WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
**
1833-1838
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome **

CHAPITRE XII

Voyage en Suisse. — « Le Contrebandier ». — Vie � « l'H�tel de France ». — Nohant en 1837. — « Journal de Piffo�l. » — Quelques lettres in�dites de Liszt. — Influence mutuelle de Liszt et de George Sand l'un sur l'autre. — « Les Sept Cordes de la Lyre. »



{[325]} Le proc�s � peine termin�, George Sand revint � Nohant et y passa un mois avec ses enfants. A la fin d'ao�t, elle put enfin partir pour la Suisse, o� elle �tait attendue depuis plus d'un an par Liszt et Mme d'Agoult. Dans sa Lettre � Herbert (Charles Didier), — la dixi�me des Lettres d'un voyageur, — elle raconte comment elle a travers� Autun, Ch�lons, Lyon, Nantua, et d�crit la surprise de ses amis de Gen�ve en la voyant tomber au jnilieu d'eux avec sa blouse bleue et ses bottes crott�es.

— Messieurs, o� descendez-vous?

C'est le postillon qui parle. — R�ponse :

— Chez M. Liszt.

— O� loge-t-il, ce monsieur-l�?

J'allais pr�cis�ment vous adresser la m�me question.

— Qu'est-ce qu'il fait? Quel est son �tat?

— Artiste.

— V�t�rinaire?

— Est-ce que tu es malade, animal?

— C'est un marchand de violons, dit un passant, je vais vous conduire chez lui.

{326} On nous fait gravir une rue � pic, et l'h�tesse de la maison indiqu�e nous d�clare que Liszt est en Angleterre.

— Voil� une femme qui radote, dit un autre passant. M. Liszt est un muisicien du lli��tre; il faut aller le demander au r�gisseur.

— Pourquoi non? dit le l�gitimiste*. Et il va trouver le r�gisseur. Celui-ci d�clare qne Liszt est � Paris. — Sans doute, lui fais-je avec col�re, il est all� s'engager comme flageolet dans l'orchestre Musard, n'est-ce pas?

* M. Gustave de G�vaudan. George Sand dit dans cette m�me Lettre avoir rencontr� en route encore un autre « vieil ami » qu'elle avait connu « dans un temps orageux de sa vie». C'�tait M. Blavoyer, rencontr� jadis par elle au Mont-Dore et � Venise.

— Pourquoi non? — dit le r�gisseur.

— Voici la porte du Casino, dit je ne sais qui. Toutes les demoiselles qui prennent des le�ons de musique, connaissent M. Liszt.

— J'ai envie d'aller parler � celle qui sort maintenant avec un cahier sous le bras, dit mon compagnon.

— Et pourquoi non? d'autant plus qu'elle est jolie.

Le l�gitimiste fait trois saluts � la fran�aise, et demande l'adresse de Liszt dans les termes les plus convenables. La jeune personne rougit, baisse les yeux, et avec un soupir �touff� r�pond qne M. Liszt est en Italie.

— Qu'il soit au diable! Je vais dormir dans la premi�re auberge venue; qu'il me cherche � son tour.

A l'auberge on m'apporte bient�t une lettre de sa sœur*.

* C'est-�-dire de la comtesse d'Agoult, que dans sa correspondance [{327}] George Sand appelle encore Mirabella, princesse Mirabelle, simplement princesse ou bien ma belle comtesse aux cheveux blonds.

« Nous t'avons attendu, tu n'es pas exact, tu nous ennuies. Cherche-nous! nous sommes partis.

« ARABELLA. »        

P.-S. — « Vois le major, et viens avec lui nous trouver. »

{327} — Qu'est-ce que le major?

— Que vous importe? dit mon ami le l�gitimiste.

— Au fait! Gar�on, allez chercher le major.

Le major arrive*. Il a la figure de M�phistoph�l�s et la capote d'uu douanier. Il me regarde des pieds � la t�te, et me demande qui je suis.

* Adolphe Pictet, un ami de Liszt et de la comtesse d'Agoult, major de l'arm�e f�d�ra�e et �crivain, l'auteur du petit livre : Une course � Chamounix. (Paris, Benj. Duprat, 1838.)

— Un voyageur mal mis, comme vous voyez, qui se recommande d'Arabella.

— Ah! ah! je cours chercher un passeport.

— Cet homme est-il fou?

— Non pas; demain nous partons pour le Mont-Blanc.

Nous voici � Chamounix; la pluie tombe, et la nuit, s'�paissit. Je descends au hasard � l'Union... et cette fois je me garde bien de demander l'artiste europ�en par son nom. Je me conforme aux notions du peuple �clair� que j'ai l'honneur de visiter, et je fais une description sommaire du personnage : Blouse �triqu�e, chevelure longue et d�sordonn�e, chapeau d'�corce d�fonc�, cravate roul�e en corde, momentan�ment boiteux, et fredonnant habituellement le Dies iræ d'un air agr�able.

— Certainement, Monsieur, r�pond l'aubergiste, ils viennent d'arriver; la dame est bien fatigu�e, et la jeune fille est de bonne humeur. Montez l'escalier, ils sont au n° 13.

— Ce n'est pas cela, pensais-je, mais n'importe. Je me pr�cipite dans le n° 13, d�termin� � me jeter au cou du premier Anglais spleen�tique qui me tombera sous la main. J'�tais crott� de mani�re � ce que ce fut l� une charmante pIaisanterie de commis voyageur.

{328} Le premier objet qui s'embarrasse dans mes jambes, c'est ce que l'aubergiste appelle la Jeune fille. C'est Puzzi* � califourchon sur le sac de nuit, et si chang�, et grandi, la t�te charg�e de si longs cheveux bruns, la taille prise dans une blouse si f�minine, que, ma foi! je m y perds; et, ne reconnaissant plus le petit Hermann, je lui �te mon chapeau en lui disant : Beau page, enseigne-moi o� est Lara?

* El�ve de Liszt, Hermann Cohen, plus tard entr� dans les ordres, — il fut carme d�chauss�, — et connu sous le nom de P�re Hennann.

Du fond d'une capote anglaise sort, � ce mot, la t�te blonde d'Arabella; tandis que je m'�lance vers elle, Franz me saute au cou, Puzzi fait un cri de surprise; nous formons un groupe inextricable d'embrassements, tandis que la fille d'auberge, stup�faite de voir un gar�on si crott�, et que jusque-l� elle avait pris pour un jockey, embrasser une aussi belle dame qu'Arabella, laisse tomber sa chandelle, et va r�pandre dans la maison que le n° 13 est envahi par une troupe de gens myst�rieux, ind�finissables, chevelus comme des sauvages, et o� il n'est pas possible de reconna�tre les hommes d'avec les femmes, les valets d'avec les ma�tres. — Histrions! dit gravement le chef de cuisine d'un air de m�pris, et nous voil� stigmatis�s, montr�s au doigt, pris en horreur. Les dames anglaises que nous rencontrons dans les corridors, rabattent leurs voiles sur leurs visages pudibonds, et leurs majestueux �poux se concertent pour nous demander pendant le souper une petite repr�sentation de notre savoir-faire, moyennant une collecte raisonnable... »

Voil� bien un r�cit de voyage qui ne manque ni de gait� ni de verve! Le voyage commen�ait vraiment sous des auspices heureux, et tant qu'il dura ce fut un temps {329} d'all�gresse et de joie. Il n'en pouvait �tre autrement dans une soci�t� si bien assortie : George Sand et Liszt, deux vrais artistes, avides d'impressions, brillants et br�lants d'un feu int�rieur; la comtesse d'Agoult, jeune femme, amoureuse et nullement ordinaire; Puzzi, Maurice et Solange, trois enfants gais et dispos; le spirituel major Pictet; l'aimable l�gitimiste, la berrichonne Ursule, nature na�ve et spontan�e, tant�t s'extasiant sur toutes choses, tant�t pleurant d'effroi au nom de Martigny qu'elle confondait avec la « Martinique », ce qui lui faisait craindre une travers�e pour revenir dans le Berry.

La joie de vivre r�gnait au milieu de ces jeunes gens; on se divertissait comme des �coliers en vacance, c'�taient des plaisanteries, des dr�leries, des espi�gleries sans fin. Les h�tes et les servantes des h�tels, ainsi que les indig�nes, avaient vraiment grand'peine h pr�ciser qui ils h�bergeaient, car voici par exemple ce que Liszt �crivit sur le « livre des voyageurs » � Chamounix :

  Musicien-philosophe
n� : au Parnasse.
venant : du Doute.
allant : � la V�rit�.

A son tour, George Sand se qualifiant avec ses enfants, de « famille Piffo�ls » (surnom qui lui resta depuis ce jour � cause du long nez de Maurice et de celui de George Sand elle-m�me), inscrivit ce qui suit :

Noms des Voyageurs : Famille Piffo�ls.
Domicile : La nature.
D'o� ils viennent : de Dieu.
O� ils vont : au Ciel.
{330}
Lieu de naissance : Europe.
Qualit�s : Fl�neurs.
Date de leurs titres : Toujours.
D�livr�s par qui : Par l'opinion publique.

Liszt, George Sand et Pictet consacr�rent tous des pages vives et brillantes � leur voyage � Chamounix, au Grand Glacier et au Montanvert, � leur visite � la cath�drale de Fribourg et � leur s�jour � Gen�ve. Ils nous initient �galement aux causeries, pleines d'int�r�t, soit philosophiques, soit artistiques, qu'ils ont eues dans le cours du voyage. Sous ce rapport, le petit livre de Pictet qui nous donne � la fois un portrait de George Sand, comme femme et �crivain (il la place entre Rousseau et Byron), et la description du voyage � Chamounix et � Fribourg, est particuli�rement int�ressant. Dans cette Course � Chamounix, ayant pour sous-titre Conte fantastique, l'auteur expose toutes ses causeries et ses r�flexions � lui, major, dans une forme vraiment fantastique, parfois trop all�gorique, parfois en ayant l' air de nous raconter ses r�ves et ses visions, ce qui � la fin, devient fatigant pour le lecteur. Cependant, malgr� tous ces d�fauts, le livre du major ne manque pas de coloris et de brillant lorsqu'il nous expose les conversations des jeunes gens, et qu'il analyse le caract�re de chacun des quatre principaux personnages (Liszt, George Sand, la comtesse d'Agoult, Pictet). C'est surtout de George Sand qu'il parle le plus en d�tail. Apr�s une appr�ciation pleine d'esprit des banalit�s d�bit�es sur son compte et des opinions courantes sur elle, Pictet note les « facettes multiples » de cette nature : elle est « gamin », elle est po�te, elle est femme r�volt�e et romanci�re distingu�e, po�te de l'amour et auteur de livres �pouvantant les hypocrites, elle est m�me un carbonaro. La clef de sa nature {331} �nigmatique est � chercher dans son g�nie. Son inconstance, sa mobilit�, ses brusques transitions, ses contradictions, ses singularit�s, ses d�fauts et qualit�s, ce qu'il y a d'�lev� et de bas dans son caract�re, tout cela provient de ce qu'elle n'est pas une cr�ature ordinaire, mais un g�nie. C'est pour cette raison que George Sand lui appara�t avant tout comme une force po�tique, cr�atrice; Liszt, comme une personnification de la musique, tandis que le major lui-m�me et la comtesse d'Agoult sont les repr�sentants de la pens�e, de l'analyse.

Dans une vision de r�ve ils apparaissent d'abord tous, comme les incarnations des trois mystiques �l�ments sanscrits : George Sand sous l'aspect de Kam�roupi, « celle qui change � son gr� », Liszt sous celui de Madhousv�ra « le m�lodique », Pictet lui-m�me ou Arabella, sous celui de Manas, « la pens�e ». On y trouve, expliqu� de la mani�re la plus pittoresque, ce que chacun d'eux voit et fait, quel r�le il joue dans l'univers. Le major philosophe est encore pr�occup� de savoir quels sont les hommes les plus utiles � l'humanit� : ceux qui embrassent tout ou les sp�cialistes? Longtemps il est impuissant � r�soudre ce probl�me; enfin, apr�s de longues r�flexions, il arrive � la conclusion que ces deux �l�ments se marient dans le g�nie, qu'il compare � une source qui jaillit avec force des entrailles de la terre, mais se r�pand ensuite sur une large surface. Cela explique l'admiration du major devant le g�nie de George Sand. Tout le « conte » n'est au fond qu'une glorification all�gorique de son pouvoir sur la nature, de son esprit universel, de l'�quilibre harmonieux de son �me, de ses �lans perp�tuels vers les mondes super-astrals, de sa soif insatiable de savoir, de son d�sir de p�n�trer le myst�re de toute la cr�ation, et de surprendre celui qui {332} doit mettre en harmonie la vie humaine et la nature (cette harmonie a toujours �t� pour George Sand le sublime id�al du bonheur terrestre). C'est pour cela que tout en lisant, avec Liszt et son amie, les œuvres du philosophe � la mode, Barchou de Penho�n, et en se laissant entra�ner par la philosophie de Hegel, elle trouve ensuite encore plus d'int�r�t aux questions et aux probl�mes sociaux. Il est � supposer que Liszt, Arabella et le major d'une part, George Sand de l'autre, ont eu entre eux de vives disputes politico-sociales, car un des chapitres repr�sente, — sous la forme de l'apparition fantastique et comique d'une bo�te � marionnettes, — l'arriv�e de la « libert� et de l'�galit� d�mocratique g�n�rales », le r�gne de la classe moyenne, des int�r�ts et des id�es mesquines, o� il n'y aura plus ni g�nie, ni art, ni vraie science. « George cependant est quelque peu surpris du r�sultat final et logique de son œuvre et, apr�s avoir attendu vainement les merveilleux effets de l'�galit� sur le d�veloppement intellectuel et moral de l'homme, il finit par trouver le genre humain... ennuyeux... »

Conform�ment � ces r�cits fantastiques et all�goriques, les illustrations du livre ne sont pas moins curieuses. Nous voyons d�j� sur la couverture, George Sand, un cigare � la bouche; puis vient une caricature : le major couch� dans son lit, est oppress� par un cauchemar sous forme de livres que George Sand, � cheval sur un chat, prend sur les rayons d'une biblioth�que, o� ils sont bien rang�s — symbole des id�es bien rang�es du major — et qu'elle jette sur lui. Le troisi�me dessin, fac-simil� d'une caricature que George Sand avait faite elle-m�me, � propos des occupations philosophiques du major, de Liszt et de la comtesse, porte en t�te l'inscription : « L'absolu est identique {333} � lui-m�me »; et au bas de la page nous voyons le portrait de Liszt aux cheveux �bourif��s, qui, selon son habitude de chercher explication � tout, demande : « Qu'est-ce que cela veut dire »? A droite, le major dit : « C'est un peu cague »; au milieu, Arabella, dont on ne voit que la coiffure �mergeant des coussins du divan, s'�crie : « Je m'y perds depuis longtemps. » Enfin le quatri�me dessin repr�sente George Sand et le major assis � cheval sur la m�me chaise.

Mais en dehors des conversations m�taphysiques (r�sum�es dans le chapitre X intitid� : Le carnet du major et pens�es d�tach�es*) et des analyses critiques sur George Sand, en dehors de la repr�sentation sous forme fantasque de l'influence vivifiante de George Sand et de sa po�sie sur la nature diam�tralement oppos�e du major-m�taphysicien, nous rencontrons, dans le livre de Pictet, des d�tails exacts et tr�s r�els, sur le voyage et les voyageurs eux-m�mes. Pictet fait entre autres le portrait des deux femmes, chacune extraordinaire � sa mani�re, toutes deux �minentes et sublimes : Arabella, la comtesse d'Agoult, grande, blonde, �l�gante, gracieuse, bien coiff�e de longues boucles � l'anglaise, un flacon � la main, s�rieuse, retenue; George Sand, gamin p�tillant d'un feu int�rieur � peine ma�tris�, artiste aux allures simples et libres, peu soucieuse de son costume; elle est v�tue d'une blouse d'homme, un cigare � la bouche, ses �pais cheveux noirs, s�par�s par une simple raie lui tombent sur ses �paules. {334} Sous la blouse, George Sand portait « un gilet rouge garni de boutons d'or en filigrane, au cou une cravate noire, la t�te couverte d'un grand chapeau de paille ». Liszt �galement en blouse, portait un b�ret � la Rapha�l. La fluette Arabella, coiff�e d'une « capote anglaise », abaissait sur sa figure un voile vert.

* [{333}] George Sand �crivait plus tard � propos de ce chapitre X : « Les r�flexions philosophiques qui terminent l'action de votre conte m'ont vivement frapp�e. La 5e, 9e, 19e, 25e, 29e et la derni�re me sont rest�es et me resteront dans l'esprit comme, dans mon enfance, certains versets de la Bible ou certaines maximes de vieux sages»... (Correspondance, vol. II, lettre au Major Adolphe Pictet, d'octobre 1838, p. 104-108.)

