chirant comme le son du tam-tam, et un long soupir de mort r�la dans les tribunes. Une jeune femme aux formes athl�tiques �tait l�. C'�tait la France. Elle se soutenait � peine, ses yeux �taient �teints; � ses c�t�s pendaient ses bras sans force.

Sc�ne de d�solation! Ma t�te s'�gara, les lustres s'�teignirent: il n'y eut plus qu'une vapeur blanch�tre au milieu de laquelle se ruaient des ombres effray�es avec des clameurs sataniques. Les uns agitaient un drapeau tricolore, les autres un drapeau blanc; et d'autres les portaient tous les deux � la fois, se poursuivant, se d�chirant eux-m�mes, se rencontrant � chaque pas, et se trouvant hideux � voir, comme un visage au cancer rongeur se refl�tant dans une glace. Enfin une d�tonation �clata. La chambre croula avec fracas; et sur cette vieille ruine d'un instant, au milieu des siens, apparut Lafayette, grand comme un peuple libre. L'ombre radieuse de Benjamin Constant dominait cette sc�ne.

Un bruit de sonnette me r�veilla: la s�ance �tait ouverte, et je me trouvai dans un coin de tribune, � la m�me place o� la veille M. de Noailles m'avait endormi. La chambre dissoute n'�tait qu'un songe, je voudrais dormir encore.