WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
**
1833-1838
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome **

CHAPITRE IX

La correspondance entre les deux po�tes et son histoire. — La Confession d'un Enfant du si�cle. — Elle et Lui. — Lui et Elle. — La pr�face de Jean de la Roche. — Influence r�ciproque. — Quelques pi�ces de vers. — Lettres d'un Voyageur. — Aldo le Rimeur. — Gabriel. — Leone Leoni. — L'Uscoque. — Matt�a. — Les Ma�tres mosa�stes. — La derni�re Aldini. — Le Secr�taire intime. — L'Orco.



{[108]} A peine les deux amants de Venise s'�taient-ils quitt�s d�finitivement, que se pr�senta la question qui semble de rigueur en ces sortes de ruptures : celle de la restitution des lettres. En 1836 George Sand demanda, par l'interm�diaire de la comtesse d'Agoult, � Musset, de lui rendre les siennes*. On ne sait pourquoi cet �change n'eut pas lieu. En 1840 George Sand exprima une fois encore le d�sir de reprendre ses lettres. Musset s'empressa de remplir son d�sir, mais sans lui faire savoir qu'il avait d� r�clamer ce journal et quelques-unes de ces lettres (celle de Venise du 11 avril entre autres) � Mme Jaubert, bien connue sous le nom de la « marraine » de Musset, mais qui lui fut, en r�alit�, beaucoup plus proche.

* On trouve � ce sujet des d�tails assez curieux dans les lettres in�dites de la comtesse d'Agoult.

Pourquoi Musset avait-il mis ses lettres et ce journal intime entre les mains de cette dame*? On ne le comprend {109} pas trop; mais un fait certain, c'est que durant toute la nuit qui suivit la demande que Musset avait faite de lui renvoyer ces documents, Mme Jaubert, et sa fille, — la comtesse de Lagrange — et m�me la femme de chambre de Mme Jaubert, n'eurent rien de plus press� que de prendre une copie du journal. Dans la matin�e on remit le tout � Musset, qui le transmit � Gustave Papet, l'ami d�sign� par George Sand.

[{108}] * D'apr�s Paul de Musset, Alfred les aurait remis � Mme Jaubert dans [{109}] le but de se garantir contre les demandes de restitution de George Sand. Cette assertion doit �tre une erreur, car le lendemain m�me Musset les remit � M. Papet.

Mme Jaubert cacha � Musset qu'une copie �tait rest�e entre ses mains; Musset, de son c�t�, trouva inutile de pr�venir George Sand que le journal avait �t� pendant quelque temps en d'autres mains que les siennes. Dans la suite, cette copie ayant servi � en faire d'autres, tomba entre les mains de Paul de Musset, et c'est ainsi que le secret fut viol� et que ce qui avait �t� intime, fut r�v�l� au public. Mais en passant de main en main, de bouche en bouche, l'histoire vraie fut d�figur�e par des exag�rations involontaires ou pr�m�dit�es, par des alt�rations o� par le mensonge, jusqu'� ce qu'enfin ce r�cit sinc�re, ce chant d'amour bless� commen��t, pour ainsi dire, aux yeux de ceux qui n'avaient pas vu le journal m�me, qui ne le connaissaient que par des ou�-dire, � passer pour un acte d'accusation port� par George Sand contre elle-m�me. Paul de Musset s'en servit plus tard avec un manque de conscience tout � fait exceptionnel. Pour montrer � nos lecteurs � quel point Alfred de Musset connaissait l'absence de bonne foi de son fr�re, il nous suffira de rappeler les paroles que, d'apr�s une lettre de George Sand � Sainte-Beuve, il adressa � Papet � l'occasion des pourparlers auxquels donna {110} lieu cette correspondance : « Il n'y a qu'une chose que j'exige de vous : donnez-moi votre parole d'honneur que jamais vous ne remettrez rien � � mon fr�re... » Apr�s cela, que les lecteurs, les biographes et les critiques aient foi encore, au dire de Paul de Musset, comme biographe, avocat de son fr�re et historien (!) Qu'ils relisent trois fois ces paroles remarquables d'Alfred de Musset, et nous leur demanderons s'ils peuvent encore consid�rer tout ce que raconte ce fr�re, comme la v�rit� vraie!

Quoi qu'il en soit, Musset et George Sand remirent leurs lettres � Papet, qui les cacheta dans des enveloppes semblables; mais, on ne sait pourquoi, il ne les transmit pas tout de suite � leurs auteurs respectifs. Il se passa ainsi sept ou huit ans, et de nouveau surgit la question de r�change des lettres. Papet ne put dire laquelle des enveloppes contenait les lettres d'elle et laquelle renfermait celles de Musset. L'on souleva la question de savoir si l'on se r�unirait � Paris : M. Gr�vy au nom de Musset, Rollinat pour George Sand — avec Papet — pour ouvrir � trois les enveloppes et remettre les lettres � leurs auteurs. Mais l'un d'eux manqua au rendez-vous, les lettres rest�rent encore chez Papet. Cependant Alfred de Musset �tant mort en 1857, Papet remit les deux paquets � George Sand*. Paul de Musset lui r�clama les lettres de son fr�re. Elle r�pondit (remarquons que les deux lettres, celle de Paul de Musset et la r�ponse de George Sand sont encore tout amicales) qu'elle ne pouvait le faire (il va sans dire qu'elle agissait ainsi par suite de la recommandation d'Alfred cit�e plus haut), mais que si Paul voulait venir tel jour � Nohant, {111} ils br�leraient ensemble les deux paquets. Paul de Musset promit, mais ne vint pas. George Sand lui �crivit alors le 18 mars 1859 : « Si je les ai br�l�es sans vous, c'est votre faute**... » Comme on le verra, elle ne les br�la cependant pas, et l'affaire, pour le moment, en resta l�.

[{110}] * Biographie de Alfred de Musset, par Paul de Musset. Note � la page 123.

[{111}] ** Interm�diaire des Chercheurs et Curieux, du 20 novembre 1892. Lettre de M. Maurice Clouard au docteur Cabanes. L'histoire de cette correspondance est expos�e avec beaucoup de finesse et d'�quit� dans le livre du vicomte de Spoeiberch, V�ritable histoire, o� cet �minent �crivain encadre une foule de lettres et de documents in�dits et pr�cieux, — de commentaires d�licats et judicieux et d'observations historiques d'un go�t s�r.

Mais la mort de l'homme autrefois aim�, son souvenir constamment rappel� dans les conversations du moment et dans la presse, toute remplie de r�cits et de notices consacr�s au po�te, tout cela fit revivre en la m�moire et en l'�me de George Sand les ann�es d'autrefois, l'ancien amour, la vieille douleur. S'en souvenant, analysant en son for int�rieur tout le pass� et d�sireuse de s'expliquer ce qui lui avait paru jusque-l� inexpliquable et incompr�hensible; occup�e longtemps � se demander am�rement pourquoi leur amour avait fini si tristement apr�s avoir si joyeusement commenc�, George Sand fut ais�ment port�e � �crire, de son c�t�, un roman bas� sur les m�mes donn�es psychologiques qui avaient servi de point de d�part � Alfred de Musset dans la Confession d'un enfant du si�cle. Elle �crivit Elle et Lui.

Si dans plusieurs des œuvres de George Sand, �crites entre 1833 et 1839, on entend parfois les �chos de son amour pour Musset et si l'on y trouve aussi des r�miniscences du voyage � Venise — reflet involontaire de son �tat d'esprit d'alors — en 1858, lorsqu'elle �cvrivit Elle et Lui, elle �tait d�j� bien loin de ce qui s'�tait pass� vingt-cinq {112} ans auparavant : elle �tait � m�me de traiter avec calme cet �pisode comme un simple th�me pris au hasard pour une �tude psychologique. C'est l� une chose qui para�tra bien simple � tout lecteur impartial d'aujourd'hui. Mais en 1839, le public, trop au courant du roman v�cu par les deux �crivains, chercha comme toujours, et avant tout, dans Elle et Lui, un roman � clef; il esp�ra y trouver des r�v�lations et des faits v�ridiques; le c�t� artistique du livre lui importait peu. Le public, — � part de rares exceptions, — s'int�resse partout et toujours � ce qui est �crit, et non � la mani�re dont un livre est �crit; il n'admire que difficilement un chef-d'œuvre litt�raire ou un tableau repr�sentant un sc�l�rat, un personnage laid ou banal; avant tout et toujours il cherche; 1° la clef du roman ou du tableau; 2° le joli; et 3° la morale de la fable. Seuls les artistes appr�cient comment une chose est faite; lui, public, ne s'en soucie pas. Lorsque parut Elle et Lui les lecteurs n'eurent qu'une voix pour pr�tendre que George Sand s'�tait peinte dans son roman, ainsi que Musset. Les amis de Musset, son fr�re surtout, virent dans cette œuvre le d�sir pr�m�dit� de George Sand de d�nigrer celui qui venait � peine de mourir. Le fr�re s'empressa d'y r�pondre par un pamphlet odieux, Lui et Elle, qui fit en son temps, beaucoup de bruit et qui de nos jours encore est souvent consid�r� comme une « r�v�lation » de la v�rit�*. Si elle l'avait voulu, George Sand e�t pu, � l'apparition du livre, poursuivre Paul de Musset pour calomnie devant les tribunaux, mais elle se {113} contenta, en publiant � la fin de la m�me ann�e Jean de la Roche, de faire pr�c�der le roman d'une pr�face tr�s remarquable, qui �tait � la fois sa r�ponse � l'indigne sortie de Panl de Musset, et l'expression de ses convictions litt�raires. Apr�s avoir dit quelques mots sur les habitants d'une certaine ville de France, qui s'�taient reconnus soi-disant comme les habitants d'une ville imaginaire, la Faille-sur-Gouvre, qu'elle avait d�peinte dans le roman de Narcisse, elle dit : « Nous ne parlerions pas de ces incidents comiques, accessoires oblig�s de toute publication de ce genre, offrant un caract�re de r�alit� quelconque, si, � propos d'un autre roman, publi�, il y a un an bient�t, dans la Revue des Deux-Mondes, un incident analogue n'eut pris, sous le stimulant de la haine ou de la sp�culation (nous aimons mieux croire � la haine, bien que rien ne nous l'explique), des proportions, je ne dirai pas plus f�cheuses pour l'�crivain dont il s'agit, mais beaucoup plus ind�centes par elles-m�mes et v�ritablement indignes de la Faille-sur-Gouvre, car � la Faille-sur-Gouvre, on n'est qu'ing�nu, tandis que, dans de plus grands centres de civilisation, on est hypocrite et on couvre une affaire de rancune ou de boutique des fleurs et des cypr�s du sentiment** ».

[{112}] * Il est � regretter que ce livre soit si r�pandu. Souvent des personnes qui n'ont lu aucune lettre de Musset ou de George Sand, et qui ne connaissent pas une seule de ses biographies s�rieuses, ont cependant lu Lui et Elle et s'imaginent qu'ils connaissent les faits de l'histoire de George Sand et de Musset. Nous osons leur assurer qu'ils ne connaissant que la l�gende.

[{113}] ** Tous ceux qui connaissent les vrais rapports qui ont exist� entre les fr�res Musset, et la vraie cause de leur inimiti�, etc., savent trop bien et ont su, avec George Sand. que le r�le d'ami d�vou� et d'avocat chevaleresque que Paul endossa apr�s la mort d'Alfred, et la soi-disant d�fense de sa m�moire contre George Sand — s'expliquent, h�las! tr�s prosa�quement.

« Sans nous occuper ici d'une tentative d�shonorante pour ceux qui l'ont faite, pour ceux qui l'ont conseill�e en secret et pour ceux qui l'ont approuv�e, publiquement, sans vouloir en appeler � la justice des hommes pour r�primer un d�lit bien conditionn� d'outrage et de calomnie, r�pression {114} qui nous serait trop facile, et qui aurait l'inconv�nient d'atteindre, dans la personne des vivants, le nom port� par un mort illustre, nous essayerons de trancher � notre point de vue une question qui a �t� soulev�e � propos de cet incident, et qui peut �tre discut�e sans amertume... »

Apr�s avoir analys� les opinions oppos�es, mais �galement r�pandues, — l'une exigeant que l'auteur ne d�peigne que ce qu'il a v�cu lui-m�me, et l'autre au contraire n'admettant que des sujets invent�s, — George Sand pose la question suivante : « Faut-il �tre artiste pour soi tout seul dans la vie mur�e, ou faut-il l'�tre au profit des autres, en rase campagne, en d�pit des amertumes de la c�l�brit�?... »

Elle r�pond � cette question affirmativement et tout en signalant les p�rip�ties qui accompagnent toujours la carri�re d'un �crivain qui d�sirerait transmettre aux autres non seulement son art, mais aussi son exp�rience psychologique, elle continue : « On peut m�me �tre femme et ne pas se sentir atteinte par les divagations de l'ivresse ou les hallucinations de la fi�vre, encore moins par les accusations de perversit� qui viennent � l'esprit de certaines gens habitu�s � trop vivre avec eux-m�mes ... » L'artiste, selon George Sand, peut et doit profiter de ce qu'il a personnellement v�cu; son go�t artistique et le respect des autres doivent le guider : le go�t et le respect des autres, doivent �galement guider la critique dans l'analyse qu'elle fait des œuvres d'art. Si la critique s'abaisse jusqu'au m�tier d'agent de police pour savoir de qui l'on a fait le portrait, elle est brutale, inconvenante; lorsqu'elle d�voile ce que le public n'aurait jamais appris sans elle, elle est maladroite; ceux qui livrent au public des r�v�lations qui ne lui �taient pas destin�es, lui rendent un mauvais {115} service. « ... On peut et on doit dire aux �crivains : “ Respectez le vrai, c'est-�-dire ne le rabaissez pas au gr� de vos ressentiments personnels ou de votre incapacit� fantaisiste; apprennez � bien faire, ou taisez-vous; ” et au public : “ Respectez l'art : ne l'avilissez pas au gr� de vos pr�ventions inqui�tes ou de vos pu�riles curiosit�s; apprenez � lire, ou ne lisez pas. ” »

« Quant aux malheureux esprits qui viennent d'essayer un genre nouveau dans la litt�rature et dans la critique en publiant un triste pamphlet, en annon�ant � grand renfort de r�clames et de d�clamations imprim�es que l'horrible h�ro�ne de leur �lucubration �tait une personne vivante dont il leur �tait permis d'�crire le nom en toutes lettres, et qui lui ont pr�t� leur style en affirmant qu'ils tenaient leurs preuves et leurs d�tails de la main d'un mourant, le public a d�j� prononc� que c'�tait l� une tentative monstrueuse dont l'art rougit et que la vraie critique renie, en m�me temps que c'�tait une souillure jet�e sur une tombe.