Pictet d�crit aussi l'�tonnement des indig�nes � la vue de cette « troupe errante de boh�miens » et d�peint en vives couleurs l'excursion � Fribourg, la visite � la cath�drale, le jeu de Liszt sur le c�l�bre orgue de l'�glise et les impressions si diff�rentes que sa musique produisit sur les auditeurs. D�j� au commencement du livre, en parlant de Madhousv�ra, le major racontait que celui-ci jouait sur « un instrument musical de nature et de formes inconnues » (il est � pr�sumer que les sanscrits ne connaissaient pas le piano), « dont il tirait des sons admirables. On ne savait � vrai dire si c'�taient des sons ou des paroles, car l'oreille charm�e croyait entendre tant�t de ravissantes m�lodies et tant�t des r�cits pleins d'int�r�t et de po�sie... »

A Fribourg ce n'est plus le myst�rieux Madhousv�ra, mais Liszt en chair et en os qui joue sur un orgue r�el. L'impression de son jeu n'en est pas moins si fantastiquement ensorcelante qu'il est difficile � ceux qui l'�coutent de dire s'il joue ou s'il sait par des sons raconter ses r�ves et exprimer ses pens�es.

Si nous nous sommes arr�t� si longtemps sur l'opuscule de Pictet, c'est que ce petit livre ne se rencontre plus chez les libraires et qu'il est en g�n�ral si peu connu que, lorsque nous l'avons demand� en 1894 � la salle de travail de la Biblioth�que Nationale de Paris, on nous a apport� un exemplaire non encore coup� et sans reliure, tel qu'il avait �t� re�u � la Biblioth�que en 1838. Quant � la relation de {335} ce voyage que George Sand a faite dans ses Lettres d'un Voyageur, les d�tails on sont trop connus pour que nous les transcrivions, mais nous ne pouvons nous priver du plaisir de donner ici la page de la dixi�me Lettre, o� George Sand parle � son tour de l'improvisation de Liszt sur l'orgue de Fribourg. .

« Nous entr�mes dans l'�glise de Saint-Nicolas pour entendre le plus bel orgue qui ait �t� fait jusqu'ici. Arabella, habitu�e aux sublimtes r�alisations, �me immense, insatiable, imp�rieuse envers Dieu et les hommes, s'assit fi�rement sur le bord de la balustrade, et, promenant sur la nef inf�rieure son regard m�lancoliquement contemplateur, attendit, et attendit en vain, ces voix c�lestes qui vibrent dans son sein, mais que nulle voix humaine, nul instrument sorti de nos mains mortelles ne peut faire r�sonner � son oreille. Ses grands cheveux blonds, d�roul�s par la pluie, tombaient sur sa main blanche; et son œil, o� l'azur des cieux r�fl�chit sa plus belle nuance, interrogeait la puissance de la cr�ature dans chaque son �man� du vaste instrument. « Ce n'est pas ce que j'attendais », me dit-elle d'un air simple et sans songer � l'ambition de sa parole... »

Et pendant ce temps-l� le jeune organiste robuste, en voulant faire valoir toutes les qualit�s du c�l�bre orgue et se conformant aux d�sirs de son ma�tre, le vieux Mooser, qui avait la manie de vouloir cr�er dans ses instruments des registres imitant le bruit de l'orage, — ce gaillard solide et vermeil, disons-nous, se d�cha�nait sur le clavier en reproduisant une temp�te avec �clairs et tonnerre, pluie et vent, « clochettes de vaches perdues, fracas de la foudre, craquement des sapins, — finale, d�vastation des pommes de terre »... Tout cela ne produisit sur l'auditoire que l'effet le plus baroque et ne leur fit nullement appr�cier le {336} merveilleux instrument du vieux Mooser, qui �coutait impassiblement la temp�te musicale.

« Ce fut seulement lorsque Franz posa librement ses mains sur le clavier, et nous fit entendre un fragment du Dies iræ de Mozart, — dit George Sand, — que nous compr�mes la sup�riorit� de l'orgue de Fribourg sur tout ce que nous connaissions en ce genre. La veille, d�j�, nous avions entendu celui de la petite ville de Bulle, qui est aussi un ouvrage de Mooser, et nous avions �t� charm�s de la qualit� des sons; mais le perfectionnement est remarquable dans celui de Fribourg, surtout les jeux de la voix humaine, qui, per�ant � travers la basse, produisirent sur nos enfants une illusion compl�te. Il y aurait eu de beaux contes � leur faire sur ce chœur de vierges invisibles; mais nous �tions tous absorb�s par les notes aust�res du Dies iræ. Jamais le profil florentin de Franz ne s'�tait dessin� plus p�le et plus pur, dans une nu�e plus sombre de terreurs mystiques et de religieuses tristesses. Il y avait une combinaison harmonique qui revenait sans cesse sous sa main, et dont chaque note se traduisait � mon imagination par les rudes paroles de l'hymne fun�bre.


Quantus tremor est futurus
Quando judex est venturus, etc.

« Je ne sais si ces paroles correspondaient, dans le g�nie du ma�tre, aux notes que je leur attribuais, mais nulle puissance humaine n'eut �t� de mon oreille ces syllabes terribles, Quantus tremor... Tout � coup, au lieu de m'abattre, cette menace de jugement m'apparut comme une promesse, et acc�l�ra d'une joie inconnue les battements de mon cœur. Une confiance, une s�r�nit� infinie me disait que la justice �temelle ne me briserait pas; qu'avec le flot des opprim�s {337} je passerais oubli�, pardonn� peut-�tre, sous la grande herse du jugement dernier; que les puissants du si�cle et les grands de la terre y seraient seuls broy�s aux yeux des victimes innombrables de leur pr�tendu droit. La loi du talion, r�serv�e � Dieu seul par les ap�tres de la mis�ricorde chr�tienne; et c�l�br�e par un chant si grave et si large, ne me sembla pas un trop frivole exercice de la puissance c�leste, quand je me souvins qu'il s'agissait de ch�tier des crimes tels que l'avilissement et la servitude de la race humaine. Oh! oui, me disais-je, tandis que l'ire divine grondait sur ma t�te en notes foudroyantes, il y aura de la crainte pour ceux qui n'auront pas craint Dieu et qui l'auront outrag� dans le plus noble ouvrage de ses mains! pour ceux qui auront viol� le sanctuaire des consciences, pour ceux qui auront charg� de fers les mains de leurs fr�res, pour ceux qui auront �paissi sur leurs yeux les t�n�bres de l'ignorance! pour ceux qui auront proclam� que l'esclavage des peuples est d'institution divine, et qu'un ange apporta du ciel le poison qui frappe de d�mence ou d'ineptie le front des monarques; pour ceux qui trafiquent du peuple et qui vendent sa chair au dragon de l'Apocalypse; pour tous ceux-l� il y aura de la crainte, il y aura de l'�pouvante!

« J'�tais dans un de ces acc�s de vie que nous communique une belle musique ou un vin g�n�reux, dans une de ces excitations int�rieures ou l'�me longtemps engourdie semble gronder comme un torrent qui va rompre les glaces de l'hiver, lorsqu'en me retournant vers Arabella, je vis sur sa figure une expression c�leste d'attendrissement et de pi�t�; sans doute elle avait �t� remu�e par des notes plus sympathiques � sa nature. Chaque combinaison des sons, des lignes, de la couleur, dans les ouvrages de l'art, {338} fait vibrer en nous des cordes secr�tes et r�v�le les myst�ricux rapports de chaque individu avec le monde ext�rieur. L� o� j'avais r�v� la vengeance du Dieu des arm�es, elle avait baiss� doucement la t�te, sentant bien que l'ange de la col�re passerait sur elle sans la frapper et elle s'�tait passionn�e pour une phrase plus suave et plus touchante, peut-�tre, pour quelque chose comme le


Recordare, Jesu pie...

Pendant ce temps, des nu�es passaient et la pluie fouettait les vitraux; puis le soleil reparaissait p�le et oblique pour �tre �teint peu de minutes apr�s par une nouvelle averse. Gr�ce � ces effets inattendus de la lumi�re, la blanche et proprette cath�drale de Fribourg paraissait encore plus riante que de coutume, et la figure du roi David, peinte en costume de th��tre du temps de Pradon, avec une perruque noire et des brodequins de maroquin rouge, semblait sourire et s'appr�ter � danser encore une fois devant l'Arche. Et cependant l'instrument tonnait comme la voix du Dieu fort, et l'inspiration du musicien faisait planer tout l'enfer et tout le purgatoire de Dante sous ses vo�tes �troites � nervures peintes en rose et en gris perle.

Les enfants couch�s � terre comme d�jeunes chiens s'endormaient dans des r�ves de f�es sur les marches de la tribune; Mooser faisait la moue, et le syndic s'informait de nos noms et qualit�s aupr�s du major f�d�ral. A chaque r�ponse ambigu� du malicieux cic�rone, le bon et curieux magistrat nous regardait alternativement avec doute et surprise... »

Et la dixi�me Lettre d'un Voyageur se terminait primitivement par des « terribles poign�es de main � nos amis a de Paris, � David Richard, Calamatta, Charles d'Arragon, {339} Emmanuel, Mercier et notre Benjamin* »..., par la promesse d'�crire la prochaine fois � Meyerbeer (la Lettre suivante lui est bien adress�e) et par l'annonce du prochain d�part de l'auteur pour Gen�ve**.

* M. Auguste Martineau-Deschenez, Voir plus loin, p. 347.

** Dans les �ditions post�rieures cette fin de lettre est tronqu�e.

En effet, apr�s avoir fait leurs adieux � Pictet, George Sand, la comtesse d'Agoult et Liszt se rendirent � Gen�ve o� ils s'install�rent dans un h�tel situ� au bord du L�man et o� George Sand occupa avec ses enfants la mansarde, qui l'attendait depuis l'ann�e derni�re d�j�.

« C'est alors, dit encore Mme Lina Ramann, que s'�coul�rent quelques jours de d�lices artistiques et de plaisirs intellectuels, ce fut le moment o� bien souvent les mains de Liszt, dociles aux suggestions de son g�nie, erraient sur le clavier aux touches de nacre. Et George Sand pendant ce temps s'asseyait pr�s du feu, en �coutant attentivement, ou bien le regard de ses veux calmes se tournaient vers le magnifique paysage qu'on voyait par la fen�tre, tandis que, sous l'impression de la musique elle r�vait et transformait toutes ces harmonies en visions po�tiques*. »

* Lina Ramann : « Franz Liszt als K�nstler und Mensch. (Leipsig, b Breitkopf und H�rtel. 1880-1887.)

A cette �poque � peu pr�s, Liszt composa son Rondo fantastique, sur une chanson espagnole de Manuel Garcia, El Contrabandista, qui dut en grande partie son succ�s � la brillante ex�cution de ce morceau par Mme Malibran, la c�l�bre fille de Garcia. D'apr�s George Sand, cette « grande artiste y puisait, avec tant de force, les souvenirs de l'enfance et les �motions de la patrie, que son attendrissement l'emp�cha plus d'une fois d'aller jusqu'au bout; un jour m�me elle s'�vanouit apr�s l'avoir achev� »...

{340} Liszt d�dia le Rondo � George Sand : « � Monsieur George Sand » (�dition de Leipzig, 1837), « � Madame George Sand » (�dition de Vienne, 1839). Aussit�t apr�s avoir termin� sa pi�ce, Liszt la joua un soir d'automne � George Sand assise dans l'obscurit� � la fen�tre et fumant sa cigarette.

... « L'auditeur, �mu par la musique, un peu enivr�e par la fum�e du canaster, par le murmure du L�man expirant sur ses gr�ves, se laissa emporter au gr� de sa propre fantaisie jusqu'� rev�tir les sons de formes humaines, jusqu'� dramatiser dans son cerveau toute une sc�ne de roman. Il en parla le soir � souper et t�cha de raconter la vision qu'il avait eue; on le mit au d�fi de formuler la musique en parole et en action. Il se r�cusa d'abord, parce que la musique instrumentale ne peut jamais avoir un sens arbitraire : mais le compositeur lui ayant permis de s'abandonner � son imagination, il prit la plume en riant et traduisit son r�ve dans une forme qu'il appela lyrico-fantastique, faute d'un autre nom, et qui apr�s, tout n'est pas plus neuve que tout ce qu'on invente aujourd'hui* ».

* « Le Contrebandier ». (Œuvres compl�tes de George Sand, », �d. L�vy, vol. La Coupe, p. 265-266.)

Selon son habitude George Sand passa toute la nuit � �crire, et le lendemain elle lut � ses amis Le Contrebandier, conte lyrique, dans lequel elle s'�tait plu � reproduire les tableaux fantastiques que l'œuvre de Liszt avait inspir�s � son imagination...

« La traduction po�tique d'une œuvre musicale, — c'�tait quelque chose de nouveau, dit Lina Ramann, — les musiciens ont bien puis� de tous les temps aux sources po�tiques, mais le contraire n'�tait jamais arriv�... » Et Jules Janin (dans le n° 9 de la Gazette Musicale de Paris {341} de 1837, avait raison de s'�crier axoc �tonnement, en s'adressant aux Parisiens : « George Sand nous arrive! Pr�tez l'oreille! il revient des montagnes avec Liszt, son compagnon! Ils reviennent bras dessus, bras dessous, le musicien et le po�te, et cette fois, par une r�volution inattendue, ce n'est plus le musicien qui fait la musique sur les paroles du po�te, c'est le po�te qui fait les paroles de la musique. Quoi de plus magnifique que cet hymne entonn� par George Sand sur la chanson du Contlrebandier. Aussi, musiciens et po�tes ont-ils �galement battu des mains � cette interpr�tation toute po�tique dont nous n'avions pas d'exemple parmi nous... »

« Le Contrebandier, paraphrase fantastique sur un Rondo fantastique de Franz Liszt, » est loin de pouvoir �tre rang� parmi les meilleurs ouvrages de George Sand, de m�me que El Contrabandista n'appartient pas aux productions les plus parfaites de Liszt. Ce Rondo, — s�rie de variations sur un th�me espagnol, — ne se distingue ni par la perfection technique ni par le brillant pianisme de Liszt, ni par l'inspiration qui caract�rise les pi�ces ult�rieures qu'il a �crites en ce genre. Il est possible que le jeu merveilleux du compositeur donnait une teinte, une couleur pr�cise � chacune des variations de la pi�ce, mais dans toute autre ex�cution et par elles-m�mes, ces variations sont positivement incapables de faire surgir dans l'�me de l'auditeur des tableaux que nous r�vons involontairement quand nous entendons, par exemple, la merveilleuse fantaisie sur le th�me du Dies iræ (La Danse Macabre). Pour nous, nous avons de la peine � comprendre que George Sand ait pu s'imaginer, en entendant ces variations, tout ce qu'elle a repr�sent� dans le Contrebandier. C'�tait, il est vrai, une George Sand et {342} elle savait voir, entendre et imaginer ce que personne de nous ne saurait voir, entendre et imaginer aux sons du Rondo de Liszt. Quoi qu'il en soit, dans ce « Conte lyrique » le vol de l'imagination surpasse de beaucoup le m�rite litt�raire. La partie la mieux r�ussie et la plus po�tique de l'œuvre est l'avant-propos, tandis que le conte lui-m�me n'est en r�alit� qu'une olla podrida v�ritable de moines, de brigands, de chansons � boire, de poignards, de nobles contrebandiers, d'« orgies » d'op�ra, de sc�l�rats et de jeunes-premiers idem. Peut-�tre des �mes plus po�tiques que la n�tre trouvent-elles du plaisir � la lecture de ce g�chis fantastique; quant � nous, esprit prosa�que que nous sommes, nous avouons franchement et en toute sinc�rit� que parmi les œuvres de George Sand nous n'en connaissons aucune qui soit plus ennuyeuse, de plus mauvais go�t et d'une invention plus lourde, et nous serions heureux si l'auteur s'�tait content� de r�citer de vive voix � ses amis toutes les fantaisies po�tiques que le Rondo de Liszt lui avait inspir�es, et si elle se f�t born�e � n'imprimer que la pr�face r�ellement po�tique et �l�gante qu'elle a su leur adjoindre.

