SANDS
L'Île des Fleurs

"Le Salmigondis / Deuxi�me �dition"; Paris; Victor Magen; 1835; tome I, pp.373-428

L'Île des Fleurs

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Introduction � L'Île des Fleurs Introduction to The Isle Of Flowers Text of The Isle Of Flowers

{[373]} On sait que les efforts des Anglais pour s'emparer du Canada furent long-temps infructueux, et que m�me, apr�s que ces succ�s partiels les eurent rendus ma�tres de Qu�bec 1, leurs rivaux conservaient encore assez de puissance pour les inqui�ter dans leurs nouvelles conqu�tes. En 1760, M. de L�vis, successeur du brave Montcalm, tenta de reprendre la capitale du Bas-Canada; mais il fut repouss� sur Montr�al, o� M. de Vaudreuil 2, gouverneur de la province, {374} avait �tabli sa r�sidence, et l� il concentra toutes ses forces, r�solu de se d�fendre jusqu'� la derni�re extr�mit�. Bient�t il apprit que les ennemis approchaient, et approchaient en vainqueurs; l'�le aux Noix, l'une des clefs de la contr�e, �tait en leur pouvoir; des milliers de colons augmentaient leurs rangs, et les sauvages pr�taient l'appui de leur courage sanguinaire pour achever de subjuguer la Nouvelle France. Il ne restait plus d'autre espoir � ses d�fenseurs que celui de vendre ch�rement ce qu'ils ne pouvaient sauver. En ce temps d'excitation et d'inqui�tude, on a remarqu�, comme dans toutes les grandes crises politiques, des incidens particuliers dont l'int�r�t romanesque donne une couleur moins monotone aux d�tails arides de l'histoire. Parmi les traditions que nous avons eu le bonheur de recueillir sur cette �poque, l'anecdote suivante nous a paru la plus touchante; nous t�cherons de la rapporter telle qu'elle nous fut cont�e par une jolie Fran�aise-Canadienne, en vue de l'�le singuli�re, o� plusieurs sc�nes de cette petite histoire se sont pass�es.






{375} Pendant l'�t� de 1760, vers la fin d'une belle journ�e, un jeune homme dont la tournure et le costume indiquaient un des principaux habitans a de Montr�al, s'arr�ta devant le portail de l'�glise des R�collets, pour en consid�rer les sculptures. Il fut tir� de la r�verie o� l'avait plong� la contemplation de ces embl�mes de mortalit� 3 par le bruit d'une porte que l'on ouvrit tout pr�s de lui, et que le moine qui en sortit, press� de remplir quelque mission importante, n�gligea de refermer. Attir� par l'ombrage agr�able de ces ormes superbes que la main sacril�ge du pr�tendu perfectionnement moderne a renvers�s de nos jours, le jeune homme entra dans la vaste et belle cour du monast�re 4, d�posa sous l'un des arbres son �p�e et son chapeau orn� de plumes et se disposait � se reposer un instant sur le gazon frais et touffu, lorsque, apercevant le p�re Cl�ment, sup�rieur du couvent 5, il se tint debout dans une attitude respectueuse. Le moine s'avan�a vers lui, et le b�nit avec une douce ferveur, qui montrait que son cœur �tait d'accord avec ses l�vres lorsqu'il implorait le ciel pour l'un de ses semblables. � Mon p�re, � lui dit le jeune visiteur, � je m�riterais {376} plut�t des reproches que cet accueil plein de bont�, puisque je me suis introduit dans ce lieu sans y �tre autoris�. — Sois le bienvenu, mon fils, dans cette enceinte sacr�e, � r�pondit le vieillard. � Je te connais pour un des officiers de M. de Vaudreuil, l'un des d�fenseurs de la foi, de la sainte Église 6. Cette terre, ces murs sacr�s, seront toujours un asile ouvert � ceux qui te ressemblent. Mon devoir m'appelle dehors; mais tu peux jouir librement dans cette solitude du repos que les fatigues de la guerre ou les travaux du conseil t'ont peut-�tre rendu n�cessaire. �

— « Je vous rends gr�ces b, mon p�re, � dit le jeune homme 7, � je ne suis fatigu� ni de corps, ni d'esprit, la fra�cheur attrayante de ce lieu m'a seule invit� � y p�n�trer. Maintenant la chaleur est moins accablante, et je sortirai avec vous. �

— � J'attends, pour me rendre o� je suis attendu, le retour de fr�re Ambroise, qui vient de sortir pour avoir des nouvelles d'un mourant auquel j'ai administr� les derniers sacremens il n'y a pas une heure. �

— � Vous parlez d'Eug�ne Bougainville 8, mon p�re. — Oui, mon fils; ne savez-vous rien de son �tat pr�sent? — Je n'en ai rien appris depuis {377} ce matin, et l'on croyait alors que sa derni�re heure n'�tait pas �loign�e; mais je craignais encore, avec tous ceux qui s'int�ressent � lui, qu'il ne p�t gu�rir pour subir une destin�e bien plus cruelle que la mort. �

— � Le ciel est plus compatissant que les hommes; il le sauvera de l'ignominie � laquelle il serait condamn� s'il vivait. �

— � Peut-�tre, mon p�re, le croyez-vous coupable des crimes dont il est accus�? �

— � Je crois que ses passions mal gouvern�es l'ont entra�n� � des folies de jeunesse 9; mais je le crois innocent de tout acte, de toute pens�e de trahison envers son roi et son pays; bien plus, je le crois aussi sinc�rement d�vou� � l'un et � l'autre que l'�tait ce Montcalm, ce g�n�reux guerrier qui se r�jouit de mourir lorsqu'il apprit que l'ennemi triomphait. �

En ce moment le fr�re Ambroise rentra, et dit que Bougainville existait encore 10; mais que l'on ne supposait pas qu'il p�t passer la journ�e. � Dieu l'assiste dans ce terrible passage, � dit le p�re Cl�ment en faisant le signe de la croix. Apr�s quelques minutes employ�es par les trois personnages � prier tacitement, le jeune {378} officier reprit son chapeau, rattacha son �p�e, et, s'adressant au sup�rieur: � Mon p�re, � lui dit-il, � vous paraissez instruit des particularit�s de l'histoire de M. de Bougainville, et si ma demande ne vous semble pas indiscr�te, je serais heureux de les apprendre de vous. Arriv� d'hier seulement � Montr�al, je ne sais de cette d�plorable affaire que ce qui m'a �t� cont� par des personnes ignorantes ou pr�venues, et je d�sire entendre la v�rit� de la bouche de quelqu'un dont le caract�re et la position lui permettent de la dire. — Vous saurez tout ce qui m'est connu, mon fils; je me f�licite de pouvoir justifier un innocent calomni�. Mais mon devoir m'appelle loin d'ici, et je vous invite a m'accompagner dans ma course, nous traiterons ce sujet en cheminant. �

Le jeune homme accepta la proposition, il sortit avec le sup�rieur; et, tout en descendant l'une des rues �troites qui coupent la ville � angles droits 11, le dernier commen�a sans pr�ambule le suivant r�cit.

« Eug�ne de Bougainville eut le malheur de perdre ses parens lorsqu'il �tait encore dans la premi�re enfance. Ils �taient nobles, riches et {379} alli�s �loign�s de notre gouverneur, M. de Vaudreuil, auquel ils confi�rent leur fils orphelin, et qui remplit dignement la charge que cette confiance lui imposait. Le jeune Bougainville paya ses soins vraiment paternels, par la soumission et la tendresse qui leur �taient dues, et jouit de la faveur de son tuteur jusqu'� l'�poque o�, apr�s un s�jour de quelques ann�es dans ce pays, il prit un attachement que M. de Vaudreuil refusa d'approuver et de sanctionner. L'objet de cet attachement �tait la fille d'un officier fran�ais 12 et d'une Indienne dont la rare beaut� et l'intelligence remarquable l'avaient captiv�. Comme il 13 �tait ma�tre d'une grande fortune, il fit donner une �ducation brillante � celle qu'il aimait, la convertit � sa religion, et l'�pousa, bien qu'il appart�nt � une famille consid�rable. Peu de temps apr�s son mariage, les devoirs de son �tat l'appel�rent dans une partie �loign�e de la colonie, et il mit sa femme sous la protection des soeurs de l'H�tel-Dieu 14 pendant son absence. Bient�t il p�rit victime de la barbarie des sauvages et sa veuve le suivit de pr�s, laissant une petite fille, d'environ deux ans, aux soins et � l'amiti� des religieuses. Cette enfant {380} faisait les d�lices de la communaut�, quand un jour elle disparut avec sa nourrice indienne 15, qui avait toujours montr� une aversion d�cid�e pour les habitudes de la civilisation. Deux ann�es s'�coul�rent, au bout desquelles, soit par caprice, soit par quelque motif que l'on ne connut jamais, cette femme remit l'enfant � la porte du couvent, sans se montrer elle-m�me, sans doute pour �viter de r�pondre aux questions qu'on lui aurait adress�es. Aim�e de L... (c'�tait le nom de la jeune orpheline), Aim�e n'avait oubli�, ni son premier asile, ni celles qui avaient prot�g� son enfance, et parut les revoir avec plaisir; mais la contrainte comparative dans laquelle il fallait qu'elle v�c�t, la fatiguait �videmment, et l'on voyait qu'elle s'�tait fortement attach�e � la vie errante et libre qu'elle avait men�e avec sa nourrice. Toutefois, elle demeura avec les sœurs jusqu'� l'�ge de douze ans, et s'enfuit alors une seconde fois. Dix mois apr�s, les religieuses la trouv�rent un matin dans leur chapelle, occup�e � parer l'autel de fleurs. A force de pri�res et de caresses, elles l'engag�rent � rentrer dans la maison, et ce fut dans le cours de l'ann�e suivante, qu'Eug�ne de Bougainville la vit, l'aima et se fit {381} aimer d'elle. Les d�fenses de la sup�rieure, les reproches de M. de Vaudreuil 16 ne purent emp�cher ces deux amans de se voir, de s'�crire, de se promettre une �ternelle fid�lit�. La sup�rieure n'osait employer avec Aim�e des mesures trop s�v�res, sachant trop bien qu'elle n'h�siterait pas � fuir dans les d�serts, aussit�t qu'elle pourrait craindre que l'on n'attent�t � sa libert�. On continua donc de lui permettre, comme elle y avait �t� accoutum�e, de passer plusieurs heures dans le jardin ou dans le salon de la sup�rieure, avec un livre ou quelque ouvrage, au lieu de se joindre aux travaux des sœurs dans l'int�rieur du couvent. Tous les visiteurs que la curiosit� ou des affaires amenaient � l'H�tel-Dieu, avaient ainsi occasion de la voir, et un grand nombre y �taient attir�s par la r�putation de sa merveilleuse beaut�. Elle inspira de l'amour � Eug�ne de Bougainville, et malheureusement aussi, � Augustin Duplessis, ami du premier. D�s lors toute amiti� cessa entre les deux jeunes hommes, et fut remplac�e par la haine. Du Plessis, imp�tueux et d�nu� des principes d'honneur et de d�licatesse qui eussent dirig� Eug�ne dans les m�mes circonstances, con�ut pour Aim�e une {382} passion violente, et s'effor�a d'enlever son cœur � son ami par tous les moyens possibles. Quand il se vit repouss� avec m�pris, il ne cessa point ses pers�cutions, et pour se venger de son rival, t�cha d'exciter en lui des soup�ons sur la fid�lit� de sa ma�tresse. Bougainville endura ses attaques, pendant quelque temps, avec assez de patience. Mais un jour, � la table de M. de Vaudreuil, du Plessis osa se permettre des mots injurieux pour la r�putation d'Aim�e, et l'indignation de son amant ne put se contenir davantage. Il se leva, et sans consid�rer ce qu'il devait � des officiers, ses sup�rieurs en grade et en �ge, il s'approcha de l'offenseur, l'œil en feu, le bras lev�, et l'aurait terrass�, si les assistans ne l'eussent arr�t�. La voix de M. de Vaudreuil le rappela � lui-m�me; mais ne pouvant se rendre ma�tre de sa col�re, il sortit et fit sommer du Plessis de lui faire raison 17, les armes � la main, des fausset�s qu'il avait avanc�es. Ils se battirent, du Plessis re�ut dans la poitrine un coup d'�p�e et tomba en d�clarant qu'il avait parl� comme un vil calomniateur. Malgr� cet aveu qui prouva ses torts, sa famille et ses amis, indign�s de sa mort, demand�rent le sang de son meurtrier, et en appel�rent {383} � M. de Vaudreuil comme dispensateur de la justice, pour que son pupille f�t livr� � toutes les rigueurs des lois. Ce devoir p�nible fut �pargn� au marquis, par la fuite d'Eug�ne, qui prit � la h�te cong� d'Aim�e et sortit de l'�le. Personne ne sut de quel c�t� il tourna ses pas; et plusieurs pens�rent qu'il avait pass� dans l'arm�e anglaise. Les parens de du Plessis accr�dit�rent ces bruits d�shonorans pour le jeune Bougainville; et tant de circonstances semblaient les confirmer, que M. de Vaudreuil lui-m�me, ne recevant aucunes nouvelles du fugitif, crut enfin � son apostasie 18. On ne put savoir non plus ce qu'�tait devenue Aim�e, qui disparut huit jours apr�s le d�part de son amant: seulement on avait remarqu� vers ce temps un l�ger canot balanc� sur les flots des effrayans rapides de la Chine 19, et s'approchant de l'�le solitaire qui g�te au milieu de leurs brisans 20. On pensa qu'elle �tait dans le canot; car il �tait connu que cette �le avait �t� sa retraite pendant ses absences du couvent; et nul �tre humain, hors sa nourrice ou elle-m�me, n'aurait tent� d'y aborder. Mais pour revenir � Bougainville, vous savez sans doute qu'un parti de Fran�ais le tira derni�rement des mains d'une {384} bande de Mohawks 21, de l'autre c�t� du fleuve 22, et qu'il fut ramen� ici bless�, mourant et prisonnier.