« Et nous disons, nous, que le mort illustre renferm� dans cette tombe se rel�vera indign� quand le moment sera venu. Il revendiquera sa v�ritable pens�e, ses propres sentiments, le droit de faire lui-m�me la f��re confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le ciel les grands cris de justice et de v�rit� qui r�sument la meilleure partie de son �me et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un roman, ni un pamphlet, ni une d�lation. Ce sera un monument �crit de ses propres mains* et consacr� � sa m�moire par des mains toujours amies. Ce monument sera �lev� quand les insulteurs se seront assez compromis. Les {116} laisser aller dans leur voie est la seule punition qu'on veuille leur infliger. Laissons-les donc blasph�mer, divaguer, et passer.

[{115}] * Propres paroles de Musset lui-m�me tir�es de sa lettre de 1834, cit�es plus haut.

« Quelques amis ont reproch� � l'objet des ces outrages de les recevoir avec indiff�rence; d'autres lui conseillaient, il est vrai, de ne pas s'en occuper du tout. R�flexion faite, il a jug� devoir s'en occuper en temps et lieu; mais il n'�tait gu�re press�. Il �tait en Auvergne, il y suivait les traces imaginaires des personnages de son roman nouveau � travers les sentiers embaum�s, au mlieu des plus belles sc�nes du printemps. Il avait bien emport� le pamphlet pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oubli� son herbier, et les pages du livre inf�me furent purifi�s par le contact des fleurs du Puu-de-Dome et du Sancy. Suaves parfums des choses de Dieu, qui pourrait vous pr�f�rer le souvenir des fanges de la civilisation? »

On ne sait si r�ellement George Sand n'avait pas lu Lui et Elle, mais il est �vident qu'elle songea d�s lors � profiter pour sa d�fense de sa correspondance authentique avec Musset. Un an plus tard, elle s'adressa � Sainte-Beuve, son confident d'autrefois, en lui demandant s'il trouvait possible et n�cessaire de publier ces lettres. Elle les avait copi�es*, tri�es et arrang�es pour l'impression et envoy�es � Sainte-Beuve par l'interm�diaire de M. Émile Aucante, alors son secr�taire. En m�me temps, elle �crivit � Sainte-Beuve deux longues lettres o� elle raconte en d�tail toute l'histoire {117} de l'�change non effectu� de ces lettres. Ce sont celles du 20 janvier et du 6 f�vrier 1861, dont nous avons d�j� fait mention. Sainte-Beuve, toujours tr�s occup�, chargea son secr�taire du soin d'examiner la double correspondance. Celui-ci trouva les lettres par trop romantiques et surtout sentant trop leur 1830, et d�conseilla momentan�ment de les imprimer. Mais George Sand ne d�mordit pas de sa r�solution de faire un jour parler la v�rit�, et, jusqu'� sa mort, manifesta plusieurs fois son vif d�sir de voir publier cette correspondance. Dans ce but, elle transmit l'original des lettres, et les deux copies qui en furent faites � MM. Alexandre Dumas**, No�l Parfait et Émile Aucante. Ces Messieurs firent un arrangement en vertu duquel la copie, appartenant � celui d'entre eux qui mourrait le premier, reviendrait aux survivants qui pourraient alors choisir quelqu'un pour troisi�me ex�cuteur testamentaire, et en cas de mort des trois fond�s de pouvoir, les trois manuscrits seraient d�pos�s � la Bibliotli�que Nationale. En 1881, imm�diatement apr�s la mort de Paul de Musset et la publication du premier volume de la Correspondance de George Sand, dans laquelle il ne se trouvait aucune de ses lettres � Musset, des voix s'�lev�rent, r�clamant enfin l'impression de cette correspondance authentique au lieu de quelques copies tronqu�es qui circulaient dans le public et auxquelles on ne pouvait gu�re ajouter foi. Mais d'autres voix protest�rent. La pol�mique �clata sur toute la ligne : les uns criaient pour, les autres contre, les {118} uns et les autres apportant � l'appui de leur opinion des motifs fort s�rieux. La question des droits d'auteur et des droits des h�ritiers vint encore compliquer l'affaire. R�cemment, nous avons vu la m�me chose se r�p�ter encore une fois***. Ce n'est qu'il y a deux ans que M. Aucante fit enfin para�tre dans la Revue de Paris les lettres de George Sand � Musset et que MM. de Spoelberch, Clouard, Cabanes, Mari�ton, Rocheblave et d'autres ont cit� une s�rie de fragments et d'extraits des lettres de Musset, parfois des lettres enti�res, et des passages du Journal de George Sand et de Pagello. Ni les lettres de Musset ni le Journal de George Sand n'ont �t� jusqu'ici imprim�s en entier. Il nous faudra patiemment attendre l'an de gr�ce 1907, o� les lettres de Musset verront peut-�tre le jour, ou quelque circonstance favorable qui permettra enfin aux deux illustres morts de faire entendre leur voix et de nous dire toute la v�rit�. Cette v�rit�, comme nous le voyons d�s � pr�sent, par les lettres de George Sand et autres documents, sera de son c�t� et non de celui de Paul de Musset.

[{116}] * Il para�t que c'est � cette �poque qu'elle avait penrmis � la fille de Mme Dorval, Mme Luguet, de copier quelques lettres de Musset. C'est de l� que proviennent probablement : 1° les lettres cit�es par Grenier dans ses Souvenirs, 2» la lettre qui, en 1877, a �t� imprim�e dans l'Homme libre et d�j� mentionn�e plusieurs fois plus haut, et enfin 3° les fragments en vers et en prose donn�s par Ducamp dans ses Souvenirs litt�raires.

[{117}] ** Comme on le voit par la lettre de George Sand � M. Aucante, servant de pr�face aux lettres � Musset publi�es en volume, ce fut d'abord Louis Maillard, auteur du Voyage � l'�le de la R�union, qu'elle d�signa comme troisi�me ex�cuteur testamentaire. (George Sand avait, comme on le sait, consacr� un article � ce livre de Maillard.) Apr�s sa mort, Dumas, conform�ment au paragraphe 6 de la lettre � M. Aucante, choisit M. Parfait. Aujourd'hui M. Aucante est le seul survivant des ex�cuteurs testamentaires primitifs.

[{118}] *** Nous osons affirmer que nous avons lu tout ce qui a paru � ce sujet, en 1881, dans la presse fran�aise. C'est un tas incroyable de journaux et d'articles, dont seule l'�num�ration prend une place consid�rable dans notre liste bibliographique de tout ce qui a �t� �crit sur George Sand, qui se trouve en appendice � la fin de cet ouvrage.

Passons maintenant aux œuvres de George Sand et de Musset se rapportant � cet �pisode de leur vie, œuvres �crites � Venise, ou � celles encore portant la trace de l'influence mutuelle qu'ils ont exerc�e l'un sur l'autre. Ces œuvres peuvent se diviser en :

1° Œuvres purement lyriques (Lettres d'un voyageur de George Sand, les Nuits, le Souvenir, Apr�s la lecture d'Indiana*, Lettre � Lamartine, A mon fr�re revenant {119} d'Italie), et cinq pi�ces de vers d�di�es � George Sand par Alfred de Musset et se trouvant dans les lettres de LuiElle.

[{118}]* Paul de Musset a publi� cette pi�ce dans la Revue des Deux-Mondes [{119}] (1er novembro 1878) en l'accompagnant de quelques commentaires et en y joignant la reproduction d'une page d'Indiana corrig�e par Musset. Paul de Musset assure que la po�sie se rapporte � l'ann�e 1836, tandis qu'elle date de 1833 comme nous l'avons vu par ce qui pr�c�de (voir plus haut, p. 39).

2° Œuvres �crites dans l'automne de 1833, en Italie en 1834, ou con�ues lors de ce voyage (Jacques, Leone L�oni, Andr�, le Secr�taire intime, toutes les nouvelles v�nitiennes, c'est-�-dire : la Derni�re Aldini, l'Orco, l'Uscoque, Mattea, Les Ma�tres mosa�stes;

3° La pi�ce �bauch�e et in�dite de George Sand : Une Conspiration � Florence (qui n'est autre chose que le prototype de Lorenzaccio de Musset)*, Aldo le Rimeur, Gabriel, plusieurs po�sies burlesques de George Sand et de Musset, deux sonnets, d�di�s par eux � Alfred de Vigny, le sonnet sur la Libert� de la Presse, le premier chapitre de la Confession dun Enfant du si�cle; ce sont l�, soit les œuvres o� l'influence de ces deux po�tes se fait le plus sentir, soit celles qui furent tout bonnement �crites � la m�me table; enfin :

4° Toute la Confession d'un Enfant du si�cle et Elle et Lui, — deux ouvrages formant comme la d�duction finale et la conclusion des deux �crivains sur l'id�e g�n�rale de leur commune histoire.

* Elle a �t� trouv�e dans les papiers de Mme Dorval.

C'est d'apr�s ces quatre groupes que nous examinerons les œuvres de George Sand sans nous en tenir � l'ordre chronologique et en nous bornant exclusivement, quant aux œuvres de Musset, � ce qui touche � notre sujet, sans nous laisser entra�ner � l'analyse d�taill�e de ces œuvres. {420} Cette analyse a d�j� �t� faite avant nous, et certes mieux que nous ne la ferions, par Arv�de Barine, Sainte-Beuve, Mont�gut et Lindau.

Il est � pr�sumer que la plupart des lecteurs ignorent que George Sand a aussi �crit des vers, et cependant il en est ainsi. Quelques-unes de ses po�sies ont �t� publi�es de son vivant et font partie de ses œuvres, mais beaucoup d'autres n'ont jamais vu le jour. Le premier petit po�me de George Sand fut la Reibe Mab, qui n'est qu'une p�riphrase des lignes si c�l�bres de Shakespeare; nous en avons d�j� parl� plus haut. Lorsque, apr�s la repr�sentation de Chatterton, Planche eut injurieusement �reint� Alfred de Vigny dans son article, Musset et George Sand �crivirent et envoy�rent � l'auteur de Chatterton deux sonnets*, ou les deux po�tes protest�rent, chacun � sa mani�re, contre la critique de Planche. Le sonnet de Musset est plein de verve mordante et d'esprit caustique. George Sand proteste contre le verdict de Planche comme contenant une tentative d'analyser froidement les impressions des spectateurs. Nous avons pleur�, voil� le plus bel �loge de la pi�ce, dit-elle : analyser les larmes, c'est faire chose qui n'a pas le sens commun. Les ondes de l'Oc�an sont grandioses, mais si on les s�che et les analyse, il n'en restera plus qu'une poign�e de sel.

* Ces deux sonnets ont �t� trouv�s parmi les papiers de de Vigny et ont �t� imprim�s par Louis Ratisbonne dans la Revue Moderne, 1865.

L'automne de 1834, George Sand le passa, comme nous le savons, � Nohant, toute � son d�sespoir, cherchant l'oubli au milieu de ses enfants et de ses amis. Mais de temps � autre, il lui survenait comme toujours des p�riodes de r�action o�, des journ�es durant, elle se livrait � une gaiet� f�brile ou �tait capable des folies les plus pu�riles, {121} s'amusant de tout, et riant � la moindre billeves�e. Dans une de ces journ�es de gaiet� nerveuse elle mit en vers, — en compagnie de plusieurs de ses amis, — l'enqu�te judiciaire faite, en sa qualit� de maire, par Dudevant � propos de la d�couverte d'un cadavre dans un puits. Ces vers sont intitul�s : Complainte sur la mort de Fran�ois Luneau, dit Michaud. C'est une plaisanterie assez lourde �crite dans une langue burlesque, mi-patois, mi-style judiciaire. Elle fut imprim�e � la Ch�tre et offre l'aspect d'une simple petite brochure. Au-dessus de la premi�re ligne on lit : Air du mar�chal de Saxe. Encore en 1833, Musset, lui aussi, avait �crit une complainte sur le m�me : Air du Mar�chal de Saxe. C'�taient des vers satiriques et burlesques, racontant le duel tragi-comique de Planche et de Capo de Feuillide. Nous trouvons que les titres d�taill�s de ces deux Complaintes, que nous reproduisons en regard, sont assez �loquents pour n'�tre accompagn�s d'aucun commentaire :


COMPLAINTE

Historique et v�ritable
sur le fameux duel qui a eu lieu
entre plusieurs
hommes de plume
tr�s inconnus dans Paris
� l'occasion d'un livre
dont il a �t� beaucoup parl�
de diff�rentes mani�res
ainsi qu'il est relat� dans la
pr�sente complainte.

