WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
**
1833-1838
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome **

CHAPITRE XI
(1835-1836)

Michel de Bourges. — Lettres de femme et Journal du docteur Piffo�l. — Le Po�me de Myrza et le Dieu inconnu. — Le proc�s en s�paration et les autres proc�s avec M. Dudevant.



{[249]} A la fin du mois de mai 1833, Liszt et la comtesse d'Agoult partirent ponr la Suisse, Michel retourna � Bourges, et George Sand resta � Paris pour finir � la date oblig�e son roman : Simon, promis � Buloz. Il commen�ait � faire chaud, et le s�jour dans la mansarde du cinqui�me �tage devenait insupportable. De ses fen�tres, qui donnaient dans la cour int�rieure, George Sand vit qu'au rez-de-chauss�e de sa maison, alors � moiti� d�molie pour cause de grandes r�parations, il y avait au niveau m�me du jardin un logement vide. Les portes, il est vrai, y �taient enlev�es, tous les coins encombr�s de pierres et de d�combres, mais l'air �tait frais dans les grandes chambres, tout �tait tranquille, et le petit jardin, ferm� pour tout le monde, lui offrait un abri o� elle pouvait se retirer sans avoir � craindre d'�tre d�rang�e. Enchant�e d'avoir trouv� au centre m�me du bruyant Paris la solitude, la libert� dans le calme et, le comble de ses r�ves, « une maison d�serte », elle s'empara sans h�siter du logement et y installa son cabinet de travail en transformant un �tabli de menuisier en table � �crire. Seuls, le portier qui lui avait c�d� la clef du jardin, et la {250} femme de chambre qui lui apportait les repas et les lettres, savaient o� elle passait ses journ�es et lui en gardaient le secret. Les araign�es, les souris et les merles, les chardons et les orties envahissaient son refuge; mais c'�tait cet abandon m�me qui charmait le po�te. Souvent aussi elle descendait le soir au jardin pour s'y promener en libert� par les petits sentiers couverts d'herbe, ou s'adonner � la r�verie, assise sur les marches bris�es du perron. C'est ce jardin qu'elle a fait d�crire plus tard, dans Isidora, par le h�ros de son œuvre, Jean Laurent. A la fm du mois de juin, elle fit un court s�jour � Nohant. Convaincue une fois de plus que la vie sous le m�me toit que Dudevant �tait pour elle chose impossible, elle alla au commencement de juillet � Bourges o� l'attirait le d�sir de se rapprocher de Michel et o� elle s'installa encore dans une maison d�serte, qu'une de ses amies avait mise � sa disposition. Voici les dates que nous trouvons sur la feuille volante d�j� cit�e plus haut :

« Revenue ici (� Nohant) le 21 ou 22 juin. Michel ici le 24. Je le conduis � Bourges. Je pars au commencement de juillet; je vais � Bourges par Ch�teauroux. Lamennais*. A Paris fin de juillet. A Nohant le 6 ao�t, Michel vient le 8, je le conduis � Ch�teauroux. Je reviens � Nohant jusqu'au 1er septembre. Tout septembre, � Paris. Revenue ici le 30... »

* Lamennais l'invitait � venir faire un s�jour � la Chenaie, mais elle n'y est pas all�e. (Voir Histoire de ma Vie, t. IV, p. 375-376.)

C'est dans la petite maison d�serte, � Bourges, dans une solitude compl�te, — les repas lui �taient apport�s du dehors, — qu'elle passait le temps � �tudier la phr�nologie d'apr�s Lavater, Gall et Spurzheim. C'est l� qu'elle �crivit la septi�me Lettre d'un voyageur « sur Lavater et une maison d�serte », d�di�e � Liszt, lettre � laquelle celui-ci r�pondit {251} par ses trois premi�res Lettres d'un Bachelier es musique*. La correspondance entre George Sand et ses nouveaux amis en Suisse �tait en g�n�ral d�j� assez active � cette �poque. Notons cependant un fait passablement curieux. Bien que les lettres � la comtesse d'Agoult et � Franz Liszt respirent la m�me cordialit� sinc�re et simple, et qu'elles soient �galement pleines d'�panchements de cœur et d'explications, on sent parfois dans celles que George Sand �crivait � Mme d'Agoult l'intention de faire de la « litt�rature », une animation un peu artificielle, une certaine coquetterie d'esprit, quelque chose qui tient du style des amoureux, non pas pr�cis�ment un d�sir conscient de charmer sa correspondante, mais bien celui de lui prouver son attachement et son admiration. Les lettres � Liszt, pleines de verve et d'abandon, sont �crites sur un ton de bonne camaraderie, et en m�me temps elles touchent constamment aux diff�rents int�r�ts s�rieux de l'art et aux grandes œuvres du jour. Sans le savoir elle-m�me, George Sand y parle involontairement le langage de son correspondant, jugeant comme lui les choses et les hommes, sentant comme lui, partageant ses id�es et ses tendances, surtout dans les questions qui traitent de l'art. Il est � regretter que nous ne sachions rien sur les conversations qu'ils eurent au printemps, outre les quelques lignes que leur consacre Liszt dans sa premi�re Lettre d'un Bachelier �s musique, o� il dit qu'il aime � revenir par la pens�e au temps o� lui et son ami le Voyageur, assis aupr�s du feu et envelopp�s par la fum�e de leurs cigares, causaient sur les grands probl�mes sociaux, qu'on lui « d�fend de traiter dans les colonnes de la Gazette musicale ». Mais d'apr�s la {252} Correspondance de George Sand et les lettres in�dites de Liszt on voit qu'ils se sont compris d�s les premiers temps comme « �mes de m�me calibre », r�sonnant � l'unisson. Liszt a d� insensiblement inspirer � George Sand ce qui lui manquait � cette �poque, — la conviction de la saintet� de la vocation artistique, de la n�cessit� de traiter l'art s�rieusement et de tout cœur comme une chose divine, du grand r�le de l'art et des artistes dans le pr�sent et l'avenir de l'humanit�. Les conversations et les id�es de Liszt se refl�tent d'une part dans le passage de la Lettre � Everard o� George Sand d�fend l'art et les artistes contre les exigences barbarement utilitaires du d�magogue, et d'autre part dans la septi�me des Lettres d'un voyageur (� Liszt) et dans la onzi�me � Meyerbeer, qui sont l'une et l'autre l'�cho des id�es de Liszt; enfin, on en retrouve la trace dans une s�rie de romans ult�rieurs o� apparaissent des artistes, ce sont : La derni�re Aldini, Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, Carl, Lucrezia Floriani, le Ch�teau des D�sertes, le Ch�teau de Pictordu, etc., etc. Au lieu de continuer � proclamer le droit des artistes � une plus grande libert� que les simples mortels, on voit surgir dans ces romans la notion de la source divine de tout talent, l'obligation pour tout artiste d'�tre un homme sup�rieur aussi dans la vie priv�e, celle du devoir de se rendre utile aux hommes et du r�le sacerdotal des artistes dans l'�tat de l'avenir : G�nie oblige. C'�taient les id�es et les convictions de Liszt. On est donc tr�s d�sagr�ablement surpris, en lisant l'Histoire de ma Vie, de voir que George Sand, sous l'influence de sa rupture avec Mme d'Agoult, n'ait pas trouv� impossible de passer sous silence ce c�t� de ses relations avec le grand compositeur qui joua un r�le important {253} dans le d�veloppement de ses id�es sur l'art, et de voir qu'elle a m�me t�ch� d'attribuer tout ce r�le � d'autres c�l�brit�s qui l'entouraient durant la p�riode de ses recherches de la v�rit�. Mais le critique impartial qui compare les œuvres et les lettres de Liszt � celles de George Sand ne laisse pas de remarquer l'action �vidente que ces deux grandes natures d'artistes ont exerc�e l'une sur l'autre. Selon le biographe de Liszt, Mlle Lina Ramann, ce serait George Sand qui, au d�but de leur amiti�, aurait eu une influence fatale et pernicieuse sur le jeune musicien en d�veloppant en lui un romantisme excessif et en nourrissant en son �me, au d�triment des qualit�s morales, les �l�ments de la passion d�j� suffisamment puissants en lui � l'�ge qu'il avait alors. Mais n'oublions pas, encore une fois, que l'on ne doit pas ajouter foi � tout ce que l'abb� Liszt a racont� dans sa vieillesse, lorsqu'il devait n�cessairement bl�mer la conduite de ses jeunes ann�es. En outre, l'action litt�raire de George Sand sur Liszt �crivain nous offre bien plus d'int�r�t et d'importance que l'influence g�n�rale de l'esprit romantique sur les sentiments et les id�es de la jeunesse d'alors, partag�s par l'auteur des Rapsodies et des Ann�es de p�lerinage.

* [{251}] Voir plus haut.

Quoi qu'il en soit, en 1835 George Sand, Liszt, et Mme d'Agoult s'�crivaient constamment et souhaitaient de se revoir. Toutefois, malgr� tout son d�sir de profiter des invitations r�it�r�es de Liszt et d'aller en Suisse, Aurore Dudevant ne s'y rendit pas cette ann�e-l�, et ses amis l'y attendirent un bonne dizaine de mois. Voici quelques lettres in�dites de Liszt, de la premi�re moiti� de 1836, qui nous prouvent combien l'amiti� de l'illustre musicien pour son ami le Voyageur �tait grande et sinc�re :

{254}        « Cher George,

« Je ne sais ni o� ni comment ce peu de lignes vous trouveront; peu importe, pourvu qu'elles vous rappellent quelques minutes un ami, un fr�re, dont l'affection et le d�vouement vous sont acquis pour toujours. Les trois ou quatre lettres que vous avez �crites � M[arie] et qu'elle m'a communiqu�es (contre son habitude), m'ont fait un v�ritable plaisir. La promesse que vous lui r�it�rez de venir nous voir ce printemps m'est aussi bien douce. Toutefois, j'h�site encore un tout petit peu � croire � la r�alit� de votre apparition fantastique � Gen�ve. Avouez que c'est un scepticisme raisonnable et quasi l�gitime; mais Dieu veuille que vous le confondiez � tout jamais, et cela au plus t�t. Ces jours derniers, votre nom a circul� dans tout Gen�ve. Il para�t que votre sot-syst�me*, est en correspondance avec Mme Clermont-Tonnerre, et qu'il l'a pr�venue de votre prochaine arriv�e. Sur cela, grande rumeur et alerte dans le pays, comme bien vous pensez. Malheureusement, c'est comme la pi�ce du sieur Shakespeare : Much to do about nothing**, et comme je ne suis pas s�r que (vous) sachiez l'anglais, voici la traduction fran�aise en regard : « beaucoup de bruit pour rien ».