Il ne pouvait parler, et malheureusement l'on trouva sur lui des lettres des g�n�raux anglais, dans lesquelles il �tait invit� � joindre leurs drapeaux victorieux; et ces lettres, bien qu'elles ne renfermassent rien qui prouv�t son consentement � ce qui lui �tait propos�, furent consid�r�es comme des preuves de sa trahison. On r�cusa le t�moignage d'un serviteur fid�le 23 qui ne l'avait point quitt� depuis sa fuite: il d�clarait qu'apr�s �tre partis de Montr�al pour rejoindre l'arm�e fran�aise, son ma�tre et lui furent pris par des Mohawks, qui les retinrent captifs, en leur promettant de jour en jour de les conduire � Qu�bec 24, jusqu'� ce qu'enfin, dans une rencontre avec une nation ennemie des Mohawks, M. de Bougainville re�ut les blessures que l'�tat dans lequel on le voyait devait faire juger mortelles. Le gouverneur croit cette d�position vraie; mais l'opinion publique s'est d'abord prononc�e avec tant de force contre son pupille, et tant de circonstances lui sont d�favorables, qu'il craint d'�tre accus� de partialit� s'il refuse de s�vir contre lui. {385} Cependant son cœur est d�chir� par l'infortune de celui qu'il a si long-temps regard� comme un fils; il sent, ainsi que moi, qu'il ne peut �chapper � la honte qu'en cessant de vivre, et voit avec une r�signation douloureuse la probabilit� de sa fin prochaine. D�j� il a fait ses adieux au malheureux jeune homme, qui n'a point reconnu son bienfaiteur. Le marquis n'a m�me pas os� recevoir le prisonnier dans son h�tel en ville, et l'unique marque de bont� qu'il se soit permise � son �gard, a �t� de le faire transporter dans sa maison de campagne, o� il ach�ve sa vie sans autre secours que ceux de son domestique. C'est l�, mon fils, tout ce que je puis vous apprendre. Nous voici devant l'�glise de l'h�tel. Bien; venez-y prier avec moi pour les ennemis acharn�s de Bougainville, et pour la paix de son ame 25 pr�te � quitter ce monde. �

Profond�ment touch� de ce r�cit, le jeune officier s'inclinait en signe de consentement, lorsqu'un gentilhomme de la suite du gouverneur l'aborda, et l'invita � se rendre imm�diatement chez lui 26. Il dut ob�ir � cet ordre, mais il expliqua le motif de sa retraite au p�re Cl�ment, le {386} remercia de sa complaisance, et demanda sa b�n�diction avant de partir.

C'�tait un jour de f�te 27: l'�glise �tait embaum�e du parfum de l'encens et des fleurs qui ornaient les ch�sses et les autels, que des cierges nombreux �clairaient. Le p�re Cl�ment, dans un v�ritable esprit d'humilit� et de charit�, implora la mis�ricorde de Dieu pour l'ame qui allait passer � l'�ternit�. Absorb� dans ses pieuses pens�es, il ne s'apercevait pas qu'une autre voix s'adressait au ciel pr�s de lui; enfin, un soupir � demi �touff� parvint � son oreille, et l'engagea � se lever et � regarder autour de lui, afin de d�couvrir d'o� partait ce signe d'un cœur afflig�. Un faible jour p�n�trait dans l'�difice par un petit nombre de fen�tres �troites et tr�s-�lev�es 28, et la lueur des cierges ne s'�tendait pas beaucoup au-del� des images autour desquelles ils �taient plac�s. Toutefois, � travers cette obscurit�, le bon p�re distingua, non loin de l'endroit o� il se trouvait, une femme prostern�e devant un autel. Son front touchait presque la terre; son visage �tait voil�; son attitude indiquait la d�votion la plus humble, la plus profonde. Le pr�tre, v�ritable disciple de son divin ma�tre, avait la c�leste bont� d'un {387} F�n�lon ou d'un Ch�verus 29, et la plus tendre compassion le saisit � la vue des tressaillemens convulsifs qui agitaient � chaque instant la suppliante. En examinant avec attention sa taille jeune et d'une proportion parfaite, il crut reconna�tre une personne pour laquelle un singulier concours de circonstances excitait son int�r�t au plus haut d�gr�. Son costume ne ressemblait ni � celui des paysannes des environs, ni � l'habit d'aucun ordre religieux. Elle �tait v�tue d'une robe noire flottante, serr�e d'une ceinture richement brod�e � la mani�re des sauvages, mais d'un go�t moins baroque, et rattach�e avec une agrafe d'or. Un long manteau de drap de couleur fonc�e, orn� d'une broderie �trusque et bord� de fourrures, couvrait ses �paules; un bouton d'or le fixait sur sa poitrine. Le voile transparent qui couvrait en partie ses traits, laissait apercevoir une profusion de cheveux noirs et brillans, dont les boucles l�g�res faisaient ressortir la blancheur �clatante du beau col autour duquel elles jouaient. Une petite main blanche, d�licate, semblable � un flocon de neige, reposait sur la balustrade de l'autel, et sur cette main brillait une bague que le p�re Cl�ment avait souvent remarqu�e au doigt {388} d'Aim�e. A la vue de cette bague qu'il savait avoir �t� donn�e par Eug�ne � son amante comme un gage de sa fid�lit�, les doutes du bon pr�tre cess�rent, et il n'attendit pour aborder la jeune femme que la fin de sa pri�re. En ce moment, elle en pronon�ait les derniers mots presque � haute voix, � Dieu puissant, � disait-elle, � tu peux le sauver! Vierge sainte, prie pour moi, ferme la tombe qui s'ouvre pour le recevoir! � Se relevant alors, elle jeta son voile en arri�re, et d�couvrit un visage qui, m�me dans l'affliction et les larmes, �tait rayonnant d'une ang�lique beaut�. Elle se croyait seule avec Dieu; mais quand elle aper�ut le moine, une paleur livide couvrit ses joues, et fut suivie aussit�t d'une vive rougeur. L'excellent homme avait �t� un p�re et pour elle et pour son amant; elle lisait sur sa figure v�n�rable la piti� que lui inspiraient leurs infortunes, et ne pouvant r�sister � sa douleur, ses sanglots redoubl�rent, et elle tomba sans force sur les marches de l'autel. Le p�re Cl�ment, vivement touch�, accourut vers elle, et l'aida � se relever. 30

— � Ma fille, � dit-il, � tu viens de te recommander � la divine mis�ricorde par une humble {389} pri�re, tu as parl� le langage de la contrition, de la soumission, prends garde maintenant de souiller cette terre sacr�e par les larmes d'une passion terrestre. �

— � Mon p�re, ne me reprochez pas ces larmes, � dit la malheureuse fille d'une voix entre-coup�e, � Dieu les permet; c'est lui qui m'a afflig�e, pourrait-il briser dans sa col�re le faible roseau sur lequel sa main s'est appesantie? �

— � Sa bont� est immense, ma fille. Je voudrais te faire sentir que, s'il t'a ch�ti�e, c'est peut-�tre pour te rappeler � lui, � des devoirs qu'un attachement mondain a pu te faire n�gliger; peut-�tre, en frappant ton idole, a-t-il voulu vous convaincre l'un et l'autre de votre impuissance, de votre n�ant. �

— � Mon p�re, Dieu a form� mon cœur pour les tendres affections, pourquoi me punirait-il parce que j'aurais c�d� aux �motions innocentes dont il m'a rendu susceptible? Jamais je n'ai n�glig� mes devoirs envers lui. Chaque matin ma premi�re pens�e est pour mon cr�ateur, chaque soir ma derni�re action est une pri�re; l'id�e d'un Dieu protecteur s'est toujours m�l�e � mes r�ves de bonheur futur. �

{390} — � Cependant tu as fui les lieux o� il est ador�, les autels o� son image est r�v�r�e; tu as renonc� aux œuvres de charit� qu'il �tait de ton devoir d'accomplir dans cette sainte maison, pour aller au milieu des d�serts, o� pas un chant ne s'�l�ve en l'honneur du Tr�s-Haut, o� l'�ternel n'a point de temple! »