Air :
de la complainte du mar�chal de Saxe
.
COMPLAINTE

Sur la mort
de Fran�ois Luneau
dit Michaud
d�di�e
� M. Eug�ne Delacroix
peintre en b�timents
tr�s connu dans Paris.
———

COMPLAINTE

Air du mar�chal de Saxe.

Sur ce m�me « air du Mar�chal de Saxe » Musset avait {122} d�j� �crit deux fois avant cela des couplets comiques, d'abord Le Songe du Reviewer, repr�sentant, comme dans un kal�idoscope une s�rie d'hommes de lettres d'alors et publi� pour la premi�re fois complet dans l'Interm�diaire des Chercheurs et Curieux*. Puis, une autre pi�ce de vers dr�latiques repr�sentant tous les habitu�s de la mansarde du quai Malaquais — reproduits derni�rement par M. Maurice Clouard**... Lequel des deux �crivains avait conseill� � l'autre cet air pour mesure de son po�me badin, le po�te ou l'arri�re-petite-fille du mar�chal de Saxe, la chose est indii��rente. Ce qui est important, c'est que malgr� les assertions de Paul de Musset, que George Sand ne « pensait plus » au po�te qu'elle « avait perfidement abandonn� », que le po�te lui-m�me avait oubli� et maudit son amour malheureux, — ils continuaient � se souvenir. Ils s'associaient mutuellement � leur vie de tous les jours et m�me aux �pisodes comiques qu'elle pouvait comporter. Mais il y avait eu un autre temps o�, assis � la m�me table, ils travaillaient de concert, s'entr'aidant l'un l'autre, o� George Sand savait int�resser Musset � des sujets � cot� desquels il avait pass� indiff�remment jusqu'alors; de son c�t�, il initiait George Sand, par la parole et par l'exemple, � comprendre que dans une œuvre d'art la forme n'est pas moins importante que le {123} fond, et que particuli�rement dans les œuvres litt�raires il ne suffit pas � l'auteur d'�tre entra�n� par son sujet, mais qu'il faut aussi se rendre ma�tre de la forme et surtout de la langue, qu'il vaut mieux �tre avare que prodigue, plut�t trop bref que prolixe et, par-dessus tout, sobre et exact dans le choix des expressions et des mots. Paul de Musset essaye d'insinuer que George Sand n'avait jamais pu pardonner � Musset d'avoir effac�, sur l'exemplaire d'Indiana qu'elle lui avait offert, tous les adjectifs superflus, donnant par l� � George Sand une le�on de mod�ration, de sobri�t� de forme et de langue litt�raire. Nous sommes convaincu que George Sand �tait bien loin de cette mesquine susceptibilit� d'amour-propre. Nous savons tout au contrairc que, sous ce rapport, elle �tait m�me trop modeste*** Et quant au temps o� elle travaillait avec Musset, elle ne s'en souvenait qu'avec une reconnaissance fort �mue. Qui ne se rappelle la page des Lettres d'un voyageur, que presque tous les biographes ont rapport�e jusqu'ici � Jules Sandeau, mais qui, selon nous, a trait � Musset. C'est le r�cit du touchant amour du graveur Watelet et de Marguerite Lecomte****.

[{122}] * Interm�diaire des Chercheurs et Curieux, 1891, 10 octobre.

** :
                George est dans sa chambrette.
                Entre deux pots de fleurs
                Fumant sa cigarette
                Les yeux baign�s de pleurs... etc.
                        (Alfred de Musset et George Sand, par Maurice Clouard)
                            (Revue de Paris du 10 ao�t 1896).

M. Mari�ton a cit� les trois couplets qui manquent chez M. Clouard et o� figurent Gu�roult, Papet et la bonne de George Sand, Mme Lacouture.

[{123}] *** M. Mari�ton lui-m�me a trouv� n�cessaire de r�futer sur ce point Paul de Musset; son opinion est tout � fait conforme � la n�tre.

**** (Voir Lettres d'un Voyageur, p. 142-143 �dit. Michel L�vy.) Notre livre �tait d�j� �crit lorsque nous avons eu l'occasion de causer de cela avec le vicomte de Spoelberch, et c'est avec le plus grand plaisir que nous avons appris que M. de Spoelberch a entre les mains des preuves confirmant qu'il en est effectivement ainsi, c'est-�-dire qu'il est bien ici question de Musset. Depuis lors, M. de Spoelberch a publi� dans le Cosmopolis et dans sa V�ritable Histoire des renseignements et des faits tr�s int�ressants qui prouvent que George Sand a beaucoup travaill� avec Musset et pour Musset. Ainsi, par exemple, elle a termin� pour lui Faire sans dire destin� � un recueil litt�raire, le Dod�caton. Durant la vie de Musset, cette pi�ce n'a fait partie d'aucun recueil de ses œuvres, ce qui se comprend facilement, une fois que la pi�ce n'a pas �t� faite par lui seul.

{124} On parle souvent des influences auxquelles a �t� soumise George Sand pendant tout le cours de sa vie, mais quelle influence pourrait nous int�resser davantage sous le rapport litt�raire, que celle qu'un grand po�te a exerc�e sur l'illustre femme? Si dans son commerce amical avec Liszt, Chopin, Pierre Leroux, Michel de Bourges, George Sand a acquis bien des traits de sa physionomie morale, c'est surtout un po�te et un ma�tre de stade comme Musset qui a d� avoir influ� le plus sur sa physionomie litt�raire. Et d'un autre c�t�, une individualit� aussi brillante que celle de George Sand, n'a-t-elle pas d� avoir une grande action sur Musset �crivain? C'est en ef�et ce qui est arriv�. L'influence qu'ils ont a exerc�e l'un sur l'autre a �t� consid�rable, et s'est surtout manifest�e dans leurs œuvres. Mais comme les biographes des deux grands �crivains et les critiques d'histoire litt�raire appartenaient � l'un ou � l'autre des camps ennemis, il en est r�sult� n�cessairement, pour les uns comme pour les autres, la tendance � att�nuer ou m�me � nier l'influence de l'autre sur l'�lu de son choix. De tous les critiques qui ont mentionn� cette influence, Brand�s est le seul qui en ait d�ment et judicieusement parl� en quelques lignes. Il trouve que Musset a influenc� davantage sur la forme des œuvres de George Sand, et que celle-ci a contribu� � ce que les œuvres de Musset* {125} aient chang� de sujets et aient acquis pius de s�rieux et de profondeur.

[{124}] * Malgr� toute la valeur de son �tude, elle p�che cependant par quelques d�fauts. Sans parler de l'anecdote rapport�e plus haut, concernant les raisons qui avaient engag� Buloz � mettre en relation Musset et George Sand, ni de ce que Brand�s dit que lors de son voyage en Italie, Musset avait vingt-deux ans et elle vingt-huit (tandis qu'il en avait vingt-trois et elle vingt-neuf), Brand�s commet des erreurs et des inexactitudes bien plus s�rieuses. Il dit entre autres : « Dans l'ab�me qui s'ouvrit soudain entre eux, elle pr�cipita son laisser-aller d'�crivain, ses tirades, son manque de go�t, son costume d'homme. Depuis lors elle devint une femme compl�te, une nature compl�te : dans le m�me gouffre Musset plongea son costume de bouffon, son insolence provocante, son admiration pour Rolla, son ent�tement de gamin et devint [{125}] d�s lors un homme complet, un esprit complet. » H�las! ce ne sont l� queo de belles phrases : 1° Mme Sand portait encore son costume d'homme en 1836 en Suisse, sans parler de l'hiver et du printemps de 1835 � Paris; 2» nature compl�te, elle l'avait toujours �t� d�s son enfance m�me; 3» il reste � se demander o� l'on trouve une absence de go�t plus prononc�e : dans L�lia ou dans la Comtesse de Rudolstadt, les Sept cordes de la Lyre et le Compagnon du Tour de France? 4° Musset n'a jamais �t� un homme v�ritablement complet, il a toujours gard� une �me incompl�te; 5° il n'est pas vrai non plus, comme le dit Brand�s, que George Sand l'ait tromp�, Musset a toujours affirm� qu'elle ne l'avait jamais tromp� et qu'elle avait toujours �t� vraie; 6° il n'est pas vrai qu'en dehors de quelques amourettes il f�t rest� enfant innocent jusqu'� sa rencontre avec George Sand. Certes il en a eu plusieurs de ces amourettes et quelles encore!... Nous devons toutefois reconna�tre que les donn�es g�n�rales de Brand�s sont justes et que son �tude est finement et �l�gamment �crite.

Lindau signale aussi cette derni�re influence (celle de George Sand sur Musset), il fait m�me tr�s finement ressortir la diff�rence dans la mani�re de Musset de traiter ses h�ros favoris, — les viveurs sceptiques — avant son voyage � Venise et apr�s*. Lorsque Musset �crivit Fantasio il admirait encore sinc�rement son h�ros fort libertin, qui n'avait d�cid�ment aucun droit de professer un grand m�pris � l'�gard de tout, car lui-m�me, outre qu'il ne fait rien de bon, ne fait que commettre, du commencement � la fin, des actions presque toutes pr�vues par le code p�nal. Tels sont, au fond, les h�ros de Musset. Leur tristesse, leur Weltschmerz, leur scepticisme et leur cr�nerie ne les garantissent nullement du reproche de se complaire dans les gamineries, dans la fain�antise, les amours faciles et les {126} duels. Le h�ros de la Confession d'un enfant du si�cle appartient encore � ce type favori de Musset, mais il le traite d�j� tout autrement : non seulement il ne l'admire plus inconsciemment, il le condamne en toute conscience. Il n'a pour lui d'autre excuse que de trouver des circonstances tant soit peu att�nuantes dans les conditions particuli�res o� se sont trouv�s, en entrant dans la vie, son h�ros et toute la g�n�ration de son �poque.

[{125}] * Dans son article Fin d'une l�gende, M. Rocheblave reproduit une s�rie de fragments et de lettres de Musset (pour la plupart publi�es pour la premi�re fois par Mari�ton, et d'autres tir�es de documents in�dits). Il d�montre ainsi que George Sand a exerc� une influence ennoblissante, purifiante, sur Musset, homme et �crivain. Malheureusement cette influence fut de trop courte dur�e et n'a pu jouer un assez grand r�le dans la vie de cet homme malheureux, et de ce po�te si pr�matur�ment silencieux.

Nous ne nous lassons pas de r�p�ter que l'on ne peut se permettre de puiser dans les œuvres des �crivains des donn�es biographiques pour d�crire leur vie, car tous les faits et sentiments quasi personnels et v�cus ont n�cessairement pass� par le feu et le r�actif de la cr�ation artistique. Mais les œuvres d'un artiste sont toujours le barom�tre exact des tendances morales, de l'�l�vation de son id�al, de ce qu'il demande � la vie, et de sa mani�re de prendre les choses int�rieures et ext�rieures. Nous n'irons certes pas chercher dans Fantasio les traits de caract�re de Musset, ni appliquer aux �v�nements de sa vie ceux de la vie de son h�ros. Nous pouvons n�anmoins avancer, en toute assurance, — en laissant de c�t� la verve po�tique de Musset, son brillant coloris et l'impr�vu de sa forme, — que son horizon moral jusqu'en 1833 est tr�s restreint : il ne peut encore s'�lever, � l'�gard de ce type de viveur d�senchant�, � la hauteur qu'il atteignit en �crivant la Confession d'un enfant du si�cle. Nous venons de mentionner les conditions particuli�res que Musset indique comme la cause qui avait provoqu� ce grand d�senchantement et l'inertie de sa g�n�ration. La plupart des critiques, en analysant la Confession, s'arr�tent g�n�ralement sur le second chapitre, o� sont si magistralement d�peints les tristes d�buts de la g�n�ration « qui n'avait que vingt ans en 1830 »; {127} mais s'ils s'arr�tent l�-dessus, ce n'est gu�re que pour y trouver des donn�es toutes pr�tes pour la biographie de Musset. Ce chapitre nous offre un int�r�t beaucoup plus s�rieux que celui que lui attribuent les biographes, mais � un autre point de vue. Sauf les vers si connus Sur la presse, ce chapitre est l'unique profession de foi politique et sociale de Musset, elle nous frappe par la profondeur de ses id�es g�n�rales et de ses vues historiques, par la peinture pr�cise de cette �poque remarquable, et enfin par l'expos� net et concis de ses convictions. Il est �tonnant qu'un homme comme Musset qui sut si bien comprendre combien la Restauration �tait r�trograde et appr�cier si justement les l�gitimes aspirations de la jeunesse d'alors, h�rit�es du si�cle pr�c�dent, n'ait pu cependant en tirer aucune autre conclusion que celle de l'inutilit� de la g�n�ration contemporaine, inerte, incapable d'action, exclusivement pessimiste et rong�e de doute. Cela nous �tonne, et c'est cependant tout naturel. Si l'esprit p�n�trant de Musset lui avait fait comprendre certains jeunes gens de son temps, notamment ceux qui, comme lui, �taient port�s au pessimisme, � l'analyse, au doute, � l'inaction et � la r�flexion, il n'avait pas, � coup s�r, cet �lan de la pens�e qui lui permit d'embrasser objectivement et sous toutes ses faces le mouvement complexe qui s'op�rait autour de lui, ainsi que le point de d�part et le but final de ce mouvement. Et par sa nature il ne pouvait �tre de ceux en qui les ann�es pr�c�dentes avaient fait na�tre non un d�senchantement impuissant, mais le d�sir passionn� de lutte et de victoire sur l'ancien r�gime. Nous engageons le lecteur � ne pas perdre de vue que les deux seules professions de foi politique de Musset — la po�sie mentionn�e plus haut et le second chapitre de la Confession, que malheureusement {128} on n'analyse jamais au point de vue de l'esprit de libert� qui y souf�le et de ses opinions tr�s prononc�es sur les �v�nements de la fin du si�cle pass� et des trente premi�res ann�es du notre, — que ces deux œuvres ont �t� �crites par Musset apr�s sa liaison avec George Sand. L'influence directe de notre h�ro�ne, de ses conversations, de ses convictions s'y fait sensiblement sentir, quoique Musset les ait transcrites inconsciemment, et sans la moindre pens�e d'y faire entendre l'�cho des paroles et des jugements de celle qu'il avait tant aim�e.