* C'est-�-dire Sosth�nes de la Rochefoucauld, qui fut constamment l'objet de moqueries et de calembours dans les lettres de Mme d'Agoult, de George Sand et de Liszt.

** C'est-�-dire « Much ado about nothing ».

Si vous venez, vous me trouverez prodigieusement h�b�t�! Depuis six mois je ne fais qu'�crire, �crivasser et �crivailler des notes de toutes les couleurs et de toutes les fa�ons. Je suis convaincu qu'en les supputant, on en {255} trouverait quelques milliards. Aussi, je le r�p�te, suis-je devenu scandaleusement b�te, et, comme dit le proverbe, stupide comme un musicien. Peut-�tre serais-je plus � votre fantaisie ainsi, car je me rappelle que vous aviez une profonde aversion pour mes connaissances philosophiques et ontologiques, et c'�tait fort judicieux de votre part. « O vous, non pas Lelia, mais », etc., etc.

A l'occasion de votre ci-devant ami Sainte-Beuve, que dites-vous de l'�pisode de 8 000 vers de po�me humanitaire? Quant � moi, j'avoue que je ne me rangerai pas tr�s volontiers au nombre des thurif�raires de cette nouvelle incarnation de Dieu, un peu myst�rieusement cach� cette fois-ci. Tout en admirant certains d�tails, certaines journ�es de certaines �poques et surtout quelques vers �pars qui sont vraiment sublimes, il m'est impossible d'accepter comme une grande œuvre l'ensemble de Jocelyn. N�anmoins je n'ose pas me prononcer davantage avec vous, car je crains terriblement que vous ne trouviez tout cela, depuis la premi�re syllable jusqu'� la derni�re, magnifique et inou�.

En attendant que nous puissions en causer plus au long, laissez-moi vous dire grossi�rement que j'aimerais mieux avoir fait trente pages de Lelia que tout cet �pisode o� la m�diocrit� de la pens�e et du sentiment para�t si souvent � travers les n�buleux nuages d'un sentimentalisme convenu.

Vraiment, Sainte-Beuve a fait un tour de force en assimilant JocelynRobinson Cruso�, et cela sans que Lamartine puisse s'en apercevoir le moins du monde. C'est un trait de j�suite dont il faut le complimenter.

On m'a dit, ces jours derniers, que Didier (de Gen�ve) devait aller passer quelque temps aupr�s de vous; dites-moi ce qui en est de cette nouvelle histoire � laquelle je n'ajouterai {256} de foi que ce que vous voudrez. Il y a longtemps que vous n'avez rien donn� � la Revue; votre proc�s vous a sans doute pris beaucoup de temps. J'esp�re qu'enfin vous �tes compl�tement lib�r�e del marito, personnage de com�die par excellence et qui ne devrait jamais avoir d'autre r�alit�. Ce qu'il y a de ravissant dans cette affaire, c'est la confidence des articles de journaux annon�ant votre retour aux devoirs conjugaux (Vide la Chronique de Paris, entre autres) et la diplomatie consomm�e de Votre Seigneurie. Je suis excessivement curieux (et cela une des premi�res fois de ma vie) de vous entendre raconter les commencements, le milieu et la fin de cette affaire qui, je n'en doute pas, a d� tourner enti�rement � votre avantage.

Si vous a �tiez homme � me dire � l'avance le jour de votre arriv�e (la possibilit� hypoth�tique de la chose une fois admise), j'irais vous attendre � la diligence avec une chaise � porteurs, comme c'est l'usage ici, et une musique ambulante, afin de vous reconduire triomphalement � la rue Tabazan! la rue du (sic!) Rousseau, � la maison du Rousseau o� nous demeurons.

Comme Puzzi s'est permis de me dire que c'�tait surtout un obstacle mat�riel fort commun en ce temps-ci, qui vous retenait l�-bas, je vous renouvelle en mon nom l'offre que vous a faite l'autre jour M[arie]. Au besoin je ferai sortir un petit capital de mon petit doigt, pour vous... »

(La fin de cette lettre — bien s�r une feuille de deux pages — manque).

Au printemps de 1836, George Sand passa un mois � Paris*, et Liszt que ses affaires personnelles rappelaient aussi en France, s'empressa d'aller la rejoindre; mais il ne {257} l'y trouva plus, comme on le voit par la lettre suivante :

* Voir Correspondance.


        « Cher George,

« Je suis venu jusqu'� Paris pour vous relancer; jugez de mon d�sappointement en apprenant votre fuite. Ne pouvons-nous donc plus nous revoir? Dans cinq semaines je quitterai Gen�ve, pour aller � Naples. M[arie] aurait bien d�sir� vous faire l'hospitalit� pendant une dizaine de jours au moins, avant de nous s�parer pour si longtemps. Mais, comme je vous l'ai dit, je ne vous presserai plus d'accepter. Vous savez combien nous vous aimons et quel bonheur votre venue serait pour nous...* Enfin, esp�rons encore.

* Des points dans l'original.

« Vous ne m'�crivez plus. Je ne sais nullement ce que vous devenez. Parlez-moi � cœur ouvert et longuement la prochaine fois que vous me donnerez de vos nouvelles. Il y a entre nous comme une solution de continuit� qui m'afflige parfois. Ai-je tort? Adieu. Je suis horriblement press� par une multitude d'affaires qu'il me faut terminer avant vendredi (jour fix� pour mon d�part).

« Adieu encore; tout � vous fraternellement.

« F. Liszt. »    

    Paris, mardi matin.

Au verso : Madame George Sand.

                La Ch�tre.


C'est bien � ces deux lettres que George Sand r�pond par ses lettres du 5 et du 25 mai — ins�r�es dans sa Correspondance et adress�es � Liszt lui-m�me et � la comtesse d'Agoult, qui avait d�cachet� la premi�re lettre {258} de George Sand en l'absence de Franz. Nous y trouvons des allusions et des r�ponses � toutes les questions de Liszt, car George Sand y parle de son proc�s, de Janin, de Sainte-Beuve, de Lamartine, de Jocelyn, etc., etc., tout en exprimant ses regrets d'avoir manqu� «: Franz » lors de son s�jour � Paris. Elle y dit aussi, comme nous l'avons vu plus haut, qu'elle ne pourrait venir � Gen�ve que pour les vacances d'automne. Liszt lui �crivit alors ceci :

    « Cher George,

« Par la m�me raison que nous avons attendu onze mois, nous vous attendrons encore un mois de plus. Dieu veuille que vous ne nous ajourniez pas de nouveau � l'an 40, car nous serions de force � accepter. Vous voyez que nous sommes des amis bien incommodes et bien tracassiers, mais c'est ainsi qu'il le faut. Je suis s�r que Marie vous a �crit un tas de belles choses, apr�s quoi ma vile prose semblera plus vile encore que d'habitude. Aussi vais-je m'arr�ter tout court et m'en tirer par des points Lamartinico-Jocelyniens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Tout � vous, de cœur.

« Fr. L. »        


Enfin, au mois de juillet, Liszt lui �crit encore :

        « Cher George,

« J'aurais voulu ajouter deux mots � la lettre de Marie (qui doit d�j� vous �tre parvenue), mais le temps pressait tellement {259} qu'il ne m'a gu�re �t� possible de monter � sa petite maisonnette de Monnetier pour lui dire adieu*.

* Mme d'Agoult occupait alors un petit chalet sur le Mont-Sal�ve.

« Enfin, mon ami, il vous est venu une bonne et sainte pens�e! Nous vous reverrons, et cela tout � notre aise; nous vous aurons matin et soir, jour et nuit! Gare � vous, bon et cher George, nous vous laisserons � peine le temps de dormir, moins encore celui de respirer. Oh! vous ne pouvez pas vous figurer quelle f�te nous nous faisons de passer une quinzaine avec vous, illustrissima! D'ici � deux jours votre proc�s sera termin�. Nul doute que vous n'obteniez toute satisfaction, car vous avez cent et cent fois raison, ce qui n'est pas de trop pour vous. Dieu merci, votre vie va �tre plus franche et meilleure; certes, vous m�ritez bien au del�, mais il vous suff�t, n'est-ce pas, que ceux qui vous aiment le sentent.

« Je vous �cris d'une m�chante auberge, en attendant la diligence (car depuis six semaines je suis toujours par voies et par chemins). Si je savais au juste quelle route vous prendriez, je viendrais � votre rencontre. En attendant je vais toujours faire de nouveau emballer mon beau piano pour Gen�ve, et de plus, il faudrait que Puzzi se charge de remettre � neuf mes deux pipes. Si vous en apportez une troisi�me, ce sera tant mieux.

« Nous recauserons tout au long de mille choses : peut-�tre vous conviendrai-je davantage � cette heure, car je me suis horriblement b�tifi�, en faisant des notes, des notes et toujours des notes!

« Au reste, vous trouverez ici un ou deux individus extr�mement remarquables et qui se r�jouissent beaucoup de vous voir. Si vous avez envie de voir plus de monde, ce {260} sera facile. En toutes choses, vous n'avez qu'� me dire : « Je veux ceci ou cela », et il sera fait selon votre d�sir.

« Au revoir donc, cher George. Venez au plus t�t et quittez-nous au plus tard possible.

                « Tout � vous pour la vie,

« F. L. »    

Au verso : Madame George Sand,
        Poste restante.
                Indre. La Ch�tre.

Sur le timbre : Dijon, 23 juillet 1836.


Il y avait plusieurs raisons pour lesquelles George Sand se fit attendre � Gen�ve et ne s'y rendit qu'en septembre 1836 b. Toutes se r�duisent � deux principales : d'abord il �tait devenu urgent de commencer son proc�s en s�paration, puis ses relations avec Michel de Bourges ne la portaient nullement � quitter la France.