« L'air se termine, dit-elle, par cette sorte de cadence qui se trouve � la fm de toutes les tiranas, et qui, ordinairement m�lancolique et lente, s'exhale connue un soupir ou comme un g�missement. La cadence finale du Contrebandier est un v�ritable sonsonete; il se perd, sous un mouvement rapide, daiis les tons �lev�s, comme une fuite railleuse, comme le vol � tire-d'aile de l'oiseau qui s'�chappe, comme le galop du cheval qui fuit � travers la plaine; mais, malgr� cette expression de ga�t� insouciante, quand, d'une cime des Pyr�n�es, dans les muettes solitudes ou sous la basse continue des cataractes, vous entendez ce {343} trille loinlain voltiger sur les sentiers inaccessibles dont le ravin vous s�pare, vous trouvez dans l'adieu moqueur du bandit quelque chose d'�trangement triste, car un douanier va peut-�tre sortir des buissons et braquer son fusil sur votre �paule; et peut-�tre en m�me temps le hardi chanteur va-t-il rouler et achever sa coplita dans l'ab�me... »

Ce que Liszt admirait surtout dans cette chanson, c'�tait �videmment ce cachet, tout espagnol, de farouche m�pris de la vie, d'audacieuse bravoure qui l'attiraient toujours, f�t-ce dans les chants des boh�miens de sa patrie ou dans les œuvres des po�tes. Qu'on se souvienne seulement de sa romance si connue : Les trois boh�miens, sur les vers de Lenau. C'est cette m�me bravoure qui charma aussi George Sand, et elle assure que « Garcia conserva toujours une pr�dilection paternelle pour sa chanson du Contrebandier. Il pr�tendait, dans ses jours de verve po�tique, que le mouvement, le caract�re et le sens de cette perle musicale �taient le r�sum� de la vie d'artiste, de laquelle, � son dire, la vie de contrebandier est l'id�al. Le aye, jaleo, ce aye intraduisible qui embrase les narines des chevaux et fait hurler les chiens � la chasse, semblait � Garcia plus �nergique, plus profond et plus propre � enterrer le chagrin, que toutes les maximes de la philosophie. Il disait sans cesse qu'il voulait pour toute �pitaphe sur sa tombe : Jo que soy el Contrabandista, tant Othello et don Juan s'�taient identifi�s avec le personnage imaginaire du Contrebandier... »

Mme Lina Ramann, qui raconte bri�vement l'histoire de la cr�ation du Contrabandista musical et du Contrebandier litt�raire, dit : « Il est �tonnant que George Sand, pour sa part, n'ait jamais inspir� Liszt » (c'est-�-dire qu'il n'a jamais rien compos� sur aucune de ses œuvres), « malgr� le profond sens musical de George Sand ».

{344} Le lecteur verra plus loin que la premi�re de ces assertions est inexacte. Bien que Liszt n'ait jamais �crit de romance ni de chanson sur les paroles de George Sand, il a cependant nourri plus tard le projet de faire un op�ra de Constu�lo et, comme nous l'avons dit ailleurs, plusieurs programmes de ses Po�mes symphoniques sont des pages p�riphras�es de George Sand.

Quant � la seconde moiti� de la phrase de Lina Ramann. elle est � nos yeux importante et significative comme t�moignage venant d'un grand musicien, de la nature musicale de George Sand. Ce t�moignage est d'autant plus pr�cieux pour nous que le biographe de Chopin, Fr�d�ric Niecks, n'�mettant du reste que ses propres opinions et non celles de Chopin, nie chez George Sand le don musical et celui de la critique musicale, se basant sur deux preuves qui, selon nous, attestent pr�cis�ment le contraire de ce qu'il avance. Comme nous reviendrons plus loin sur cette question, nous nous permettons de nous fier � l'opinion de Liszt qui, nous semble-t-il, est assez bon juge en cette mati�re, et de r�p�ter avec lui que George Sand �tait �minemment musicienne et s'entendait parfaitement en cet art. Sa compr�hension profonde de la musique procurait � Liszt des moments de cette satisfaction intime �prouv�e par tout artiste quand il a devant lui un auditeur qui vibre � l'unisson avec lui. Ce talent de George Sand � comprendre le langage divin des sons devait exercer une grande attraction sur Liszt, outre la conformit� de leurs autres id�es, leurs go�ts et leurs convictions.

Au mois d'octobre, George Sand quitta Gen�ve; Liszt et la comtesse d'Agoulty rest�rent jusqu'� la fin de l'automne, mais il fut convenu qu'on se retrouverait � Paris et qu'on y demeurerait ensemble.

{345} En traversant Lyon, George Sand rendit visite � quelques personnes de sa connaissance, amis de Liszt pour la plupart. Rentr�e � Nohant, elle y resta jusqu'� la fin du mois d'octobre et partit ensuite pour Paris, o� elle s'installa dans un logement meubl�, que la comtesse d'Agoult lui avait pr�par� d'avance � l'H�tel de France, rue Laffitte. Elle occupait � l'entresol le n° 21, Liszt et la comtesse d'Agoult le n° 23, � l'�tage sup�rieur. Le salon �tant commun, George Sand et Mme d'Agoult se voyaient continuellement. La comtesse, qui ne pouvait se passer de soci�t�, aimait � se voir entour�e. C'est alors qu'elle con�ut l'id�e de cr�er le salon litt�raire et politique qu'elle eut en effet dans la suite. En 1836, son premier souci fut de ne pas se trouver solitaire et abandonn�e, � cause de sa position �quivoque dans le monde. Elle, qui avait �t�, longtemps la reine des salons du faubourg Saint-Germain, n'aurait pu se consoler de cet abandon. L'H�tel de France devint donc temporairement le centre d'un cercle choisi et nombreux o� l'on rencontrait les c�l�brit�s de tous les genres, de toutes les sph�res : Lamennais, Ballanche*, et Auguste Barchou de Penho�n**; Heine et Mickiewicz; Michel, Charles Didier et Louis de Ronchaud; Chopin et Nourrit; Victor Schœlcher et {346} Grzymala; Mesdames Marliani et Allart, etc., etc. Voici comment George Sand d�crit cet essai de phalanst�re artislique, rue Laffitte : « A l'H�tel de France, o� Mme d'Agoult m'avait d�cid� � demeurer pr�s d'elle, les conditions d'existence �taient charmantes pour quelques jours. Elle recevait peaucoup de litt�rateurs, d'artistes et quelques hommes du monde intelligents. C'est chez elle ou par elle que je fis connaissance avec Eug�ne Sue, le baron d'Eckstein, Chopin, Mickiewicz, Nourrit, Victor Schœlcher, etc. Mes amis devinrent aussi les siens. Elle connaissait de son c�t� M. Lamennais, Pierre Leroux, Henri Heine, etc. Son salon improvis� dans une auberge �tait donc une r�union d'�lite, qu'elle pr�sidait avec une gr�ce exquise et o� elle se trouvait � la hauteur de toutes les sp�cialit�s �minentes par l'�tendue de son esprit et la vari�t� de ses facult�s � la fois po�tiques et s�rieuses.

* [{345}] Ballanche, membre de l'Acad�mie fran�aise, po�te et philosophe, n� en 1776 � Lyon, mort � Paris en 1847. Apr�s une triste jeunesse maladive, Ballanche est rest� tout le reste de sa vie enclin aux m�ditations solitaires et � la contemplation. On a de lui des po�mes (Orph�e, Antigone), un roman (L'Homme sans nom). Il est surtout connu par son Essai sur la paling�n�sie sociale, qu'il n'a d'ailleurs pas termin�. Ses �crits p�n�tr�s de mysticisme ne manquent pas de talent po�tique et d'id�es �lev�es. Les œuvres compl�tes de Ballanche ont paru en 1832, en 6 volumes in-8°.

** Auguste-Th�odore-Hilaire, baron Barchou de Penho�n, n� � Morlaix en 1801, mort en 1855, historien et publiciste, adepte de Ballanche. Il fut un des premiers r�dacteurs de la Revue des Deux-Mondes, publia plusieurs ouvrages tr�s s�rieux sur les philosophes allemands et en traduisit d'autres.

« On faisait l� d'admirable musique, et, dans l'intervalle, on pouvait s'instruire en �coutant causer. Elle voyait aussi Mme Marliani, notre amie commune, t�te passionn�e, cœur maternel, destin�e malheureuse, parce qu'elle voulut trop faire plier la vie r�elle devant l'id�al de son imagination et les exigences de sa sensibilit�... »

Dans une lettre in�dite du 20 d�cembre 1836 � Scipion du Roure, jeune avocat qu'elle ne connaissait pas encore personnellement, mais qu'elle avait pris en affection pour l'amiti� qu'il lui avait t�moign�e, — qui faillirent devenir de l'adoration, ce dont George Sand s'�tait tant soit peu moqu�e, quoique de son c�t� elle lui e�t propos� pour lier connaissance, de se voir au jardin du Luxembourg et de « se deviner » (!) — dans une lettre � ce M. du Roure, George Sand �crit donc :

« Jeudi nous avons notre soir�e avec Liszt au piano, {347} Nourrit, etc. Vous entendrez de la belle musique et vous verrez de nobles figures. Vous viendrez vers dix heures et vous monterez � l'entresol o� je demeure. Vous me ferez avertir par ma femme de chambre. Je descendrai du salon qui est au premier et je viendrai vous chercher, pour que vous ne tombiez pas l� comme mars en car�me. »

Non moins curieuse est sa lettre in�thte du 31 octobre 1836 � un autre ami, M. Martineau-Deschenez :

« Cher Benjamin, envoie demain une redingote et un gilet � Mme d'A... Je ne sais pas trop ce qu'elle veut. Va la voir, elle demeure � l'�tage au-dessus de moi. Elle te trouve l'air bon, je lui dis que tu en as l'air et la chanson. Elle est charmante � tous �gards. Tu me remercieras de te l'avoir fait conna�tre... »

D�j� au printemps de cette m�me ann�e de 1836, George Sand avait fait la connaissance de Lamartine et de Berryer chez Mme de Rochemure, mari�e en premi�res noces au duc de Caylus, et qui habitait alors, au quai Malaquais, le m�me logement dont George Sand s'�tait fait un cabinet de travail au printemps de 1835, pendant que la maison �tait en r�paration. A propos de Lamartine, elle �crivait � Liszt et � Mme d'Agoult : « J'ai fait connaissance avec lui. Il a �t� tr�s bon pour moi. Nous avons fum� ensemble dans un salon qui est extr�mement bonne compagnie, mais o� on me passe tous mes caprices; il m'a donn� de bon tabac et de mauvais vers. Je l'ai trouv� excellent homme, un peu mani�r� et tr�s vaniteux. J'ai fait aussi connaissance avec Berryer, qui m'a sembl� beaucoup meilleur gar�on, plus simple et plus franc, mais pas assez s�rieux pour moi; car je suis tr�s s�rieuse, malgr� moi et sans qu'il y paraisse... » Mme de Rochemure, dame tr�s aimable et tr�s cultiv�e, avait en plus deux charmantes petites filles, ce qui f�t que {348} George Sand, qui se sentait toujours attir�e par les enfants, se lia d'une �troite amiti� avec la famille.

Dans l'hiver de 1836, George Sand fit aussi la connaissance de Chopin. C'est l� un fait incontestable qui renverse compl�tement la l�gende tr�s accr�dit�e chez les biographes de Chopin et tr�s r�pandue dans le public, d'apr�s laquelle la premi�re rencontre de George Sand et de Chopin n'aurait eu lieu qu'en 1837, � une soir�e musicale chez la comtesse C***, ou � une matin�e musicale chez le marquis C*** (dans les deux cas, il faut sous-entendre le marquis de Custine). Comme toute l�gende, celle-l� aussi a des pr�tentions � la po�sie. Nous y voyons appara�tre un pressentiment myst�rieux de Chopin, l'emp�chant d'abord de se rendre � cette soir�e, un temps gris et sombre, puis, comme contraste, un escalier brillamment �clair� et orn� de magnifiques tapis, et une « ombre » passant tout � coup aupr�s de Chopin dans l'escaher; on nous apprend m�me que cette ombre passait avec le frou-frou d'une robe de soie et laissait apr�s elle un parfum de violette. Ensuite on nous montre une splendide salle de bal pleine de danseurs les plus �l�gants; Chopin jouant dans l'un des entr'actes (on pr�cise presque apr�s quel quadrille) sa ballade les Adieux du Chevalier; et l'apparition soudaine, dans l'embrasure d'une porte en face du piano, de L�lia, — une grande (?) femme au teint oliv�tre*; puis le cœur du jeune musicien �pris en coup de foudre; la premi�re longue conversation entre Chopin et L�lia sous les cam�lias d'une serre; le myst�rieux nombre 7 ne fait pas m�me d�faut, ce {349} nombre qui aurait toujours jou� un grand r�le si fatal dans la vie de Chopin et surtout dans l'histoire de ses relations avec George Sand. « Celui qui termine le chiffre de 1837 quand ils se sont connus, et 1847 quand ils se sont quitt�s. »

* [{348}] La manie de ces auteurs d'inventer des fables po�tiques allait jusqu'� faire honneur � George Sand d'une haute taille, alors qu'elle �tait petite, « de la taille d'une fillette de 14 ans », comme nous l'a assur� le plus sceptique et le plus v�ridique de ses amis.

H�las, dans son livre, Niecks r�fute, avec une froideur blessant les cœurs sensibles, les inventions po�tiques de MM. L. Enault, Karasowski, Adolphe Gutmann, Franchomme, von Flotow, Wodzinski, Mme Audley et tutti quanti qui ont, apr�s eux, r�p�t� la fable. Niecks dit d'une mani�re absolument pr�cise et cat�gorique qu'un jour, � Weimar, il avait pri� Liszt de lui dire comment George Sand avait fait la connaissance de Chopin; et que Liszt lui avait r�pondu que personne mieux que lui ne saurait l�-dessus donner des renseignements exacts, puisque c'�tait lui qui les avait mis en pr�sence l'un de l'autre; que George Sand lui avait demand� d'amener Chopin chez elle, mais que celui-ci, qui n'aimait pas les « bas bleus », avait refus�, en pr�textant qu'il ne savait pas leur parler; que cependant, un beau matin, trouvant Chopin de bonne humeur et celui-ci l'ayant invit� � venir faire de la musique chez lui, Liszt profita de l'occasion, et amena le soir George Sand avec Mme d'Agoult chez Chopin. La petite soir�e intime r�ussit si bien qu'elle fut bient�t suivie d'autres. Chopin �tait devenu un habitu� du petit salon de l'H�tel de France et rendit aussi visite � George Sand. Liszt a racont� la m�me chose, et presque dans les m�mes termes dans son livre sur Chopin (p. 82-94*).

* F. Chopin, par Liszt, Paris, Escudier, 1852, — �dition tr�s rare qui ne se trouve plus en vente. Les �ditions suivantes diff�rent consid�rablement de la premi�re. Ce livre, premier tome des œuvres compl�tes de Liszt, a �t� traduit par La Mara. Voir : S�mmtliche Schriften von Franz Liszt. Erster Band. Friedrich Chopin, frei ins deutsche �bertragen von La Mara, Leipzig, Breitkopf und H�rtel, 1880.)

{350} Tout cela confirmne ce que George Sand nous dit dans l'Histoire de ma Vie, qu'elle avait fait la connaissance de Chopin par la comtesse d'Agoult et Liszt, et nous explique pourquoi celui-ci commence dans sa Vie de Chopin le chapitre sur George Sand par les mots : « En 1836, George Sand avait d�j� �crit », etc. Il est fort probable que Chopin assista avec George Sand en 1837 � une soir�e ou � une matin�e musicale chez le marquis de Custine, mais il est incontestable aussi que ce n'�tait pas l� leur premi�re entrevue et qu'ils se connaissaient d�j� depuis 1836, gr�ce � Liszt. Les pages po�tiques souvent cit�es de son livre sur Chopin, dans lesquelles Liszt d�crit les soir�es musicales chez Chopin pour un petit cercle d'intimes et d'�lus : George Sand, Meyerbeer, Heine, Mickiewicz, Niemcewicz, Lamennais, la comtesse d'Agoult, Liszt lui-m�me, et quelques autres amis, de m�me que les �loquentes pages de Heine �crites sous l'impression du jeu de Chopin* au printemps de 1837, se rapportent �videmment � ces soir�es de l'hiver de 1836-1837.

* Henri Heine. Lutetia. « Uober die franz�sische B�hne. » Vertraute Briefe an August Levald, N° X.

Au commencement de janvier 1837, George Sand se rendit � Nohant avec sa fille et son fils, qu'il avait fallu, malgr� la r�sistance qu'y opposait M. Dudevant, retirer du coll�ge pour cause de maladie. La famille Fellows devait suivre � Nohant les Piffo�ls.