— � Mon p�re, l'univers est son temple. Comment un �troit espace que des mains humaines ont s�par� du reste de la terre, serait-il exclusivement consacr� � son service? Pensez-vous que l'humble offrande d'un cœur soumis et sinc�rement repentant de ses fautes, soit rejet�e du cr�ateur, parce qu'elle lui est adress�e du sein de la solitude o� ses plus beaux ouvrages rappellent seuls sa pr�sence? Oui, dans mon �le hospitali�re je l'ai pri� avec une ferveur aussi vive, aussi pure que lorsque au milieu d'une foule d�vote je me prosternais devant ce saint autel et ces objets consacr�s. �

— � Il est donc vrai, � dit le p�re Cl�ment avec plus de tristesse que de col�re, � il est donc vrai, vous avez habit� cette �le d�serte, vous avez brav� la fureur de ces effrayans rapides qui en d�fendent l'approche, et pr�f�r� leur bruit {391} discordant aux sons majestueux de l'orgue, aux chants religieux de ces saintes filles qui vous ont nourrie dans leur sein comme un enfant ch�ri? �

— � Et que j'aime avec toute la tendresse d'une fille, en y joignant une reconnaissance plus que filiale. Croyez que je n'oublierai jamais ni leurs bont�s, ni leurs pieux enseignemens que je n'ai jamais cess� et ne cesserai jamais de suivre. Mais ma m�re �tait un enfant des for�ts, elle m'a transmis avec son sang l'amour de la nature, de la libert�. Mon oreille n'est jamais fatigu�e de la musique de ces vagues turbulentes dont vous parlez avec tant d'horreur. Ma d�votion s'enflamme en contemplant l'immense vo�te du ciel soit lorsque le soleil radieux du midi l'�claire, soit lorsqu'elle est orn�e par des myriades d'�toiles; et mon œil parcourt avec un d�lice toujours nouveau le paysage inculte et ses aspects si riches, si vari�s. �

— � C'est l� de l'enthousiasme propre � la premi�re jeunesse et que le temps et les chagrins qu'il am�ne auront bient�t amorti. Alors, ma fille, tu regretteras l'asile paisible que tu as abandonn�. Viens donc, pauvre brebis trop {392} long-temps �gar�e, laisse-moi te ramener au bercail. Tous les liens qui te rattachaient � la terre sont bris�s, mais souviens-toi que tu peux gagner ici par tes œuvres une �ternelle f�licit�. �

— � Mon p�re, vous m'avez dit que Dieu �tait pr�sent en tous lieux, et j'ai senti qu'il �tait avec moi dans cette �le que vous regardez comme un affreux d�sert. L� mes mains lui ont �lev� un autel de gazon tel que celui sur lequel le pieux Abel lui offrait les premier-n�s de son troupeau; de belles fleurs y r�pandent chaque jour leur parfum, des flambeaux y sont allum�s en l'honneur de la Vierge. Quand ma nourrice m'emmena encore enfant dans ce lieu sauvage, � son exemple, je m'attachai � ces bocages fleuris, � ces vertes prairies qu'elle me faisait admirer. Elle m'enseigna aussi d�s que j'en eus la force � conduire un l�ger canot � travers les brisans, � le diriger vers le seul point accessible de l'�le, o� nous vivions tranquilles, s�res qu'aucun �tre humain ne viendrait troubler notre solitude. Des animaux inoffensifs l'habitaient seuls avec nous, et d'excellens fruits, du miel, des racines, et le lait de quelques Ch�vres apprivois�es, nous fournissaient des alimens agr�ables et sains. �

{393} — � Pourquoi, ma fille, apr�s un retour volontaire, abandonn�tes-vous une seconde fois cette sainte maison? �

— � Ma bonne nourrice craignant que sa mort ne me laiss�t sans protection, dans un �ge o� je ne pouvais me suffire � moi-m�me, me ramena un soir � Montr�al, et me d�posa dans la chapelle de l'H�tel-Dieu, o� vous savez que les sœurs me retrouv�rent. Quelques ann�es apr�s elle vint me chercher, et je n'h�sitai pas � la suivre; mais je sentis bient�t le besoin de revoir celles � qui je devais tout, celles qui m'avaient appris � conna�tre Dieu, � le servir. Je voulus un jour venir faire mes d�votions dans notre �glise, et m�l�e � la foule, voir mes anciennes amies sans en �tre vue, puis retourner dans ma retraite. Il en advint autrement, je c�dai aux douces pri�res des sœurs, et quand je vis pour la premi�re fois Bougainville, � continua-t-elle en rougissant et en versant d'abondantes larmes, � je commen�ais � aimer la tranquillit� du clo�tre, � penser que je pourrais y vivre heureuse. Il fit changer tous mes sentimens, tous mes projets; ma d�votion devint encore plus ardente lorsque j'eus � remercier le ciel de m'avoir fait conna�tre {394} une nouvelle source de bonheur; mais je sentis que je ne pouvais servir Dieu comme je le devais, si je n'�tais pas unie � mon Eug�ne. Vous connaissez les progr�s de notre attachement, et les circonstances qui nous ont s�par�s. Lorsque Bougainville vint me dire adieu, je le suppliai de fuir avec moi dans l'�le, o� il serait en s�ret�; mais il aima mieux rejoindre les troupes fran�aises et continuer � servir son pays en attendant que la gr�ce qu'il comptait solliciter du roi, lui perm�t de revenir � Montr�al. Quant � moi, je r�solus de me retirer dans ma solitude autrefois si ch�rie. J'avais besoin de son silence, de son isolement pour me livrer sans contrainte � la tristesse de mon cœur. Un signal plac� sur le rivage, dans un lieu convenu, devait m'avertir du retour d'Eug�ne, et pendant de longs jours, de longues semaines, je l'attendis vainement. Enfin, ce matin m�me je l'aper�us � l'instant o� j'�tais pr�te � me d�sesp�rer. Je lan�ai mon canot � la rencontre, non, h�las! de mon cher Bougainville, mais de son fid�le Gaston, qui m'apprit les funestes nouvelles que vous savez, mon p�re, si j'en juge par vos regards compatissans. �

— � Et vous l'avez vu, ma fille. �

{395} — � Je l'ai vu,... je l'ai vu mourant! Il m'a regard�e sans me reconna�tre: l'angoisse de ce moment a �t� sans doute plus am�re que celle de la mort. Mais quelle joie a succ�d� � cette angoisse? Ma nourrice �tait avec moi; elle examina sa blessure; elle est renomm�e dans l'art de gu�rir parmi ses compatriotes, et elle m'assura qu'on pourrait le sauver. �

— � Impossible, mon enfant! On a lieu de croire que la fl�che qui l'a bless� �tait empoisonn�e. Ta nourrice ne voulait qu'�veiller en toi de fausses esp�rances pour calmer tes craintes pr�sentes. �

— � Non, mon p�re, cela ne peut �tre: jamais elle ne m'a tromp�e; voudrait-elle le faire en un tel moment? Mais il faut que je parte; le jour baisse, je ne puis demeurer plus longtemps ici. �

— � Partir! � cette heure! O� voulez-vous aller, ma fille? Dans quel dessein vous �loignez-vous encore de ce saint asile? �

— � Ne m'interrogez pas, au nom du ciel, mon p�re. S'il est sauv�, vous saurez tout; mais je ne voudrais mettre en danger qui que soit, et vous {396} moins que tout autre, en confiant inutilement mon projet. �

En ce moment la voix des religieuses qui commen�aient l'office du soir se fit entendre. Aim�e tressaillit, et se h�ta de sortir; le p�re Cl�ment la suivit. � Ma fille, � disait-il, � refuseriez-vous de faire part de vos desseins � votre directeur spirituel? Malgr� les conseils de votre meilleur ami, voulez-vous, en vous �loignant de ces murs � cette heure, vous exposer aux dangers de la nuit, peut-�tre � l'insulte, au lieu de joindre vos pri�res � celles de vos anciennes protectrices? �

— � N'affaiblissez pas mon courage, mon p�re, j'ai besoin de toute ma force pour le sauver. Si le dernier effort que je tente est sans succ�s, je m'engage solennellement devant Dieu et la sainte Vierge � revenir prononcer les vœux qui m'attacheront pour la vie � ce monast�re. Parlez-moi, mon p�re. Je n'ose vous quitter sans avoir recouvr� votre. bienveillance. �

Le vieillard la regarda pendant quelques instans en silence; ses traits exprimaient la tristesse, le reproche, une affection paternelle. {397} Cependant l'approche de quelques paysans qui venaient assister aux v�pres, l'emp�cha de r�pondre; il ne put qu'agiter sa main en signe d'adieu, et rentra par une porte priv�e dans l'int�rieur du couvent.

Aim�e fut tent�e un moment de le suivre; mais cette impulsion se dissipait � mesure que le bruit de ses pas s'�loignait. Enfin, quand elle cessa de l'entendre, elle sortit, et vit avec satisfaction qu'elle pouvait arriver aux portes de la ville avant qu'elles fussent ferm�es. Elle se dirigea d'un pas rapide vers celle du midi; mais une sentinelle s'opposa � son passage, et lui demanda son nom et le motif de sa sortie de la ville. � Bon soldat, ne m'arr�te point, � dit-elle en tournant vers lui un visage d'une si touchante beaut�, en l'implorant d'une voix si douce, qu'il �tait impossible de leur r�sister. » Je 31 viens de l'H�tel-Dieu, et vais remplir un office de charit� envers un mourant. — Allez, jeune fille, et que la sainte Vierge vous prot�ge, � dit le soldat en se rangeant respectueusement pour la laisser passer. Un regard reconnaissant, une pi�ce d'or gliss�e dans sa main 32, r�compens�rent sa complaisance; et, traversant presqu'� la {398} course le faubourg Saint-Antoine, alors compos� de quelques maisons �parses, Aim�e entra dans un �troit sentier qui conduisait au point le plus �lev� du mont Royal. Elle s'assit sur l'une des saillies de la roche escarp�e qui terminait la montagne en cet endroit, et dominait les bois dont elle �tait couverte � cette �poque. Le soleil avait disparu; mais le long et d�licieux cr�puscule de ces climats donnait encore � tous les objets ses teintes dor�es, et r�pandait sur le paysage une douce s�r�nit�.

Sous l'influence bienfaisante de cette belle et tranquille nature, Aim�e sentit son cœur moins agit�, et se livra � des pens�es consolantes. Au-dessous d'elle s'�tendait la ville, avec ses longues rang�es de maisons grises, les murs plus �lev�s de ses couvens, les tourelles des R�collets, que l'on distinguait au milieu des ormes gigantesques de leur clo�tre, et le brillant clocher de Notre-Dame qui dominait sur tout le reste, surmont� de la croix, s'�lan�ant comme un phare vers le ciel. Les couleurs fran�aises, qui devaient sit�t �tre remplac�es par le drapeau anglais, flottaient sur la citadelle, que l'on vient de d�truire pour construire de nouvelles rues, et sur d'autres {399} bastions moins importans. Au-del�, le majestueux Saint-Laurent roulait vers l'Atlantique l'immense masse de ses eaux color�es en ce moment par les rayons pourpr�s de la fin du jour, et parsem�es d'�les charmantes qui, telles que des jardins enchant�s, se montrent �� et l� sur leur sein. Aim�e chercha au loin en remontant le fleuve son �le ch�rie, qu'elle avait nomm�e l'�le des Fleurs; mais les for�ts la cachaient � sa vue, bien que le son affaibli des rapides parv�nt � son oreille attentive, gr�ce � la solitude et au silence de cette heure. La d�votion de la jeune fille, excit�e par ce spectacle imposant, ne put rester enferm�e dans son cœur, et ses l�vres prof�raient � voix basse l'office de la Vierge, quand un bruit soudain dans les buissons, tout pr�s d'elle, vint la troubler. Elle tourna les yeux du c�t� o� le bruit s'�tait fait entendre, et entrevit un homme envelopp� d'un grand manteau, qui descendait rapidement la colline, et disparut au milieu des taillis. Alors elle se ressouvint d'avoir vu en sortant de l'�glise un homme ainsi v�tu, qui se tenait debout en dehors du portail, et remarqu� une fois ou deux en regardant derri�re elle, pendant sa course dans les rues, le m�me individu {400} marchant sur ses traces. Toutefois, comme cette circonstance n'avait rien d'�trange dans une ville peupl�e, elle l'e�t oubli�e si l'apparition de cette personne en un lieu si �cart� et � une telle heure ne l'e�t rappel�e � sa m�moire.