On a tant de fois r�p�t� dans la presse que les relations entre Michel et Aurore Dudevant, d'amicales qu'elles avaient �t�, �taient devenues plus intimes, que nous ne croyons pas commettre d'indiscr�tion en en parlant. D'ailleurs, une partie des lettres de George Sand � Michel a �t� publi�e en 1890-1891 dans la Revue illustr�e sous le titre de : Lettres de femme. L'anonyme qui les a ins�r�es dans la Revue illustr�e dit les avoir trouv�es en Bretagne, dat�es de 1832, �crites � Marcel par une myst�rieuse inconnue. Ces lettres attir�rent aussit�t l'attention de la presse fran�aise. Les uns les prirent pour un habile pastiche venant d'un auteur anonyme imitant le style et la mani�re des �p�tres romantiques de 1830; d'autres crurent y voir des lettres authentiques et essay�rent de remplacer les {261} dates, les noms et les initiales que donnait la Revue illustr�e par des noms et des dates plus vraisemblables. Malheureusement la publication des Lettres de femme cessa tout � coup, et la fin de la correspondance n'a pas paru. De plus, m�me ce qui en fut publi�, n'est pas complet. Ayant eu l'occasion de prendre connaissance de la correspondance enti�re et de copier les lettres qui manquent dans la Revue illustr�e, nous sommes � m�me d'affirmer que ce sont l� indubitablement les lettres de George Sand � Michel de Bourges. Elles se rapportent toutes au printemps et � l'�t� de 1837, c'est-�-dire � l'�poque o�, apr�s deux ans d'intimit�, l'amour de Michel avait d�j� eu le temps de se refroidir. Ils se voyaient alors rarement. George Sand, qui avait pass� la fin de l'hiver et le printemps � Nohant, se sentait presque abandonn�e par Michel, qui �tait rest� � Bourges. Profond�ment malheureuse, elle lui �crivait ces lettres d�sesp�r�es, pleines de soup�ons jaloux, de la nostalgie de l'amour expirant, toutes p�n�tr�es du d�sir exalt� d'�claircir la v�rit�, de savoir ce qu'il en �tait. Ces lettres, �crites dans une langue admirable de force, de po�sie, de douleur, doivent �tre sans contredit rang�es parmi les plus belles pages sorties de la plume de George Sand. Elles contiennent, en outre, un si grand nombre de d�tails autobiographiques qu'elles sont en m�me temps de tr�s importants documents pour l'histoire de notre �crivain, et l'on ne peut que regretter que les plus int�ressantes, ou plut�t les plus curieuses d'entre elles, n'aient pas �t� livr�es � la publicit�. Nous n'analyserons ici ni celles qui ont paru dans la Revue illustr�e, o� chacun peut les lire, ni celles qui sont rest�es in�dites, et le demeureront sans doute toujours. Nous nous bornerons � donner les {} preuves de l'authenticit� de cette correspondance, et, pour faciliter au lecteur la comparaison de ces lettres avec la Correspondance de George Sand et l'Histoire de ma Vie, nous corrigerons les noms fantaisistes et les dates.

Sans parler du style ni de la mani�re g�n�rale de ces lettres qui en d�voilent l'auteur mieux que toute signature ou des noms propres vrais — ex ungue leonem, — on y trouve encore une foule de faits, petits et grands, de phrases, de d�tails, prouvant � l'�vidence qu'elles sortent de cette m�me plume qui a �crit les Nouvelles V�nitiennes, les Lettres � Marcie, l'Histoire de ma Vie, et la Correspondance.

Voici d'abord quelques passages tir�s des diff�rentes lettres et qui t�moignent, sans avoir besoin d'aucun commentaire, qu'ils n'ont pu �tre �crits que par Aurore Dudevant et adress�s � personne autre qu'� Michel de Bourges : « ... Mon p�re est mort � trente ans renvers� par son cheval... »

« ... Depuis ma grand'm�re, personne n'avait su changer en pleurs le fiel de mes entrailles! ... »

« ... J'esp�re que dans ta r�publique, mon cher vieux, tu supprimeras les �diteurs! ... »

« ... Ma t�te est bris�e par le travail d'une nuit aride, le cigare et le caf� ont pu seuls soutenir ma pauvre verve � deux cents francs la feuille. J'ai deux heures � dormir; il faut que je fasse tant�t six lieues � cheval, pour renouer une affaire avec des b�cherons, dans des chemins perdus o� j'ai failli rester avec mon cheval en revenant. Les rudes travaux de la vie vieillissent et amassent des rides au front. La nuit prochaine, il me faudra encore travailler quatorze heures comme celle-ci, la nuit suivante idem, pendant six nuits de suite, ma parole y est engag�e. En mourrai-je? D�j� je succombe et je ne fais que commencer. Ma {263} paupi�re appesantie peut � peine supporter l'�clat du soleil levant. J'ai froid � l'heure o� tout s'embrase; j'ai faim et je ne puis manger, car l'app�tit est le r�sultat de la sant�, et la faim celui de l'�puisement; ma vie est surcharg�e; j'aime l'indolence et je n'ai pas une heure dont je puisse disposer � mon gr�. Je hais mon m�tier, et lui seul me tire des embarras de la vie* ... »

* Comparer avec les lettres : � Jules Janin du 15 f�vrier 1837, � Liszt du 28 mars, � Scipion du Roure du 13 avril, � la comtesse d'Agoult des 10 et 21 avril de cette m�me ann�e (Correspondance, t. II) et surtout aux passages qu'on trouve aux pages 49, 55, 62 et 65. « Vous n'imaginez pas, mon ami, quel d�go�t m'inspire � pr�sent la litt�rature (la mienne s'entend). J'aime la campagne de passion, j'ai comme vous tous les go�ts du m�nage, de l'int�rieur, des chiens, des chats, des enfants par-dessus tout. Je ne suis plus jeune. J'ai besoin de dormir la nuit, et de fl�ner tout le jour. Aidez-moi � me tirer des pattes de Buloz et je vous b�nirai tous les jours de ma vie!... » — �crit-elle � Janin le 15 f�vrier 1837. « Je suis accabl�e de travail, soyez assez bon pour faire passer � Buloz le manuscrit que je vous envoie » (� Liszt le 28 mars). « Je ne puis d'ici � deux mois ma d�p�trer de Mauprat et d'une nouvelle qui suivra imm�diatement pour compl�ter des volumes... le travail m'�crase, et mes forces ploient sous le faix. » (A Mme d'Agoult, [{264}] le 10 avril.) « Je suis �reintee de travail... » (� Scipion du Roure le 13 avril). « Je me suis embarqu�e � fournir du Mauprat � Buloz, au jour le jour, croyant que je finirais o� je voudrais et que je ferais cela par-dessous la jambe. Mais le sujet m'a emport�e loin et cette besogne m'a ennuy�e, comme tout ce qui tra�ne en longueur. De sorte qu'au dernier moment de chaque quinzaine, depuis un mois et demi, me voil� suant sur une besogne qui m'emb�te, que je fais en rechignant. Je n'ai pas m�me le temps de dormir et je suis sur les dents!.. » (A Mme d'Agoult, le 21 avril 1837.)

« Le 9 mai. — J'ai fait toutes mes corv�es, mais je suis malade ce soir. Serai-je gu�rie demain? Il le faut; car il faut reprendre le boulet. Quel ennui! Écrire depuis neuf heures du soir, jusqu'� sept heures du matin, et n'avoir pas une demi-heure pour t'�crire � mon aise, l'�me et le corps joyeux! mais qu'importe le corps? l'�me est contente... Moi je suis heureuse. Quel bien puis-je r�ver sur la terre hors de toi? Je suis tellement livr�e � cette pens�e, que je n'en saurais avoir d'autre. Je m'�veille, et avant d'avoir les yeux ouverts, j'�tends le bras sur ma table pour voir s'il m'est arriv� une lettre de toi. Souvent je suis si accabl�e du travail de la veille que je n'ai pas encore la force de la lire. Je la serre dans mes mains, j'y colle mes l�vres, et fourrant t�te, lettre et mains dans mon oreiller, je me rendors pour quelques instants avec mon tr�sor, calme, heureuse... »

{264} « ... D�s le premier jour, nous nous sommes appartenus par la pens�e. Je t'ai ouvert mon �me. Je t'ai racont� ma vie comme si tu avais le droit de la savoir, comme si tu avais le pouvoir de la changer. Et tu l'as chang�e, en effet. D'o� t'est venue cette puissance? Nul autre homme n'avait exerc� sur moi une influence morale; mon esprit toujours libre et sauvage n'avait accept� aucune direction. J'�tais rest�e moi, doutant de tout, n'admettant que ce qui ne venait de moi-m�me, ha�ssant toutes les erreurs. J'�tais vierge par l'intelligence; j'attendais qu'un homme de bien par�t et m'enseign�t. Tu es venu, et tu m'as enseign�e, et cependant tu n'es pas l'homme de bien que j'avais r�v�. — Il me sembe m�me parfois que tu es l'esprit du mal, tant je te vois un fond de cruaut� froide et d'insigne tyrannie envers moi; mais puisque tel que tu es, tu m'as persuad� ce que tu as voulu, puisque tu as entam� le rocher, puisque tu m'as attach�e � tes convictions et li�e � tes actes par une cha�ne invincible, il faut que tu sois mon lot et mon bien depuis l'�ternit� et pour l'�ternit�. »

« ... Mon plus doux r�ve, lorsque je m'abandonne � l'esp�rance trompeuse de vivre pr�s de toi, consiste � imaginer les soins que je rendrais � ta vieillesse d�bile... Voil� ce que je caresse comme d�dommagement d'une carri�re de fatigue sans utilit�, de soucis sans enthousiasme, que j'ai subie longtemps, que je subirai longtemps encore, et peut-�tre toujours. Que Dieu m'exauce! : Qu'il entende le vœu d'un {265} cœur d�tach� des faux biens et des chim�rlques grandeurs! Qu'il arrache de mon front fl�tri cette couronne de fleurs et d'�pines que la vaine approbation et la haine insens�e y ont mise malgr� moi. Qu'il en ceigne la t�te blonde de quelque jeune T�bald�o ou le cr�ne ambitieux de quelque fr�re de Corinne. Je n'ai point cherch� cette couronne et ses parfums m'ont sembl� moins doux que ceux de la moindre fleurette ignor�e au fond des vall�es. Je ne suis pas orgueilleuse non plus du sang que ses �pines m'ont fait r�pandre et dont sa blancheur a �t� souill�e. Les stigmates du triomphe m'ont appris qu'il y avait des envieux et que l'on pouvait �tre pers�cut� par ceux � qui on n'avait jamais souhait� de mal... Ce que j'ai toujours demand� au ciel avec instance, ce que j'ai toujours cherch� sur la terre, ce que je reprocherai �ternellement � mon destin de ne m'avoir pas donn�, c'est un cœur semblable au mien, c'est une �me identique � la mienne, o� je puisse verser toutes mes affections, concentrer tous mes d�sirs, r�sumer toutes mes joies. Qu'on me donne cet �tre et que ce soit toi; qu'on fasse que l'�clat passager que nous avons jet� autour de nous n'ait jamais exist�...»