Et comme Mme d'Agoult, � Gen�ve et � Paris, avait tenu � bien recevoir et � bien loger George Sand, celle-ci de son c�t� se donnait toutes les peines pour installer dignement son �l�gante amie. Elle lui pr�parait d'avance sa chambre, la tendait de papier neuf, arrangeait et recollait un devant de chemin�e, y suspendait m�me le portrait de {351} la comtesse, symbolisant pour ainsi dire par l�, qu'elle y �tait toujours pr�sente, toujours souveraine. Mais une maladie de la comtesse avait beaucoup retard� l'arriv�e des Fellows � Nohant. Liszt �crit � la ch�telaine le 22 janvier :

« Marie est dans son lit depuis six jours, mon bon Piffo�l; — j'ai �t� deux fois � la diligence pour faire changer les places retenues. Elle se meurt d'envie de d�camper de chez moi, o� l'on est fort mal, comme vous savez. De plus, on est venu nous dire que vous �tiez morte, ce qui serait grave, et depuis cette fatale nouvelle elle n'a ni tr�ve ni repos et veut � tout force partir pour s'assurer d�finitivement de votre d�c�s. Probablement elle compte sur un brillant h�ritage.

« Plaisanteries � part, Marie ne pourra partir que d'ici � trois jours (mardi peut-�tre), ce qui donnera le temps � votre gibier de se faisander tout � l'aise*. Elle me charge de vous dire un million de belles choses, ce dont je suis fort embarrass�. Nous jasons constamment de l'ami Piffo�l, et tous ceux qui n'admettent pas en principe que Piffo�l est un �tre surhumain, ind�fectible, quasi fabuleux, sont fort mal venus chez nous.

* George Sand avait �crit � la comtesse, le 18 janvier, que tout �tait pr�t pour son arriv�e, et m�me « le garde-manger garni de gibier ».

« Didier et Bignat* viennent de temps � autre. Je leur ai gagn� 50 francs l'autre jour; c'est presque la collection des œuvres de George Sand. Au revoir, � bient�t, mon bon Piffo�l, aimez-moi toujours comme par le pass�, je le vaux bien.

« F. L. »        

* Bignat �tait le sobriquet d'Emmanuel Arago. On en avait aussi baptis�, un peu plus tard, le cheval favori de George Sand.

{352} Mme d'Agoult avait eu d'abord l'intention de passer tout le printemps � Nohant, mais Liszt qui, d�s le commencement du s�jour des Fellows � Nohant, n'avait pu y faire que de courtes apparitions, dut partir, pour n'y pas revenir de sit�t, dans les premiers jours de mars, afin de prendre part � diff�rents concerts, entre autres � celui de Berlioz, � qui il avait ant�rieurement promis son concours.

Les nouvelles de ses �clatants triomphes � Paris, peut-�tre aussi le peu de go�t de son amie pour la campagne, surtout dans la mauvaise saison, d�cid�rent alors la jeune mondaine, toujours trop avide de faste et de succ�s, et au fond toujours peu �quilibr�e, � quitter Nohant. Elle aspirait constamment aux grandes choses et ne savait jamais o� elle �tait le mieux. Vers la fin de mars, elle partit pour Paris, en promettant de revenir chez son h�tesse d�s que l'�t� appara�trait.

Nous savons d�j� comment Georges Sand passa � la campagne cette fin d'hiver et le commencement du printemps de 1837. Le temps, relativement � la saison d�j� avanc�e, �tait tr�s froid et tr�s morne. Maurice et Solange tomb�rent malades de la variole, et cette maladie, g�n�ralement benignr, fut si grave que l'on crut que c'�tait la v�ritable petite v�role noire. Cependant, il fallait que George Sand travaill�t sans tr�ve. Elle avait promis depuis longtemps � Buloz un nouvel ouvrage de longue haleine pour remplacer Engelwald, r'oman en trois volumes in-8°, qu'elle avait �crit dans le courant de l'�t� 1836, et dont l'action se passait au Tyrol, quoique son h�ros, � Engelwald au front chave � et aux id�es r�publicaines les mieux conditionn�es, ne f�t rien autre, selon toule probabilit�, que le portrait du vieux tribun berrichon. Tout le roman �tait, semble-t-il, tellement impr�gn� d'id�es subversives que {353} George Sand, pour ne pas indisposer ses juges contre elle, retarda pendant la dur�e de son proc�s, de livrer � l'impression ce roman, ce qui irrita beaucoup Buloz*, — puis elle se d�cida � ne pas du tout publier cet ouvrage et � le br�ler , soit � cause du changement qui commen�ait � s'op�rer dans son amiti� pour Michel, ou peut-�tre pour d'autres motifs d'un caract�re plus intime. Par sa lettre in�dite � Duteil du 11 novembre 1836, on voit que le manuscrit de ce roman existait encore � cette �poque et se trouvait � Nohant, dans une des armoires � c�t� du � volume de L�lia » barbouill� de corrections et de raturcs. Duteil �tait charg� d'envoyer les deux romans � Paris. Cette lettre prouve qu'Engelwald ne fut br�l� que plus tard**. Quoi qu'il en soit, Buloz, qui nvait pay� d'avance, voulait qu'on s'acquitt�t envers lui, et George Sand se crut oblig�e de se livrer � un travail au�dessus de ses force***.

* Correspondance, t. I. Lettre � Franz Liszt du 5 mai 1836, p. 359-363.

** Cet ouvrage ne fut d�truit que bien plus lard, vers 1862, � Palaiseau, lorsque Manceau br�la sur l'ordre de George Sand plusieurs de ses papiers et documents.

*** Correspondance, t. II. Lettres d�j� mentionn�es plus haut (p. 263), � Janin du 15 f�vrier 1837, � Liszt du 28 mars, � la comtesse d'Agoult du 10 et du 21 avril et � Scipion du Roure du 13 avril. Voir aussi Lettres de femme, dont quelques fragments, concernant ce travail, qui d�passait ses forces, ont aussi �t� cit�s, p. 263.

Et c'est ainsi que toute seule dans sa vaste et vieille maison, pr�tant une oreille anxieuse, tant�t aux divagations de deux pauvres enfants en d�lire, tannt�t aux hurlements du vent dans les chemin�es, et au bruissement sec de la neige dans les branches des arbres d�nu�s de leurs feuilles*, cruellement tortur�e par la jalousie et par les doutes sur l'amour de Michel, George Sand mettait la derni�re main � {354} Mauprat. Ce roman commenc� l'�t� pr�c�dent, imm�diatement apr�s la fin de son proc�s, devait proclamer le principe du vrai mariage chr�tien indissoluble, reposant sur la constance de l'homme et la fid�lit� de la femme � leur amour unique, et la chastet� obligaloire pour l'un comme pour l'autre avant le mariage. Mais les nombreuses sc�nes tragiqucs et sombres de ce roman t�moignent plut�t de l'humeur triste et morne de l'auteur au moment o� elle �crivait son livre. Dans la D�dicace des Ma�tres Mosa�stes, George Sand dit � Maurice D. : � Crois-tu donc, petit, que ton vieux p�re puisse avoir des id�es riantes apr�s un hiver si rude, apr�s un printemps si p�le, si froid, si rhumatismal? Quand le triste vent du nord g�mit autour de nos vieux sapins, quand la grue jette son cri de d�tresse au son de l'Ang�lus qui salue l'aube terne et glac�e, je ne puis r�ver que de sang et de deuil. Les grands spectres verts dansent autour de ma lampe p�lissante et je mr l�ve, inquiet, pour les �carter de ton lit... »

* Elle �crit le 13 avril � Scipion du Roure : � Solange vient d'�tre assez malade, moi je suis �reint�e de travail. Le printemps est affreux ici, le rossignol a chant� trois jours sous la neige!... �

Mais tout prit bient�t une couleur plus riante. Le 1er avril commen�a la publication de Mauprat, les enfants allaient mieux, les relations entre Mme Dudevant et Michel semblaient prendre une meilleure tournure, et bient�t sous le toit hospitalier de Nohant, pour la premi�re fois depuis que George Sand y �tait la ma�tresse absolue, on vit se r�unir, les uns apr�s les autres, de nombreux amis et connaissances, et le joyeux mois de mai trouva cette maison, peu auparavant si calme et si sombre — retentissante de bruit, de musique, de conversations anim�es. L'un des premiers arriv�s fut Eug�ne Pelletan*, plus tard un �crivain c�l�bre, mais venu alors � Nohant pour y {355} remplir le modeste emploi de pr�cepteur du jeune Maurice. Arriva ensuite la famille des Fellows, Gustave de G�vaudan**, Mallefille***.

* [{354}] Eug�ne-Pierre-Cl�ment Pelletan, �crivain et homme politique fort connu, n� � Saint-Palais-sur-Mer en 1813, mort � Paris en 1884.

** [{355}] Gustave de G�vaudan, le legitimiste des Lettres d'un voyageur, un jeune Nivernais.

*** F�licien Mallefille, �crivain dramatiqua et diplomate (plus tard ministre pl�nipolentiaire de la France � Lisbonne), n� en 1814, mort on 1868. Auteur de quelques drames et romans des Sept Infants de Lara, des M�moires de Don Juan, etc. Son fr�re L�once Mallefille, a longtemps s�journ� � Saint-P�tersbourg, o� il donnait pour vivre des le�ons d'espagnol et de fran�ais, dans des maisons particuli�res, entre autres dans une famille de notre parent�.

Michel venait aussi de temps � autre de Bourges. Alexandre Rey et l'acteur Bocage arriv�rent de Paris ; les fr�res Rollinat, dont la sœur Marie-Louise, dite Mlle Temp�te, �tait alors l'institutrice de Solange, venaient de Ch�teauroux et s&journaient longuement, ainsi que les amis de La Ch�tre. George Sand invita �galement Chopin � venir la voir avec Grzymala, mais malgr� tout le d�sir de Chopin de se rendre � son invitation, il para�t qu'en l'�t� de 1837 cette visite n'eut pas encore lieu*.

* Voir les lettres de George Sand du 28 mars, du 5 et du 10 avril (Correspondance, t. II). Dans le livre de Szule : � Fr�d�ric Szopin i Utwory iego Muryczne � se trouvent des lettres �crites en 1837 par Chopin au comte Antoine Wodzinski. Sur la marge d'une de ces lettres, Chopin avait ajout� au crayon : � J'irai peut-�tre dans quelques jours chez George Sand. �

La quatri�me Lettre d'un Bachelier �s Musique � Pictet et la cinqui�me � L. de Ronchaud nous d�crivent la vie que menait � Nohant, en cet �t� de 1837, le petit clan des �lus, arriv�s des quatre coins du monde. Dans la journ�e on faisait de grandes excursions � pied ou � cheval, on parlait philosophie et on disucutait avec animation, on lisait les œuvres mystiques de Ballanche, les philosophes allemands, les pi�ces de Shakespeare, de Victor Hugo et de Schiller, mais surtout Hoffmann, et pendant les ti�des {356} soir�es estivales, lorsque la lune se mirait dans les grandes fen�tres du salon, que le parfum des roses et des tilleuls y p�n�trait avec les chants des rossignols dont les plaintes amoureuses remplissaient tout le jardin, Liszt se mettait au piano dans la p�nombre, sans autre lumi�re que celle de la lune et des �toiles, et tenait souvent ses auditeurs pendant de longues heures sous le charme de ses improvisations inspir�es. Quand le piano se refermait, la petite soci�t� passait sur la terrasse sabl�e, et les causeries paisibles se prolongeaint souvent bien avant dans la nuit, causeries que George Sand reproduit dans les Avant�propos de ses Nouvelles v�nitiennes, dont nous avons d�j� parl� au chapitre IX. Parfois aussi, en ces douces soir�es, les amis se taisaient soudain, jouissant en silence de la beaut� des nuits �loil�es.

Voici quelques extraits du Journal de Piffo�l, dont nous avons d�j� cit� plusieurs fragments et qui nous peignent la vie � Nohant en 1837 :

� La chambre d'Arabella est au rez-de-chauss�e sous la mienne, L�, est le beau piano de Franz. Au-dessous de la fen�tre d'o� le rideau de verdure des tilleuls m'appara�t est la fen�lre d'o� partent ces sons que l'univers voudrait entendre et qui ne font ici de jaloux que les rossignols. Artiste puissant, sublime dans les grandes choses, toujours sup�rieur dans les petites, triste pourtant, et rong� d'une plaie secr�te. Homme heureux, aim� d'une femme belle, g�n�reuse, intelligente et chaste, — que te faut-il mis�rable ingrat! Ah! si j'�tais aim�e, moi! �. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

� Quand Franz joue du piano, je suis soulag�, toutes mes peines se po�tisent, tous mes instincts s'exaltent. Il fait surtout vibrer la corde g�n�reuse. Il attaque aussi la {357} note col�re, presque � l'unisson de mon �nergie. Mais il n'attaquc pas la note haineuse. Moi, la haine me d�vore, la haine de quoi? Mon Dieu ne trouverais-je jamais personne qui vaille la peine d'�tre ha�! faites-moi cette gr�ce, je ne vous demanderai plus de me faire trouver celui qui m�riterait d'�tre aim�. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

� ... J'aime ces phrases entrecoup�es qu'il jette sur le piano et qui restent un pied en l'air, dansant dans l'espace comme des follets boiteux. Les feuilles des tilleuls se chargent d'achever la m�lodie, tout bas avec un chuchotements myst�rieux, comme si elles contaient l'une � l'autre le secret de la nature. C'est peult-�tre un travail de composition qu'il essaye par fragments sur le piano; � c�t� de lui est sa pipe, son papier r�gl� et ses plumes. Chaque fois qu'il a trac� sa pens�e sur le papier, il la confie � la voix de son instrument, et cette voix la r�v�le � la nature attentive et recueillie. J'aimerais mieux croire qu'il se prom�ne dans la chambre sans composer, livr� � des pens�es de tumulte et d'incertitude. Il me semble qu'en passant devant son piano, il doit jeter ces phrases capricieuses � son insu en ob�issant � son instinct de sentimenl plut�t qu'� un travail d'intelligence. Mais ces m�lodies rapides et imp�tueuses me font l'effet du craquement d'un navire battu par la temp�te, et je sens mes entrailles se d�chirer au souvenir de ce que j'ai souffert quand je vivais dans l'orage.

Blanche Arabella, je parlais de toi hier avec Alphonse, dans l'all�e aromatique sous la clart� des brillantes �toiles, au vent frais de minuit. Qu'y a-t-il de plus beau sur la terre, Lui disais-je, qu'une femme tr�s forte, un peu bris�e? Le lys blanc dont la tige flexible s'incline au souffle de la brise est plus beau quc le lys jeune dont la corolle orgueilleuse boit sans p�lir les ardents rayons du jour.

{358} « Piffo�l, pourquoi diable ne veux-lu pas baisser la t�te quand l'orage passe? Pourquoi les larmes sont-elles si �cres, et pourquoi faut-il que tu te brises sans avoir pli�? Tu veux, comme l'h�liotrope, le tourner vers ton ma�tre et le saluer volontairement dans sa gloire, mais si ton ma�tre se voile et t'envoie la foudre, tu te dess�ches et te romps, car tu ne veux pas fl�chir... �

� 5 juin.

« Temps magniflque, beaucoup d'air, bruit myst�rieux et mouvement plein de gr�ce sur les feuilles des tilleuls. On dirait les allures fi�res et gracieuses d'Arabella. R�veil stupide... Et ce maudit piano qui ne se r�veille pas! Que faire de moi-m�me ce matin?... Dieu soit lou�! mon ami m'a entendu. Voici les premi�res m�lodies de l'andante de la symphonie pastorale de Beethoven. Vraie musique d'�t�, Hoffmann a laiss�, dans ses paperasses in�dites, ses titres des chapitres de la fin de Kreyssler. Il y en a deux qui m'ont toujours singuli�rement frapp� : Son du Nord, Son du Midi. Je m'attache � p�n�trer le sens de cette distinction de po�sie musicale. Je la cherche dans la nature, dans les m�lodies primitives que je combine ensuite avec des effets connus en musique et je suis sur la voie de trouver une d�finition claire et satisfaisante de ces d�nominations myst�rieuses. La pens�e g�n�rale de Kreyssler � cet �gard est intelligible au premier venu, mais il s'agit d'en faire une application s�re, de ne pas se perdre dans des aper�us purement po�tiques et dans une interpr�tation vague comme l'est souvent le style d'Hoffmann lui-m�me, mais comme � coup s�r ne l'�tait pas sa pens�e. Jamais esprit d'homme n'a p�n�tr� plus franchement et plus nettement dans le monde des r�ves, nul n'a march� avec plus de logique, de sens et de raison � travers les fantaisies de l'induction po�tique, nul n'a moins {359} c�d� � son imagination. L'imagination �tait pourtant son �l�ment vital, son monde r�el, le champ de sa pens�e. Si la phr�nologie ne se trompe pas, il devait avoir pour facult� dominante la merveillosit�. Mais quoi qu'on en ait dit..... son esprit �tait parfaitement sain..... et c'est au sang-froid qu'il conserve au milieu de ces visions qu'il faut attribuer le grand charme de ses compositions fantastiques. On y sent toujours (pour continuer � parler la langue ing�nieuse de la m�taphysique de Spurzheim) l'homme de causalit� et d'�ventualit� gouvernant et dirigeant l'homme de merveillosit� et d'id�alit�...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

� Il n'a rien con�u au hasard, il n'a cr�� des �tres surnaturels qu'en outrant la r�alit� d'�tres tr�s bien observ�s, il n'a fait intervenir le diable dans ses extases que comme un principe philosophique. En y songeant avec plus d'attention que le vulgaire ne croit devoir en accorder � des compositions de cette nature, on retrouve dans la r�alit� la plus na�ve, dans l'observation la plus purement physique le principe de tous ses d�veloppements po�tiques.