Aim�e resta quelques instans incertaine sur le parti qu'elle devait prendre, ne pouvant s'expliquer, dans le cas o� cet homme aurait eu de mauvais desseins, la cause de sa fuite; mais elle la comprit bient�t en voyant para�tre sa nourrice, la bonne Maraka suivie d'un Indien d'une taille athl�tique, dont l'inconnu avait sans doute cherch� � �viter la rencontre. En souhaitant la bienvenue � ses amis, la jeune fille cessa de penser � l'incident qui l'avait alarm�e. Elle jeta ses bras autour de la taille de l'Indienne, puis examina avec int�r�t et reconnaissance une liti�re de branches d'arbres que le sauvage pla�a devant elle d'un air satisfait: � Vois, mon colibri, » disait la bonne femme en fran�ais assez intelligible. � Yakou et moi nous avons entrelac� les rameaux de la luzerne odorante avec les branches flexibles du h�tre, pour former cette liti�re, un lit de mousse garnit le fond, et j'ai parsem� de lis d'eau, � l'endroit o� reposera la t�te de notre {401} pauvre bless� afin de le ranimer par leur doux parfum. �

— � Merci, bonne m�re, � dit la jeune fille en pressant de ses l�vres vermeilles le front rid� de sa nourrice, � et moi je placerai contre son cœur ce morceau de la vraie croix pour le d�fendre contre les mauvais esprits, et je voue � la Vierge deux chandeliers d'argent, si nous obtenons par son intercession un heureux passage � travers les rapides, et le succ�s des appareils que tu mettras sur ses blessures. �

— � Ne crains rien, ch�re enfant, je connais des plantes d'une vertu merveilleuse qui croissent dans notre �le: je les cueillerai toutes humides de ros�e quand la lune sera au plus haut de son cours; et chaque goutte de cette ros�e balsamique chassera le venin de son sang, le rappellera � la vie. Mais tu es faible, �puis�e; tu ressembles � la pauvre m�re, lorsque ton p�re se s�para d'elle pour aller combattre nos chefs. Ta joue est p�le, fl�trie comme les feuilles de ces roses que j'ai vues tout le jour sur ton sein. Viens, ma fille; derri�re ce rocher surgit une fontaine rafra�chissante, viens �tancher ta soif avec son eau pure et limpide; tu trouveras {402} sur ses bords couverts de mousse des fruits que mon fr�re a cueillis pour nous, je pr�senterai � tes l�vres les meilleurs de ces fruits, tandis que tu reposeras tes membres fatigu�s. �

— « Non, ma m�re, laissez-moi o� je suis. Allez avec Yakou prendre quelque nourriture. Je resterai assise sur ce rocher comptant les belles �toiles � mesure qu'elles para�tront au firmament, et priant comme j'ai coutume de prier dans les bois de mon �le. Il sera temps de partir quand la clart� de la lune aura projet� l'ombre des sycomores jusqu'au pied de cette roche; alors si vous ne venez pas � moi, je vous appellerai. �

Accoutum�e � c�der aux moindres volont�s de sa fille adoptive, et non moins accoutum�e � la laisser sans crainte en des lieux d�serts, Maraka suivit Yakou vers le ruisseau o� leur repas du soir �tait pr�par�. Aim�e reprit sa place sur le rocher, ouvrit son manteau et rejeta en arri�re le voile qui couvrait son front pour mieux respirer la fra�che brise du soir. Le cr�puscule fuyait rapidement devant la nuit. D�j� c les cimes les plus �lev�es des arbres �taient argent�es par les rayons de la lune que l'on voyait devenir � chaque moment plus brillante � mesure qu'elle montait {403} dans les cieux. Une foule de pens�es oppressaient le cœur de la jeune fille. La vie sauvage qu'elle avait men�e sous la conduite d'un �tre indisciplin� que l'affection soumettait � tous ses caprices, avait augment� l'empire que des passions et une imagination ardente exer�aient sur son esprit. Emue par la sc�ne qu'elle contemplait, elle murmurait une pri�re, puis se rappelait avec attendrissement la douce piti� du p�re Cl�ment; songeant ensuite � son amant bless�, mourant, elle fondait en larmes; mais bient�t l'esp�rance renaissait dans son ame, quand elle se le repr�sentait heureusement transport� dans son �le ch�rie, o� elle le nourrissait des plus beaux fruits, le ranimait par la suave odeur de ses fleurs; enfin ces vagues r�veries se chang�rent en un sommeil profond et paisible. Lorsqu'elle s'�veilla la lune avait atteint son z�nith, et ses rayons tombaient � plomb sur le rocher. Comme elle se h�tait de se lever, elle entendit des pas et distingua l'ombre d'une personne qui devait �tre � c�t� d'elle. Croyant que c'�tait Maraka ou son compagnon, elle se retourna vivement; mais au lieu de ceux qu'elle s'attendait � voir, la m�me figure qui l'avait suivie depuis {404} l'�glise, et avait disparu dans la for�t � la faveur du cr�puscule, parut devant elle la regardant d'un œil mena�ant. Aim�e serra son crucifix contre son sein et s'�criant: � sainte m�re de Dieu, prot�gez-moi, � elle bondit comme un faon de rocher en rocher, appelant � haute voix Yakou et Maraka. En un instant ceux-ci furent pr�s d'elle; mais quand elle leur conta le sujet de sa frayeur, ils pens�rent que c'�tait un r�ve ou qu'un esprit lui �tait apparu. Toutefois Aim�e ne pouvait se persuader que ce qu'elle avait vu ne f�t pas r�el, et cet incident, quelle que f�t sa nature, lui inspira une crainte que la n�cessit� de d�ployer actuellement tout son courage, ne put compl�tement dissiper.

Minuit, l'heure convenue pour commencer leur entreprise, �tait arriv�, et sans plus attendre ils descendirent la montagne en silence, les deux Indiens portant la liti�re sur laquelle Aim�e avait refus� de se placer, et celle-ci marchant � c�t� d'eux. Ils travers�rent avec une c�l�rit� incroyable l'espace qu'Aim�e avait parcouru seule au commencement de la soir�e, jusqu'� une place o� ils tourn�rent vers le nord, en suivant la lisi�re des bois dont ils sortirent pr�s du ch�teau du gouverneur. {405} Cet ancien �difice existe encore; mais le pont-levis, les foss�s qui le d�fendaient, m�me la noble avenue d'ormes qui y conduisait ont disparu, et sa grandeur, la forme de son architecture, attestent seules sa gloire pass�e.

Gaston, le fid�le valet de chambre de Bougainville, attendait Aim�e et les Indiens avec une vive anxi�t�. Au premier son de leurs pas, il demanda et re�ut d'eux le mot convenu, fit baisser le pont, et la petite troupe y passa pr�c�d�e de la jeune fille, qui se trouva, en moins de deux secondes, � c�t� du lit de son amant.

A la nouvelle de l'approche des ennemis, tous les domestiques, � l'exception d'une vieille servante, avaient abandonn� le ch�teau. Gaston avait donc pu choisir l'appartement qui lui convenait le mieux, et avait �tabli son ma�tre dans la salle d'entr�e, o� il se trouvait alors envelopp� de son manteau et pr�t � �tre transporte. Il paraissait endormi; cependant, lorsque Aim�e se penchant sur lui, approcha de ses l�vres un des lis que Maraka avait sem�s sur la liti�re, cette odeur balsamique parut le ranimer. Il ouvrit les yeux, les attacha pour un instant sur le visage de son amie, pronon�a faiblement son nom, {406} puis retomba dans son assoupissement l�thargique. Le cœur d'Aim�e battit d'espoir et de reconnaissance Elle crut voir le pr�sage d'un heureux succ�s, le gage de la protection du ciel dans ce l�ger signe de connaissance. On pla�a le malade sur la liti�re que les deux hommes emport�rent. Maraka les pr�c�dait, et la jeune fille, les yeux fix�s sur son cher Eug�ne, marchait � c�t� de lui. Ils pass�rent le pont, et traversant l'espace qui les s�parait de la for�t, ils allaient entrer sous son ombre protectrice, quand leur marche fut arr�t�e par trois personnes qui leur barr�rent le passage. Aim�e reconnut � l'instant la grande et sinistre figure que trois fois elle avait vue sur son chemin. Les plumes tombantes de son chapeau formaient une ombre qui emp�chait de distinguer ses traits; mais il se d�couvrit et la consid�ra d'un air s�v�re. C'�tait le fr�re d'Augustin du Plessis! elle poussa un faible cri et jetta ses bras au-dessus de la liti�re comme pour prot�ger son amant.

— « Ton amour ne peut le d�fendre contre les lois qui le poursuivent! � s'�cria du Plessis. » Honte � celle qui se glorifie de sa tendresse pour un meurtrier, un d�serteur! Ton sexe, ta beaut� {407} ang�lique ne m'emp�chent point de te ha�r. Oui, je te hais, je te ha�rai toujours. Tes charmes sont plus repoussans � mes yeux que la plus hideuse difformit�, puisqu'ils ont caus� la perte de mon fr�re; il sera veng�! �

— � Que toute l'amertune de ta haine tombe sur moi, � 33 dit Aim�e avec douceur. � Mais �pargne cet objet infortun� de ta col�re; ne m'emp�che point de le transporter en un lieu o� il pourra du moins mourir en paix. �

— � Allez o� il vous plaira, vous, Aim�e, peu m'importe, � reprit du Plessis. � J'ai d�jou� vos projets, je suis assez veng�; et tout ce que je d�sire maintenant, c'est de cesser de vous voir. Quant � lui, il mourra dans ces murs o� il est consign�, ou bien il vivra pour subir le ch�timent d� � ses crimes. �

— � Barbare! � cria Aim�e, et l'indignation triomphant de sa timidit�, elle dit � Gaston et � l'Indien qui restaient immobiles, comme paralys�s par cette attaque impr�vue: � Avancez, nous serons bient�t hors des atteintes de sa m�chancet�. Gaston, si vous aimez votre ma�tre, marchez, n'h�sitez pas plus long-temps. �

— � S'il fait un seul pas, il est mort, � dit du {408} Plessis, et il ordonna � ses gens de s'emparer de la liti�re. Maraka essaya de les repousser, et le bruit de la lutte qui s'ensuivit, �veilla le bless�, qui r�p�ta plusieurs fois le nom d'Aim�e.