Lindau prend � t�che de nous montrer que l'influence de George Sand a �t� infructueuse et pernicieuse, et, dans ce but, il rappelle, dans un endroit de son livre, toutes les œuvres de Musset qui furent �crites apr�s la fameuse ann�e 1834, et qui prouvent, selon lui, que le po�te n'�tait plus alors ce qu'il avait �t�, et que sa force �tait bris�e. Il est �vident pour nous que si Musset, l'auteur des Caprices de Marianne et de Rolla, et celui de la Confession d'un enfant du si�cle, n'est plus le m�me, des deux c'est le premier qui est inf�rieur au second, et non vice-versa; que son talent avait m�ri, s'�tait fortifi� et s'�tait �pur� de tous les d�fauts de la jeunesse, et que la Confession est, sans contredit, la meilleure et la plus belle œuvre de Musset. Il est curieux de voir que Lindau, aussit�t apr�s avoir assez �tourdiment fait remarquer (p. 166 de son livre) que, pendant le temps de son bonheur, Musset n'a rien fait, except� la pi�ce insignifiante : A Saint-Biaise, � la Zuecca... etc., Lindau, disons-nous, doit imm�diatement reconna�tre que l'�poque la plus f�conde du talent de Musset fut pr�cis�ment celle qui suivit la rupture. « Dans la seconde moiti� de 1834, Musset, ajoute-t-il, �crivit deux de ses œuvres les plus importantes. » Les ann�es 1834 � {129} 1838, marquent en g�n�ral le point culminent de la cr�ation po�tique de Musset.

La premi�re de ces asscrtions est d'une na�vet� � faire sourire; quant � la seconde, on ne peut qu'�tre d'accord avec son auteur, et Brand�s est aussi tout � fait dans le vrai en nous disant que dans la plus grande perfection des œuvres �crites par George Sand et Musset apr�s la rupture, il est impossible de ne pas voir l'influence de leur communion spirituelle. Si l'amour de ces deux �crivains de g�nie a �t� de courte dur�e, on ne peut m�conna�tre dans les enfants litt�raires n�s de cette union, des traits indubitables des grands auteurs de leurs jours et ne pas remarquer que ces enfants d�passent d'une t�te tous leurs a�n�s. A la page 184 de son livre, Lindau tient � r�p�ter encore une fois que, dans la p�riode de 1834 � 1838, Musset, dans toute une s�rie de po�sies, se distinguant par la profondeur du sujet et la beaut� de l'inspiration po�tique, �panche son Weltschmerz ou, comme il l'appelle, la maladie du si�cle et, qu'en prose, cette disposition d'esprit du po�te, s'est fait voir surtout dans la Confession d'un enfant du si�cle. « Cet ouvrage pourrait m�me s'appeler la Condamnation de soi-m�me d'un enfant du si�cle », dit Lindau, et il ajoute : « Le po�te s'accuse si s�v�rement lui-m�me que George Sand, apr�s cela, n'avait plus � s'inqui�ter d'avoir � se d�fendre. » C'est l� une remarque fort juste, et s'il fallait appliquer � la Confession le syst�me si cher aux biographes, de tirer de chaque roman les caract�res et les causes motrices de la vie de leurs auteurs, nous pourrions voir, dans la Confession, la peinture du vai roman v�cu de Musset et de George Sand (comme ils le voyaient eux-m�mes). Et l'auteur y fait preuve de tant d'objectivit� et d'une si profonde compr�hension des causes qui avaient {130} amen� la rupture, causes gisant dans le caract�re de Musset (aussi bien que dans celui d'Octave), que George Sand n'e�t certes pu trouver un meilleur plaidoyer pour se d�fendre et se justifier, que l'explication donn�e par Musset, de tout ce qui s'�tait pass� entre eux. C'est un verdict prononc� contre lui-m�me par un grand po�te, par une grande �me. Pourtant, quoique les deux �crivains, dans la Confession et dans Elle et lui, aient profit� involontairement des images et des souvenirs qui couvaient au fond de leur �me, ils les ont transform�s dans le creuset de leur po�sie en cr�ations d'art, et si, dans ces deux romans, tant de choses se ressemblent, cela prouve uniquement qu'il existait une certaine similitude dans la mani�re de voir et de faire des auteurs, et que certes les m�mes faits r�els ont servi de base � leurs fictions*. Il est �vident que les deux auteurs atteignent � la m�me v�rit� artistique dans leurs livres, et que la mani�re d'analyser les faits de la vie r�elle qu'ils avaient sous la main, les conduisit tous deux presque au m�me r�sultat. (Nous n'entendons nullement donner, dans ce que nous venons de dire, une valeur �gale comme œuvres d'art � ces deux romans, et nous sommes loin de mettre sur le m�me rang la {131} Confession, une des premi�res œuvres du si�cle, et Elle et Lui, qui n'occupe qu'une place secondaire m�me parmi les romans de George Sand. Nous ne parlons que des r�sultats identiques de l'analyse psychologique dans les deux romans.) En cons�quence, ni la Confession, ni Elle et Lui, ne repr�sentent la vraie histoire de l'amour des deux �crivains, mais uniquement le d�veloppement po�tique d'une seule et m�me th�se psychologique. Les pr�misses �taient les m�mes, le sentiment de la v�rit� artistique et la puissance d'analyse �taient aussi semblables chez les deux �crivains, — on comprend facilement que les conclusions devaient se ressembler, et cette ressemblance est, en certains endroits, vraiment frappante. Il est �vident pour nous que lorsque chez les deux h�ros du roman v�cu la douleur des premi�res souffrances fut calm�e, et que les deux �crivains eurent l'esprit assez tranquille pour juger le pass�, ils com- prirent que le coupable n'�tait ni lui, ni elle, mais bien ce que l'on appelle vulgairement « incompatibilit� de caract�res », et ce qu'il conviendrait mieux, en ce cas, d'appel� divergence de go�ts, d'habitudes, d'id�es g�n�rales. Ils comprirent que si ce n'�tait un rien, ce serait un autre rien qui suffirait � les d�sunir et � amener la rupture et que cette s�paration si soudaine ne leur �pargnerait aucune torture, car certes, ils s'aimaient tous deux passionn�ment et sinc�rement. Et voil� qu'en d�veloppant leur th�me, les deux �crivains prennent pour motif et pour cause ext�rieure de la rupture finale : l'un, l'Anglais Smith; l'autre, l'Anglais Palmer. Il nous importe peu de savoir s'il faut, ou non, voir dans ce dernier le docteur Pagello. Une chose certaine, c'est que Smith et Palmer sont des personnages nuls, p�les, insignifiants, mais ils devaient �tre tels pour donner au roman une plus grande v�rit� artistique. {132} On dirait que Musset, ainsi que George Sand, ont voulu souligner, par ce personnage terne, le fait que la cause de la rupture gisait dans les deux acteurs principaux eux-m�mes, aussi bien que dans la n�cessit� psychologique de cette rupture. Voil� pourquoi elle se produit gr�ce � l'entr�e dans leur vie de cet Anglais incolore, comme elle e�t pu �clater cent fois, gr�ce � tout autre intrus, � une conversation quelconque, au moindre incident. Voil� pourquoi il nous para�t si int�ressant de comparer ces deux romans, au point de vue artistique, comme solutions parall�les du m�me probl�me psychologique par deux esprits d'�lite qui surent l'incarner en des types presque identiques. A tout lecteur qui s'int�resserait au proc�d� chimique de la synth�se et de l'analyse dans la cr�ation des deux �crivains, nous conseillons de lire ou de relire ces deux romans l'un apr�s l'autre. Mais qui voudrait absolument y trouver des r�v�lations piquantes et des faits de la vie r�elle des auteurs, celui-l� ferait mieux de fermer le livre, car il ferait certainement fausse route.

[{130}] * Voici ce qu'en dit Lindau : « Dans les deux derni�res parties de son roman, Musset d�veloppe la m�me pens�e, qu'il avait d�j� �nonc�e dans ses œuvres ant�rieures : celui qui s'est adonn� au vice est incapable de s'en d�faire, il sera �ternellement sa victime, le vice le privera du bonheur, le tourmentera par le doute, le conduira � l'injustice, le rendra malheureux.

« Ainsi, Octave n'est pas en �tat d'appr�cier la femme qui l'aime. Sans aucun motif, il tombe en proie � une honteuse m�fiance. Il tourmente la pauvre Brigitte, la traite avec duret� et m�me avec cruaut�. Il commence � �tre jaloux du pass� de la veuve et finit par lui reprocher de s'�tre donn�e � lui. De l� il tire la piteuse conclusion : « Pourquoi ne « se donnerait-elle pas � un autre? » Tout cela est peint avec un r�alisme effrayant, avec une v�rit� sans bornes. Tout cela est �crit d'apr�s nature. Les sentiments offensants d'Octave, Musset les a �prouv�s. Parfois on a l'impression de lire un chapitre de Elle et Lui... »

Avant d'en venir � d�peindre si impartialement les malheurs de sa vie, Musset, tout comme Heiri Heine, son pareil, avait « fait de petites po�sies avec sa grande douleur » : Aus meinen grossen Schmerzen, mach ich die kleinen Lieder, — et c'est � juste titre que les critiques appellent les Nuits, la Lettre � Lamartine et le Souvenir, les joyaux des cr�ations de Musset. Lindau et Arv�de Barine sont aussi parfaitement dans le vrai en disant que les quatre Nuits se rapportent toutes � George Sand, alors que Paul de Musset essaie de prouver que la Nuit de d�cembre et la Nuit d'ao�t ont �t� inspir�es par un nouvel amour de Musset. Du vivant de George Sand, Paul de Musset {133} t�chait de la rendre responsable de tous les malheurs de la vie de son fr�re et m�me de sa mort pr�matur�e; apr�s cette mort, il t�cha d'amoindrir le r�le qu'elle avait jou� dans la vie du po�te. Nous avons d�j� dit ailleurs comment, pour atteindre son but, il avait exag�r� les r�les de Mme Colet, de la princesse Belgiojoso et d'autres femmes. Lindau, en analysant les Nuits au point de vue de la critique psychologique et en d�montrant leur parfaite homog�n�it�, les commente, selon nous, bien plus justement que Paul de Musset, qui se borne aux preuves purement chronologiques, et veut faire croire que la Nuit de d�cembre ne peut se rapporter � George Sand, le po�te n'ayant pas, � son dire, � demander pardon � celle-ci, tandis que dans la Nuit de d�cembre, il obtient son pardon de l'inconnue. Pour avancer pareille chose, il fallait �tre partial comme Paul de Musset, mais le po�te qui avait su �crire des pages d'un repentir aussi sinc�re que celui que nous trouvons dans la Confession, se sentait sans doute coupable au fond de son cœur, et il est fort possible que ce fut pr�cis�ment un nouvel amour heureux qui r�veilla dans son �me le souvenir de ses douleurs et de ses erreurs pass�es; de l� la Nuit de d�cembre.