� Il en serait de m�me, sans aucun doute, pour les compositions musicales des grands ma�tres. Toutes ont un sens traduisible � la pens�e, car toutes ont �t� inspir�es par des sentiments. C'est en vain que certains connaisseurs, se feignant ou se croyant au point de vue de la sp�cialit�, affectent de railler l'interpr�tation morale et intellectuelle des combinaisons harmoniques et d'attribuer les puissants effets de ces combinaisons � des rapports purement imaginaires entre les sons et les images. Il y en a de si r�els, de si palpables, pour ainsi dire, qu'il n'est pas impossible de les saisir, de les noter pour l'oreille de l'artiste, et m�me de les expliquer, de les traduire en langue vulgaire, de les {360} faire comprendre au public. Mais ceci demanderait toute une vie de musicien et de po�te. Un peu plus explicite, un peu plus riche en paroles, Hoffmann faisait ce grand progr�s et popularisait l'exquisit� des impressions po�tiques dans la peinture et dans la musique... �

Comme ces pages e�sument bien la vie intellectuelle si intense, si compl�te, si bien remplie, coulant � larges flots qu'on menait alors � Nohant! Tout s'y refl�te : exquises impressions musicales, compr�hension r�ciproque de deux natures artistiques, causeries philosophiques, lectures d'Hoffmann et de Spurzheim et m�me les id�es si ch�res de tout temps � Liszt, ou plut�t la grande id�e � laquelle il n'avait pas h�sit� � donner « toute sa vie de musicien � : l'explication � en langue vulgaire � des des œuvres musicales, autrement dit : la musique � programme, dont ses Po�mes symphoniques pr�sentent de si beaux sp�cimens.

Et voici encore une page du journal de Piffo�l, myst�rieusement fantastique comme une sc�ne de Hoffmann, divinement belle, comme... comme George Sand seule en �crivait.

� Ce soir-l�, pendant que Franz jouait les m�lodies les plus fantastiques de Schubert, la princesse se promenait dans l'ombre autour de la terrasse : elle �tait v�tue d'une robe pa�le, un grand voile blanc enveloppait sa t�te et presque toute sa taille �lanc�e. Elle marchait d'un pas mesur� qui semblait ne pas toucher le sable et d�crivait un grand cercle coup� en deux par le rayon d'une lampe, autour de laquelle toutes les phal�nes du jardin venaient danser des sarabandes d�lirantes. La lune se couchait derri�re les grands tilleuls et dessinail dans l'air bleu�tre le spectre noir des sapins immobiles. Un calme profond r�gnait parmi les plantes, la brise �tait tomb�e, mourante, �puis�e, sur {361} les longues herbes aux premiers accords de l'instrument sublime. Le rossignol luttait encore, mais d'une voix timide et p�m�e. Il s'�tait approch� dans les t�n�bres du feuillage et pla�ait son point d'orgue extatique, comme un excellent musicicu qu'il est, dans le ton et dans la mesure.

Nous �tions tous assis sur le perron, l'oreille attentive aux phrases tant�t charmantes, tant�t lugubres d'� Erlk�nig �. Engourdis comme toute la nature dans une morne b�atitude, nous ne pouvions d�tourner nos regards du cercle magn�tique trac� devant nous par la muette sybille au voile blanc. Elle se ralentit peu � peu, lorsque l'artiste passa par une suite de modulations �trangement tristes, � la tendre m�lodie � Sey mir gegr�sst �. Alors sa d�marche prit le milieu entre l'andante et le maestoso, et tous ses mouvements avaient tant de gr�ce et d'harmonie qu'on e�t dit que les sons sortaient d'elle comme d'une lyre vivante. Lorsqu'elle traversait lentement le rayon de la lampe, son voile blanc dessinait sur le fond noir du tableau des contours fins et d�li�s, tandis que le reste flottait vague et vaporeux dans le myst�re de la nuit ; puis elle approchait de nous comme si elle e�t voulu se poser sur le lilas blanc, mais insaisissable comme les ombres, elle s'effa�ait lentement. Elle ne semblait pas s'enfoncer sous les vo�tes obscures du feuillage. L'obscurite semblait la prendrc et l'entra�ner dans ses profondeurs en �paississant autour d'elle des rideaux de t�n�bres. Au bout de la terrasse, elle �tait � peine visible; puis elle se perdait tout � fait dans le rayon de la lampe comme une cr�ation spontan�e de la flamme. Puis, elle s'effa�ait encore et flottait ind�cise et bleu�tre sur la clairi�re. Enfin, elle vint s'asseoir' sur une branche flexible qui ne plia pas plus que si elle e�t �t� un fant�me. Alors, la musique cessa, comme si un lien myst�rieux e�t attach� la {362} vie des sons �la vie de cette belle femme p�le, qui semblait pr�te � s'envoler vers les r�gions de l'intarissable harmonie. Elle se leva, glissa par un inexplicable mouvement d'ascension vers le haut du perron et disparut dans la salle t�n�breuse. Un instant apr�s, nous v�mes une vraie ch�telaine du moyen �ge traverser la salle voisine � la clart� des flambeaux. Sa chevelure blonde rayonnait comme une aur�ole d'or, et son voile blanc jet� sur ses �paules voltigeait comme un nuage dans ce mouvement rapide et l�ger de sa d�marche imp�rieuse. Les doigts errants sur le piano firent silence. Les flambeaux s'�teignirent et la vision rentra dans la nuit... »

� C'�taient l� — dit � son tout Liszt — trois mois d'une vie intellectuelle dont j'ai gard� religieusement les moments dans mon cœur. »

Mais alors que le po�te et le musicien r�vaient en go�tant leur farniente, la blanche vision pensait souvent � des choses plus r�elles. � C'est alors, dit encore Liszt, qu'apparaissait celle qui, comme le dit Obermann, � est digne de ne pas �tre nomm�e �, et nous disait: � Il est temps de se mettre au travail, paresseux! »... Le lecteur y reconnalt la comtesse, toujours pr�occup�e de son r�le de guide et d'inspiratrice de Liszt, toujours pr�te � l'encourager ou � le pousser au travail. Beaucoup de femmes consid�rent ceci comme une preuve de leur influence � bienfaitrice et ennoblissante �. La comtesse arrachait donc assez prosa�quement le compositeur � ses r�ves po�tiques et le ramenait lans le monde de la r�alit�.

Et alors, plus tard, dans la nuit, lorsque tout le monde s'�tait retir�, Liszt et George Sand s'asseyaient � une m�me table pour travailler � la lumi�re de la m�me petite lampe : elle, mettant ln derni�re main � Mauprat et {363} commen�ant imm�diatement apr�s la nouvelle qui devait compl�ter le volume — ce furent les Ma�tres mosa�stes; lui, assis vis-�-vis d'elle, travailbnl � ses admirables � arrangements » pour le piano des symphonies de Beethoven, transcriptions qui n'�taient nullement des transpositions banales, mais de v�ritables � partitions pour piano � conservant la couleur et l'ampleur des partitions d'orchestre. C'est ainsi que, dans le courant de cet �t�, Liszt transcrivit la premi�re symphonie, la seconde, la cinqui�me et la sixi�me, ou Pastorale :

� Je ne sais pourquoi, dit George Sand, dans sa pr�face des Mosa�stes, j'ai �crit peu de livres avec autant de plaisir que celui-l�. C'�tait � la campagne, par un �t� aussi chaud que le climat de l'Italie que je venais de quitter. Jamais je n'ai vu autant de fleurs et d'oiseaux dans mon jardin. Liszt jouait du piano au rez-dc-chauss�e, les rossignols, enivr�s de musique et de soleil, s'�gosillaient avec rage sur les lilas envronnants. �

Et dans sa d�dicace � Maurice D......, elle ajoute : � je vais essaycr de me rappeler une histoire de celles que l'abb� Panorio racontait � Beppa, du temps que j'�tais � Venise... Un jour, � propos du Tintoret et du Titien, il nous raconta l'anecdotc que je vais essayer de me rappeler, si la brise chaude qui fait onduler nos tilleuls, et l'alouette qui poursuit dans la nue son chant d'extase, ne sont pas interrompues par le vent d'orage, si la bouff�e printani�re qui entr'ouvre le calice de nos roses paresseuses, et qui me prend au cœur, daigne souffler sur n0us jusqu'� demain malin. »

Et pour se convaincre que les mots jusqu'� demain matin ne sont pas de vaines paroles, mais la pure v�rit�, il n'y a qu'� voir les petits billets que l'auteur, en finissant {364} son rude labeur d'�crivain au lever du soleil, laissait sur sa table de travail pour le petit Maurice avant d'aller se coucher, redevenant ainsi une tendre m�re et une ma�tresse de maison soucieuse du bien-�tre de son petit monde. Voici un de ces billets :

� Bon monsieur Piffo�l, �veille-moi en m�me temps que Solnnge, et ensuite tu me r�veilleras � midi et demi, � moins que le docteur ne vienne plus t�t ou quelque visite dans le genre de celle de ce matin, o� tu as montr� un si bon nez.

� Fais manger � Solange la viande qui est sur l'assiette et fais ton petit d&jeuner maigre et bois de la tisane. Dormez bien, toi et ton chat. �

    « 5 heures du matin.

Mais, comme le fait remarquer Ramann, � on ne se contentait pas � Nohant de lire, de se promener, de faire de la musique, de r�ver et de travailler, on y savait aussi badiner et rire �. Tant�t on y arrangeait des repr�sentations et des charades improvis�es, tantot on se travestissait, ou bien, commep dans le bon vieux temps, George Sand s'amusait avec tous ses amis � mystifier quelqu'un. Nous avons d�j� racont� comment, � l'aide de sa femme de chambre, on avait mystifi� un avocat importun qui voulait interviewer l'illustre �crivain. Souvent la victime de ce mystifications �tait G�vaudan, et plus souvent encore Eug�ne Pelletan. Ces plaisanteries avaient m�me parfois une tournure assez baroque. En g�neral, Pelletan, � ce qu'il para�t, n'eut pas de chance � Nohant. On ne sait pas au juste s'il avait parfois manqu� de tact ou si une influence �trang�re avait pr�venu George Sand contre lui, toujours est-il qu'apr�s les premi�res lettres fort gracieuses qu'elle lui �crivit au {365} commencement de leurs relations*, et qui t�moignent combien elle fut port�e � encourager les premiers essais de ce jeune talent en herbe, on est tr�s �tonn� de trouver dans ses autres lettres adress�es � des tiers, des expressions assez peu bienveillantes, allant m�me jusqu'au m�pris, chaque fois, qu'il est question de Pelletan. Bien plus �trange encore est le fait suivant que nous ne nous croyons pas en droit de commenter ni de rattacher � quoi que ce soit. Un jour Pelletan �crivit � un ami, un certain Alfred Michiels**, une lettre dans laquelle, il semble qu'il se plaignait de George Sand. Comment et pour quel motif George Sand devina-t-elle ce que contenait la lettre, c'est ce que l'on ne peut savoir; toujours est-il qu'elle d�cacheta la missive et ajouta quelques mots adress�s � M. Michiels, et dont le sens est : je fais une chose absolument extravagante; je d�cachette cette lettre; mais j'�tais s�re d'y trouver ce que j'y trouve et je tiens � vous en donner l'explication; Pelletan a tort compl�tement, car voici ce qu'il a fait, jugez-en vous-m�me.

* Correspondance, t. I, p. 351. Lettre du 28 f�vrier 1836, dat�e de Bourges.

** On trouve dans le livre de Michiels, intitul� : « Le Monde du comique et du rire » (Paris, 1886), quelques lignes sur George Sand, assez insignifiantes du reste.

Il nous est impossible de faire conna�tre � nos lecteurs comment se termin�rent les relations de George Sand avec Pelletan. Une caricature du jeune Maurice Sand indique que plus tard Pelletan, lors d'une rencontre dans la rue avec son ex-�l�ve, pr�tendit m�me ne pas le reconna�tre. Tout ce que nous savons, c'est que Pelletan ne resta pas longtemps � Nohant; avant la fin de l'�t� il se d�mit de ses fonctions de pr�cepteur aupr�s du jeune Maurice. L'�cho de ses relations avec le grand �crivain {366} fut c deux petits articles, dont l'un parut dans l'Artiste et est intitul� : George Sand (� propos de son roman « Simon »). Dans l'autre intitul� « les Salons des �crivains c�l�bres », Pelletan consacre quelques lignes � l'int�rieur de la grande romanci�re, compar� aux descriptions qu'il donne des logements d'autres c�l�brit�s de l'�poque.

C'est ainsi que s'�coula l'�t� de 1837; ga�t� et promenades dans la journ�e, travail, r�veries et musique dans la soir�e. Tout semblait beau, joyeux, po�tique. Et cependant ce n'�tait l� qu'une apparence, la surface brillante d'un ab�me qui cachait bien des choses fort loin d'�tre joyeuses ou m�me claires. L'amiti� de George Sand pour Mme d'Agoult �tait pour elle � cette �poque une souree d'amers d�senchantements, et le sentiment exalt� qui avait dict� les confidences et les effusions po�tiques de 1835 s'�tait d�j� tr�s modifi�.

Laissons la parole � Lina Ramann dont nous avons, plus d'une fois d�j�, cit� les pages document�es, et qui analyse tr�s fmiment la rupture qui commen�ait � se pr�parer et le refroidissement qui d�j� se faisait sentir entre les deux femmes... « Tout ce qui p�n�trait au dehors durant ce s�jour � Nohant semblait beau, gai, po�tique, mais tout ce qui s'y passait en r�alit� �tait loin d'�tre ensoleill�. Insensiblement, il s'�leva des dissonances entre la grande romanci�re fran�aise d�j� c�l�bre et la comtesse avide de conqu�rir des lauriers, mais qui jusque-l� n'avait d'autre titre de gloire, que celui d'�tre la ma�tresse d'un grand virtuose. Bien des fois, il a �t� dit que la gloire de George Sand troublait le sommeil paisible de la comtesse, et il est �vident que sans George Sand, il n'y e�t pas eu de N�lida. En tout cas, ce fut � Nohant que les premi�res {367} agitations se firent remarquer et que les relations amicales commenc�rent � se troubler.

« Mais ind�pendamment de la jalousie, ces deux natures offraient de si grands contrastes qu'une harmonie de cœur ne put jamais exister entre elles. D'une part, George Sand, esprit profond et cr�ateur, de l'autre, la comtesse d'Agoult, esprit �minent aussi, mais seulement r�sonnant au contact d'id�es d'autrui (anempfindende). L'une, enfant de la nature, ne trouvait toutes ses aises que lorsqu'elle �tait en bottes et en blouse, ou mont�e sur un andalous fougueux et sans selle*; l'autre, des pieds � la t�te une grande dame de la vieille �cole fran�aise, ne se sentait bien que dans des robes de mille francs; l'une, nature toute prime-sauti�re, l'autre, toujours r�fl�clhe, pesant tous ses actes, ne faisant rien � la l�g�re. Chez George Sand, la droiture personnifi�e, tout se faisant � visage d�couvert, le mal et le bien; la comtesse toujours voil�e. Comment ces deux natures f�minines eussent-elles pu sympathiser longtemps {368} entre elles? Les voiles de la comtesse mettaient George Sand hors d'elle-m�me et la menaient au cynisme; le cynisme de George Sand portait la comtesse � l'hypocrisie, et comme la vue de cette enfant de la nature aga�ait la grande dame, le cothurne de celle-ci ne pouvait qu'irriter l'enfant de la nature. Il y eut entre elles beaucoup de froissements, et quoique la seule cause en f�t le contraste entre la nature toute nue de l'une et le fard de l'autre, Liszt eut bien des choses � aplanir et des r�conciliations � amener. Lorsque arriva le moment de se s�parer, les adieux se firent cependant en assez bonne entente. Ces relations moins bonnes qui finirent par amener une rupture d�finitive entre les deux femmes, ne rest�rent point sans influence sur l'amiti� de Liszt avec George Sand. A partir de ce moment leurs rapports cess�rent pour ainsi dire. Quoique Liszt d�t, au fond de son �me, attribuer tous les torts � la comtesse, cependant lorsqu'il revenait � Paris, il se tenait, par d�licatesse, �loign� de la romanci�re et lorsque, dans la suite, il ne se sentit plus astreint � tant de prudence, il ne put cependant se r�soudre � aller la voir : « Je ne voulais pas m'exposer � ses sottises, » disait-il dans la suite, et en effet Liszt ne retourna jamais � Nohant... » Nous verrons bient�t que les derni�res assertions de Mme Ramann sont inexactes, mais, pour le moment, nous poursuivrons notre r�cit.