« ... Toujours, hommes de gloire, vous aimerez l'action; toujours, hommes de r�verie, nous aimerons le silence!... »

Cette page pourrait �tre ajout�e � la sixi�me Lettre d'un Voyageur, et pas un mot, pas une nuance de pens�e n'en alt�rerait l'impression d'ensemble.

Voici encore quelques fragments de phrases : « ... Quand je t'attendais � Gen�ve, � Lyon, � Nevers, � Orl�ans!... » Par la lettre � Girerd du 15 ao�t 1836, nous savons qu'au cours du voyage que George Sand fit � Gen�ve, en l'automne de cette ann�e, elle devait passer par Nevers, et par ses carnets de voyages et les lettres �crites en route � sa {266} m�re, � Liszt, � Mme d'Agoult et � d'autres personnes, nous voyons qu'elle traversa r�ellement ces quatre villes, en allant et en revenant.

Racontant son s�jour en Suisse, l'amour mutuel et heureux de ses deux compagnons de voyage, sa solitude, ses souffrances, l'ennui qu'elle en ressentait, l'amie de Marcel dit : « Les autres croient que je suis L�lia », c'est-�-dire que Liszt et Mme d'Agoult, dans leur voyage � trois, � travers la Suisse, la voyant se livrer pendant des mois entiers � une vie asc�tique et exclusivement intellectuelle, la croyaient libre de toute passion et par cons�quent bien loin d'en �tre tourment�e.

Il ne faut pas m�me souligner la co�ncidence de certains faits et dates. Ainsi par exemple il n'y a qu'a comparer : 1° la date de l'arriv�e des myst�rieux F. L. et Mme d' A. chez la myst�rieuse correspondante de Marcel avec les dates de l'arriv�e en 1837, � Nohant, de Mme d'Agoult et de Franz Liszt; 2° le fait qu'au printemps de 1837 Maurice et Solange Dudevant avaient la variole et que dans les Lettres de femme, nous voyons la fille de la bien-aim�e de Marcel malade aussi au m�me moment; 3° l'�trange et absolue identit� de l'�pisode racont� dans la lettre du 21 avril de la Correspondance , par George Sand et par Liszt dans la cinqui�me Lettre d'un Bachelier �s musique (� Louis de Ronchaud) avec ce que la correspondante de Marcel lui relate, presque dans les m�mes termes, dans sa lettre dat�e aussi d'avril, du 28. (Il s'agit d'une mauvaise farce jou�e � un certain M. X, plus curieux que discret, qui voulait � toute force voir la c�l�bre romanci�re et aurait �t� puni de son insistance par l'audience solennelle qu'il re�ut de... Sophie Cramer, la femme de chambre de George Sand, tout comme un avocat importun, M. H., avait {267} �t� re�u par la femme de chambre de l'amie de Marcel, nomm�e « Am�lie »); enfin, 4° la parfaite ressemblance de ce que George Sand dit dans plusieurs de ses lettres de 1837 sur l'arriv�e tardive du printemps, — qui, cette ann�e-l�, finit cependant par �tre � Nohant d'une beaut� id�ale, le jardin embaum� de roses et r�sonnant du chant des rossignols, — et de ce que l'amie de « Marcel » lui raconte du printemps tardif, des rossignols, des roses et des nuits �toil�es. Le doute n'est plus possible, m�me � qui n'a pas eu l'occasion de voir les lettres originales. Il nous suffit donc de donner ce conseil aux lecteurs des Lettres de femme :

Au lieu de : Marcel, lire : Michel.
Mme d'A. ou Anna, la Ctesse Marie d'Agoult.
L..., F..., ou Francis, Franz Liszt.
le gros L..., l'avocat Girerd.
ma fille, Maurice et Solange.
Speranza, Agasta (Mme Duteil).
D., ou Dum. M. Duteil.
P., Eug., Eug�ne Pelletan.
G., M. Gustave de G�vaudan
Am�lie, Sophie Cramer.
l'avocat H, M. Hennequin.
H., Hippolyte Ch�tiron.
R., Rollinat.
Mme F. Mme Fleury ou Mme F�lix Tourangin.
Mme Michel, La femme de Michel.
Vend�me. La Ch�tre.
Bonni�res. Ch�teauroux.
Blois. Bourges.
Le sujet � longue barbe, etc.. F�licien Mallefille.
Enfin, au lieu de : 1832, lire partout : 1837.

{268} Maintenant que le lecteur poss�de la clef qui explique ces documents importants pour la biographie de George Sand, nous dirons que cette correspondance prouve que Aurore Dudevant avait trouv�, peut-�tre pour la premi�re fois de sa vie, en Michel une nature qui lui �tait �gale pour la force de volont� et de caract�re, quoique bien inf�rieure � la sienne comme individualit�. Nous observons donc dans la situation de George Sand relativement � Michel une chose tout oppos�e � ce qu'elle avait rencontr� dans ses autres liaisons. Avant 1835 et plus tard, Georges Sand s'�tait trouv�e en face d'hommes faibles, presque toujours plus jeunes qu'elle, et d'ailleurs sans principes bien arr�t�s, sans aucune fermet� de volont�. Le r�le actif, le r�le de guide, de conqu�rant, en un mot le r�le viril, avait constamment appartenu � George Sand, tandis que celui de l'�tre faible, souffrant ou prot�g�, soumis et d�pendant, de l'�tre passif en amour, en un mot le r�le f�minin dans l'ordre normal des choses, appartenait aux repr�sentants du sexe fort. Avec Michel, il n'en fut pas ainsi. C'�tait une vraie nature de paysan, — et il l'�tait de naissance, — grossier, despote, obstin�, adonn� plus tard au vice tr�s r�pandu parmi les vieux paysans, l'amour du gain, et, � l'�poque de sa liaison avec George Sand, surtout hant� par le d�sir de domination. Ce despotisme, comme nous l'avons vu, se manifesta d'abord sur le terrain purement intellectuel, dans le d�sir de soumettre l'esprit ind�pendant de l'auteur de L�lia. Lorsque leurs relations furent devenues plus intimes, Michel voulut y jouer encore le r�le de souverain absolu. George Sand qui, nous l'avons dit, �crivait d�j� en 1833 � Sainte-Beuve : « Si j'avais pu me soumettre � un homme, je serais sauv�e, car ma libert� me ronge et me tue », s'imaginait � pr�sent que Michel, {269} apr�s l'avoir sauv�e de son pessimisme supr�me et de son ath�isme social, la sauverait d'elle-m�me et lui apprendrait � ma�triser son �me sans frein. En vraie femme, elle se sentait heureuse d'avoir trouv� son ma�tre, son guide. Au d�but, les deux amants avaient bien cru, comme c'est toujours le cas, que leur amour serait �ternel; il semble m�me qu'ils pens�rent au mariage; pour cela Michel aurait d� divorcer avec sa femme. Cependant l'avocat para�t avoir bient�t renonc� � ce projet, et il n'accompagna m�me pas George Sand, lorsqu'elle partit pour la Suisse o� elle se rendit, son proc�s termin�, en ao�t de 1836, quoiqu'elle e�t bien pri� Michel de faire ce voyage avec elle. Elle partit sans lui, comme on le voit par ses lettres �crites en route et de Gen�ve. (Ces lettres, sous le titre de Lettre � Herbert, — c'est-�-dire � Charles Didier, — forment le n° 10 des Lettres d'un voyageur).

L'hiver de 1836-37 n'am�liora pas l'�tat des choses. Au printemps de 1837, George Sand se sentait d�j� tr�s malheureuse. Michel avait tous les travers et tous les caprices d'un despote absolu; il se montrait tr�s jaloux, tout en voulant que ses trahisons et ses infid�lit�s lui fussent pardonn�es; il �tait n�gligent, oublieux, froid, et fit preuve de d�fauts trop connus, d'inconstance et de versatilit�.

Nulle part nous ne voyons mieux l'amertume qui remplissait alors l'�me de la malheureuse femme et les r�flexions pessimistes et cruellement vraies auxquelles elle �tait alors arriv�e, que dans le journal intime qu'elle avait commenc� � �crire durant cet �t�, qui avait pour titre : Entretiens journaliers avec le tr�s docte et tr�s habile docteur Piffo�l, professeur de Botanique et de Psychologie, et dont la toute premi�re page porte les mots : « 1837, 33 ans ».

{270} D�j� la Pr�face nous peint les id�es tristement r�sign�es du pauvre docteur :

« Oui, mon cher et gracieux docteur, faire un journal, c'est renoncer � l'avenir, c'est vivre dans le pr�sent, c'est avouer � l'implacable qu'on n'attend plus rien de lui, qu'on s'accommode de chaque jour, qu'il n'y a plus de relation entre ce jour-l� et les autres. C'est boire son oc�an, goutte � goutte, par crainte de le traverser � la nage, c'est compter les feuilles de l'arbre dont le tronc ne reverdira plus.

« On ne fait un journal que quand les passions sont �teintes, ou qu'elles sont arriv�es � l'�tat de p�trification qui permet de les explorer comme des montagnes d'o� l'avalanche ne se d�tachera plus. Ce travail constate un �tat de solidit� effrayante et que je ne souhaite � personne, sinon � ceux qui �taient en pleine �ruption et qui n'auraient pu rien garder de leurs feux, s'ils ne s'�taient arr�t�s tout � coup au milieu de leur vomissement. »

Le docteur a l'habitude d'�crire son journal en se levant et en se couchant, ses toutes premi�res impressions de la journ�e et ses derni�res pens�es de la soir�e, et d�s les premi�res pages, nous nous trouvons en plein pessimisme : « R�veil lourd... Le temps n'est ni � la gaiet�, ni � la tristesse. Il est au m�contentement. Un vent in�gal et fantasque secoue les arbres. Le soleil est voil�. Il fait chaud si on met la robe de chambre, il fait froid si on l'�te. Jour terne o� je ne ferai rien de bon. Cerveau f�ch� et fatigu� sans avoir produit. Je viens d'avaler du th� pour en finir plus vite avec cette disposition apathique en la portant � son paroxysme. Je n'ai pas re�u de lettre d'Everard. Il boude! Heureux homme qui estime quelque chose digne de sa rancune!»