Lindau et Arv�de Barine ont donc raison en attribuant cette po�sie � la m�mo source que les Nuit de mai et d'octobre; mais Paul de Musset a, de son c�t�, �galement raison lorsqu'il rapporte la Nuit de d�cembre � une date post�rieure. Mais le fait m�me que Paul de Musset a cru possible d'attribuer ces po�sies, sans alt�rer les faits r�els, � des amours diff�rents d'Alfred de Musset, enl�ve toute valeur � la pens�e qui traverse comme un fil rouge tout le livre de Lindau : Eine Luge hat hin zu Grunde gerichted (un mensonge l'a terrass�), que « la blessure rapport�e {134} d'Italie ne s'est jamais cicatris�e », et que, « le souvenir de George Sand n'a jamais cess� de le poursuivre ». Il est plus qu'�trange de parler de la blessure non cicatris�e d'un homme qui, en ce m�me temps, �tait tant�t heureux, tant�t malheureux avec d'autres femmes, avec beaucoup d'autres, qui a eu tant d'autres douleurs et tant d'autres bonheurs! On comprend qu'une nature d'�lite comme celle de Musset, une �me aussi profond�ment sensible ne put oublier ses souffrances pass�es; car, comme l'a dit un autre po�te, Lermontow, dont la nature �tait si proche de celle de Musset, « les joies s'oublient, les chagrins jamais »..., ou, comme le m�me Lermontow l'a dit ailleurs : « Il n'y a pas au monde d'homme sur qui le pass� ait eu autant de pouvoir que sur moi. Le moindre souvenir d'un chagrin ou d'une joie pass�s frappe maladivement mon �me et y fait surgir toujours les m�mes sons...... je suis b�tement fait : je n'oublie rien..... rien!... » Musset, non plus, n'a oubli� ni ses chagrins, ni ses erreurs pass�es.

Lindau a tort de croire que c'est de Musset seulement que l'on peut dire : « Un po�te ne peut abdiquer son individualit�, surtout un talent lyrique aussi sinc�re que Musset », cons�quemment que ses souffrances se font voir dans sa po�sie « spontan�ment » et « tout naturellement », et que George Sand avait d� avoir « un but », en �crivant les Lettres d'un voyageur. De m�me que chez Musset la Confession d'un enfant du si�cle est comme l'�pilogue �pique de toutes ses po�sies lyriques se rapportant � George Sand, — de m�me les Lettres d un voyageur de George Sand sont comme le prologue lyrique de Elle et lui. Nous parlons, cela va sans dire, non de toutes les Lettres d'un voyageur qui forment tout un volume, et au nombre desquelles se trouvent des pages de philosophie, de pol�mique, {135} de critique musicale et les impressions d'un voyage qu'elle fit plus tard en Suisse (lettres � Éverard, Liszt, Meyerbeer, Herbert, Nisard, etc.). Nous ne parlons ici que de leur premi�re partie, c'est-�-dire des trois lettres � *** (Musset) et de celles � N�raud, et � Rollinat, nos I, II, III, IV, V et IX. Ces lettres sont non seulement des pages charmantes parmi les plus charmantes de George Sand, elles sont aussi une de ces œuvres po�tiques qui ne vieillissent jamais et qui impressionnent les lecteurs appartenant aux �coles litt�raires les plus diverses, parce qu'elles sont tout impr�gn�es par la chaleur d'un sentiment vrai et sont �crites dans une admirable langue po�tique. Il est impossible de transcrire ces ravissants Po�mes en prose. Les descriptions de la nature, les petites sc�nes de la vie italienne, de nombreuses improvisations lyriques adress�es � l'ami parti, de tristes m�ditations sur sa vie � elle et sur celle de tous les humains, le rire et les larmes, tout cela alterne dans ces lettres avec la m�me rapidit�, avec la m�me spontan�it� que dans n'importe quel po�me de Byron ou dans les po�sies juv�niles de Pouchkine; mais avec la nuance pr�dominante du d�senchantement et d'une tristesse sans issue.

A qui n'a pas lu ces Lettres, aucune critique ne lui dira ce qu'elles renferment; quiconque les a lues, — ne sera jamais satisfait d'aucune analyse; elles sont chatoyantes de nuances insaisissables, pleines des traits les plus fins et d'un lyrisme qui nous saisit. Lindau veut � tout prix d�duire de ces Lettres la conclusion qu'elles sont l'expression du repentir de George Sand au moment o� elle les �crivait, et, chose fort curieuse, il a l'air de se f�cher d'y trouver tant de passion, tant de regrets amers caus�s par le d�part de l'ami, tant d'amour sinc�re et ardent, tandis que Elle et lui est une œuvre froide, sobre, par trop raisonnable. Il oublie {136} que les Lettres c'est de la po�sie, Elle et lui c'est de la prose, une dissertation, une th�se. Les Lettres ce ne sont qu'effusions lyriques, une histoire v�cue, � peine voil�e par le pseudonyme du voyageur, qui vous empoigne par son lyrisme m�me et vous fait oublier que des personnalit�s r�elles se cachent sous les noms d'emprunt; tout comme lorsque nous lisons les El�gies c�l�bres de Pouchkine : « Pour les rives de ta lointaine patrie tu quittais le pays �tranger!... » ou : « Il s'est �teint l'astre du jour... Sur la vaste mer, la brume est descendue », nous oublions tout ce que nous apprennent les notes bibliographiques sur la belle inconnue de Pouchkine et nous ne savourons que leur beaut� po�tique. Les Lettres de George Sand ne sont ni une autobiographie, ni un roman, c'est de la pure po�sie qui saisit le lecteur, c'est un c po�me en prose. Quiconque est dou� d'un sens tant soit peu artistique les comprendra comme nous, nous n'en doutons nullement*.

* M. Mari�ton cite un fragment d'une lettre de Musset, qui montre combien en fut charm� celui � qui les trois premi�res Lettres d'un voyageur �taienf d�di�es, comme il fut saisi d'inqui�tude, troubl� de la douleur et du d�sespoir de George Sand dans ces lignes si profond�ment senties, mais aussi combien il fut fier de savoir que ces belles pages se rapportaienl � lui. C'est par son entremise, on le sait, que George Sand, envoya ces Lettres � Buloz en chargeant Musset de les revoir, de les changer, d'y faire des coupures ou de les jeter au feu tout � son aise.

Cela n'emp�che pas sans doute qu'on ne sente dans quelques lignes qu'elle s'accuse � son tour, qu'elle est profond�ment d�senchant�e d'elle-m�me, et cela, chez George Sand, est tout aussi naturel que chez Musset.

Et dans Elle et Lui, l'auteur est comme un pr�sident de cour d'assises, un juge tout objectif et impartial, ne pronon�ant son r�sum� final que lorsque toutes les circonstances de l'affaire sont �claircies, apr�s avoir entendu le procureur et les avocats, les accus�s et les t�moins, en un mot, {137} l'auteur se montre ici tel qu'on l'attend de l'auteur d'un roman*. A notre avis, Lindau lui-m�me, tout en reprochant � George Sand d'avoir pu, apr�s les pagees compatissantes, passionn�es, path�tiques, profond�ment senties des Lettres, m�diter longuement, traiter � fond ce th�me au bout de vingt-trois ans et trouver l'explication philosophique et psychologique d'�v�nements incompr�hensibles, — Lindau disons-nous, tout en accusant George Sand, d�termine pr�cis�ment la diff�rence entre les Lettres et Elle et Lui. En m�me temps nous trouverons dans ces lignes de Lindau la peinture exacte du travail pr�liminaire qu'accomplit tout auteur avant de se mettre � �crire un roman � base de probl�me psychologique. « La tendance du roman, dit Lindau (p. 156) est, de cette mani�re, un essai de sugg�rer (au lecteur) que George Sand (Lindau eut mieux fait de dire ici « Th�r�se Jacques »), relativement � Musset (c'est-�-dire � de Fauvel) ne pouvait agir autrement qu'elle l'a fait... » Mais au fond, tout auteur, dans n'importe qunelle œuvre, ne fait pas autre chose et c'est une condition que les manuels de litt�rature exigent eux-m�mes des �crivains : d�peindre les actes des h�ros et des h�ro�nes du livre de telle sorte que leurs actes d�coulent n�cessairement de leurs caract�res, qu'ils agissent conform�ment � leur nature, et qu'ils ne puissent pas agir autrement. C'est pr�cis�ment du choc de ces caract�res que naissent tous les drames, toutes les com�dies qui se passent {138} dans la vie, et se retrouvent dans la litt�rature, car bien pitoyables sont les œuvres dont les personnages ne demeurent pas fid�les � eux-m�mes et o� leurs actes ne sont pas la cons�quence logiquement n�cessaire de leur nature, de leurs caract�res. Comme exception nous devons naturellement citer les œuvres dans lesquelles l'auteur a sp�cialement en vue de repr�senter des personnages qui agissent toujours en contradiction avec leurs pens�es ou avec leurs actions pr�c�dentes. Mais tout lecteur s'explique facilement qu'ici ce constant illogisme, ce manque de suite, ces actes et ces sentiments purement fortuits prouvent �galement que l'acteur reste toujours fid�le � lui-m�me, que c'est l� son trait caract�ristique que l'auteur ne perd jamais de vue jusqu'� la fin de son œuvre, et que c'est de l� que d�coulent tous les actes, les souffrances, les joies et les luttes du h�ros. Tout auteur fait donc ce que Lindau reproche si �trangement � l'auteur s'Elle et Luii, tout auteur s'efforce de « sugg�rer » au lecteur que les personnages de son œuvre ne pouvaient agir, � l'�gard les uns des autres, autrement qu'ils ne l'ont fait.

[{137}] * Depuis que le vicomte de Spoelberch a publi� dans sa V�ritahle histoire les merveilleuses pages in�dites de George Sand, intitul�es « Un roman qui n'a pas �t� fait » qui contiennent en germe le d�but de Elle et Lui, on peut se dire que si George Sand, encore toute palpitante d'�motion, avait poursuivi son plan primitif et continu� � �crire l'histoire de son roman v�cu, cette œuvre serait devenue tout autre chose, et nous aurions eu un Elle et Lui, bien diff�rent du roman qui existe.

L'influence de Musset sur George Sand s'est surtout manifest�e dans la premi�re et la derni�re des œuvres empreintes des souvenirs de son voyage en Italie, dans Aldo le Rimeur et dans Gabriel. Il est difficile de pr�ciser en quoi s'est manifest�e l'action de Musset par rapport � Aldo, mais elle perce dans la conception g�n�rale, le coloris de toute l'œuvre et dans la forme des monologues et des dialogues. Ici, pour la premi�re fois, George Sand essaie du roman dialogu�, qui rappelle la forme des pi�ces de Musset si diff�rente de l'ordinaire. Aldo est aussi peu propre � �tre jou� que On ne badine pas avec l'amour, {139} quoi qu'on donne cette pi�ce sur la sc�ne*. Musset lui-m�me regardait ses pi�ces comme bonnes tout au plus pour un « spectacle dans un fauteuil », c'est-�-dire pour �tre lues. Aldo semble �tre aussi une petite pi�ce tir�e du « spectacle dans un fauteuil », une vraie œuvre de po�sie o� l'auteur ne se soucie aucunement de l'effet � produire sur la sc�ne. Tout cela est trop d�licat, trop po�tique et perd sous le fard, � la lumi�re de la rampe, c'est une œuvre trop finement �crite pour la foule qui r'emplit une salle de th��tre.

[{138}] * M. de Spoelberch attire l'attention sur le fait curieux que la phrase la plus c�l�bre de Perdican, le h�ros de la pi�ce (phrase, remarquons-le � notre tour, cit�e fr�quemment comme profession de foi de Musset lui-m�me dans les biographies �trang�res du po�te) : « J'ai souffert longtemps, je me suis tromp� quelquefois, mais j'ai aim�! C'est moi qui ai v�cu, et non pas un �tre factice cr�� par mon orgueil ou mon ennui », est tout enti�re emprunt�e par Musset � une lettre que George Sand lui �crivit de Venise, le 12 mai 1834.

Il y a toujours eu et il y aura toujours beaucoup de femmes �crivains, mais nous n'avons jusqu'ici qu'une seule femme-po�te, c'est George Sand, et, c'est ce trait-l� qui la fait ressortir de la pl��ade des noms connus et c�l�bres. Il existe beaucoup de belles œuvres litt�raires sign�es de noms de femmes, mais on peut les placer toutes sur les confins entre l'art vrai et les contes de la litt�rature courante. Des œuvres comme Aldo, l'Orco, Gabriel sont de la vraie po�sie, de l'art vrai; voil� pourquoi George Sand se trouve �tre compl�tement hors ligne, et d�passe de toute la t�te les nombreux talents et demi-talents f�minins. On peut trouver parfois, il est vrai, que ses œuvres ont vieilli, surtout sous le rapport de la forme; mais elles n'auront jamais le sort de ces livres des romanci�res qui n'ont qu'un int�r�t d'actualit�, et qui au bout de cinquante, parfois de trente ans, ou m�me de dix ans, semblent d�mod�s, {140} �tranges, bons � �tre mis au rancart. Quoique certaines pages, chez elle, sentent bien leur bon vieux temps, il y a, au moins, dans chacune de ses œuvres, une parcelle de la v�rit� �ternelle, imp�rissable, on y respire cet air frais des montagnes, qui ne souffle, qu'aux sommets de la po�sie. La lecture de ses œuvres fait vibrer ce qu'il y a de meilleur en nous, fait surgir du fond de notre �me des forces inconnues, �voque des aspirations endormies, ouvre � nos regards des horizons lumineux; ce grand esprit rappelle � la vie les parcelles minuscules, souvent vagues et imperceptibles, de l'�me universelle qui r�side en chacun de nous. Tout cela prouve que George Sand n'est pas seulement �crivain, elle est po�te, quoique �crivant en prose. Cette forme emp�che beaucoup de ses lecteurs de bien appr�cier certaines de ses œuvres si belles. Tel est Aldo. Imaginons-nous Aldo �crit en vers; imm�diatement dispara�tront toutes « les longueurs », toutes les « interminables effusions lyriques » que lui reprochent certains amis du r�alisme. Dans ce po�me, nous voyons une grande �me souffrante qui parle, une ame tourment�e par le doute et la d�sillusion. Sans doute l'action n'a ni temps, ni lieu d�termin�s; la reine Agandecca r�gne on ne sait vraiment o�, en Angleterre ou � Venise; Tickle semble s'�tre �chapp� d'un drame de Shakespeare ou de Victor Hugo, mais... d�finissez-moi donc avec exactitude � quelle �poque Manfred se trouvait pr�s de la cascade et s'entretenait avec la F�e des Alpes! Dites-moi, encore, si en apprenant que le spectre du p�re d'Hamlet lui appara�t pr�cis�ment sur la terrasse du ch�teau d'Elseneur, l'on ajoute ou l'on n'�te rien � l'histoire toujours la m�me des souffrances d'une �me min�e par le doute. Et n'est-il pas indiff�rent que le D�mon (de Lermontow) plane au-dessus des sommets du {141} Caucase, ou bien au-dessus de l'Espagne, comme l'auteur se proposait de le montrer dans son plan primitif?