* [{367}] Ceci est sans doute une licence po�tique : George Sand, dans le courant de cet �t�, montait un petit cheval, toujours sell�, qui lui avait �t� amen� de Nevers par M. de G�vaudan. Lina Ramann a �t� induite en erreur par Liszt lui-m�me qui, dans sa 3e Lettre d'un Bachelier es musique, dit � George Sand : « Peut-�tre allez-vous me trouver bien sombre aujourd'hui, peut-�tre le chant du rossignol a-t-il marqu� pour vous le passage d'une nuit d�licieuse � un jour splendide; peut-�tre vous �tes-vous assoupie sous les lilas en fleurs et avez-vous r�v� d'un bel ange aux cheveux blonds qui, � votre r�veil, s'est trouv� souriant � vos c�t�s sous les traits de votre fille ch�rie, peut-�tre votre imp�tueux andalous fr�missant sous la main qui le dompte vous a-t-il fait franchir en quelques secondes la distance qui vous s�pare de votre meilleur ami; peut-�tre, et s�rement, avez-vous rencontr� sur votre passage les regards d'un malheureux auquel vous avez fait b�nir la Providence... » Dans une note � la m�me page, il est dit que ce meilleur ami �tait Jules N�raud. Mais il est hors de doute que Liszt en �crivant ces lignes parlait, non de Jules N�raud, mais de Michel que George Sand allait souvent voir ou de grand matin ou � la nuit tomb�e, tant�t � La Ch�tre, tant�t � Ch�teauroux. (Voir les Lettres de femme et les lettres in�dites de George Sand, du 16 avril, du 10 juin et du 18 septembre 1837.)

Liszt quitta Nohant avec la comtesse vers la fin de juillet et partit avec elle pour l'Italie. Les deux femmes se quitt�rent avec la promesse de s'�crire comme par le pass�, et celle de se retrouver un jour de nouveau ensemble, n'importe o�, mais, en r�alit�, on �tait bien chang� des deux c�t�s. Ni la comtesse d'Agoult, ni George Sand ne croyaient pas trop en leurs propres promesses; elles avaient l'une pour l'autre des yeux de critique, et les illusions d'autrefois avaient {369} disparu. La correspondance recommen�a cependant, mais le ton romanesque et enthousiaste d'autrefois n'y �tait plus; la comtesse surtout se permettait de petits coups d'�pingle et parfois des allusions � des sujets aussi d�licats que la pr�sence � Nohant de Mallefille, ou Chopin, qu'elle traitait toujours un peu ironiquement, tout en sachant que George Sand avait d�j� pour lui une vive sympathie. George Sand, de son cot�, diss�quait, avec le sang-froid d'un critique, cette m�me comtesse aux cheveux d'or, � qui elle avait chant� des litanies dont le souvenir se retrouve dans la d�dicace de Simon. Elle sentait et vovait clairement combien le joug amoureux pesait � Liszt, combien cette ambitieuse, avec ses lubies et ses pr�tentions, avec sa duplicit� et son amour-propre excessif, �tait peu faite pour �tre la compagne du grand artiste; et lorsque, au commencement de 1838, Balzac passa quelque temps � Nohant, George Sand lui communiqua avec la franchise d'un confr�re, la pr�cision et la couleur artistique d'un homme du m�tier, ses observations sur ce couple disparate, et conseilla au c�l�bre romancier de faire sur ce sujet un roman qu'il lui �tait peu commode de faire, � elle-m�me, et de l'intituler les Amours forc�es ou les Gal�riens, car, Liszt et la comtesse lui apparaissaient bien comme deux for�ats riv�s � la m�me cha�ne, et tra�nant le m�me boulet dont ils ne pouvaient se d�faire.

Balzac ne donna pas ce titre � son roman, mais il donna bien, comme on le sait, dans sa B�atrix, les portraits de Liszt, de Mme d'Agoult, de Gustave Planche et de George Sand elle-m�me, ainsi que la peinture de sa vie quelque peu excentrique. Dans la correspondance in�dite de Balzac avec George Sand, il y a une foule de d�tails fort curieux sur cet �pisode, et dans les lettres de Balzac � l'« Etrang�re », {370} Mme Hanska, qui devint plus tard Mme de Balzac, publi�es r�cemment, se trouve le r�cit fort int�ressant du s�jour de Balzac � Nohant en 1838 et des d�tails curieux sur George Sand. Notons en passant que le costume dans lequel, en arrivant, il trouva George Sand, est en tous points semblable � la toilette singuli�rement curieuse, qui fit pousser des cris d'incr�dulit� � tant de lecteurs, dans laquelle appara�t Camille Maupin (c'est-�-dire Mlle des Touches) dans B�atrix. Ce n'est pas non plus sans malice que la comtesse d'Agoult est baptis�e par Balzac du nom de « B�atrix », allusion mordante � son d�sir d'�tre, pour Liszt, ce que la B�atrice fut pour le Dante, r�le qui la pr�occupait sans cesse et qui fit qu'une fois le grand pianiste r�pondit � une de ses sentences doctorales : « Bah Dante! Bah B�atrix! Ce sont les Dantes qui cr�ent les B�atrices; les vrais B�atrices meurent � dix-huit ans. »

Ainsi donc, au commencement de 1838, les relations entre George Sand et la comtesse d'Agoult s'�taient d�j� sensiblement refroidies et � l'�poque du voyage de George Sand � Majorque elles tourn�rent au z�ro, ce qu'il faut attribuer surtout � la circonstance que la vaniteuse comtesse, habitu�e aux triomphes et � l'admiration g�n�rale, ne pouvait pardonner � George Sand la victoire remport�e sur Chopin. La jalousie rentr�e de la comtesse (et cependant qui pouvait-elle envier, elle, la compagne d'un autre homme de g�nie?) l'amen�rent � des piq�res et m�me � de mesquines cruaut�s. Puis, les potins de comm�res et d'amis indiscrets vinrent se m�ler � l'affaire. Lamennais dit des mots blessants, qui furent rapport�s. Mme Marliani voulut r�parer les torts et les augmenta. Voici une lettre assez �nigmatique de Liszt qui s'y rapporte :

« Cher George, mon prince vous est antipathique et {371} l'ex-princesse Mirabella vous para�t avoir manqu� de go�t. Etait-ce en me choisissant? Peut-�tre, mais n'importe. Cr�tin* a toujours �t� fort accommodant sur certains points. C'est lundi en huit que nous sommes convenus. J'irai chez Mme Marliani demain, il ne sera jamais question de mon illustre et �pileplique ami entre elle et moi, je vous le promets. Mardi au plus tard, je viendrai frapper � votre porte. Bien � vous. — F. LISZT.

* « Cr�tin » ou « Cr�tin-Fellow » �tait le sobriquet donn� � Liszt par George Sand.

« Au risque de vous para�tre insupportable, je ne puis pourtant pas vous faire gr�ce de deux cents mots en r�ponse � vos deux. A mardi donc. »

Enfin, la rupture d�finitive eut lieu en 1839. Il est vrai qu'en 1840, encore, les deux ex-amies se rencontr�rent et assist�rent m�me ensemble � la premi�re repr�sentation du drame de George Sand Cosima nomm� ainsi en l'honneur de la seconde fille de Liszt et de la comtesse, Cosima, qui fut d'abord mari�e � Hans von Bulow et qui est maintenant Mme Richard Wagner. Plusieurs ann�es plus tard, les deux romanci�res �chang�rent encore des lettres. George Sand en �crivit une de condol�ance � Mme d'Agoult qui venait de perdre sa fille, Mme Blandine Ollivier, et Mme d'Agoult envova une lettre de f�licitations � George Sand � l'occasion du mariage de Maurice Sand. Quelque temps avant cela la comtesse avait d�di� son roman de Julien � George Sand, sans toutefois la nommer dans la d�dicace. Elle parle encore longuement de son amie, comme on le sait, dans son Histoire de la R�volution de 1848. Leurs relations personnelles ne se renouvel�rent toutefois plus; elles se rencontr�rent souvent plus tard {372} chez M. et Mme de Giirardin, mais continu�rent � se tenir � distance.

Nous regardons comme d�pourvue de tout fondement l'assertion du marquis de Custine, d�signant George Sand comme auteur de l'article paru dans la Revue des Deux Mondes, le 15 novembre 1840, sous le titre : R�plique � M. Liszt, servant de r�ponse � la Lettre de ce dernier parue dans le m�me journal et dans laquelle il r�futait les railleries de mauvais go�t qu'un journaliste fit sur le sabre d'honneur offert � Liszt, en janvier 1840, au nom de la nation hongroise. Nous ne croyons pas, disons-nous, que cette R�plique � Liszt soit due � la plume de George Sand; nous ne pouvons l'admettre � aucun titre. La r�ponse de Liszt au persiflage du journaliste inconnu — qui demandait ironiquement � quoi pouvait servir le baudrier dont on l'avait si pompeusement ceint, � un musicien qui allait certainement se vanter de cet hommage, vraiment grandiose, et trop au-dessus des services qu'il avait pu rendre � sa patrie, « vu qu'il passait siv vie loin de la Hongrie », et que l'on ne pouvait pas mettre Liszt sur le m�me pied que les fils vraiment glorieux de ce pays, — cette r�ponse de Liszt, disons-nous, est vraiment sublime, pleine de calme, de dignit�, et de la modestie d'un grand artiste conscient de son talent et de ses devoirs. Liszt y disait que ce n'�tait pas une r�compense ni un cadeau, mais comme le m�mento de sa grande patrie, disant � l'un de ses enfants : « Sois digne de moi. » La R�plique � cette r�ponse, r�plique attribu�e � George Sand, est au contraire �crite par quelqu'un qui ne comprend rien aux grandes choses, qui s'en moque, fait de l'esprit, et s'efforce d'avilir et de rabaisser les sentiments et les convictions du grand artiste, qui ne pr�taient pourtant nullement � la moquerie. Nous {373} nous r�fusons donc � croire que George Sand, e�t-elle plus tard ha� Liszt — ce qui ne fut jamais le cas — e�t �t� capables d'�crire cet article completement en d�saccord avec son caract�re, sou style, son grand cœur, ses larges id�es, et ses sympathies pour les nationalit�s opprim�es.

Tout au contraire, apr�s la rupture de Liszt avec la comtesse, George Sand et lui se revirent plusieurs fois et �chang�rent des lettres amicales, ce qui r�fute pleinement l'assertion de Ramann « qu'il ne se revirent plus ».

Voici quelques lettres peu connues de George Sand* et quelques lettres in�dites de Liszt, �crites entre 1838 et 1844, qu'il est tr�s curieux de lire les unes apr�s les autres.

* Ces lettres de George Sand ont �t� publi�es par Mme La Mara dans son volume; « Briefe hervorragender Zeitgenossen an Franz Liszt. »

Voici d'abord une lettre de Liszt qui, � en juger par le papier et l'encre, doit avoir �t� envoy�e � George Sand avec elle de la comtesse d'Agoult, dat�e du 4 mai 1838, peu apr�s leur installation en Italie :

« Je ne sais pourquoi, mon bon George, nous sommes rest�s si longtemps sans nous �crire. Il n'y a pourtant gu�re (et il ne peut y avoir) de solution de continuit� dans notre amiti�. J'imagine m�me que les ann�es s'amassant la rendront de plus en plus ferme et plus douce. Peut-�tre aussi le temps viendra-t-il enfin o� je pourrai quelque chose pour vous, ainsi que je vous le disais dans ma na�ve exaltation de vingt ans. En attendant, laissez-moi toujours vous aimer � ma mani�re, et penser et r�ver silencieusement � vous, ma pauvre amie!

« La princesse vous a parl� sans doute de nos projets pour l'automne et l'hiver prochain. C'est chose tout � fait d�cid�e que notre voyage � Constantinople; je le d�sire beaucoup pour ma part, et la princesse ne demande pas mieux {374} comme nous savez. Nous vous retrouverons donc probablement � Naples, � moins que vous ne soyez tent�e d'�tre des n�tres et de faire la r�v�rence au Grand Turc.

« A propos de Grand Turc, j'ai �crit deux mots � ma m�re relativement � Bonnaire et Buloz. C'est une na�vet� fort pardonnable de sa part, sans doute, mais enfin c'est une na�vet�, et de plus une d�marche parfaitement inutile de toutes fa�ons, comme vous le dites fort bien. Je vous remercie de m'en avoir averti et je regrette seulement que vous n'ayez pas dit de suite franchement, et brutalement au besoin, toute la v�rit� � ma bonne m�re, fort peu au courant de ces sortes d'affaires. Apr�s votre lettre de Chamounix tout autre brevet d'immortalit� ne serait qu'un pl�onasme fastidieux dans la Revue des Deux Mondes.

« Quand vous viendrez en Italie, c'est moi qui vous ferai l'hospitalit� de pipes, attendu que j'en ai rapport� une quinzaine de vieilles d�j� et que je compte bien doubler � Constantinople. Je fume mod�r�ment depuis quelque temps : cela contribue peut-�tre � me faire trouver vos vieux livres (qui sont les seuls que je puis me procurer ici) encore plus beaux.

« Si Leroux et Quinet se souviennent encore de mon nom, rappelez-moi affectueusement � eux. Je les ai peu vus l'un et l'autre � mon grand regret. Je serai tr�s heureux de les retrouver � Paris.

« Bonsoir, mon cher George. — Voici une lettre toute gribouill�e selon ma louable habitude, mais il est tr�s tard et je souffre beaucoup de la t�te.

« Aimez-moi toujours un peu, et ne doutez point de moi.

        « A vous,

« F. L. »        

{375} Voici un autre billet, probablement �crit au printemps de 1840, lorsque Liszt fit un court s�jour � Paris, de passage pour Londres, et que George Sand s'y trouvait aussi pour assister aux r�p�titions de Cosima :

« Partirez-vous bient�t? Vous savez que je viens de passer neuf jours dans mon lit et probablement, il ne me sera pas permis de sortir avant la fin de la semaine.

« Faites-moi savoir si vous �tes ici samedi, car je voudrais vous demander plusieurs choses, et surtout ne point quitter de nouveau Paris, pour deux ans peut-�tre, sans vous avoir revu.

        « Bien � vous.

« F. LISZT.        

    « Mercredi. »


Et en 1841, George Sand lui �crit � son tour l'amicale �p�tre que voici, parue dans le livre de La Mara, et que cette derni�re rapporte � mars ou avril.

« Monsieur Liszt, rue et H�tel d'Antin.    

        « Cher vieux,

« Je vous remercie de la pipe que vous m'annoncez et que je n'ai pas re�ue. Je sais d'avance qu'elle sera charmante et, ne le f�t-elle pas, elle ne me sera pas moins ch�re, venant de vous.

« Pourvu que vous ne veniez pas avant trois heures je vous recevrai toujours, sauf � vous faire attendre trois minutes pour sortir des limbes du sommeil o� je suis encore quelquefois � cette heure-l�. Chopin est malade aujourd'hui, et moi aussi, mais nous n'en sommes pas moins vivants pour vous aimer de cœur.

« G. SAND. »    


{376} Enfin voici trois lettres se rapportant � 1844, dont l'une est dat�e du 30 mai, et les deux autres furent bien s�r �crites un peu auparavant.

« Il m'a sembl� que votre corbeille se fanait. Permettez-moi de la rafra�chir. Le langage des fleurs m'�tant inconnu (en vertu de mon cr�tinisme qui va crescendo), je suis justifi� � l'avance de tout logogriphe qui pourrait s'y trouver.

« A bient�t.

« LISZT. »        


Elle r�pondit � ceci :

« Monsieur Liszt, H�tel Byron, rue Laffitte.    

« Mon cher ami, est-ce que vous auriez donc, � mon insu, quelque tort envers moi, que vous me faites tous ces logogriphes et c�r�monies., Je n'y comprends goutte et je compte bien que vous viendrez m'expliquer tout cela le plus t�t possible.

« Souvenez-vous seulement de mes habitudes de veille prolong�e, de sommeil prolong� par cons�quent, et ne venez pas me voir avant quatre heures. Le soir, tant que vous voudrez.

        « A bient�t, j'esp�re.