{271} Et le soir, en se couchant, M. Piffo�l �crit � la date de ce m�me 1er juin : « J'ai fait � Duteil la th�orie du m�contentement depuis minuit jusqu'� une heure. Je me suis mis en col�re contre lui parce qu'il a voulu me soutenir qu'il �tait heureux presque � toutes les heures du jour. N'est-ce pas bien r�voltant, en effet, de se voir trait� de fou par ceux qui ne souffrent pas? »

Le lendemain, la lettre de Michel est enfin arriv�e, et son amie lui �crit :

« Aujourd'hui tout est beau, le ciel et la terre. Mes amis sont bons, mon enfant sans d�fauts. Le soleil n'avait pas d'ardeur f�roce. Le chemin �tait sans cailloux. J'ai fait cinq lieues � pied. Je suis fatigu�e, mais sans souffrir. Tu m'aimes, tout est parfait. Hier soir je me suis disput�e avec D... une partie de la nuit, en lui soutenant que tout est mal; si c'�tait � recommencer, je lui soutiendrais, cette nuit, tout le contraire! Tu es l'�toile polaire; quand tu disparais, j'erre dans la nuit et dans l'orage. A demain, je tombe de sommeil, mais je suis heureuse*. »

* Lettres de femme. (Revue Illustr�e. 1891, n° 123.)

Mais Piffo�l, tout en notant aussi qu'il a re�u une lettre d'Everard, et qu'il a « fait cinq lieues � pied», se h�te d'y ajouter cette r�flexion refroidissante : « Du moment que la vie est supportable, il n'y a pas � l'examiner. On g�terait un jour de calme en y regardant de pr�s. Ne sommes-nous jamais gouvern�s que par un sentiment qui est comme l'œil � travers lequel toutes nos id�es nous apparaissent et qui seul appr�cie toutes choses, tandis que la raison rectifie tr�s faiblement les erreurs de la vision? »

On voit bien que le pauvre Piffo�l ne se fait plus d'illusions {272} m�me dans ses jours de r�pit, et n'ose pas trop se fier aux mieux qui traversent son agonie. Chaque jour il devient plus r�sign�. « Tu vis, �crit-il plus loin — (d'abord on lisait : « je vis », puis l'auteur avait partout remplac� le je par le tu, ainsi que dans presque tout le journal, du reste) — « tu vis, — la question n'est pas de savoir si c'est pour ton plaisir ou pour ton malheur, pour ton bien ou pour ta perte. Et qui la r�soudrait? Tu vis, tu respires, le ciel est beau... »

Et encore plus loin, tout en appelant Liszt un ingrat, car il souffre tout en �tant aim� de la plus charmante femme du monde, le docteur ajoute : « Ah! si j'�tais aim�, moi!... Si tu �tais aim�, Piffo�l, tu serais ambitieux, et tu n'es pas ambitieux, parce que tu n'es pas aim�. »

« Tu es tr�s sage, Piffo�l, extr�mement sage, tu es tr�s philosophe. Tu jettes un coup d'œil tr�s lucide sur ta vie, tu p�ses d'une main tr�s ferme tous ces mis�rables hochets dont tu ne sais pas �tre avide. Je t'en fais bien mon compliment, cher Piffo�l, je t'en f�licite, en v�rit�!! M�lancolique animal... (des mots biff�s).

Le 6 juin, Piffo�l met au bas d'une magnifique page peignant le contraste entre une journ�e riante et splendide et la tristesse d'un cœur meurtri : « Lettre d'Everard (biff�). Il faut partir demain pour aller vers lui (biff�). M�chante destin�e, o� sont tes promesses? Espoir, o� sont tes mensonges. Tu n'oserais plus me tenter, tu n'oserais plus me pousser en me disant : « Va, et tu seras heureux. » Tu es muet, car tu sais que je te m�prise. O� que j'aille, j'irai sans toi. J'irai seul, triste et inflexible envers moi-m�me, � cause de moi-m�me. »

Par une Lettre de femme, dat�e du 7 juin, nous savons que cette entrevue avec Michel, qui exigeait que son amie v�nt � Bourges et ne consentait pas � venir la voir {273} � Nohant, que cette entrevue, en effet, avait eu lieu, mais elle avait port� peu de joie dans l'�me de la pauvre Aurore, et, de retour dans ses foyers, Piffo�l est plus d�sabus� que jamais.

« ... 11 juin, au lever du jour. — Ma chambre. — Mure amiche, recevez-moi bien. Comme ce papier blanc et bleu est plein de ga�t�! que d'oiseaux dans le jardin! quel suave ch�vrefeuille dans ce verre! Piffo�l, Piffo�l, quel calme effroyable dans ton �me! Le flambeau serait-il �teint? » — �crit-il, et il ajoute cette d�solante p�riphrase du saint cantique : « Je te salue, Piffo�l, plein de gr�ces, la sagesse est avec toi; tu fus �lu entre toutes les dupes, et l'ennui, le fruit de ta souffrance a m�ri. Sainte fatigue, m�re du repos, descends en nous, pauvres r�veurs, maintenant et � l'heure de notre mort. Ainsi soit-il! »

Ceux qui doutaient de l'authenticit� des Lettres de femme et surtout de celles o� la correspondante de Marcel se plaignait de l'ingratitude et de la cruaut� de son ami et disait combien, pendant tout le temps que dura leur amour, il avait peu tenu compte de son abn�gation � elle, mais combien, par contre, il tenait � la flatterie, � l'adulation, n'ont qu'� lire la page qui suit :

« Faut-il se d�vouer en tout, � toute heure, sans r�serve, ga�ment, fortement, saintement? Faut-il abjurer toute vanit�, s'exposer au lazzi du public, � sa haine, � son injuste m�pris, � l'abandon de la famille et des amis, � l'indigence, � la fatigue, � la pers�cution? Faut-il sacrifier m�me l'amour de l'art et s'abstenir de vivre par la pens�e? Faut-il accepter des d�fauts r�voltants, des vices m�me; les couvrir vis-�-vis de son propre jugement? Faut-il faire plus, faut-il les aimer et les inoculer � soi, esprit calme et d�sint�ress�? Faut-il veiller le soir, aupr�s d'un chevet {274} tourment�, pour satisfaire un caprice, pour �pargner un instant de contrari�t�? Faut-il �tre pour l'objet qu'on aime aussi aveugle, aussi d�vou�, aussi infatigable qu'une m�re tendre l'est pour son premier-n�? — Non, Piffo�l, il n'est pas besoin de tout cela, et tout cela ne sert � rien sans un peu d'adulation. »

« Tu t'imagines, Piffo�l, qu'on peut dire � l'objet de son amour : « Tu es un �tre semblable � moi. Je t'ai choisi entre tous ceux de mon esp�ce parce que je t'ai cru le plus grand et le meilleur. Aujourd'hui, je ne sais plus ce que tu es. Il me semble que, comme les autres hommes, tu as des taches, car souvent tu me fais souffrir, et la perfection n'est pas dans l'homme. Mais j'aime tes taches, j'aime mes souffrances, j'aime mieux tes d�fauts que les qualit�s des autres. Je t'acceptes, je t'ai et tu m'as aussi, car je n'ai rien conserv� de moi-m�me. Et ma vie, et ma pens�e, et mes croyances et mes actions, j'ai tout soumis � toi; j'ai tout subordonn� � ton plaisir; car je t'ai choisi avec la pens�e que tu devais �tre tout pour moi, et je me suis tellement inocul� cette pens�e que je n'ai plus de pens�e qui me soit propre. Tu peux m'�garer, tu peux me perdre, tu peux me conduire � la mort et � l'infamie. Le monde n'existe plus pour moi, la morale et la philosophie n'ont plus de sens, il n'y a de raison que ton instinct; il n'y a de v�rit� que mon amour; il n'y a d'avenir et de but que dans le tien. Bonheur, malheur, qu'importe? J'accepte tous les maux, je subirais toutes les tortures, je me glorifierais de toutes les abjections, pourvu que je puisse adoucir pour toi l'amertume de la vie et d�poser la mienne dans ton sein! »

« Non, non, Piffo�l, docteur en psychologie, tu n'es qu'un sot. Ce n'est pas l� le langage que l'homme veut entendre. Il m�prise parfaitement le d�vouement, car il croit que le {275} d�vouement lui est naturellement acquis par le seul fait d'�tre sorti du ventre de madame sa m�re. Il m�prise l'ascendant qu'il exerce sur son semblable, parce qu'il s'attribue une puissance d'intelligence et de volont� qui rend impossible toute ind�pendance d'esprit et de conscience autour de lui. Il m�prise son semblable � proportion de la bont�, du sacrifice, de l'abn�gation et de la mis�ricorde qu'il trouve en lui. — Dominer, poss�der, absorber, ne sont que les conditions auxquelles il consent � �tre... � �tre ador� comme un Dieu, c'est-�-dire tromp�, bafou�, adul�... »

Et imm�diatement apr�s, George Sand parle en termes si cruellement m�prisants de la manie des hommes de s'entendre flatter d'une mani�re aussi exag�r�e qu'imb�cile, de leur d�sir constant de voir la femme prostern�e et annihil�e � leurs pieds, qu'il est trop ais� de deviner quel despote de la pire esp�ce se cachait sous les allures lib�rales du tribun berrichon et combien il avait fait souffrir la noble femme qui s'�tait d�vou�e � lui corps et �me. Mais il avait trop compt� sur son ascendant, il avait n�glig� de comprendre quelle �me indomptable et fi�re �tait celle qui l'aimait. La corde �tait trop tendue. Elle allait rompre d'un moment � l'autre.