Croyez-le, toutes ces exactitudes chronologiques et g�ographiques sont n�cessaires l� o� il s'agit d'une œuvre vraiment historique (comme Jules C�sar, Gœtz de Berlichingen ou Boris Godounow), mais dans Manfred, le D�mon, Aldo, ce qui nous importe, c'est l'�me humaine, nous ne voyons qu'elle, et si nous sommes profond�ment �mus, si l'id�e de l'œuvre est haute et exprim�e en un langage puissant et sonore, nous ne faisons plus alors attention si dans l'œuvre il y a des erreurs contre la r�alit�. Disons plus, — une exactitude minutieuse, obligatoire dans un roman contemporain, ne ferait que nuire � la valeur �ternelle et g�n�rale d'une œuvre si po�tique, l'amoindrir et la ternir. Revenons � Aldo. Qui est-il, cet Aldo? A quelle �poque et � quel peuple appartient-il? A aucun. Ce n'est qu'un po�te, ou, pour mieux dire, une �me po�tique, en lutte avec la r�alit�, un po�te, qui non seulement cherche des rimes sonores, mais qui, de toute son �me, vit ses œuvres, et qui est po�te non seulement dans ses �crits, mais aussi dans sa vie. Il ne peut rel�guer derri�re les murs de son cabinet sa sensiblit�, son impressionnabilit� sur tout incident int�rieur ou ext�rieur, et il ne peut �tre un homme comme nous tous; non, il ne vit pas comme nous, il ne m�ne pas cette vie terne et veule, pleine d'int�r�ts mesquins, il met dans sa vie toute son �me. On pourrait dire de lui ce que Musset disait en parlant de lui-m�me : « Mon esprit mobile et curieux tremble incessamment comme la boussole ». Son �me r�sonne � toutes les impressions de l'existence, il cherche dans la vie, ce qu'il cherche dans ses chants : la beaut� de la forme et du fond, la constance, l'amour �ternel et absolu. Il ne sait pas vivre {142} en ce monde o� « les pens�es et les sentiments sont si passagers », il donne trop de son �me, il jette constamment des perles... — et ne re�oit en r�ponse que des railleries, des conseils pratiques, des d�sillusions; il est incompris par ses amis les plus proches et qui l'aiment le plus. Nous avons mentionn� plus haut le splendide monologue d'Aldo finissant par les mots : « Mais le po�te , c'est moi! Le cœur brillant qui se r�pand en vers br�lants, je ne puis l'arracher de mes entrailles... Qu est-ce donc que la po�sie? Croyez-vous que ce soit seulement l'art d'assembler des mots? »

Ces lignes ne disent-elles pas la m�me chose que ce que nous dit Heine* :


Und als ich �ber meine Schmerzen geklagt,
Da habt Ihr gegæhnt und nichts gesagt;
Doch als ich sie zierlich in Verse gebracht,
Da habt Ihr mir grosse Elogen gemacht!!...

* « Et quand je me suis plaint de mes douleurs, vous avez b�ill� et vous ne m'avez rien dit; mais lorsque je les ai mises en jolis vers, vous m'avez adress� de grands �loges... »

Dans notre vie habituelle, ne voyons-nous point, � chaque pas, souffrir des gens qui, semblerait-il, n'auraient qu'� se laisser vivre; ils poss�dent tout; tout autre, � leur place, serait content et heureux, et eux, ils aspirent toujours � quelque chose d'inconnu. Que veulent-ils? Ils se passionnent pour des choses ou des personnes qui ne m�ritent ni leur amour ni leur admiration, se d�senchantent, br�lent, usent en vain leur �me, souffrent et se tourmentent. Et pourquoi tout cela? Ce sont toujours des Aldo-Rimeurs, ils sont tous n�s avec une �me po�tique, et s'ils n'�crivent pas de vers, ce n'est qu'une dissemblance toute ext�rieure. {143} Mais dans leur �tre br�le une flamme �ternelle, ils voudraient fuir la vie mesquine, ils courent apr�s l'id�al et ils sont d�chir�s � belles dents par des gens qui ne savent m�me pas quel tr�sor ils foulent aux pieds. Et lorsque ce sont des po�tes de vocation, c'est pire encore. Alors on leur adresse « les plus grands �loges » pour leurs sonnets; mais viennent-ils � se plaindre de leurs souffrances r�elles, — on rit, on hoche la t�te, et on « ne leur dit rien ». C'est l� de l'histoire vieille comme le monde, mais toujours vraie. C'est l'histoire triste et v�ridique des souffrances d'une nature artiste en lutte avec la r�alit�; elle est ch�re � tous ceux qui ont souffert tant soit peu les m�mes souffrances et qui peuvent les ressentir. Et celui qui peut les d�peindre ainsi est un po�te lui-m�me; il comprend parfaitement un autre po�te, comme George Sand comprenait Musset, lorsque, en 1833, elle �crivait Aldo.

George Sand �crivit Gabriel au commencement de 1839, � son retour de Majorque, pendant qu'elle s'�tait arr�t�e � Marseille avec Chopin, malade, d'o� elle fit une course de quelques jours � G�nes. D�j� en 1837, la for�t de Fontainebleau lui avait rappel� son amour pour Musset et son voyage � Venise, et c'est alors, comme nous l'avons dit, qu'elle �crivit un de ses contes v�nitiens : La derni�re Aldini. G�nes, la premi�re ville italienne, o�, en 1833, �taient arriv�s les jeunes amants heureux, G�nes r�veilla aussi en George Sand ses doux souvenirs de jeunesse, et revenue � Marseille, elle �crivit Gabriel.

Gabrielle est la petite-fille du vieux duc Jules de Bramante. Celui-ci avait deux fils : l'ain� — fils docile, — n'avait point d'h�ritier; le cadet — enfant prodigue —, avait un fils nomm� Astolphe. Le vieillard n'aurait jamais consenti que l'h�ritage pass�t � la branche cadette. {144} Une fille naquit � l'a�n�; la m�re mourut. Le vieux despote, d'accord avec son fils, se r�sout � faire, passer sa petite-fille pour un gar�on. Dans ce but, il �l�ve la fillette loin du monde, dans une solitude compl�te, en t�te-�-t�te avec un vieil abb�, son gouverneur, qui l'�l�ve non seulement en jeune Spartiate, mais t�che encore de lui inspirer le d�go�t du sexe f�minin. Il atteint � de brillants r�sultats : Gabrielle galope � cheval, fait des armes et tire au pistolet comme un jeune seigneur; elle m�prise le danger, dit franchement la v�rit� � tout le monde. Elle est hardie, courageuse, sinc�re, en un mot elle brille par toutes les qualit�s masculines. Mais quand arrive le jour o� son a�eul lui r�v�le son secret (dont, tout naturellement, Gabrielle se doutait d�j�), la jeune fille se r�volte, et dans son indignation, elle accable son a�eul de reproches pour son hideux mensonge; elle quitte le ch�teau et se met � la recherche de son cousin, qui, tout comme son p�re, est joueur et libertin. Gabrielle veut r�parer l'injustice de son a�eul. Elle trouve Astolphe dans un repaire de brigands, elle le sauve d'un guet-apens. Les deux jeunes cousins se lient d'amiti�, se logent dans la m�me maison, et il en r�sulte �videmment la d�couverte de la v�rit� et un amour passionn�. L'a�eul et le gouverneur avaient rendu virils la volont� et le caract�re de Gabrielle, mais n'avaient pas r�ussi � changer son cœur de femme. Ob�issant � ce nouveau sentiment, elle suit son bien-aim� dans la modeste demeure de sa m�re. Mais d'une part, malgr� tout l'amour qu'il porte � son amie, Astolphe ne peut se d�gager de ses pr�jug�s masculins, il est jaloux et m�fiant. D'autre part, Gabrielle est trop ind�pendante, trop fi�re, elle ne conna�t aucun de ces artifices f�minins si utiles dans la vie de chaque jour. Elle s'attire par l� l'inimiti� de toute la {145} famille de son mari. Or, le vieux Jules craignant que son perfide mensonge ne se d�couvre, se r�sout, n'importe comment, � se rendre ma�tre de Gabrielle, morte ou vive. La jalousie d'Astolphe vient en aide � son projet criminel; un bravo tue Gabrielle au moment o� celle-ci, �chapp�e � la tutelle de sa belle-m�re, pense � en finir volontairement avec la vie, car elle ne croit plus au bonheur et se sent incapable de vivre, en un esclavage �ternel, sans libert� et sans poss�der la confiance de son mari.

Ce roman dialogu� est tout palpitant de vie, l'action se d�roule rapidement; les caract�res d'Astolphe et de Gabrielle sont vivement esquiss�s, et la lutte de cette �me honn�te, ouverte et courageuse contre son entourage est trac�e de main de ma�tre. Le lecteur se pose avant tout cette question : Pourquoi Gabrielle a-t-elle p�ri? Et l'auteur lui r�pond : C'est que tout ce qui est consid�r� comme vertu et inculqu� � l'homme comme tel, porte malheur � la femme et lui rend la vie impossible. Tant que Gabrielle est en habits d'homme, — tout va bien; mais d�s qu'elle a rev�tu la robe propre � son sexe, toutes ses qualit�s deviennent des d�fauts, comme si, pour les �tres humains de sexes diff�rents, il d�t y avoir deux codes de morale oppos�s. La question, le lecteur le voit, est tr�s int�ressante. Elle apparut, sans doute, � l'esprit de George Sand pendant le s�jour qu'elle fit � Majorque avec Chopin, cet artiste si aristocratiquement exigeant, si maladivement susceptible. Arriv�e � G�n�s et ressaisie par le souvenir de Musset, George Sand fit rev�tir � son th�me la forme des pi�ces de ce po�te, et il faut lui rendre justice, elle y atteint presque la perfection. Un an apr�s, en 1840, Balzac, apr�s avoir lu cette pi�ce, disait � George Sand, dans une lettre in�dite encore, qu'il trouvait l'œuvre superbe et {146} lui conseillait de l'arranger pour la sc�ne. Nous partageons enti�rement l'avis de Balzac et nous trouvons m�me qu'aucune des pi�ces de George Sand, repr�sent�es avec succ�s, f�t-ce m�me le Marquis de Villemer si pr�conis�, n'a, selon nous, ni cette force de vie, ni cette vivacit� d'action que l'on trouve dans Gabriel. Et une fois encore, le ton, le coloris, les types, le dialogue, tout porte le cachet de l'influence ind�niable de Musset. Et la beaut� de la forme fait que cette œuvre n'a aucunement vieilli.

Nous ne dirons rien ici de Jacques dont nous avons d�j� parl� plus haut, et dont nous parlerons encore plus loin. Leone Leoni, un des romans qui a eu le plus de succ�s en son temps aupr�s des contemporains, a maintenant beaucoup vieilli. George Sand avait, on le sait, l'intention de faire le pendant de Manon Lescaut, mais, dans son roman, le r�le de la p�cheresse tentatrice est attribu� au viveur byronisant, Leone Leoni, et celui de Desgrieux, p�rissant par amour pour Manon, � une jeune fille nomm�e Juliette. En son temps Leone Leoni, exer�a une tr�s grande influence sur la jeunesse. Beaucoup de ses lecteurs virent dans ce roman l'expression compl�te de cet amour sublime et plein d'abn�gation, qui, apr�s avoir foul� aux pieds les pr�jug�s re�us et tout respect humain, apr�s avoir tout sacrifi�, ferm� les yeux de la femme aimante sur toutes les faiblesses, les d�fauts, voire m�me sur les vices et les crimes, l'oblige � suivre l'�tre aim� � l'autre bout du monde et � partager avec lui ses malheurs et son d�shonneur.

C'est ainsi que Liszt, par exemiple, comprenait Leone, — roman qui joua dans sa vie un r�le funeste, car son apparition au moment m�me o� se d�cidait le sort des amours de la comtesse d'Agout pour le jeune pianiste, fit suivre, � ce qu'il para�t, � cette t�te exalt�e, l'exemple de {147} Juliette, lui fit partaoer l'exil volontaire du grand musicien et leur fit faire ainsi le premier pas d�cisif dans la voie malencontreuse o� ils s'engag�rent ensemble.