« GEORGE. »    

        « Lundi. »

« Je n'�tais rentr� � Paris que pour quelques heures afin de ne pas faire manquer ce malheureux concert des ali�n�s � la suite duquel mon mal a redoubl�. Le lendemain, je me suis tra�n� clopin-clopant, � la place d'Orl�ans*; vous veniez de partir, mais en revenant, j'ai trouv� votre billet dont je vous remercie de tout cœur.

* George Sand et Chopin demeur�rent place d'Orl�ans entre 1842-1847.

{377} « Il me faudra une dizaine de jours de repos absolu pour me remettre, apr�s je commencerai mon m�tier de commis voyageur en concert et tirerai � vue et � oreilles sur Lyon, Marseille et Bordeaux. Si, au mois d'ao�t, vous �tiez encore � Nohant, nous pourrions r�aliser notre ancien projet de Festival � Ch�teauroux.

« En tout cas, � moins que Jeanny* ne l�che les chiens et les b�tes fauves des environs contre moi, je viendrai prendre cong� de vous � Nohant, car je vous avouerai tout na�vement que j'ai grand d�sir de vous revoir encore avant de quitter la France pour plusieurs ann�es probablement.

* Paysan berrichon, demi-chasseur, demi-devin, prototype de Mouny-Robin.

    « Bien � vous de cœur.

« LISZT.        

        « Port Marly, 30 mai 44.

« P.-S. — Dites � Chopin la vive part que je prends � son chagrin*. »


* La mort de son p�re.

Enfin nous trouvons dans le volume des lettres imprim�es de Liszt une missive dat�e de Lisbonne, 1845, dans laquelle le grand pianiste raconte � George Sand sa rencontre avec leur ami d'autrefois, Blavoyer*, et lui recommande une personne qu'il lui avait adress�e, tout cela sur le ton le plus amical.

* Voir p. 326.

Ces lettres mettent � n�ant l'opinion soutenue par Mme Ramann, que Chopin nourrissait des sentiments hostiles envers Liszt par suite des mauvais rapports de ce dernier avec {378} George Sand. Il est de toute �vidence que d�s le moment o� Mme d'Agoult ne fut plus entre eux, les relations de George Sand avec Liszt s'am�lior�rent aussit�t. Il n'y eut plus entre eux, il est vrai, la m�me intimit�, mais l'ancienne admiration de Liszt pour George Sand, comme �crivain, ne subit jamais la moindre �clipse.

En 1842, il entreprit de composer un op�ra sur Consuelo, et il suivait en g�n�ral avec int�r�t tout ce qui sortait de la plume de George Sand. Dans sa correspondance publi�e, nous trouvons plus d'une fois des passages sur les œuvres de George Sand (entre autres sur l'Histoire de ma Vie) ou sur sa Correspondance. Il analyse d'une mani�re tr�s d�taill�e toutes les lettres qui l'ont frapp� ou qui lui ont le mieux plu*. Bien plus int�ressante encore est l'influence imm�diate qu'exer�a sur Liszt notre grand �crivain, ce qui est par exemple tr�s visible dans l'avant-propos litt�raire du po�me symphonique de Liszt : « H�ro�de fun�bre. » Cet avant-propos est la r�p�tition presque textuelle d'une page bizarre et fantastique des Sept cordes de la lyre, et c'est ce qui nous porte � analyser ici ce livre, quoiqu'il n'ait paru qu'en 1839.

* Voir les lettres du 5 mai et du 4 juin 1855 � sa myst�rieuse amie. (Franz Liszts Briefe. III Band, Briefe ain eine Freundin, herausgeben von La Mara. 1894. Leipzig). Voir aussi sa lettre � Mme Malvina Tardieu, du 6 novembre 1882.

Il est fort douteux qu'un lecteur de nos jours lise jamais cette œuvre, et l'on peut dire que presque aucun des admirateurs de George Sand ne la conna�t ou ne s'en souvient. Quant aux critiques, ils la passent tout � fait sous silence, ou se bornent, en en parlant, � quelques lignes dans le genre des courtes phrases suivantes qu'en dit, par exemple, M. d'Haussonville : «: Parmi les ouvrages de George Sand, il y a une œuvre qui ressemble � un drame fantastique, {379} intitul�e : les Sept cordes de la lyre. Son talent � elle n'�tait-il pas aussi une lyre � sept cordes dont chacune rendait un son diff�rent, mais qui r�sonnaient toutes � l'unisson? » Et apr�s avoir appel� George Sand l'arri�re-petite-fille de cette Diotime de Mantin�e, que Platon avait admise � son banquet, et qui s'�criait : « O mon cher Socrate, la vie n'a de prix et n'est belle qu'autant que nous contemplons la beaut� �ternelle », cet auteur ajoute que « dans toutes les œuvres de George Sand on sent le vol de son imagination et une tendance vers la beaut� �ternelle ». Et voil� tout. C'est pourquoi nous nous permettons de raconter d'une mani�re plus d�taill�e le sujet de cette fantaisie ou de cette all�gorie, dont il serait difficile de pr�ciser l'id�e g�n�rale, � moins de la comprendre de la mani�re suivante : L'esprit humain, pour �tre complet, pour s'approcher du Cr�ateur et pour p�n�trer l'harmonie de la cr�ation, doit vibrer de toutes ses cordes qui sont : la foi, l'amour, l'art, la contemplation, etc., etc.. Priv� de l'une de ces cordes, l'esprit est incomplet et ne peut saisir ni l'Harmonie sublime, ni la Beaut� supr�me. Cette id�e fut donn�e � George Sand par Michel, car on trouve parmi ses papiers intimes une petite feuille sur laquelle sont dessin�es deux lyres, l'une, assez correctement faite, ne porte aucune inscription, l'autre, tr�s mal dessin�e � la plume, porte au bas : La lyre de George Sand d'apr�s le plan de son ami Evrard (sic). Nohant, le 11 ao�t 1835. Et sur ses cordes on lit les inscriptions suivantes :
    La Paix, les sciences, l'agriculture,
    La Guerre ou la Libert� et la Tyrannie.
    Les Douleurs ou la Mort, le crime.
    Les Joies , ou la croyance, les martyrs, la Vertu.
    Evocations Les Tombeaux
.
     {380} L'Amour ou les �lements : le soleil, le ciel, la terre, l'eau, le feu.
    Dieu, ou la pri�re, et l'Adoration
.

Ce canevas a servi � George Sand pour �crire son livre curieux, o� la th�se est d�velopp�e en sens inverse. Un philosoplie, ma�tre Albertus, qui, selon l'auteur, para�t vivre dans notre si�cle, mais qui, en r�alit�, vit hors du temps et de l'espace, �l�ve une jeune fille, confi�e � ses soins, H�l�ne, enfant de son vieil ami, fabricant d'instruments de musique, Meinbacker, qui ne lui avait laiss� en h�ritage que des dettes et une myst�rieuse lyre � sept cordes. H�l�ne s'occupe de philosophie chez Albertus, comme les autres disciples de ce ma�tre : Hans, Karl, Wilhelm, etc., dont chacun personnifie une certaine tendance de l'esprit humain. Pourtant H�l�ne fait de m�diocres progr�s en philosophie. Elle est attir�e vers la po�sie et vers la musique, arts qui lui sont d�fendus, dans la crainte qu'ils ne troublent sa raison, car on avait pr�c�demment remarqu� que la musique provoquait chez H�l�ne des extases qui ressemblaient � de la folie ou au somnambulisme. Ce n'�tait toutefois rien moins que d les manifestations chez elle du g�nie musical, incomprises par son entourage. Or, la lyre � sept cordes n'est pas un instrument ordinaire. Elle a �t� faite de temps imm�morial, par un certain Adelsfreit, anc�tre du vieux Meinbacker, et elle porte, grav�ss, ces mots myst�rieux :


A qui vierge me gardera
    La richesse,
A qui bien parler me fera
    La sagesse.
A quiconque me violera
    La folie
Et, s'il me brise, il le paira
    De sa vie.

{381} Notre vieil ami M�phistoph�l�s se m�le de l'affaire. Il veut se rendre ma�tre de la lyre, afin de perdre l'esprit de la lyre, qui ne doit �tre d�livr� que par l'amour sublime d'une vierge. Pour atteindre son but, M�phistoph�l�s essaie d'abord de briser la lyre. Sous la figure du juif Jonathas Taer, l'un des cr�anciers de feu Meinbacker, il am�ne chez Albertus toute une foule d'acheteurs : un po�te, un compositeur, un peintre et un critique. La force myst�rieuse de la lyre leur fait � l'un apr�s l'autre, perdre la t�te, leur inspire la manie des grandeurs, leur fait d�voiler toute la bassesse de leurs �mes jalouses et mesquines; et c'est alors que soit en raisonnements calmes, soit en divagations absurdes, ils d�voilent et montrent � nu leurs v�ritables caract�res. Ils n'ezitendent rien � ce qui sort de la sph�re de leurs �troites sp�cialit�s et comprennent m�me fort peu cette seule sp�cialit�. Chacun de ces gens du m�tier se figure �tre un g�nie, et ne reconna�t dans les autres que de m�diocres artistes.

Les projets de M�phistoph�l�s �chouent; la lyre reste intacte. Alors il met en jeu Albertus lui-m�me. Il lui suscite d'un c�t� la soif de tout conna�tre, de tout comprendre, comme celle qui torturait Faust, et de l'autre, il �veille dans son cœur un violent amour pour H�l�ne. Poursuivant toujours son but, M�phistoph�l�s sugg�re � Albertus l'id�e de briser l'une apr�s l'autre les cordes de la lyre, car, entre temps, voici ce qui �tait arriv� : H�l�ne ayant r�ussi � s'emparer de la lyre, �tait tomb�e en extase; m�me par son ext�rieur, elle ressemblait � une proph�tesse, on e�t dit un �tre surhumain. C'est avec sa chevelure sur- tout que se passaient des choses absolument surnaturelles.

HANZ. — « Voyez, ma�tre, ceci tient du prodige, les rubans de sa coiffure se brisent et tombent � ses pieds. » (Pour {382} prodige, cela en est s�rement un!) — « Sa chevelure semble s'animer comme si un souffle magique la d�gageait de ses liens brillants, pour la s�parer sur son front et la r�pandre en flots d'or sur ses �paules de neige. Oui, voil� ses cheveux qui se roulent en anneaux libres et puissants comme ceux d'une jeune enfant qui court aux vents du matin. » — (C'est � faire enrager tous les coiffeurs!). — « Ils rayonnent, ils flamboient, ils ruissellent sur son beau corps comme une cascade embras�e des feux du soleil. O H�l�ne, que vous �tes belle ainsi! Mais vous ne m'entendez pas!

ALBERTUS. — Hanz, mon fils, ne la regarde pas trop. Il y a dans la vie humaine des myst�res que nous n'avons pas encore abord�s et que je ne soup�onnais pas, il y a un instant.

HÉLÈNE. — (Elle soutient la lyre d'une main et �l�ve l'autre vers le ciel.) Voici! le myst�re s'accomplit. La vie est courte, mais elle est pleine! L'homme n'a qu'un jour, mais ce jour est l'aurore de l'�ternit�! (La lyre r�sonne magnifiquement.)

HANZ. — muse, � belle inspir�e... »

Entr�e en relation directe avec l'esprit de la tyre, H�l�ne passe des heures enti�res en improvisations exalt�es; elle comprend tout ce que l'esprit de la lyre lui dit, et la lyre r�sonne alors d'elle-m�me sans que la jeune fille y touche, mais les hommes n'entendent que les r�ponses d'H�l�ne aux paroles de l'esprit, ils entendent sa musique. (Quelle all�gorie!) Albertus ne comprend ni ce qui se passe en H�l�ne, ni son langage, et, pouss� par M�phistoph�l�s, il brise d'abord les deux premi�res cordes de la lyre, les cordes d'or : celles de la foi et de la contemplation de l'infini. Il brise ensuite les deux cordes suivantes, les cordes d'argent : celles de l'esp�rance et de la contemplation du beau! Peu {383} � peu il commence � mieux comprendre H�l�ne, mais craignant de nouveaux acc�s de sa folie, il lui cache la lyre. La jeune fille tombe alors dans une folie plus grande encore, et, cherchant partout sa lyre, elle parvient au fa�te de la fl�che de la cath�drale o� Albertus la suit. Il tient la lyre sous son manteau, mais au lieu de la rendre simplement � H�l�ne, il engage avec elle le dialogue suivant :

ALBERTUS. — « Arr�tons-nous sur cette terrasse, mon enfant, cette rapide mont�e a d� �puiser tes forces.

HÉLÈNE. — Non, je peux monter plus haut, toujours plus haut.

ALBERTUS. — Tu ne peux monter sur la fl�che de la cath�drale... L'escalier est dangereux, et l'air vif qui souffle ici est d�j� assez excitant pour toi.

HÉLÈNE. — Je veux monter, monter*, toujours, monter jusqu'� ce que je retrouve la lyre. Un m�chant esprit l'a enlev�e et l'a port�e sur la pointe de la fl�che. Il l'a d�pos�e dans les bras de l'archange d'or qui brille au soleil. J'irai la chercher, je ne crains rien. La lyre m'appelle. (Elle veut s �lancer sur l'escalier de la fl�che.)

* On croit entendre dans le mot monter de nouveau une all�gorie.

ALBERTUS, la retenant. — Arr�te, ma ch�re H�l�ne! Ton d�lire t'abuse. La lyre n'a point �t� enlev�e. C'est moi qui, pour t'emp�cher d'en jouer, l'ai �t�e de dessous ton chevet. Mais reviens � la maison, et je te la rendrai.

HÉLÈNE. — Non, non, vous me trompez. Vous vous ententez avec le Juif Jonathas pour tourmenter la lyre et me donner la mort. Le Juif l'a port�e l�-haut. J'irai la reprendre; suivez-moi si vous l'osez. (Elle commence � gravir l'escalier.)

ALBERTUS (lui montrant la lyre qu'il tenait sous son {384} manteau. — H�l�ne, H�l�ne, la voici, regarde-la! Reviens, au nom du ciel! Je l'en laisserai jouer tant ce que lu voudras. Mais redescends ces marches, ou tu vas p�rir!

HÉLÈNE, s'arr�tant. — Donnez-moi la lyre et ne craignez-rien.

ALBERTUS. — Non, je te la donnerai ici. Reviens. O ciel! Je n'ose m'�lancera pr�s elle. Je crains qu'en se h�tant, ou en cherchant � se d�battre, elle ne se pr�cipite au bas de la tour.

HÉLÈNE. — Ma�tre, �tendez le bras et donnez-moi k, lyre ou je ne redescendrai jamais cet escalier.

ALBERTUS, lui tendant la lyre. — Tiens, tiens, H�l�ne, prends-la. Et maintenant, appuie-toi sur mon bras, descends avec pr�caution. (H�l�ne saisit la lyre et monte rapidement l'escalier jusqu'au sommet de la fl�che.)... »

Elle s'assied aupr�s de l'archange de bronze, et voyant devant elle l'immense ville pleine de vie et fourmillant d'hommes, elle se met � improviser sur les souffrances et les malheurs de l'humanit�. Cependant Hans, qui veut la suivre, grimpe de l'autre c�t� de l'archange pour soutenir H�l�ne si la t�te venait � lui tourner — ce qui ne serait nullement �tonnant sur une estrade de concert aussi �lev�e. H�l�ne termine cependant sans accident son entretien avec l'esprit de la lyre; elle cause maintenant avec lui sur les cordes d'acier et comme ces cordes ne parlent plus de choses inaccessibles aux hommes, mais leur d�peignent bien les gloires et les malheurs du genre humain, alors Hanz et Albertus peuvent comprendre H�l�ne.