...« Fat impudent, tu ne veux pas qu'on te pardonne, tu veux qu'on croie ou qu'on pr�tende n'avoir rien � te pardonner. Tu veux qu'on baise la main qui frappe et la bouche qui ment. Cherche donc l'objet de ton amour dans la fange et emp�che tout le sexe d'en sortir, tant que tu seras toi-m�me une idole de boue; car si la femme s'ennoblissait et se purifiait, tu serais obhg�, pour demeurer son sup�rieur, de t'ennoblir et de te purifier toi-m�me, et c'est ce que tu ne sais, ne peux, ni ne veux faire...

« Mon cher Piffo�l, apprends donc la science de la vie et quand tu te m�leras de faire des romans, t�che de {276} conna�tre un peu mieux le cœur humain. Ne prends jamais pour ton id�al de femme une �me forte, d�sint�ress�e, courageuse, candide. Le public te sifflera et te saluera du nom odieux de L�lia l'impuissante!

« Impuissante! oui, mordieu, impuissante � la servilit�, impuissante � l'adulation, impuissante � la bassesse, impuissante � la peur de toi. B�te stupide, qui n'aurais pas le courage de tuer sans des lois qui punissent le meurtre par le meurtre, et qui n'a de force et de vengeance que dans la calomnie et la diffamation! Mais quand tu trouves une femelle qui sait se passer de toi, ta vaine puissance tourne � la fureur et ta fureur est punie par un sourire, par un adieu, par un �ternel oubli. »

On voit bien par ces lignes que le d�fi est d�clar� et que le temps n'est pas loin o� l'auteur dira � Marcie de plut�t rester vieille fille que de river sa vie � celle d'un homme indigne de son �me et de garder la libert� de cette �me comme un bien supr�me.

Il est � croire aussi que le despotique ami du docteur Piffo�l fut quelque peu intimid� par la r�sistance qu'il trouva en lui, et fit des concessions, car peu de temps apr�s, le pessimiste et savant docteur trace dans son journal la sentence d�daigneuse que voici : « J'ai remarqu� que la plupart des hommes s'enhardit et s'aigrit lorsque dans une lutte morale avec elle, on emploie la douceur et le d�vouement. Elle s'adoucit et se ravise d�s qu'on emploie la violence et la duret�. Esp�ce m�prisable! Cette r�gle est quasi invariable dans l'amour... »

L'agonie ne durera plus longtemps; l'amour est expirant, cela se voit bien.

« ... H�las! mon Dieu! j'ai pourtant port� des jougs de fer, et tant qu'on me les a impos�s au nom de la tendresse {277} et au moyen d'une affectueuse persuasion, j'ai pli� aveugl�ment sous la main amie. Mais quand on s'est lass� de me persuader et qu'on a voulu me commander, quand on a r�clam� ma soumission non plus au nom de l'amour et de l'amiti�, mais en vertu d'un droit ou d'un pouvoir, j'ai retrouv� cette force que personne ne conna�t en moi, que moi, moi qui sais seul combien j'aime, combien je regrette, combien je souiYre...

« Everard, tu es un grand ma�tre. Oh! que je t'ai connu, sublime de tendresse! paternel, persuasif, inspirant de fanatiques d�vouements. Pourquoi, vieillard, ton cœur s'est-il endurci? Pourquoi de tes enfants as-tu voulu faire des esclaves? Pourquoi le titre de ma�tre t'a-t-il sembl� plus doux que celui de p�re? Et � pr�sent te voil� seul... »

C'est fini! « L'oiseau qui chantait sur la branche » et que « l'amant de la gloire » �tait parvenu � captiver par ses appels � la libert�, s'envola; le « voyageur » qui se moquait des « hochets des hommes d'action », en a vu mieux que jamais le n�ant; le cœur de femme saigne encore, mais il n'adressera plus � Michel-Marcel ses plaintes passionn�es.

George Sand essaya par plusieurs de ses amis de savoir les raisons qui portaient Michel tant�t � garder le silence pendant des semaines enti�res, tant�t � lui �crire des lettres impossibles. Voyant enfin que son bonheur �tait perdu sans retour, elle se r�signa � son sort, et ils se s�par�rent � jamais. Cette rupture se produisit dans le courant de l'�t� 1837.

Nous avons ainsi anticip� sur les �v�nements en racontant l'�pilogue du roman qui, en l'�t� de 1835, n'�tait qu'� son apog�e. Loin de tout et de tous, retir�e dans sa maison d�serte, � Bourges, George Sand �tudiait la {278} phr�nologie, et en m�me temps, elle se p�n�trait de plus en plus des id�es r�publicaines de Michel et finit par se convaincre que le salut �tait dans l'av�nement sans retard de la r�publique, que tous les braves enfants de la France devraient h�ter dans la mesure de leur force. Conform�ment � cette doctrine, il �tait enjoint � tout �crivain de ne pas d�peindre dans ses romans la vie r�elle, ni l'amour id�al, heureux ou malheureux, mais de proclamer sur tous les tons l'id�al d�mocratique, de pr�cher le retour de l'�ge d'or, de l'�galit�, de la fraternit� et de la libert�, ou du moins de peindre des types approchant de cet id�al ou tachant de le r�aliser au milieu de leur existence. Rien d'�tonnant donc que dans ses lettres de la fin de 1835 et du commencement de 1836, George Sand parle tout autrement des champions de la r�publique qu'au commencement de 1835. Le 9 novembre elle �crit � Gu�roult :

« ..... Pour toutes choses, il y a un beau moment, c'est le commencement. C'est peut-�tre � cause de cela que je suis si r�publicaine, et vous si peu peu saint-simonien. Quoi qu'il en soit, allez votre train, si vous croyez que ce soit la bonne voie. Nous voulons tous le bien et nous allons au m�me but par des moyens diff�rents. Nous nous disputons toujours, parce que chacun croit avoir plus d'esprit que son voisin, et se console d'aller fort mal en voyant que les autres ne vont pas mieux; triste consolation, en v�rit�, (qui fait beaucoup de mal � notre �poque. Toute cette guerre � coups d'�pingle que se fait l'amour-propre des uns et des autres n'avance � rien; tout au contraire. Si tout ce qui a de bonnes vues et de bons sentiments s'accueillait avec tol�rance, on ferait le double d'ouvrage.

« Vous ne pouvez nier, mon cher Marius � Minturnes, {279} que je n'aie plus de bonne foi que vous. Vous ab�mez nos r�publicains de la t�te aux pieds, et moi, je ne cesse d'aimer vos saint-simoniens et de les placer au-dessus de tout. »

« Je me d�fends m�me d'une chose, c'est d'aimer les r�publicains avec exc�s. J'aime ceux qui se trouvent �tre mes amis, et j'examine les autres par curiosit�, ou je les accueille par savoir-vivre et politesse.

« Cela ne fait rien au principe.

« Robespierre �tait diablement saint-simonien. Il �tait pour l'ex�cution prompte et violente du syst�me. Vous �tes pour la marche lente et �vang�lique. Eh bien, chacun devrait �tre r�publicain � la mani�re de Robespierre, ou saint-simonien � la mani�re d'Enfantin, selon son temp�rament. Les uns saperaient, les autres b�tiraient. Soyez s�r que cela viendra, qu'il y aura entre vous et nous une �troite alliance, et que vous ne ferez rien sans nous.

« Vous savez comment s'est �tabli le christianisme, c'est-�-dire fort n)al, m�me dans ce qu'on appelle son meilleur temps. Il �tait dans un si beau d�saccord avec les mœurs, qu'en son nom, on commettait les crimes et on nourrissait les sentiments les plus oppos�s � son institution et � son esprit. Douze corps d'arm�e, command�s par les douze ap�tres, eussent, je crois, mieux valu que Paul r�p�tant cette l�chet� : « Rendez � C�sar, etc. »

« Faites � votre id�e, si vous crovez bien faire en louvoyant, et si votre conscience est en paix. Moquez-vous des reproches que je fais � voire ti�deur croissante, comme je me moque des railleries que vous adressez � mon r�cent enthousiasme. Je crois que vous vous trompez cependant, et que l'amour de l'�galit� a �t� la seule chose qui n'ait pas vari� en moi depuis que j'existe. Je n'ai jamais pu accepter de ma�tre... »

{280} Gr�ce � tout ce qui pr�c�de, il est permis de douter de la justesse de la derni�re phrase; mais la lettre enti�re nous montre que George Sand avait pass� dans le camp des r�publicains militants, jusqu'� pr�cher la n�cessit� d'employer la force pour r�aliser leure id�es, jusqu'� proclamer Robespierre comme un des siens, jusqu'� dire nous, les n�tres, chez nous, en parlant de ces m�mes r�publicains qui, dans sa Lettre � Everard, �taient encore vous pour elle et auxquels elle avait reproch� leur ambition, leur vanit�, l'aveugle conviction qu'eux seuls poss�dent la v�rit� et qu'ils ont d�couvert en quoi consiste le bonheur de l'humanit�. Cette m�me pr�dication de doctrines r�publicaines fait le fond et le sujet des tr�s curieuses lettres d'Aurore Dudevant � son fils, qui sont comme l'expos� de ses opinions � elle, et en m�me temps de son syst�me p�dagogique. C'est comme qui dirait la suggestion � l'enfant de son esprit de conduite futur, ou comme un petit cat�chisme r�publicain ad usum delphini.

La m�me lettre � Gu�roult nous prouve que George Sand professait en ce moment pour les saint-simoniens un respect et des sympathies qu'elle n'avait pas pour eux auparavant. Elle fit vers cette �poque la connaissance de Vin�ard a�n�, leur chansonnier en titre, et gagna si bien les sympathies de la « famille saint-simonienne », que celle-ci lui envoya on 1836, par l'entremise de Julien Gall�*, une foule de cadeaux d'�trennes qui encombr�rent tout le {281} logement de George Sand au jour de l'an, � la grande joie de Solange et de Maurice qui, eux aussi, re�urent beaucoup de pr�sents.

* [{289}] Voir � ce sujet les M�moires �pisodiques d'un vieux chansonnier saint-simonien par Vin�ard a�n� (Paris, Dentu et Grassart, 1878), ainsi que les articles de Caribert : La dame bleue et George Sand (le Journal « Paris » 20 d�cembre 1887) et Les �trennes de Maurice Sand (le m�me journal, 10 septembre 1889). Mme Boutet, veuve du dernier saint-simonien, pr�tend par contre que ce fut Vin�ard lui-m�me qui fut charg� de remettre les cadeaux � Mme Sand.