— � Je suis avec toi, mon amour, � s'�cria-t-elle. � Nous sommes maintenant ins�parables!.. » Au son de cette voix, Eug�ne se souleva et tendit les bras � son amie qui s'y pr�cipita, en disant: � Me voici, cher Eug�ne, je ne t'abandonnerai point tant qu'il te restera un souffle de vie, et si tu meurs, je dormirai dans la tombe aupr�s de toi. � d Pour un instant il la pressa contre son cœur, puis ses bras tomb�rent sans force, il �chappa � l'�treinte de son amie et resta froid, insensible, sur le lit de mousse duquel, par un dernier effort de la nature, il s'�tait soulev� pour dire un long adieu � celle qu'il aimait. Pas une larme ne sortit des yeux de la malheureuse fille tandis qu'ils demeuraient fix�s, avec l'expression de l'�garement, sur les traits glac�s de son amant. Tout � coup, se retournant vers du Plessis: � Vois!� s'�cria-telle, � tu l'as tu�; et tu m'as frapp�e du m�me coup. Quand nous reposerons tous deux sur la froide terre, ta vengeance sera peut-�tre satisfaite. Ma m�re, � continua-t-elle en tombant sur {409} le sein de Maraka: � ma bonne m�re, emmenez votre pauvre fille dans notre �le, et qu'il y soit port� aussi, lui, afin que nous puissions reposer ensemble dans le m�me tombeau. � A peine ses l�vres achevaient de prononcer ces paroles, qu'elle perdit l'usage de ses sens et resta sans mouvement dans les bras de sa nourrice, aussi p�le, aussi glac�e que celui dont elle d�plorait la perte.

Pendant quelques minutes, les spectateurs de cette sc�ne tragique, p�n�tr�s de compassion et d'horreur, gard�rent un silence imposant; mais bient�t du Plessis, repoussant les remords qui venaient l'assaillir, s'avan�a vers la liti�re, et donna � ses gens l'ordre d'enlever le corps de Bougainville et de le porter au ch�teau. Les Indiens ne firent aucune r�sistance; Gaston suivit les restes de son ma�tre pour lui rendre les derniers devoirs, et du Plessis, laissant Aim�e �vanouie avec ses amis, accompagna le fun�bre cort�ge. Aussit�t que Maraka eut entendu le pont-levis se relever et les s�parer de leurs pers�cuteurs, elle pla�a Aim�e sur la liti�re, et l'emporta, � l'aide de Yakou, sous l'ombre de la for�t, qu'ils long�rent pendant quelque temps parall�lement {410} � la ville, pour en sortir un peu au-del� du faubourg Saint-Antoine. Guid�s par la lune qui brillait pure et sans nuages, ils descendirent la montagne en choisissant toujours les chemins les plus couverts, et travers�rent ensuite les bois et les prairies qui s�parent le mont Royal du fleuve. L�, ils d�pos�rent la liti�re, sur laquelle Maraka se pencha avec anxi�t� pour voir si sa ch�re enfant respirait encore, ou si elle avait suivi son amant dans le monde des esprits. Les longs cheveux noirs d'Aim�e tombaient comme un voile sur son cou et ses �paules d'ivoire, et quand la bonne nourrice les �carta doucement du beau visage qu'ils cachaient � moiti�, le froid glacial du front et des joues la fit tressaillir. Arrachant � la h�te une poign�e de duvet de chardons, elle s'assura, en la pla�ant contre les l�vres de la malheureuse jeune fille, qu'elle n'avait pas cess� de vivre; car sa faible respiration d�tacha les graines emplum�es, et Maraka les vit flotter dans l'air comme des atomes � travers les rayons de la lune. La bonne femme reprit un peu de courage, croisa le manteau de son �l�ve sur son sein, et porta des regards inquiets sur l'espace qu'ils venaient de franchir. Aucun bruit, aucun {411} mouvement ne troublaient le calme de la nuit, � l'exception du l�ger murmure de la brise et du continuel mugissement des rapides �cumans sur leur lit de rochers. Au loin apparaissaient la ville et la montagne qui lui donne son nom, avec ses divers �tages d'�paisses for�ts, qui se dessinaient en lignes droites et irr�guli�res sur l'azur des cieux. � et l� e, on voyait la blanche cabane d'un Canadien briller � travers l'obscurit�. Sur le penchant de la colline, se distinguaient les murs gris�tres de la maison des champs des Sulpiciens, dont les tours formidables 34 rappellent encore le temps o� cette terre n'offrait nulle s�curit� pour l'humble foyer, que ces ennemis sanguinaires attaquaient souvent � l'heure m�me o�, rassembl�e autour de lui, une famille go�tait les douceurs du repos et de la soci�t� domestique.

Apr�s avoir reconnu que leur marche n'avait pas �t� suivie, Maraka p�n�tra dans les broussailles qui couvraient la rive escarp�e, et, tirant un l�ger canot du milieu des roseaux o� elle l'avait soigneusement cach�, dit quelques mots � son compagnon, saisit les pagaies, et s'assit dans la petite nacelle. Yakou prit Aim�e dans ses bras, la posa dans le fond du canot, la t�te appuy�e {412} sur les genoux de sa nourrice, et, charg� de la liti�re, s'enfon�a dans les bois, tandis que le fr�le esquif s'�loigna du rivage avec la rapidit� d'une fl�che.

En face du point de d�part de Maraka, surgissent deux petites �les, couvertes de bois, o� les hommes n'avaient alors jamais p�n�tr�, o� la nature d�ployait toutes ses beaut�s primitives: aujourd'hui, l'une d'elles a subi l'empire de la civilisation, et renferme maintenant des habitations et des champs, dont la fertilit� r�compense les travaux de ceux qui les ont cultiv�s. L'autre, plac�e au milieu des effrayans rapides de la Chine, n'est visit�e que par les tribus ail�es, auxquelles seules on la suppose accessible. Des arbres magnifiques, produits de plusieurs si�cles, bordent ses rives jusqu'au niveau du fleuve, et le chant des oiseaux, qui font leur nid en s�ret� sous ces ombres imp�n�trables, est souvent entendu sur le rivage de Montr�al. Prot�g� par les tourbillons dangereux qui l'entourent contre les entreprises spoliatrices de l'orgueil humain, ce petit coin de terre, embelli par la plus riche v�g�tation, ressemble � la demeure de quelque f�e. Il est le sujet de nombreuses traditions, et {413} les habitans superstitieux des pays environnans l'ont appel� l'�le du Diable. 35

D�s l'enfance, Aim�e l'avait connue sous le nom plus aimable de l'�le des Fleurs 36, et sa nourrice lui avait montr� � naviguer � travers les brisans pour arriver au seul point abordable de cette belle solitude. Au temps de la domination des sauvages, le p�re de Maraka, consid�r� dans sa tribu comme un grand magicien, d�couvrit ce point accessible: il ne communiqua sa d�couverte � personne, et la facilit� avec laquelle on le voyait franchir la formidable barri�re que l'on jugeait insurmontable, confirma tout ce que l'on croyait sur sa puissance surnaturelle. Pour conserver son importance et son cr�dit, il �tablit sa demeure dans les retraites les plus profondes de l'�le, et n'en sortait que pour en recevoir les dons et les hommages que ses simples compatriotes venaient en foule lui offrir sur la rive oppos�e d�s qu'ils apercevaient son canot sur les eaux. Cet homme mourut, et Maraka, son unique enfant, rest�e d�positaire de son secret, ne le confia qu'� sa fille d'adoption; et bien que plusieurs eussent cherch� le passage depuis la mort du magicien, comme la plupart furent entra�n�s par {414} les courans, les autres renonc�rent � l'entreprise, et la croyance que l'�le �tait inaccessible au pouvoir humain ne fut point �branl�e.

C'�tait vers cet asile imp�n�trable que Maraka dirigeait sa course nocturne. Le canot glissait sur les vagues �cumantes comme une cr�ature dou�e de vie et d'instinct, tant�t se perdant au milieu de leurs gouffres terribles, tant�t raparaissant triomphant sur leurs cr�tes dentel�es, et voguant avec une merveilleuse dext�rit� entre les tourbillons et les �cueils autour desquels ils se brisent. Enfin il entra dans une petite baie et s'arr�ta sur la gr�ve. L'Indienne prit Aim�e dans ses bras, sauta � terre, et s'enfon�a dans l'�paisseur des bois.

Apr�s avoir suivi un chemin tortueux, pratiqu� sous les plantes grimpantes qui s'�lan�aient d'un arbre � l'autre, elle atteignit une clairi�re au centre de l'�le o� l'on voyait briller une fontaine � c�t� d'une cabane. 37 C'�tait l� cette demeure qu'Aim�e pr�f�rait mille fois aux cellules de son couvent: elle �tait construite � la mani�re des Indiens, mais on l'avait rendue plus commode et plus agr�able que leurs wigwams. Quatre jeunes arbres plant�s � �gale distance {415} servaient de piliers principaux, et formaient un carr� de trente pieds, ferm� de tous c�t�s 38 et couvert de longues lani�res d'�corces de h�tre plac�es l'une sur l'autre comme des tuiles, afin de garantir l'int�rieur de la pluie. Le toit �tait recouvert de mousse et les parois d'aub�pine et d'autres buissons odorans dont les branches entrelac�es entouraient la cabane d'une muraille de verdure. En dedans elle �tait divis�e en deux chambres, l'une desquelles appartenait exclusivement � Aim�e. Un tapis de mousse en couvrait le sol; le lit, les si�ges, les tables, tout �tait rustique, et par les formes, et par les mat�riaux tir�s de la for�t; mais tout pr�sentait je ne sais quel aspect de s�ret�, de soin pour le bien-�tre qu'on ne devait pas attendre dans un lieu semblable. Cependant Maraka ne s'arr�ta point � l'habitation; elle porta la jeune fille, toujours �vanouie, pr�s de la fontaine, jeta sur son visage des gouttes d'eau fra�che et pure de cette source, et l'�venta avec de grandes feuilles du sycomore qui ombrageait leurs t�tes. Ses efforts ne furent pas inutiles; Aim�e ouvrit les yeux, soupira profond�ment, se releva, et, s'appuyant sur son coude, murmura une courte pri�re, puis {416} retomba sur le gazon en cachant son visage avec son bras. Pendant quelques minutes Maraka respecta son silence. Mais impatiente d'exprimer ce qu'elle sentait, elle s'aventura � lui parler. 39

— � Mon enfant, � dit-elle, � sais-tu que nous sommes dans notre �le, que c'est ta fontaine ch�rie que tu entends � c�t� de toi, que ce sont tes fleurs qui embaument l'air? Viens, ma belle et ch�re fille, laisse-moi te placer sur ton lit de mousse; l� tu dormiras jusqu'� l'heure o� tu seras �veill�e par le chant des oiseaux et le bourdonnement des abeilles. Viens, la lune descend vers l'Occident, et l'�toile du matin commence � luire de l'autre c�t� du firmament. �

Aim�e se souleva de nouveau, regarda sa nourrice d'un œil fixe comme si elle e�t en vain cherch� � comprendre ses paroles, et ne lui r�pondit point. La bonne Maraka redoubla ses tendres supplications, et la pauvre fille dit enfin d'une voix languissante:

— � Ma m�re, ne m'as-tu pas parl� des oiseaux {417} qui me r�veilleront par leur chant matinal? mais lui, il ne les entendra pas! Le bourdonnement de l'abeille ne le bercera plus dans son sommeil; ces eaux jaillissantes, ces fleurs balsamiques ne le r�jouiront plus par leur fra�cheur et leurs parfums. Laisse-moi, ma m�re, son cœur est froid, le mien ne sera plus anim� par l'esp�rance ou la joie. Va reposer sans moi dans notre cabane. J'irai � la grotte de la Vierge, je veux la prier de me r�unir � celui que j'ai perdu. �

En achevant ces mots elle se leva, et Maraka la conduisit en silence � un enfoncement dans les rochers non loin de la fontaine. Un autel rustique, orn� de fleurs, sur lequel br�laient deux cierges devant l'image de Marie, occupait le fond d'une grotte qui ouvrait sur une petite esplanade couverte de mousse ombrag�e d'arbres dont les branches descendaient jusqu'� terre. L�, chaque jour Aim�e avait coutume d'implorer la protection du ciel; l�, elle vint dans sa douleur profonde chercher les seules consolations qu'elle pouvait recevoir. Le cr�puscule du matin la trouva encore prostern�e � cette place; mais sa bonne nourrice, qui la surveillait de loin, s'approcha d'elle et la conjura de la suivre dans leur cabane. A la vue des pleurs qui baignaient le visage de celle qui lui avait servi de m�re, Aim�e {418} versa elle-m�me quelques larmes, et son cœur fut moins oppress�. Elle se leva, et s'appuyant sur le bras de Maraka, se laissa conduire � l'habitation, consentit � go�ter des fruits et du lait, puis essaya de reposer sur sa couche rustique. Bient�t, vaincue par la fatigue, elle dormit jusqu'au milieu du jour. Alors elle se leva p�le, calme, silencieuse, image frappante de cette douleur sans espoir qui empoisonne les sources de la vie, et fane les roses les plus brillantes sur les joues de la beaut�.

En vain Maraka, par ses soins et sa tendresse, t�chait d'adoucir le chagrin qui d�vorait sa fille ch�rie, de r�veiller en elle quelque douce sensation, de la ramener aux habitudes, aux plaisirs qui l'avaient autrefois rendue si heureuse. Elle la conduisait vers les bosquets o� les oiseaux faisaient entendre la musique la plus m�lodieuse; elle lui pr�sentait les plus belles fleurs, les cailloux les plus curieux, parmi ceux auxquels le mouvement continuel des vagues contre le rivage, faisait prendre des formes singuli�res et d'une vari�t� infinie; elle parsemait sa couche des p�tales odorans du lis d'eau, ou bien, assise � c�t� d'elle, pr�s de la fontaine, elle m�lait � {419} ses tresses noires et soyeuses des guirlandes du buisson �carlate; d'autres fois elle la surprenait par un festin champ�tre, ornait la table de fleurs, et la couvrait de tout ce que l'�le produisait de meilleur, la prune rouge et sucr�e du Canada, un nombre infini de baies d�licieuses, le lait de leurs ch�vres, et les rayons de miel qu'elle avait trouv�s dans les fentes d'un rocher ou le creux d'un arbre mort. Aim�e payait ces soins maternels par de m�lancoliques sourires; mais un ver rongeur d�vorait cette jeune plante, et chaque jour on la voyait d�cliner plus rapidement. Sa d�marche �tait lente et faible, ses yeux baiss�s vers la terre avaientperdu toute leur vivacit�; on pouvait discerner chacune de ses veines � travers sa peau transparente. Pendant le jour, elle cherchait les plus obscures retraites, et souvent la nuit elle quittait sa couche, que le sommeil fuyait, pour aller prier � la grotte de la Vierge. Un mois se passa ainsi. Aim�e avait annonc� sa fin prochaine et d�sign� la place de son repos, sous le sycomore de la fontaine. D�j� elle ressemblait bien plus � un esprit bienheureux, qu'� une beaut� mortelle. Sa figure, toujours aussi ravissante, avait totalement chang� de caract�re. Au lieu de {420} ce brillant �clat de jeunesse et de bonheur qui la distinguait nagu�res 40, un charme plus touchant, un charme vraiment c�leste �tait r�pandu sur toute sa personne. Si l'impitoyable du Plessis avait pu la voir dans ce moment, il n'aurait pas r�sist� � cette douleur tranquille, r�sign�e, � l'expression ang�lique de ces traits qui portaient d�j� les marques de la mort. La bonne nourrice voyait avec d�sespoir que ses efforts pour sauver l'enfant de son cœur �taient maintenant inutiles; mais elle voulait, comme le veut toute femme pour ceux qu'elle aime, la consoler, la soutenir jusqu'� ses derniers instans.

Un soir, Aim�e sortit de sa cabane o� elle �tait rest�e couch�e toute la journ�e, accabl�e par la chaleur, et elle exprima le d�sir d'aller sur le rivage voir le soleil qui se couchait plus radieux qu'elles ne l'avaient vu depuis longtemps. Maraka, enchant�e de ce souhait qui montrait un retour d'int�r�t pour les objets qu'elle aimait autrefois, s'empressa de la conduire, en soutenant ses pas chancelans, au bord du fleuve, o� elles arriv�rent � temps pour admirer l'un des plus magnifiques spectacles de la nature. En le contemplant, une rougeur passag�re {421} se montra sur la joue p�le de la jeune fille, et son œil brilla un instant de son ancien �clat. Le disque dor� semblait reposer sur le sommet verdoyant de la montagne, et lan�ait des flots de lumi�re que la vue avait peine � supporter. Tous les objets recevaient la r�flexion de ses rayons; les rapides se peignaient des riches couleurs du prisme que l'on voyait changer de nuance � chaque mouvement des vagues, la derni�re nuance paraissant toujours la plus belle. Aim�e se promena le long du rivage jusqu'au moment o� cette pompe de lumi�re et de couleurs commen�a � se ternir; alors, fatigu�e de sa course, elle s'�tendit sur le gazon � l'ombre d'un bouquet d'arbres dont les branches s'�tendaient sur les flots, et bient�t, berc�e par leur bruit monotone, elle s'endormit d'un tranquille et profond sommeil. Assise pr�s d'elle, Maraka observait avec douleur les changemens qu'un si court espace de temps avait produits sur ces belles formes, et se rappelait par une liaison d'id�es bien naturelle, les �v�nemens de la nuit fatale o� la mort d'Eug�ne avait port� le premier coup � la vie et au bonheur d'Aim�e. Cependant elle fut d�tourn�e de ces tristes pens�es {422} par la vue de deux personnes qui, de la rive oppos�e, paraissaient examiner attentivement le lieu qu'elle occupait avec sa fille.

Maraka se leva, sortit du bosquet, s'avan�a sur le bord du fleuve et se tint debout pendant quelques minutes de mani�re � pouvoir �tre aper�ue dans le cas o� elle serait en effet l'objet de l'attention de ces �trangers. A peine �tait-elle rest�e un instant � cette place, qu'elle vit le m�me signal qui les avait averties de l'arriv�e de Bougainville, le jour de la malheureuse exp�dition d'Aim�e. Etonn�e, inqui�te, la bonne femme pensa que ce pouvait �tre Gaston qui avait quelque chose � lui dire. Dans cette supposition elle aurait voulu aller � lui, mais elle n'osait s'�loigner de sa fille. Toutefois la trouvant profond�ment endormie et � l'abri de tout danger, elle c�da enfin au d�sir de conna�tre la cause de ce signal inattendu; en un moment son canot fut lanc� et rasa les vagues avec rapidit� comme un oiseau de mer.

Quand Aim�e se r�veilla, le couchant n'�tait plus �clair� que par les teintes rouge�tres du cr�puscule, et les oiseaux des for�ts commen�aient leur chant du soir. Elle chercha des yeux {423} sa nourrice, et, ne la voyant point, imagina qu'elle cherchait des cailloux ou des coquillages sur la gr�ve, et se levait pour aller � sa rencontre; mais ses pas furent arr�t�s � l'aspect d'un canot qui voguait sur les rapides avec une vitesse que la nacelle de Maraka pouvait seule d�ployer. Bient�t elle reconnut que c'�tait en effet leur petite barque dirig�e par la main habile de la bonne Indienne. Mais d'o� venait-elle et qui amenait-elle? car on pouvait distinguer une figure assise � ses c�t�s, et la jeune fille savait que Maraka n'aurait pas aid� un inconnu � p�n�trer dans leur asile. Mille pens�es confuses et agitantes se pr�sentaient � l'esprit d'Aim�e � mesure qu'elle voyait avancer le canot; l'on aurait pu entendre les battemens de son cœur, et toute tremblante elle fut oblig�e de s'appuyer contre un arbre. Enfin la barque touche le rivage, l'�tranger saute � terre, fait quelques pas en courant vers elle, puis s'arr�te, presse son front de ses mains, reprend sa course les bras �tendus, et Aim�e tombe �vanouie sur le sein de Bougainville.

Dans leur retraite isol�e, Aim�e et sa nourrice avaient ignor� les �v�nemens qui s'�taient pass�s {424} pendant les derni�res semaines: elles ne savaient point que la puissance fran�aise �tait d�truite au Canada, que le drapeau anglais flottait sur tous ses forts, qu'un gouverneur anglais r�gissait toute la colonie. Apr�s la remise des possessions fran�aises en ce pays � la Grande-Bretagne, les Fran�ais qui d�sir�rent retourner dans leur patrie eurent la permission de partir; mais le plus grand nombre pr�f�ra rester, et l'on accorda � ceux-ci le libre exercice de leur culte, et d'autres privil�ges dont jouissent encore leurs descendans, qui forment la grande masse de la population canadienne. Du Plessis fut l'un des premiers � fuir un pays o� sa conduite inhumaine l'avait rendu g�n�ralement odieux. L'histoire d'Aim�e s'�tait r�pandue avec toutes ses circonstances, et avait excit� le plus vif int�r�t pour les deux amans. D�s que l'on sut que Bougainville, qui n'�tait qu'�vanoui lorsqu'on le crut mort, �tait revenu presque miraculeusement des portes du tombeau, de nombreuses p�titions furent adress�es au gouverneur pour obtenir sa gr�ce. Les parens d'Augustin du Plessis, eux-m�mes, honteux de la duret� brutale de son fr�re, t�moign�rent leur intention d'ensevelir le pass� dans l'oubli; {425} il �tait d'ailleurs bien difficile, quand on l'e�t voulu, de s'occuper d'affaires priv�es au milieu des alarmes caus�es par les affaires publiques, et M. de Vaudreuil, qui ne croyait son pupille coupable que d'imprudence, signa sans peine un pardon que son cœur avait accord� depuis longtemps.