HÉLÈNE. — O esprit, o� m'as-tu conduite? Pourquoi m'as-tu encha�n�e � cette place pour me forcer � voir et � entendre ce qui remplit mes yeux de pleurs et mon cœur d'amertume? Je ne vois au-dessous de moi que les ab�mes {385} incommensurables du d�sespoir; je n'entends que les hurlements d'une douleur sans ressource et sans fin! Ce monde est-ce une mare de sang, un oc�an de larmes! Ce n'est pas une ville que je vois! J'en vois dix, j'en vois cent, j'en vois mille, je vois toutes les cit�s de la terre. Ce n'est pas une seule province, c'est une contr�e, c'est un continent, c'est un monde, c'est la terre tout enti�re que je vois souffrir et que j'entends sangloter! Partout des cadavres et autour d'eux des sanglots. Mon Dieu! que de cadavres! mon Dieu! que de sanglots! Oh! que de moribonds livides couch�s sur une paille infecte! oh! que de criminels et d'innocents agonisant p�le-m�le sur la pierre humide des cachots! oh! que d'infortun�s bris�s sous des fardeaux pesants ou courb�s sur un travail ingrat! Je vois des enfants qui naissent dans la fange, des hommes en manteaux de pourpre et d'hermine tout souill�s de fange, des peuples entiers couch�s dans la fange! La terre n'est qu'une masse de fange labour�e par des fleuves de sang. Je vois des champs de bataille tout couverts de cadavres fumants et de membres �pars qui palpitent encore; j'en vois d'autres o� s'�lancent des bataillons poudreux, au son des fanfares guerri�res. Je vois les armes reluire au soleil; j'entends bien les chants de l'espoir et du triomphe; mais j'entends aussi les g�missements des bless�s, les derniers soupirs des mourants que brisent les pieds des chevaux. J'entends aussi le cri des vautours et des corbeaux qui marchent derri�re les arm�es, et l'air est obscurci de leur vol sinistre; eux seuls seront les vainqueurs! Eux seuls entonneront ce soir l'hymne de triomphe en enfon�ant leurs ongles ensanglant�s dans la chair des victimes... »

Les �preuves de l'esprit de la lyre touchent � leur fin. H�l�ne, en proie au d�sespoir, en voyant les mis�res {386} humaines, les souffrances des pauvres martyrs et la cruaut� des pers�cuteurs qui s'intitulent la fleur et le couronnement de la cr�ation, jette la lyre du haut de la tour. Il semblerait que le conte est fini. Mais non, M�phistoph�l�s se saisit de la lyre et la remet � la servante d'Albertus, qui passe justement � ce moment, et la lyre est restitu�e dans le cabinet du savant docteur. La lyre ne garde plus qu'une corde, celle d'airain, qui parle aux hommes par l'amour. C'est alors seulement qu'Albertus comprend le langage de l'esprit de la lyre, et cet esprit devient enfin libre, mais H�l�ne, qui s'�tait �prise de lui, meurt en brisant la derni�re corde et son �me unie � celle de l'esprit de la lyre, salu�e par la foule des fr�res c�lestes, est emport�e par eux dans l'espace �th�r� ou plutot sur la blanche �toile de V�ga, dans la constellation de la Lyre!!

Albertus, qui a enfin compris le sens supr�me et l'harmonie des choses cr��es, se r�concilie avec la vie, et, s'adressant � ses disciples, leur dit : « Mes enfants, l'orage a �clat�, mais le temps est serein; mes pleurs ont coul�, mais mon front est calme : la lyre est bris�e, mais l'harmonie a pass� dans mon �me. Allons travailler. »

Nous devons avouer qu'il nous a fallu du courage pour lire cette œuvre n�buleuse et emphatique, quoiqu'on y trouve, des pages sublimes de po�sie, et d'autres pleines d'humour et d'observations fines et profondes, mais on peut dire que la forme en est aujourd'hui quasi insupportable; le tout est tellement mont� sur des �chasses muystiques et all�goriques, que cela am�ne souvent le sourire sur les l�vres. Telle, par exemple, la sc�ne sur la fl�che de la cath�drale, que nous venons de citer, et qui est tout simplement burlesque par son romantisme exag�r� — paraissant presque une charge. Elle ne peut provoquer chez le lecteur qu'un rire irr�sistible {387} � l'instar de la si c�l�bre et si comiquement emphatique sc�ne sur la tour du « Constructeur de Solness » de Ibsen (que l'on nous pardonne cette h�r�sie.)

Les lignes suivantes tir�es d'un pr�tendu chant slave Les cœurs R�sign�s (?) de Grzymala e, servent d'�pigraphe � cette œuvre fantastique :

« Eug�ne, souvenez-vous de ce jour de soleil o� nous �coutions le fils de la Lyre, et o� nous avions surpris les sept Esprits de la Lumi�re s'�lancant dans une danse sacr�e au chant des sept Esprits de l'Harmonie. Comme ils semblaient heureux! »

Cette po�sie pr�tendue nationale ressemble si peu � un chant national quelconque, que nous ne pouvons comprendre d'o� Grzymala l'a tir�e. Et si George Sand a cru y voir vraiment un chant slave, elle s'est fourvoy�e elle-m�me ou a �t� mystifi�e par l'�crivain qui ne se rendait pas assez compte de ce qu'est la po�sie populaire; ou peut-�tre encore a-t-il voulu mystifier ses b�n�voles lecteurs � l'instar de M�rim�e avec sa Guzla; mais malheureusement il ne sut pas imiter le ton des chansons nationales. C'est aussi faux de ton que toute cette œuvre de George Sand est ennuyeuse. Il n'en est pourtant pas de m�me de toutes ses parties. Quelle belle sc�ne, par exemple que celle de la rencontre des critiques! Rien n'y est faux ni imit�, et il suffirait de lire quelque article de critique, contemporain de George Sand, par exemple ce qui a �t� dit en 1838, dans la France musicale, par un certain cuistre musical, sur l'impromptu en la b�mol majeur de Chopin, pour comprendre que cette sc�ne est sortie d'un seul jet de la plume de George Sand. Elle se trouvait d'une part, sous l'impression de ce qu'un grand artiste, comme Chopin, se tenant � l'�cart de toute pol�mique et de toute lutte, avait {388} � souffrir de pareils �reintements, et, d'autre part, elle subissait l'ascendant de Liszt, toujours avide de combattre, s'�lan�ant, indign�, au-devant des ennemis, � la vue des banalit�s du public et des id�es r�trogrades de messieurs les critiques. Chacun des repr�sentants des quatre sp�cialit�s est un type si parfaitement accompli que chacun de nous peut remplacer par des noms propres ces quatre indications : le po�te, le compositeur, le critique, le peintre, et nommer bon nombre de m�diocrit�s contemporaines qui s'acharnent, dans leur �troitesse born�e, � injurier tous ceux qui ne sont pas de leur coterie, sans voir pour cela, m�me dans leur sp�cialit�, plus loin que leur nez.

Tout aussi charmantes sont les autres sc�nes secondaires o� apparaissent les simples bons citoyens, qui servent de repoussoirs � la subhme H�l�ne et au non moins sublime Albertus. Leur banalit�, leur mesquinerie, leur inertie d'esprit, leurs bavardages insipides sur des choses auxquelles ils n'entendent rien, tout cela est rendu d'une mani�re inimitable.

Reconnaissons aussi, quoi que nous en ayons dit, que l'improvisation d'H�l�ne et son entretien, au sommet de la fl�che, avec l'esprit de la lyre sur la grandeur et les souffrances de l'humanit�, sont empreints d'une vraie po�sie et p�n�tr�s, comme toutes les pages de ce genre de George Sand, d'une piti� profonde et ardente.

C'est justement ici le lieu de citer le fragment que nous avons d�j� mentionn�, c'est-�-dire la Pr�face de Liszt pour son po�me symphonique : L'H�ro�de funbre, le seul �pisode conserv� de la Symphonie r�volutionnaire et qui a paru apr�s 1850. Tout comme George Sand par la bouche d'H�l�ne, Liszt y dit que tout progr�s de l'humanit� est achet� au prix du sang, des douleurs sans {389} nombre, des pleurs et des g�missements, et que souvent, au milieu de cette mer de larmes et de sang, on ne voit pas m�me les r�sultats grandioses auxquels tendent les efforts des hommes.

« ... Dans cette perp�tuelle transformation d'objets et d'impressions, il en est qui survivent � tous les changements, � toutes les mutations, et dont la nature est invariable. Telle entre autres et surtout la Douleur, dont nous contemplons la morne pr�sence, toujours avec le m�me p�le recueillement, la m�me terreur secr�te, le m�me respect sympathique et la m�me fr�missante abstraction, soit qu'elle visite les bons ou les m�chants, les vaincus ou les vainqueurs, les sages ou les insens�s, les forts ou les faibles. Quel que soit le cœur et le sol sur lesquels elle �tend sa v�g�tation funeste et v�n�neuse, quelle que soit son extraction et son origine, sit�t qu'elle grandit de toute sa hauteur, elle nous para�t auguste, elle impose la r�v�rence. Sorties de deux camps ennemis, et fumantes encore d'un sang fra�chement vers�, les douleurs se reconnaissent pour sœurs, car elles sont les fatidiques faucheuses de tous les orgueils, les grandes niveleuses de toutes les destin�es. Tout peut changer dans les soci�t�s humaines, mœurs et cultes, lois et id�es; la Douleur reste une m�me chose; elle reste ce qu'elle a �t� depuis le commencement des temps. Les empires croulent, les civilisations s'effacent, la science conquiert des mondes, l'intelligence humaine luit d'une lumi�re toujours plus intense; rien ne fait p�lir son intensit�, rien ne la d�place du si�ge o� elle r�gne en notre �me, rien ne l'expulse de ses privil�ges de primog�niture, rien ne modifie sa solennelle et inexorable supr�matie. Ses larmes sont toujours de la m�me eau am�re et br�lante; ses sanglots sont toujours modul�s sur les m�mes notes stridentes {390} et lamentables; ses d�faillances se perp�tueiil avec une intol�rable monotonie; sa veine noire court � travers chaque cœur et son dard br�lant contagie 1 chaque �me de quelque incurable blessure, son �tendaird fun�raire flotte sur tous les temps et tous les lieux... Sur ce seuil tranchant que tout �v�nement sanglant b�tit entre le pass� et l'avenir, les souffrances, les angoisses, les regrets, les fun�railles se ressemblent partout et toujours. Partout et toujours on entend sous les fanfares de la victoire, un sourd accompagnement de raies et de g�missements, d'oraisons et de blasph�mes, de soupirs et d'adieux, et l'on pourrait croire que l'homme ne rev�t de manteau de triomphe, et des habits de f�te, que pour cacher un deuil qu'il ne saurait d�pouiller, comme s'il �tait un invisible �pid�mie... »

Il est de toute �vidence que cet hymne grandiose de la Douleur est une paraphrase de l'entretien d'H�l�ne avec l'esprit de la lyre*.

* Voir les Sept cordes de la Lyre, p. 128-133

D'un autre cot�, la onzi�me Lettre d'un voyageur (� Meyerbeer) pourrait �tre facilement prise pour un article de Liszt lui-m�me, tant ce sont ses id�es � lui, sa mani�re de voir, son ton, son style. Dans ce compte rendu enthousiaste des op�ras de Meyerbeer, George Sand salue chaleureusement les voies nouvelles dans lesquelles est entr� le jeune compositeur et les buts nouveaux vers lesquels l'artiste semblait vouloir marcher. — (Ainsi, par exemple, dans les Huguenots, il a tent� de peindre les sentiments collectifs des masses, la lutte de deux principes religieux et la personnification de la fermet� d�mocratique et du courage protestant en la personne de Marcel.) La onzi�me Lettre d'un voyageur, dans son ensemble connne dans ses d�tails, {391} porte plus que l'empreinte des id�es du grand artiste qui, en l'�t� de 1837, avait souffl� � George Sand les pages cit�es plus haut sur l'explication de la musique par la parole, sur Hoffmann, les Sons du Midi et les Sons du Nord, etc. Ainsi, l'auteur y parle des insupportables cadences italiennes, des finale surann�s et d'autres proc�d�s pass�s de temps, auxquels Liszt faisait alors la guerre en pratique comme en th�orie. Cette �p�tre est comme une exposition, comme une paraphrase de l'article de Liszt lui-m�me sur les Huguenots*.

* S�mmtliche Werke von Franz Liszt, II Band : « Ueber Meyerbeer's Hugenotten ». S. 64.

N'est-il pas curieux aussi de noter que sur la premi�re feuille du carnet donn� par Liszt � George Sand � Gen�ve, en 1836, et portant l'inscription « Fellows � Piffo�l », on lit : « Le 2e volume de l'exposition de la doctrine de Saint-Simon. Il n'a �t� donn� qu'en feuilles � une cinquantaine de membres de la famille. Au besoin, le faire copier... » On devine tr�s ais�ment quel �tait celui qui tenait alors George Sand au courant des choses saint-simoniemies et qui la renseignaient sur la doctrine.

N'est-il pas int�ressant � constater encore qu'en 1841, lorsque George Sand �crivait sa Consuelo — qui est comme la personnilication en un seul type de Pauline Viardot, de Nourrit si plein de pi�t� pour son art, de Liszt lui-m�me, et des id�es des Saint-Simoniens sur la vocation de l'artiste, — et que cette h�ro�ne de roman se faisait membre d'une loge de francs-ma�ons et y jouait un grand r�le, pouss�e par sa piti� ardente pour l'humanit� et le d�sir de la servir de quelque mani�re que ce f�t, que Liszt �tait � ce m�me moment devenu membre de la loge ma�onnique de l' Union?

Plus tard, en 1861, Liszt entrait chez les fr�res Tertiaires {392} de l'ordre religieux de Saint-Fran�ois d'Assise f, c'est-�-dire qu'il faisait partie des fr�res la�ques, qui, tout en suivant leur vocation s�culi�re et vivant dans le monde, acceptent n�anmoins tous les devoirs et jouissent de tous les droits de l'ordre. Le biographe de Liszt voit avec raison une seule et m�me �volution ininterrompue, une progression toute logique dans l'enthousiasme de Liszt, en 1831, pour le Saint-Simonisme, dans son entr�e chez les francs-ma�ons en 1841, et dans son adh�sion en 1861 � l'œuvre de Saint-Fran�ois. Tout cela est l'expression symbolique et tout � la fois la confirmation ext�rieure de ses id�es et de ses sentiments chr�tiens, qui d�s son enfance se manifest�rent chez lui.

Cette piti� chr�tienne se mariait en lui avec la m�me conviction profonde de la vocation divine de l'artiste, qui remplissait l'�me de Consuelo, et avec la croyance de la n�cessit� pour un v�ritable artiste d'�lever constamment son moi humain, afin d'�tre un digne gardien du g�nie �man� de Dieu et de ne pas le rabaisser. Quelles belles, quelles sublimes id�es, et quel bonheur pour George Sand d'avoir rencontr� sur son chemin, apr�s les orageuses �preuves de sa vie personnelle, apr�s les pr�dications n�gatives et d�sordonn�es de Michel, un artiste qui adorait son art avec tant de conscience!

On dit ordinairement que les Sept Cordes de la Lyre ont �t� �crites sous l'influence des id�es philosophiques de Pierre Leroux; nous venons de donner une preuve irr�cusable que cette œuvre fantastique est n�e d'une pens�e de Michel jet�e au hasard. Mais elle est, en m�me temps, �close sous l'influence des id�es philosophiques et artistiques de Liszt, de Pictet, de Nourrit, de Grzymala, de Chopin, c'est-�-dire qu'elle fut l'�cho des tendances philosophico-musicales, qui flottaient dans l'air, � Gen�ve, � {393} Fribourg, � l'h�tel de France et � Nohant, entre 1835-1837, tendances dont Liszt surtout �tait le propagateur et l'�me.

Aussi, si la ressemblance presque absolue de la Pr�face de l'H�ro�de fun�bre avec les paroles d'H�l�ne Meinbacker g ne prouvait pas � quel point l'illustre musicien et le grand po�te �taient d'accord dans leur mani�re de voir, de penser et de sentir, et si ces pages ne t�moignaient pas suffisamment de l'affinit� d'esprit qui r�gnait entre les deux g�nies � cette �poque, il suffirait de comparer les lettres de George Sand � Liszt et celles de Liszt � George Sand; les Lettres dun Bachelier �s musique et les Lettres d'un voyacjeur; les articles de Liszt et les œuvres ult�rieures de George Sand dans lesquelles apparaissent des musiciens et des artistes, et o� elle expose des id�es � la Liszt sur le r�le et les devoirs d'un artiste (par exemple : Carl, Consuelo, la derni�re Aldini, la comtesse de Rudolstadt, le Ch�teau des D�sertes, le beau Laurence, le Ch�teau de Pictordu), pour sentir vivement et profond�ment quelle action eurent ces deux grands esprits l'un sur l'autre.

Apr�s tout ce que nous venons de dire, le lecteur ne s'�tonnera plus que nous ayons consacr� tant de temps et de place � cette illustre amiti� dans la vie de George Sand.


Variantes

  1. � nos amsi {PN} (nous corrigeons)
  2. Leipsi (nous corrigeons)
  3. L'�cho [...] furent (nous corrigeons cette distraction)
  4. rien moins que {PN} (inadvertance, nous corrigeons)
  5. Gryzmala {PN} (nous rectifions)
  6. Assises {PN} (nous corrigeons)
  7. Meinbaker {PN} (nous corrigeons selon les apparitions pr�c�dentes du nom)

Notes

  1. contagier : ce verbe, absent de la 6e �dition du Dictionnaire de l'Acad�mie Fran�aise (1835), est reconnu comme terme m�dical par Littr� (1876) qui reconna�t �galement, de mani�re plus g�n�rale mais comme n�ologisme, contagionner qui ne s'emploie plus de nos jours.