En voici la liste compl�te :

FOI NOUVELLE
FAMILLE DE PARIS
ÉTRENNES A Mme GEORGE SAND EN JANVIER 1836
1. Une boite � robes. Alphonse.
2. Une paire de bottes. L�pagnez, Dufr�mont.
3. Un pantalon, une veste. Victor Pommad�re, Charron, Palinga.
4. Un chapeau. Menouillard, Hoffman, Rose de Corneille, Meunier, L�ontine Poter, M. et Mme Dafr�mont, Claude.
5. Un gilet. Delas.
6. Tasse et soucoupe. Bazin.
7. Manchettes. Marie Talon.
8. Manchettes et col. Pauline, Jos�phine Battandier.
9. Magnolia. Ég�rie.
  Une brochure. Ég�rie.
  Ch�ne et Roses. Z�na�de.
  Guirlande. Élisabeth.
  Bouquet. Atelier d'Ég�rie.
10. Roses pompon. Jenny Baret.
11. Boucles d'oreilles. Denis.
12. Une claquette. Froliger, Mme Froliger, Mme Delacroix, Max.
13. Brodequins. Caroline.
14. Une bourse. Jos�phine Chistel.
15. Un bouquet. Agla� Ducatel.
16. Rose orientale. Barret Barth�l�my.
{282}
17. Une boite. Olympe Boissy.
18. Une pelote. Mme et Mlle Gallois.
19. Une bo�te. Flichy.
20. Un thermom�tre. Fr�cot.
21. Cartes. Simillon, Duchesnel.
22. Un gilet. Victoire Tell, Sophie.
23. Souliers de satin. Li�vens.
24. Une cravache. Rolet, Catherine Rolet.
25. Une demi-aune. Marchand.
26. Un demi-pied. Bodin.
27. Un m�tre. Vin�ard, � la maison paroissiale 29, rue Mond�tour.
28. Plaqu�. Pouget.
29. Embrasses. Henriette.
30. Dessin de lit. Mlle Jacob.
31. Bordure acajou. Bardiau.
32. Coloris. Eug�nie Lema�tre.
33. Un pied. Charles.
34. Une planche grav�e. Adolphe.
35. Cachou. Toussaint.
36. Taffetas d'Angleterre. Ad�le Fouet.
37. Une r�gle. Lefort.
38. Gaine. Froliger.
39. Une lithographie. Pol Justus.
40. Bordure dor�e. Mora, Adolphe, Éouard. Valois, D�sir�, Bazin, Elisa, Rose Mora.
41. Un dessin. Eudes, Gall�.
42. Bordure palissandre. Donnadieu.
43. Une gravure. Eudes.
44. Bordure citronnier. Lenoir.
45. Une bague. Audigier.
46. Produits pharmaceutiques pour toilette. Renard.
47. Porte-mousqueton. Roussel.
48. Un m�daillon. Carolus.
49. Un cadre. Griffon.
50. Un corset. Mme Flandin.
51. Aquarelle. Georges Renhard.
52. Un pupitre. Boissy, Berger.
53. Une broche cam�e. Trot�.
54. Une traduction. Fontana.
283'283}
55. Un chant. Mlle Fanny, Vin�ard, Giffard.
56. Une bo�te. Ducatel, Chanchoin, Victor.
57. Une boucle. Vin�ard neveu.
58. Bracelet. Virginie Daix, Charles Daix.
59. Un tablier. Mme Donnadieu.

George Sand ne pouvait pas venir alors � Paris, � cause de son proc�s, et en r�ponse � l'invitation des saint-simoniens d'assister � une de leurs r�unions de gala ou m�me � un bal (sic!), le 11 f�vrier 1836, elle �crit de La Ch�tre � Gu�roult, en lui exprimant tous ses regrets de ne pas pouvoir profiter de cette invitation et de ne pas voir les beaux cadeaux, mais en esp�rant que lorsqu'elle viendra � Paris les saint-simoniens arrangeront encore une soir�e, voulant � tout prix se trouver un jour au milieu d'eux. Cela eut lieu, en efTet, mais un peu plus tard. George Sand visita une r�union saint-simonienne � M�nilmontant chez le docteur Curie, et fut m�me accompagn�e ce soir-l� par Musset, comme nous l'avons d�j� dit*. Et en r�ponse � l'envoi des �trennes, George Sand �crivit � la « famille saint-simonienne » la lettre bien connue, dat�e du 15 f�vrier 1836 et ins�r�e dans la Correspondance (vol. I, non indiqu�e � la table).

* Voir chapitre VIII.

C'est ainsi qu'avec l'ann�e 1835 se termina pour George Sand la p�riode personnelle et tout individuelle, et elle entra dans les rangs des champions conscients de la libert� et de l'�galit�. Nous refusant d'accepter la pr�tendue division des œuvres litt�raires de George Sand en trois p�riodes consacr�es par tous les manuels de litt�rature, nous trouvons donc bien plus juste de ne voir dans son œuvre que deux p�riodes (en notant encore une fois que l'on trouve dans la seconde p�riode les m�mes �l�ments, les {284} m�mes id�es et convictions que dans la premi�re, quoique ici peut-�tre un peu plus irr�fl�chis).

Ces �l�ments sont pour nous : 1° la pr�dication de la libert� individuelle, voire de la libert� de la passion, et, en particulier, du droit de l'artiste � une libert� plus grande que celle des hommes ordinaires; 2° la d�fense de la libert� de conscience en mati�re de religion; 3° la pr�dication de la libert� sociale et de l'�galit�, — de l� les sympathies d�mocratiques de George Sand et la glorification des gens du peuple dans ses romans; 4° l'amour de la nature et de la vie champ�tre, — de l� une pr�dilection pour la peinture de la nature et de la vie rurale. Au lieu de diviser les œuvres de George Sand en trois p�riodes, il serait donc plus juste, d'apr�s les �l�ments que nous venons d'indiquer, de les distinguer en quatre groupes. Nous nous rangerions volontiers aussi � l'avis de l'auteur anonyme d'un article sur George Sand paru dans le n° 69 du tome III de l'Illustration (samedi, 22 juin 1844), qui voit deux p�riodes dans son action litt�raire : une premi�re p�riode personnelle et inconsciente, et une seconde p�riode sociale et consciente, les Lettres d'un voyageur faisant la liaison entre ces deux p�riodes.

Les ann�es 1835 � 1837 apparaissent donc comme des ann�es de crise dans la vie priv�e et litt�raire de George Sand.

Remettant pour le moment l'analyse des grands romans �crits et publi�s pendant ces deux ann�es, nous nous arr�terons sur deux petites œuvres, selon nous tr�s caract�ristiques, l'une parue au printemps de 1835, l'autre en l'automne de 1836. Ces deux ouvrages sont comme des jalons qui marquent le chemin que la c�l�bre romanci�re a parcouru dans le cours de cette ann�e. Nous parlons du {285} Po�me de Myrza et du Dieu inconnu. Le Po�me de Myrza, �trange fantaisie cosmogonique, d�peint les premiers jours de la cr�ation du monde, l'apparition de l'homme et les premiers temps de l'existence de la race humaine sur la terre. L'auteur fait r�citer son po�me par une certaine Myrza, po�tesse ayant v�cu � C�sar�e, � l'�poque de transition entre le monde pa�en et le monde chr�tien, lorsque se d�veloppa l'�clectisme qui conciliait les croyances et les doctrines les plus oppos�es. Le po�me se termine par un hymne exalt� � l'amour que Myrza glorifie par-dessus tout ce qui est accord� aux hommes pour leur bonheur. Irrit�s de ses paroles, les asc�tes, les faux proph�tes et les Pharisiens, veulent la lapider, tandis que le peuple veut la porter en triomphe. Elle s'�loigne des uns et des autres et, mont�e sur son dromadaire, elle leur dit : « Laissez-moi partir, et si ces hommes vous disent quelque chose de bon, �coutez-le, et recueillez-le de quelque part qu'il vienne. Pour moi, je vous ai dit ma foi, c'est l'amour. Et voyez pourtant que je suis seule, que j'arrive seule, et que, je pars seule... » Alors Myrza r�pandit beaucoup de larmes, puis elle ajouta : Comprenez-vous mes pleurs, et savez-vous o� je vais? »

— Et elle s'en alla par la route qui m�ne au d�sert de la Th�ba�de... »

Ce passage rappelle involontairement � notre souvenir la retraite que George Sand avait faite, au printemps de 1835, dans sa Th�ba�de du Berry apr�s deux ann�es d'�preuves orageuses, alors qu'elle �tait r�solue � mener dor�navant une vie asc�tique, s�v�re et solitaire. Faisant ses adieux au pass�, et croyant en avoir fini pour toujours avec l'amour, elle s'�criait alors dans une page de sa Lettre � Everard : « Mais toi, idole de ma jeunesse, amour dont je d�serte le {286} temple, � jamais, adieu! Malgr� moi mes genoux plient et ma bouche tremble en te disant ce mot sans retour. Encore nn regard, encore l'offrande d'une couronne de roses nouvelles, les premi�res du printemps, et adieu! C'est assez d'offrandes, c'est assez de prosternation! Dieu insatiable, prends des l�vites plus jeunes et plus heureux que moi, ne me compte plus au nombre de ceux qui viennent t'invoquer. — Mais, il m'est impossible, h�las! en te quittant, de te maudire, � tourments et d�lices! je ne peux m�me pas te jeter un reproche; je d�poserai � tes pieds une urne fun�raire, embl�me de mon �ternel veuvage. Tes jeunes l�vites la jetteront par terre en dansant autour de ta statue; ils la briseront et continueront d'aimer. R�gne, amour, r�gne, en attendant que la vertu et la r�publique te coupent les ailes... »