En reprenant connaissance, quelques jours apr�s que du Plessis l'eut ramen� de force au ch�teau de son tuteur, Eug�ne se trouva dans sa chambre. Gaston veillant � c�t� de son lit, et ses lettres de gr�ce sign�es du gouverneur plac�es sur son oreiller. Tout ce qui concernait les affaires politiques lui fut expliqu� en peu de mots par son fid�le serviteur. Il entra ensuite dans les d�tails les plus circonstanci�s sur ce qui regardait Aim�e. En �coutant ce r�cit, le cœur palpitant d'�motion, Eug�ne se rappela confus�ment qu'il avait cru la voir, lui parler pendant cette nuit o� elle avait tent� si courageusement de l'arracher � ses ennemis. Ces preuves de la tendresse de son amie, et l'espoir d'une r�union prochaine, lui rendirent en peu de temps assez de forces pour sortir. Ses premiers pas se dirig�rent vers le rivage en face de l'�le; mais ses {426} yeux y cherchaient en vain celle qu'il aimait, en vain il esp�rait voir le canot de Maraka, ou du moins quelques signaux r�pondre � celui qu'il donnait. Tous les jours il revenait � cette place, et tous les jours il s'en �loignait d�sol�; enfin le soir du sixi�me, il aper�ut une barque l�g�re qui fendait les ondes, et qui le ramena en peu d'instans � son Aim�e tant regrett�e, � son Aim�e presque mourante.

Mais la joie eut bient�t r�par� les ravages de la douleur sur un �tre plein de vie et de jeunesse; bient�t les roses brill�rent de nouveau sur les joues d'Aim�e, et l'esp�rance ranima ses regards. Elle vit le p�re Cl�ment, obtint son approbation pour son amour; et, en pr�sence de Dieu, au pied de ce m�me autel o� elle avait humblement exprim� sa r�signation aux volont�s du ciel, son union avec Bougainville fut b�nie par le bon moine, qui les aimait tous deux comme ses enfans.

Avant de suivre son mari en France, Aim�e voulut dire adieu aux ombrages protecteurs de son �le, boire une fois encore � sa fontaine, prier devant l'image solitaire de la Vierge, o�, dans ses {427} jours d'angoisses, elle avait trouv� sa seule consolation. Plac�e sur le tillac du b�timent qui l'emmenait loin du rivage canadien, avec Eug�ne et Maraka, Aim�e ne cessa de contempler cette retraite ch�rie dont chaque partie lui �tait si famili�re, dont chaque objet lui rappelait quelque plaisir de son enfance, quelque �motion de sa jeunesse, que lorsqu'elle ne fut plus qu'un point imperceptible � la vue. On dit qu'elle revint plusieurs ann�es apr�s, et que ses descendans habitent encore la province. On dit aussi que Maraka reprit sa r�sidence favorite, et que l'on voyait pendant un certain temps une femme errer sous les arbres, le long du rivage de l'�le, et un canot voguer sur les rapides. Enfin les rives de l'�le des Fleurs devinrent aussi d�sertes qu'elles le sont maintenant; l'on cessa d'apercevoir la petite nacelle, et l'on supposa que l'Indienne avait p�ri au milieu des vagues furieuses, dans un moment o� ses forces ou sa prudence lui avaient manqu�, ou bien qu'elle �tait morte seule dans l'habitation qu'elle s'�tait choisie. Depuis, aucun pied humain n'a os� aborder cette terre, et, quand elle deviendrait maintenant accessible, il est probable que soixante ann�es ont tellement {428} effac� les traces de ses anciens habitans, que l'on y chercherait vainement l'autel consacr� par Aim�e, la cabane construite par sa fid�le nourrice.

SANDS. 41



FIN.







Appendice



Nous donnons ici l'illustration du conte La Reine de l'isle des fleurs de Mme d'Aulnoy, dans les �ditions anciennes. On a reproduit �galement la liste des auteurs du Salmigondis, situ�e � la toute fin du tome XII.

Voici les illustrations de l'�dition M�dard-Michel Brunet de Les Illustres F�es. Contes galans (Paris, 1698), et de l'�dition du m�me recueil � Amsterdam, 1710. Elles repr�sentent toutes deux le m�me sujet, l'une �tant la renverse de l'autre; celle de 1710 est plus soign�e.


Édition Brunet, 1698, p.168

Édition d'Amsterdam, 1710, p.107




Variantes

  1. habibitans {Sa1} (nous corrigeons cette coquille)
  2. graces {Sa1} (nous corrigeons cette faute; de m�me par la suite)
  3. la nuit D�j� {Sa1} (nous ajoutons le point manquant)
  4. aupr�s de toi » {Sa1} (Nous restituons le point manquant)
  5. C� et l� {Sa1} (nous corrigeons)

Notes

  1. Qu�bec fit sa reddition aux britanniques le 18 septembre 1759 (www.cfqlmc.org).
  2. M. de Vaudreuil: Pierre de RIGAUD DE VAUDREUIL DE CAVAGNIAL (°Qu�bec, 22 novembre 1698 - †Paris, 4 ao�t 1778) fut le dernier gouverneur de la Nouvelle France. Il signera la capitulation qui mena � la reddition de Montr�al le 8 septembre 1760 (voir article "Pierre de Rigaud de Vaudreuil" sur wikip�dia).
  3. Embl�mes de mortalit�: curieuse expression lorsqu'il s'agit des sculpures du portail d'une �glise. Le portail de l'�glise des R�collets de Montr�al repr�sentait-il un jugement dernier? Cela serait surprenant car cette �glise, construite vers 1693 ou 1703, �tait du style j�suite, sa fa�ade �tait peu, pour ne pas dire pas du tout, orn�e de sculpture (on trouve une photo sur divers sites Internet, dont www.imtl.org; voir la note suivante).
    (On trouve cette m�me expression chez Andr� Maurois: « Enlevez, murmura-t-il, enlevez cet embl�me de mortalit� », Disra�li, 1927.)

    Église des R�collets (1862)
  4. la vaste et belle cour du monast�re: voici une gravure — parue dans Le Monde illustr�, vol.I n° 27 (8 novembre 1884), p. 212 — datant du XIXe si�cle. Ceci ne semble pas �tre une vue de la cour, il se pourrait que la cour se trouve au-del� de l'�glise :

    Église des R�collets (photo Bazinet, 1865 – Mus�e McCord d'Histoire canadienne)
  5. le p�re Cl�ment, sup�rieur du couvent: Selon une page du site www.memoireduquebec.com, le sup�rieur �tait alors Louis Demers, ordonn� pr�tre en 1757. Les r�collets, �tant des franciscains, �taient appel�s fr�res, sauf ceux d'entre eux qui avaient acc�d� � la pr�trise.
  6. d�fenseurs de la foi, de la sainte Église: le fait est qu'en 1763, « le gouverneur britanniques James Murray interd[�]t aux r�collets de faire du recrutement au Canada et saisit tous leurs biens en Nouvelle-France. Le p�re Louis Demers partage l'�glise des r�collets de Montr�al avec les anglicans jusqu'en 1789 » (www.memoireduquebec.com).
  7. le jeune homme: ce « jeune officier de M. de Vaudreuil », qui s'int�resse au sort d'Eug�ne de Bougainville, n'est pas nomm�.
  8. Eug�ne Bougainville, par la suite nomm� de Bougainville, comme Louis-Antoine, le c�l�bre navigateur. Ce dernier, d�c�d� en 1814, �tait en Nouvelle-France � l'�poque de la reddition de Montr�al; il avait suivi Montcalm en 1756 et demeura jusqu'apr�s la paix de 1763. C'est alors qu'il devint marin. Eug�ne appara�t donc comme appartenant � la famille du futur navigateur.
  9. folies de jeunesse: on apprendra bient�t ce qu'elles sont.
  10. existait encore, dans le sens: �tait encore en vie.
  11. tout en descendant l'une des rues �troites: l'�glise des R�collets �tait situ�e rue Notre-Dame, une rue du bas de la ville, sur la rive gauche du Saint-Laurent, parall�le au fleuve. « La rue Notre-Dame compte parmi les premi�res rues de la petite ville de Ville-Marie. Cette rue fut nomm�e ainsi en m�moire des missionnaires qui fond�rent Montr�al: La compagnie Notre-Dame pour la conversion des sauvages. Cette rue fut longtemps le centre de la ville de Montr�al avec la premi�re �glise de la paroisse (la paroisse Notre-Dame) » (www.imtl.org). Le m�me site pr�cise que la fa�ade de l'�glise des R�collets est celle de l'ancienne �glise Notre-Dame, qui lui fut appos�e.
    Le p�re Cl�ment et le jeune officier descendent vers le fleuve.
  12. un officier fran�ais: cet officier de M. de Vaudreuil, qui �pouse une Indienne, est d�sign� un peu plus loin, � travers le nom de sa fille Aim�e: de L...; ce nom n'appara�t qu'une fois.
  13. il est l'officier fran�ais de la phrase pr�c�dente.
  14. L'H�tel-Dieu fut fond� en 1642, il �tait situ� rue Saint-Paul, une des plus anciennes rues de Montr�al (wikipedia).

    H�tel-Dieu, d'apr�s John Drake, 1826-1827
  15. sa nourrice indienne: nomm�e plus loin, Maraka joue un r�le important dans le r�cit.
  16. Les d�fenses de la sup�rieure, les reproches de M. de Vaudreuil: les reproches que M. de Vaudreuil adresse � Bougainville sont les m�mes qu'il adressa � de L..., � savoir qu'un jeune noble ne doit pas aimer une Indienne m�me si, comme c'est le cas d'Aim�e, elle est m�tisse et chr�tienne. Vaudreuil avait refus� « d'approuver et de sanctionner » l'union de L..., il est plus ferme avec Bougainville dont il est le tuteur.
    Les d�fenses de la sup�rieure s'expliquent par le jeune �ge d'Aim�e, mais aussi par la responsabilit� dont les sœurs de l'H�tel-Dieu se sentent investies envers elle. En quelque sorte, la sup�rieure est la tutrice d'Aim�e.
    Au XVIIe si�cle, la France avait souhait� les mariages mixtes et une politique d'int�gration, mais les iroquois se montraient fort r�ticents � adopter les mœurs et la langue fran�aises. « En r�alit�, rares furent les officiers fran�ais qui ont connu, aussi bien que les missionnaires, les langues et les mœurs des Indiens, et qui les ont c�toy�s aussi r�guli�rement. Entre les ann�es 1730 et 1760, tr�s peu d'officiers ont pu ma�triser les langues am�rindiennes autant que les missionnaires » (voir sur le site www.axl.cefan.ulaval.ca les pages sur la Nouvelle-France et l'implantation du fran�ais au Canada).
  17. faire raison, dans le sens de rendre raison, c'est-�-dire se battre en duel, est vieilli. Dans l'�dition de 1835 du Dictionnaire de l'Acad�mie Fran�aise, faire raison n'a que le sens de boire � la sant�, par exemple: « Je vous fais raison de la sant� que vous m'avez port�e ».
  18. apostasie: l'apostasie �tant un abandon et non une trahison, Vaudreuil pr�f�re croire � la disparition de son pupille plut�t qu'� son passage chez les ennemis; il n'a pas tort.
  19. Les rapides de la Chine ou La chine ou, plus fr�quemment de nos jours: Lachine, s'�tendent sur une dizaine de kilom�tres sur la rive sud de l'�le de Montr�al. Champlain, en 1611, les avait baptis�s: sault Saint-Louis (voir sur wikipedia l'article Rapides de Lachine).