D'autre part, de nos jours, M. Henri Amic trouve que, comme Juliette vaincue par sa passion pour Leone, quitte pour lui un homme d�vou� et aimant, et retombe au pouvoir de l'amour martyrisant, — de m�me George Sand tout en comprenant combien Pagello l'aimait avec d�vouement, ne put n�anmoins r�sister � sa passion toute-puissante pour Musset, qui la ressaisit � son retour � Paris. Voil� pourquoi on pourrait, selon M. Amic, parfaitement consid�rer la lettre d'adieu de Juliette � Bustamente comme la lettre qu'Aurore Dudevant e�t pu �crire � Pagello en ao�t 1834. Cette remarque ne manque pas de justesse, et on peut, si l'on veut, consid�rer encore ce roman comme un « document psychologique ». Dans l'analyse de la passion, George Sand atteint �galement une grande perfection, mais quant � la mise en sc�ne, aux h�ros principaux, aux dialogues, tout cela est tellement vieilli et vieillot, si peu naturel, que c'est l� un des romans de George Sand qu'on pourrait difficilement recommander aux lecteurs de nos jours.

Nous nous permettrons d'analyser �galement ici le Secr�laire intime, quoique �crit avant le voyage de Venise et quoique son action ne se passe pas pr�cis�ment dans cette ville, mais bien dans la patrie fantastique de la reine Agandecca et d'Aldo le Rimeur. Toutefois la belle capitale de la princesse Quintilia Cavalcanti — Monteregale, — quoique �rig�e « dans le go�t oriental » (!), doit, � ce qui para�t, se trouver en Italie, aux environs de G�nes et de Monaco, car c'est par Lyon et Avignon que s'y rend de Paris la belle Quintilia accompagn�e par sa gentille soubrette Ginetta, par son page amoureux Galeotto et par son vieux secr�taire. {148} l'abb� Scipione. C'est aussi sur la route d'Avignon qu'ils rencontrent le noble « jeune homme pauvre », Saint-Julien, qui devient par la suite le « secr�taire intime » de la s�duisante princesse. Et pour s�duisante — elle l'est bien, cette Quintilia aux cheveux noirs comme du jais, — « les plus longs et les plus �pais qu'ait jamais vus Saint-Julien » et qui semblent �tre tout pareils � ceux qui ravissaient tant Musset. Sans compter que cette adorable capricieuse est de tous points une beaut�, qu'elle est p�trie d'esprit, savante comme un professeur allemand, qu'elle lit le grec et le latin comme une patricienne de la Renaissance, qu'elle peut � l'occasion panser une blessure et secourir un malade comme si ce f�t le vieux Deschartres qui le lui e�t enseign�, mais elle est encore, ainsi qu'une �l�ve de St�phane de Grandsagne, tellement �prise d'histoire naturelle qu'elle donne un bal entomologique*, dans son f�erique palais, bal o� toute la petite cour appara�t d�guis�e en papillons �th�r�s aux corsages de velours, en scarab�es reluisants dans leurs justaucorps de satin, en mouches �tincelantes de pierreries et en grillons verts du plus ridicule aspect. Nous nous taisons en outre sur le fait que Quintilia se passionne pour l'art et la litt�rature, qu'elle prend a cœur toutes les graves questions sociales, que dans la petite principaut� gouvern�e par sa blanche main r�gne la justice, et que « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » n'y est point abandonn�e � sa mis�re. Mais, outre tout cela, l'adorable princesse est encore originale � l'exc�s et excentrique outre mesure (il est trop clair qu'elle fume, comme une petite �mancip�e qu'elle est!). Elle est orgueilleuse de son ind�pendance et {149} de sa libert�, elle m�prise l'opinion, se rit des racontars et des calomnies, exige que ses amis sachent l'aimer malgr� tous les bruits r�pandus sur son compte, tous les contes insipides forg�s sur elle et les tr�s r�elles bizarreries de sa conduite. Son calme, sa force et sa fermet�, Quintilia les puise dans son amour pour un certain Max Spark, comte allemand auquel elle est myst�rieusement mari�e, mais qui, en d�robant comme une relique son bonheur et son amour aux yeux et aux appr�ciations des hommes, veut emp�cher que des consid�rations quelconques ou des int�r�ts mesquins viennent se m�ler � cet amour. C'est pour cela qu'il ne veut pas appara�tre aux humains dans le r�le de « prince-consort », orgueilleux de son titre et de son bonheur. Il va sans dire que ce mariage secret devient la cause de calomnies, de m�disances et de turpitudes pour Quintilia, m�me de la part de Galeotto et de Saint-Julien qui — tout comme les autres — s'�prennent de leur adorable souveraine. Il est clair aussi que tout s'arrange pour le mieux. La fable du conte, avec tous ses d�guisements, tous ces pavillons myst�rieux, toutes ses apparitions, myst�rieuses aussi, des m�mes personnages sous des noms diff�rents, et tout cet enchev�trement impossible, semble aux yeux du lecteur de 1899 bien extravagante et bien peu naturelle. Du reste, George Sand jugeait elle-m�me son roman tr�s s�v�rement et le fit � plusieurs reprises dans ses lettres � Sainte-Beuve. C'est ainsi qu'elle lui �crit, par exemple, le 14 novembre 1833. « Maintenant je viens vous demander, non plus une marque d'indulgence, mais une preuve d'amiti�. C'est de lire le manuscrit de le Secr�taire intime, avant que l'impression en soit commenc�e. Donnez-moi votre avis tandis qu'il est temps encore de faire des corrections. Je ne promets pas de me rendre aveugl�ment � toutes vos critiques : {150} nous avons tous une partie de nous-m�me en jeu dans nos œuvres, et nous tenons souvent autant � nos d�fauts qu'� nos qualit�s; mais un lecteur �clair� voit mieux que nous, quand nous rendons bien ou mal nos id�es les plus personnelles, et nous emp�che de donner une mauvaise forme � nos sentiments. Je fais du reste fort peu de cas de ce que je vous envoie. Ce n'est ni un roman, ni un conte, c'est, je le crains, un pastiche d'Hoffmann et de moi. J'ai voulu m'�gayer l'esprit, mais je ne sais si j'�gayerai le public. Je crois que l'ouvrage est beaucoup trop �tendu pour la valeur du sujet, qui est frivole. J'en avais d'abord fait une nouvelle; le besoin d'argent et je ne sais quelles dispositions fac�tieuses de mon esprit m'ont fait barbouiller beaucoup plus de papier qu'il n'aurait fallu. Prenez toutes ces choses en consid�ration, et, si vus trouvez le livre pitoyable, ne me d�couragez pas trop ».

[{148}] * Cet �pisode pittoresque fut avant l'apparition du roman ins�r� s�par�ment dans un recueil et fut acclam� avec un grand enthousiasme par le public d'alors.

Et le 27 novembre elle �crit encore � Sainte-Beuve : « Non, mon ami, vos critiques ne m'ont pas f�ch�e contre vous, mais bien contre moi qui les m�rite... j'ai retranch� toute la partie champ�tre, et j'ai abord� tout de suite la Cavalcanti (l'h�ro�ne du roman, on s'en souvient); — de cette mani�re, le conte se passe tout entier dans ce monde de fantaisie o� je l'avais conduit si maladroitement. Vous avez raison d'aimer mieux les choses compl�tement r�elles, moi, j'aime mieux les fantastiques; mais je sais que j'ai tort; aussi n'en ferais-je que peu, de temps en temps et pour m'amuser. J'aurais bien fait, dans mes int�r�ts, de publier, apr�s L�lia, un roman plus rapproche du genre de Walter Scott, mais cette Quintilia �tait avanc�e dans mon portefeuille, et le besoin d'argent ne m'a pas permis de l'y garder plus longtemps. La m�me raison m'emp�che de changer la mani�re g�n�rale du conte; pour {151} cela il faudrait le recommencer, et il n'en vaut d'ailleurs pas la peine. La seule pens�e que j'y ai cherch�e, c'est la confiance dans l'amour pr�sent�e comme une belle chose, et la butorderie de l'opinion comme une chose injuste et b�te. J'avais, comme vous l'avez tr�s bien aper�u, commenc� cette histoire de Saint-Julien dans d'autres vues, et les deux corps se joignaient fort mal. Je l'ai donc retir� pour en faire le commencement d'une historiette toute rustique, et j'ai mis dans la bouche de mon secr�taire intime, dans le courant de son s�jour � Monteregale, un r�cit de sa jeunesse o� j'ai t�ch� de tracer son humeur d'une mani�re qui s'harmonise mieux avec la suite. Je ne suis pas de votre avis sur deux choses : d'aord l'amour que Quintilia devait avoir, selon vous, pour lui; ensuite l'indulgence qu'elle devrait avoir � la fin. Je crois que dans l'un et l'autre cas ce serait alt�rer le caract�re �tourdi, mais probe et ferme, que je veux donner � ma princesse. Seulement je profiterai encore de vos objections, qui sont bonnes par elles-m�mes; je me chargerai, moi conteur, ou bien quelqu'un de mes personnages, d'avouer au lecteur que la Cavalcanti n'est pas sans imprudence et sans tort. C'�tait bien l� mon id�e, en la montrant et si sage et si folle. »

On le voit, George Sand �tait m�contente de son œuvre, et vovait tous ses d�fauts, mais son roman lui tenait � cœur par la partie de son �tre qu'elle y avait mise, ce qui nous explique aussi pourquoi Balzac trouvait tant de ressemblance entre Quintilia et Aurore Dudevant*. Et le trait personnel et intime que l'auteur avait mis dans ce roman, ce fut justement cette confiance dans l'amour, ce bonheur {152} cach� aux yeux du monde, qui permet de supporter avec calme les m�disances, les haines et les calomnies, comme le faisait George Sand en l'automne de 1833, car son amour pour Musset lui donnait une f�licit� sans nom. Ce fut aussi ce bonheur confiant qui fit du Secr�taire intime comme la contre-partie de L�lia la m�fiante et la sceptique.

[{151}] * Voir la lettre de Balzac � Mme Hanska que nous citons dans le chapitre XIII.

Nous nous demandons encore si la partie champ�tre, enlev�e au roman qui avait pour sujet la jeunesse si triste du h�ros et peignait ses m�ditations solitaires, apr�s avoir �t� modifi�e, ne servit pas ensuite pour Andr�, roman que George Sand �crivit � Venise au cours de l'hiver et du printemps de 1834. Andr�, quoique �crit dans cette ville, se passe en Berry, nous nous permettrons donc de l' analyser ailleurs.

Les Nouvelles v�nitiennes proprement dites furent �crites entre 1834 et 1838; ce sont : Mattea (1835), les Ma�tres mosa�stes (1837), la derni�re Aldini (1837), l'Uscoque (1838), l'Orco (1838). La plupart commencent par un petit prologue : A Venise, sous la treille (lisez � Nohant, sur la terrasse), par un beau clair de lune et aux chants du rossignol, s'est r�unie une petite soci�t� d'amis; le po�te Zorzi (c'est-�-dire George, prononc� � la v�nitienne), l'abb� Panorio,le docteur Acroc�ronius, le Turc Asseim-Zuzuf, la belle Beppa et L�lio, chanteur d'op�ra (tous ces personnages avaient d�j� paru dans les Lettres d'un voyageur, et, sous ces noms d'emprunt on doit reconna�tre Musset, Pagello, sa sœur, la comtesse d'Agoult, Liszt, George Sand, etc.) On soupe ga�ment, on chante, on fume, on savoure la sieste, et, tour � tour, on se raconte des histoires int�ressantes, pr�sent�es par l'auteur � ses lecteurs. Ainsi, par exemple, l'abb� Panorio raconte, soi-disant, l'histoire des Ma�tres mosa�stes, �crite par George Sand � la pri�re de {153} son petit Maurice, qui ayant peaucoup pleur� sur Paul et Virginie, avait demand� � sa m�re d'�crire pour lui une histoire o� il n'y e�t pas d'amour*... C'est ce que fit George Sand en �crivant une charmante nouvelle tir�e de la vie des artistes de la Renaissance, o� aucun des personnages n'a rien � faire avec « ce vilain amour » qui d�plaisait tant au petit Maurice Dudevant. Cette nouvelle peut parfaitement �tre recommand�e comme lecture � la jeunesse; elle est instructive et �l�gamment �crite, tant soit peu ennuyeuse pour nous autres lecteurs, mais on y respire un souffle vraiment artistique, et l'on sent que le graveur Calamatta, ami de George Sand, � qui elle avait demand� des conseils lorsqu'elle �crivait ce livre, a d� lui communiquer beaucoup de choses sur la vie des artistes, et qu'il a servi lui-m�me de mod�le � George Sand, pour peindre son ma�tre ami de l'id�al**.

* M. Skalkovsky, dans son article sur George Sand (faisant partie de son livre : « Les femmes �crivains du XIXe si�cle » (Saint-P�tersbourg, 1865, en russe) assure tout le contraire de la v�rit�, en disant que le petit Maurice avait �t� trop �mu par la lecture des Ma�tres Mosa�stes, « livre peu adapt� � la lecture de cet enfant ».

** Voir la Correspondance, t. II, p. 73-81. Sur la pri�re de George Sand, Luigi Calamatta lui avait envoy� des dessins et des descriptions des costumes de la Renaissance. Elle lui �crit peu apr�s : « Lisez dans le prochain num�ro de la Revue les Ma�tres Mosa�stes. C'est peu de chose, mais j'ai pens� � vous en tra�ant le caract�re de Valerio. J'ai pens� aussi � votre fraternit� avec Mercuri. Enfin je crois que cette bluette r�veillera en vous quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse... »

Le chanteur L�lio raconte l'histoire des deux Aldini, la m�re et la fille, qui, l'une apr�s l'autre, lui ont donn� leur amour. La premi�re s'est �prise de l'humble gondolier, chantant � la poupe de sa gondole de simples chansons, et l'a pris en son palais, pour lui faire cultiver sa voix admirable et son talent musical. Le jeune gondolier sut se {153} garder des s�ductions du luxe et m�me de celles de l'amour, et sauva par l�, la candide et faible Aldini pr�te � tout lui sacrifier. Devenu chanteur d'op�ra et c�l�bre, L�lio fait connaissance avec la fille d'Aldini, cette petite Alezia, qu'il avait autrefois berc�e, et qui est � pr�sent une beaut� alti�re se jouant de ses adorateurs comme un chat avec les souris. C'est ce qu'elle essaie de faire avec L�lio, mais elle tombe elle-m�me passionn�ment amoureuse de lui. Pourtant, lorsqu'elle d�couvre que L�lio n'est autre que le petit chanteur que sa m�re avait jadis aim�, et qui l'avait noblement fuie, soucieux de son bonheur et de sa tranquillit� � elle, autant que de son art et de sa libert� � lui, Alezia renonce � son amour, �pouse son cousin, et L�lio retourne � sa vie errante et libre et � son art ador�. Ce qu'il y a de mieux r�ussi dans ce roman, c'est le caract�re de la jeune fille. Ce m�lange de coquetterie et de fiert�, de petites ruses et de grande droiture, de douceur f�minine et de hardiesse, font de la jeune Aldini un des types de femme les plus sympathiques et les plus attachants de George Sand.

Mattea est un charmant et gai tableau de genre de la vie v�nitienne. George Sand a essay� d'y peindre les types vari�s de la population cosmopolite de Venise, que l'�crivain observait en fumant sa cigarette sur la place Saint-Marc, en compagnie de Musset ou de Pagello ou en parcourant, avec lui et avec ses amis, les �les de l'archipel v�nitien. C'est �crit avec beaucoup d'humour et de finesse, et m�me, malgr� son coloris romantique, c'est tout � fait r�aliste, surtout dans la peinture du caract�re et de la vie de Mattea elle-m�me, qui sont dessin�s d'apr�s nature, — une nature tr�s connue de l'auteur. Voici par exemple le portrait de Mattea : « Elle �tait dou�e d'une imagination {155} vive, facile � exalter, d'un cœur fier et g�n�reux et d'une grande force de caract�re. Si ses facult�s eussent �t� bien dirig�es dans leur essor, Mattea e�t �t� la plus heureuse enfant du monde, mais Mme Loredana (sa m�re), avec son caract�re violent, son humeur �cre et querelleuse, son opini�tret� qui allait jusqu'� la tyrannie, avait sinon g�t�, du moins irrit� cette belle �me au point de la rendre orgueilleuse, obstin�e, et m�me un peu farouche. Il y avait bien en elle un certain reflet de caract�re absolu de sa m�re, mais adouci par la bont� et l'amour de la justice... Une intelligence �lev�e qu'elle avait re�ue de Dieu seul, et la lecture furtive de quelques romans pendant les heures destin�es au sommeil, la rendaient tr�s sup�rieure � ses parents, quoiqu'elle f�t tr�s ignorante et plus simple peut-�tre qu'une fille �lev�e dans notre civilisation moderne ne l'est � l'�ge de huit ans. Élev�e rudement, quoique avec amour et sollicitude, r�primand�e et m�me battue dans son enfance pour les plus l�g�res inadvertances, Mattea avait con�u pour sa m�re un sentiment de crainte, qui souvent touchait � l'aversion. Alti�re et d�vor�e de rage en recevant ces corrections, elle s �tait habitu�e � les subir dans un sombre silence, refusant h�ro�quement de supplier son tyran, ou m�me de para�tre sensible � ses outrages. La fureur de la m�re �tait doubl�e par cette r�sistance... En grandissant, Mattea avait appel� la prudence au secours de son oppression, et par frayeur, par aversion peut-�tre, elle s'�tait habitu�e � une stricte ob�issance et � une muette ponctualit� dans sa lutte, mais la conviction qui encha�ne les cœurs s'�loignait du sien chaque jour davantage... Ce qui la r�voltait peut-�tre le plus et � juste titre, c'�tait que sa m�re, au milieu de son despotisme, de ses violences et de ses injustices, se piqu�t d'une aust�re d�votion, et la {156} contraignait aux plus �troites pratiques du bigotisme... Tout en aimant la vertu, tout en adorant le Christ et en d�vorant � ses pieds chaque jour bien des larmes am�res, la pauvre enfant avait os�, chose inou�e dans ce temps et dans ce pays, se s�parer int�rieurement du dogme � l'�gard de plusieurs points arbitraires. Elle s'�tait fait, sans beaucoup de r�flexions et sans aucune controverse, une religion personnelle pure, sinc�re, instructive... »

Isol�e, ne trouvant d'appui en personne, pas m�me en sa marraine, la duchesse Gica, aussi faible et aussi capricieuse que la vieille a�eule d'Aurore, tomb�e en enfance dans ses derni�res ann�es (� laquelle cependant, elle ne ressemblait nullement), Mattea, peu � peu, s'adonne aux id�es les plus sombres, les plus m�lancoliques, et r�ve au bonheur de s'�loigner dans le d�sert, au charme d'une vie solitaire au sein de la nature. On croirait lire des pages de l'Histoire de ma Vie, et l'on est tent� de substituer aux noms de Loredana et de Mattea, les noms de Sophie-Antoinette et d'Aurore. Les lignes o� l'auteur de Mattea raconte de quelle mani�re peu d�licate et fort indiscr�te le cur� de l'h�ro�ne l'avait trait�e dans une de ses confessions o� elle eut le courage de refuser l'absolution et de renoncer � la confession, ne rappellent pas moins l'incident bien connu du lecteur dans la vie d'Aurore. La soudaine r�solution m�me de Mattea de fuir l'atmosph�re insupportable de la maison paternelle et sa lettre na�ve � Aboul-Amet, qu'elle connaissait � peine, et � qui elle demandait de la recueillir chez lui, — r�veille involontairement chez nous le souvenir de la r�solution irr�fl�chie, subite, d'Aurore d'�pouser Casimir Dudevant, — qu'elle ne connaissait pas davantage, — pour l'unique raison de se soustraire � la vie commune avec sa m�re. C'est ainsi que dans cette charmante bluette, nous voyons George {157} Sand transporter dans un cadre v�nitien et donner une vive couleur locale � des sentiments personnellement v�cus, � des impressions et des observations puis�es dans sa propre vie.

Asseim-Zuzuf, Turc impassible, raconte impassiblement l'Uscoque, une histoire pr�tendue r�elle, ayant servi de th�me � Byron pour �crire son Lara et son Corsaire. Zuzuf, � ce qu'il dit, avait connu Byron et lui avait racont� cette histoire, c'est-�-dire, en d'autres termes, que l'Uscoque est un essai de George Sand d'�crire un conte int�ressant, o� les personnages seraient des h�ros � la Byron. Elle a parfaitement r�ussi; le conte est int�ressant au plus haut point, m�me pour ceux des lecteurs d'aujourd'hui qui cherchent dans la litt�rature quelque chose de plus qu'une de ces fables attachantes et na�ves qui faisaient les d�lices des lecteurs de 1838. Les h�ros sont suffisannnent byroniens, les h�ro�nes, comme toutes celles de Byron, ne se distinguent que par leur beaut� et leur douceur. On y rencontre aussi le type pr�f�r� de Byron en la personne de la Turque Naam, d�guis�e en page, qui ne quitte point d'un pas son diabolique seigneur. C'est tout ce que nous pouvons dire de l'Uscoque, en y joignant l'adage si rebattu des critiques fran�ais, lorsqu'ils n'ont rien de mieux � dire : « C'est merveilleux de style. » Nous n'entreprendrons pas d'analyser la donn�e g�n�rale, ni de raconter au long le sujet de ce roman*, sans contredit tr�s bien �crit, mais qui pour nous est empreint d'un cachet par trop romantique. Dosto�ewsky, qui avait lu l'Uscoque avant tous les autres {158} romans de George Sand, en fut charm�, comme il le fut, du reste, de tous les contes v�nitiens; il y appr�ciait surtout les types de jeunes filles, « fortes dans leur puret� et leur candeur ». Mais, malgr� tonte notre admiration pour le grand �crivain, nous ne pouvons faire le sacrifice de notre opinion et placer l'Uscoque au nombre des « œuvres choisies » de George Sand, qui, il faut l'esp�rer, para�tront un jour comme celles de Voltaire, de Rousseau et d'autres grands �crivains.

[{157}] * Mme Louise Courvoisier a essay� de le faire dans une brochure consacr�e � cette œuvre, qu'elle critique s�v�rement au point de vue moral, « A George Sand, sur son romcm intitul� l'Uscoque », par Mme Louise Courvoisier. Paris, Lemoine, 1839, in-8°, 56 pages.

C'est dans ce recueil que devrait, par contre, entrer l'Orco, histoire myst�rieuse que la belle Beppa raconte � ses amis pendant une soir�e ti�de et orageuse. C'est une histoire triste et �trange o�, « comme dans un song�, tout semble invraisemblable, � l'exception du sentiment qui l'a fait na�tre* ». Tout dans ce roman est fantastique et f�erique; mais le sentiment dont il est p�n�tr�, sentiment d'am�re indignation contre la domination autrichienne, la douleur de voir la d�cadence, l'humiliation et la soumission servile des V�nitiens, le regret cuisant de l'ancienne puissance de Venise, — la belle endormie, — voil� ce qui se fait sentir � chaque ligne de ce conte. Tout le r�cit est maintenu dans ce vague et myst�rieux coloris qui ne se d�ment nulle part et qui ne permet pas au lecteur de d�finir qui fut cette inconnue myst�rieuse p�rissant dans les flots en voulant faire p�rir avec elle le jeune officier autrichien Franz Lichtenstein. Était-ce bien cette V�nitienne, « la plus belle de nos amies », comme l'appelle au commencement Beppa, ou est-ce la personnification de Venise, p�rissant, parce qu'elle avait li� amiti� avec son ennemi, ou est-ce enfin tout simplement « l'Orco, le Trilby {159} v�nitien, qui n'est dangereux que pour les oppresseurs et les tyrans », comme le d�clare Beppa dans la conclusion? Cela nous laisse l'impression de quelque chose d'ind�cis, de vaguement charmant, comme baign� du cr�puscule transparent des lagunes v�nitiennes, et de profond�ment triste. On y sent d�j� le po�te qui, vingt ans plus tard, saluera comme publiciste, la guerre pour l'ind�pendance de l'Italie. Dans son po�me fantastique et dans le bien sobre article de journal, le sentiment est le m�me : douleur et indignation contre l'oppression d'un peuple jadis si grand; d�sir de le voir rena�tre � la libert�; joie � la vue de sa r�surrection apr�s un long sommeil ressemblant � la mort.

[{158}] * L�on Tolsto�, Anna Karenine.

Les Lettres d'un Voyageur, Mattea, l'Uscoque , les Ma�tres mosa�stes, l'Orco, la premi�re partie de Consuelo, tous ces romans et nouvelles nous transportent non seulement dans l'atmosph�re po�tique de Venise, — la reine endormie des mers, — et nous d�peignent d'une mani�re admirable, son calme, son palais, ses �glises, ses lagunes, ses verts canaux, son ciel serein, son air doux et pur, la vie grouillante de ses ruelles, sa population composite, la ga�t�, la simplicit� et le laisser-aller de ses habitants, la soumission b�nigne et somnolente d'un peuple insouciant; mais il brille encore dans toutes ces œuvres comme un reflet de la grandeur et de la gloire pass�es de cette reine de l'Adriatique, et nous ne connaissons aucun po�te, apr�s Byron, qui, comme George Sand, nous fasse ainsi partager ses regrets de la d�cadence de cette belle cit� et savourer la po�sie de son ancienne vie. C'est qu'� Venise, comme autrefois dans les Pyr�n�es, George Sand �tait toute remu�e par les moindres impressions. De l�, il r�sulte qu'� c�t� des exquises descriptions de son cher Berry, les plus belles peintures que l'on trouve dans son œuvre sont : {160} les tableaux des Pyr�n�es et les esquisses v�nitiennes, fra�ches comme des aquarelles. C'est que dans les Pyr�n�es, comme � Venise, George Sand ne regardait pas les œuvres de Dieu avec les veux d'une indiff�rente, mais semblait les saluer avec l'ivresse d'une �me dont toutes les cordes vibraient.


Variantes

  1. L'influence qu'il ont {PN} (nous corrigeons)
  2. Comtesse de Rudolstad {PN} (nous corrigeons)
  3. lecteur c'est, un {PN} (nous corrigeons)