    Le grand sault St. Louis d'apr�s Champlain, 1611
    (la polarit� est renvers�e, le nord est en bas)
  20. l'�le solitaire qui g�te au milieu de leurs brisans: la carte de 1611 (ci-dessus) et celle de 1764 (ci-dessous) ne montrent pas d'�le solitaire � proprement parler. On verra plus loin que le nom �le des Fleurs, qui donne son titre � la nouvelle, n'est pas le nom g�ographique; l'�le est ainsi baptis�e par Aim�e: « son �le ch�rie, qu'elle avait nomm�e l'�le des Fleurs ».

    Isle de Montr�al, d�tail d'une carte de 1764
    (Le nord est en haut. On peut voir cette carte sur wikipedia, article "Cartes historiques de Montr�al")

    Isle de Montr�al, carte de 1700
    (On peut voir cette carte � plus haute r�solution sur wikipedia, article "Seigneurie de l'Île-de-Montr�al")
  21. les Mohawks: la nation mohawk est l'une des cinq formant la conf�d�ration iroquoise. Elle r�side au Qu�bec, en Ontario et au nord-est des États-Unis.
    En ao�t 1760, l'Irlandais Johnson, surintendant britannique des Affaires indiennes, n�gocie avec les Am�rindiens une nouvelle alliance, qui sera confirm�e � Kahnawake les 15 et 16 septembre: « par cet accord, les Britanniques garantissent le respect des droits des Am�rindiens, anciens alli�s de la France, en retour de leur neutralit� vis-�-vis de celle-ci durant le reste du conflit » (Denis Vaugeois, sur www.cfqlmc.org). La capture de Bougainville par les Mohawks para�t contraire � cette accord de neutralit�.
  22. de l'autre c�t� du fleuve: probablement vers le village iroquois de Kahnawake (alias Caughnawaga), au sud des rapides de Lachine, dans la seigneurie du Sault Saint-Louis (nomm�e dans la carte de 1764, Saule St. Louis). (Voir l'article Kahnawake sur wikipedia.)
  23. serviteur fid�le: il sera nomm� plus loin: Gaston.
  24. promettant [...] de les conduire � Qu�bec: Qu�bec �tant depuis pr�s d'un an aux mains des Britanniques, la phrase est ambig�e: promettre aurait ici plut�t le sens de menacer. Alternativement on peut comprendre que les Mohawks promettaient d'aider Bougainville � gagner l'arm�e fran�aise vers Qu�bec; mais alors pourquoi le retiennent-ils captifs? Dans les deux cas, point de neutralit�, mais rien n'exclut qu'une « bande de Mohawks » ne tienne pas compte des accords conclus.
  25. la paix de son ame: L'�dition de 1798 du Dictionnaire de l'Acad�mie Fran�aise ne connaissait encore que l'orthographe ame. La 6�me �dition du Dictionnaire (1835) adoptera l'accent circonflexe. Nous ne corrigeons donc pas.
  26. chez lui, c'est-�-dire chez le marquis de Vaudreuil. Remarquons que l'invitation est un ordre.
  27. C'�tait un jour de f�te: probablement une f�te religieuse; ce n'est pas la liesse, on est en guerre.
  28. un petit nombre de fen�tres �troites et tr�s-�lev�es: la gravure et la photographie de l'�glise des R�collets qui sont reproduites dans les notes montrent que le c�t� droit et le chevet de l'�glise re�oivent en effet peu de lumi�re du jour. On a l� un d�tail qui, si le c�t� gauche de l'�glise souffre aussi de ce manque de lumi�re, montre une connaissance pr�cise. C'est l� un argument contra quand � l'attribution de la nouvelle � George Sand. Si cependant l'auteur disposait d'une gravure telle que celle que nous reproduisons, l'argument perd son poids, la description r�sultant alors d'une bonne observation de l'auteur.
  29. Ch�verus: Jean-Louis-Anne-Madeleine LEFEBVRE DE CHÉVERUS (°1768 - †1836), eccl�siastique fran�ais qui v�cut aux États-Unis de 1795 � 1816; il �tait renomm� pour sa profonde tol�rance; sa vie est �difiante.
  30. Le p�re Cl�ment a vu « non loin de l'endroit o� il se trouvait, une femme prostern�e devant un autel »; on peut supposer qu'outre le ma�tre-autel, il y a deux autels lat�raux et que la jeune femme est aupr�s d'un de ceux-ci tandis que le p�re Cl�ment est devant celui-l�. Aim�e est donc dans une nef lat�rale ou un bas-c�t�, l� o� il y a encore moins de lumi�re du jour. Il semble que le pr�tre est dans le chœur: en effet, Aim�e, dont la main « reposait sur la balustrade de l'autel » « tombe sans force sur les marches de l'autel. » Elle a d� franchir l'ouvrant de la balustrade avant de s'�crouler. Seul un plan de l'�glise pourrait nous d�montrer le r�alisme ou l'invention de cette disposition, car l'�glise a �t� d�molie en 1867.
    À ce propos, notons que l'�glise des R�collets de Qu�bec avait �t� construite en 1693 sur des plans trac�s par le r�collet Juconde Dru� (°1664-† apr�s 1729), lequel avait �tudi� l'architecture � Paris. Pour le plan de l'�glise de Qu�bec, il s'�tait inspir� de celui de l'�glise des R�collets de Paris. Or il semble que Dru� soit aussi l'architecte de l'�glise des R�collets de Montr�al en 1706, et qu'il la fit sur le m�me plan qu'il avait popularis�: « L'�glise pr�sentait la forme d'un long rectangle, � nef unique et � plafond en anse de panier; � chaque extr�mit� du mur de fond �tait plac� un autel lat�ral, entre deux colonnes d�tach�es, reposant sur un pi�destal et surmont�es d'un entablement. Ces deux colonnes encadraient une profonde alc�ve dont les murs soutenaient un haut clocher termin� en fl�che. Appuy� au mur de fond se trouvait le ma�tre-autel, r�plique des autels lat�raux, mais encadr� de doubles colonnes soutenant un fronton de forme elliptique, ce qui produisait l'effet d'un arc de triomphe » (www.biographi.ca). La description indirecte qu'on peut lire dans L'Île des fleurs est conforme � ce plan d'�glise; on peut supposer que la balustrade dont il est question faisait toute la largeur de l'�glise.

    Couvent des R�collets � Paris (d�tail du plan de Paris de Turgot, 1739 – commons.wikipedia.org: "Category:Couvent des R�collets (Paris)"
    On voit que l'�glise �tait flanqu�e de b�timents qui ne permettaient pas un bon �clairage naturel de la nef; la partie sud-est, qui doit �tre le chœur, �tait mieux �clair�e. De nos jours restaur�e et partiellement d�gag�e, l'�glise est nettement plus lumineuse.
  31. leur r�sister. � Je: Les guillemets fermants sont employ�s pour marquer la continuation du discours; on en verra un autre exemple plus loin. Mais l'utilisation des guillemets n'est pas uniforme, on peut supposer qu'il s'agit de distractions de typographe.
  32. une pi�ce d'or gliss�e dans sa main: d�tail quelque peu surprenant, mais belle g�n�rosit� sinon exag�r�e.
  33. On attendrait ici des guillemets fermants, et pareillement avant la phrase suivante, suivant ce qu'on a vu plus haut.
  34. La maison des champs des Sulpiciens, aux tours formidables: en 1663 la seigneurie de l'�le de Montr�al fut donn�e aux Sulpiciens du S�minaire de Saint-Sulpice de Paris; en 1763 les Sulpiciens du S�minaire de Montr�al en demeur�rent seigneurs jusqu'en 1859. Sur ce sujet, consultez l'article Seigneurie de l'�le-de-Montr�al de wikipedia.
    On peut voir ici, accompagnant une note pr�c�dente, la carte de l'�le de Montr�al de 1700. Les rapides de Lachine sont au sud, marqu�s par deux �les; celle de gauche, la plus petite, est peut-�tre celle qu'Aim�e a baptis�e �le des fleurs. Elle correspond � l'�le du Diable qui sera mentionn�e plus loin dans le r�cit. En face de cette �le, sur la rive sud de l'�le de Montr�al se trouve une maison fortifi�e nomm�e Verdun. Ce pourrait �tre la maison des champs des Sulpiciens.
  35. L'Île du Diable ou �le au Diable, est une des �les des rapides de Lachine. Elle est situ�e au sud-ouest du groupe de l'�le aux H�rons et de l'�le aux ch�vres, au milieu du reserrement du fleuve.
  36. L'Île des Fleurs: on a vu plus haut que ce nom est celui qu'a donn� Aim�e � cette �le. Le caract�re particuli�rement romantique du paysage peut �tre la source de ce nom, mais, si l'auteur est bien George Sand, l'�le peut tirer son nom d'un conte de Mme d'Aulnoy: La Reine de l'Isle des Fleurs du recueil Les Illustres F�es. Contes galans (� Paris, au Palais, chez M�dard-Michel Brunet [...] M.DC.XCVIII; le conte occupe les pp.168-197). La future George Sand appr�ciait ces contes: « Je trouvai � Nohant les contes de madame d'Aulnoy et de Perrault dans une vieille �dition qui a fait mes d�lices pendant cinq ou six ann�es » (Histoire de ma vie, IIe partie, chapitre XV – {OA} t.I p.618). Notons cependant que le rapport entre le conte et la nouvelle se r�duit a priori � peu pr�s au titre.
  37. Les illustrations des anciennes �ditions des contes de Mme d'Aulnoy offrent, pour la Reine de l'isle des fleurs, une vue qui correspond assez bien � cette description, sauf la cabane qui fait d�faut.
    Voyez les illustrations du conte dans l'Appendice
  38. Quatre jeunes arbres plant�s � �gale distance servaient de piliers principaux, et formaient un carr� de trente pieds, ferm� de tous c�t�s: les arbres sont jeunes, est-ce le p�re de Maraka qui construisit la cabane? C'est peu probable car Aim�e a dit plus haut que la mort de son p�re la laissa sans protection dans un �ge o� elle ne pouvait se suffire � elle-m�me. La cabane a donc �t� b�tie par Yakou aid� de Maraka.
    La cabane forme un carr� de trente pieds; faut-il comprendre: de c�t� ou de superficie? Si c'est le c�t�, la cabane couvre cent m�tres carr�s – un are! –, elle pourrait ais�ment �tre divis�e en quatre pi�ces ou plus. Si elle fait dix m�tres carr�s, un cloisonnement donne aux pi�ces une dimension ridicule.
  39. Remarquons le plaisir manifeste que prend l'auteur � d�crire le paysage de l'�le et la cabane. On a l� aussi, �videmment, une r�miniscence possible de Robinson Crusoe.
  40. nagu�res: c'est seulement dans l'�dition de 1835 de son dictionnaire que l'Acad�mie Fran�aise n'admit plus que nagu�re.
  41. A la fin du tome 12, dans la publicit�, se trouve une liste alphab�tique des auteurs; on trouve l� le nom: J. Sand