La r�publique, � ce qu'il para�t, n'avait point coup� les ailes � l'amour, mais l'un de ses fervents avait appris � l'anachor�te de Nohant � sacrifier aussi � d'autres dieux. Et le second des deux r�cits que nous avons nomm�, le Dieu inconnu, l'une des œuvres les plus parfaites de George Sand par son style, sa concision et son fini, nous apprend qu'� l'�poque de la pers�cution des chr�tiens, et de la d�cadence romaine, une belle grande dame de la Rome pa�enne, ne trouvant plus aucune satisfaction ni dans son ancienne foi, ni dans ses plaisirs, vient un jour aux catacombes trouver Pamphile, — un saint vieillard v�n�r� de tous les chr�tiens, — et le supplie de la sauver, de la gu�rir de son d�sespoir, de lui apprendre � croire, ne fut-ce qu'� un « Dieu inconnu ». Pamphile lui enseigne en effet � chercher sa consolation dans le contraire de ce qu'elle avait consid�r� jusque-l� comme le bonheur : dans le renoncement aux jouissances personnelles, � l'�go�sme, � {287} l'amour humain, mais surtout dans la charit� envers le prochain, dans l'oubli de soi-m�me. En �coutant les discours d�sesp�r�s de la belle L�a, on croit entendre Aurore Dudevant elle-m�me, d�senchant�e des hommes et de l'amour humain, cherchant avidement la lumi�re et la v�rit�, suppliant tant�t Sainte-Beuve et tant�t Michel de l'aider � trouver cette v�rit�, de lui donner une foi qui put calmer son �me meurtrie, d�go�t�e de toutes les joies terrestres. Le vieux Pamphile r�ussit � lib�rer l'�me de la belle L�a des cha�nes de ses croyances pa�ennes et de toute son existence pass�e; il la r�concilie avec la fin irr�vocable de toutes les jouissances terrestres, en lui montrant une lumi�re nouvelle, en lui enseignant � prier le « Dieu inconnu ». Le farouche Everard lib�ra l'�me d'Aurore Dudevant des liens d'un individualisme excessif, la r�concilia avec la vie, en lui apprenant � trouver le bonheur non dans ses propres plaisirs, mais dans le service de l'humanit�, dans la fusion de son individualit� avec la vie, les int�r�ts, les joies et les malheurs de la patrie ainsi que de toute la race humaine.

Les relations amicales entre Michel de Bourges et George Sand, quoiqu'elles n'aient gu�re dur� plus de deux ans, eurent donc une action tr�s s�rieuse et tr�s importante sur la vie du grand po�te. Cette influence ne fut pourtant pas uniquement intellectuelle, elle eut des suites sur tout l'avenir d'Aurore Dudevant, dans le sens direct et pratique du mot, car c'est Michel de Bourges qui fut son avocat lors de son proc�s en s�paration contre son mari.

Revenons maintenant � l'historique des relations entre les �poux Dudevant, dont nous avons fait le r�cit jusqu'� la fin de 1830, c'est-�-dire jusqu'au d�part d'Aurore pour Paris.

{288} Pendant les trois premi�res ann�es apr�s leur s�paration volontaire, tout alla bien d'abord, et les deux �poux, de part et d'autre, contents de leur ind�pendanee, continu�rent � se traiter � l'amiable, en camarades bien calmes. Dudevant avait gard� pour lui les choses auxquelles, selon une lettre in�dite d'Aurore*, il tenait le plus : son domaine et ses revenus � elle, en n'envoyant � sa femme qu'une rente tr�s modique, qui lui suffisait � peine pour vivre.

* Lettre du 12 novembre 1830 � Hippolyte Chatiron.

Elle ne s'en plaignait pas cependant, surtout, parce qu'elle commen�ait � se sentir ind�pendante, qu'elle avait d�j� acquis une certaine notori�t� ef commen�ait � gagner sa vie. Elle allait tous les trois mois � Nohant et presque toujours, son mari soit seul, soit avec le petit Maurice, l'accompagnait ou venait � sa rencontre jusqu'� La Ch�tre ou � Ch�teauroux. En 1832, Aurore prit avec elle Solange et au mois de mai 1833, Maurice fut aussi amen� � Paris et plac� au coll�ge Henri IV. Lorsqu'il venait � Paris, Casimir d�nait chez sa femme, l'accompagnait au th��tre, mais ne descendait pas chez elle pour n'�tre g�n�s ni l'un ni l'autre. C'est ce qu'il lui �crit dans une de ses lettres :

5 d�cembre 1831.    

« J'ai re�u ta lettre il y a dix jours, qui m'a fait plaisir; vaut mieux tard que jamais, dit-on, j'y aurais r�pondu plus t�t, mais Mme Hippolyte a re�u une lettre de toi le lendemain de la mienne... Je pars mercredi ou jeudi au plus tard pour Paris, j'y serai samedi matin probablement, je descendrai chez Hippolyte, parce que je ne veux te g�ner nullement, ni par cons�quent �tre g�n�, ce qui est bien juste.

{289} « Les enfants se portent bien et nous aussi; adieu, je t'embrasse de tout mon cœur.

« CASIMIR. »        


Aurore, de son cot�, �crivait � son mari et, dans ses lettres � Maurice, n'oubliait jamais d'envoyer un salut et un baiser « � son papa », t�chait toujours d'inculquer � son fils l'ob�issance � son p�re et de ne pas laisser soup�onner au jeune gar�on qu'il y avait quelque chose de bris� entre ses parents.

Elle ex�cutait les commissions de Casimir et lui envoyait de petits cadeaux; Casimir, de son cot�, poussait l'amabilit� jusqu'� lui louer ou lui acheter, � la fin de 1832, un piano. Ce dont, dans sa lettre � Maurice du 20 d�cembre 1832*, George Sand prie celui-ci de remercier son p�re. Mais ces rapports ne d�passaient pas ces amabilit�s ext�rieures; Casimir ne s'inqui�tait nullement de savoir comment sa femme se tirait d'affaire toute seule � Paris avec des ressources si modiques et comment elle vivait. Elle, de son c�t�, se regardait comme tout � fait ind�pendante, pouvant enti�rement disposer d'elle-m�me, et c'est pourquoi ses relations avec Sandeau et plus tard avec Musset furent tout autres que son amour c�leste pour Aur�lien de S�ze. Casimir ne pouvait ignorer ce que tout le monde savait et ce qu'Aurore, de son c�t�, ne cachait nullement; mais, � ce qu'il semble, cela ne l'affligeait point et n'apportait aucun changement dans le ton amical de ses lettres. Ainsi, le 17 mai 1833, il lui �crivait :

* In�dite.

« Tout le monde me demande beaucoup de tes nouvelles, gens de la vlle comme de la campagne, j'ai r�pondu � {290} chacun selon son m�rite et ses capacit�s. Adieu, porte-toi bien, je t'embrasse de tout mon cœur, ainsi que la grosse Solange. Tout � toi.

« DUDEVANT. »        


Et lorsqu'Aurore fut partie avec Musset pour l'Italie, Casimir lui envoya m�me l�-bas des lettres absolument gentilles et s'�leva jusqu'au lyrisme pour lui conseiller de ne pas regarder d'un œil distrait et tranquille ce pays o� son p�re, Maurice Dupin, s'�tait autrefois battu, dont les champs avaient �t� arros�s du sang des soldats fran�ais et o� tout parlait des gloires d'autrefois*.Il n'y a qu'une seule chose que l'on ne trouve jamais dans ses lettres : reproches, quels qu'ils fussent, pri�res de rentrer au foyer conjugal, en un mot, aucun regret de la s�paration. Selon toute apparence, Casimir, tout comme Aurore, �tait parfaitement content de ce nouvel arrangement.

* Au chapitre VIII, en parlant des excursions de George Sand avec Pagello � Bassano, Parolino, etc., nous avons cit� plusieurs passages de la r�ponse d'Aurore � cette lettre.

Mais ces relations amicales finissaient toujours par s'alt�rer chaque fois qu'Aurore s�journait quelque temps � Nohant; les premiers jours, les choses se passaient bien et paisiblement, mais bient�t reparaissaient la brutalit�, les paroles outrageantes, les menaces, les cris. A cela venait encore s'ajouter le reproche adress� � Aurore de ce qu'elle « d�rogeait » par son m�tier d'�crivain. Fr�quemment, Casimir se d�cha�nait contre ses enfants, qui n'�taient nullement fautifs, surtout contre Solange, qu'il prit en grippe. Ces sc�nes p�nibles se renouvel�rent de plus en plus en l'automne de 1834, quand, apr�s son voyage en Italie, bris�e moralement et physiquement malade. Aurore sentit vivement {291} le besoin de passer avec ses enfants quelque temps dans le calme de Nohant. Les sorties brutales de Casimir commenc�rent alors � prendre davantage encore un caract�re sauwage. Ainsi, un jour, en pr�sence de plusieurs personnes qui d�naient � Nohant, entre autres de Rozanne Bourgoing et de son mari (c'�taient de grands amis d'Aurore), Dudevant se f�cha d'une mani�re si inconvenante contre Solange, que la fillette, tout effray�e, fondit en larmes et, sans attendre que le d�ner fut fini, sortit de la salle � manger, ce qui amena son p�re � l'accabler, elle et sa m�re, de paroles absolument grossi�res. Une autre fois pour une bouteille qu'on avait laiss�e tomber, et � la suite de l'ordre donn� par Aurore d'en apporter une nouvelle, Dudevant se mit de nouveau � crier contre sa femme en pr�sence de leurs convives, et s'oublia jusqu'� d�fendre aux domestiques d'ex�cuter les ordres qu'elle donnait, car � Nohant lui seul pr�tendait �tre le ma�tre.

Vers cette m�me �poque, Mme Dudevant s'aper�ut que les affaires de Casimir �taient tout embrouill�es. « M. Dudevant a mang� 80 000 francs � lui sans augmenter d'un d�nier ma fortune », disait Aurore, dans une lettre � M. Accolas dont nous avons d�j� cit� deux fragments dans le Chapitre V. « Il est bon de faire savoir que ses acquisitions de terres n'�taient que le remploi forc� de mes rentes sur l'État qu'il a ali�n�es. Il m'en a fait vendre pour 48 000 et il a achet� pour 46 000. Ainsi il a bien mang� son fonds et son revenu en tant qu'il a pu le faire. Il a toujours fait de tr�s mauvaises acquisitions et n'a jamais pu voir clair dans leurs produits. Il s'�tait engag� par trait� amiable � me faire retirer 1 400 de la locature du Grand Moulin et il n'a pu l'affermer que 1 200... »

Casimir n'avait plus pour fortune personnelle que {292} 1 200 francs de rente. Ayant remarqu� qu'il �tait devenu tr�s soucieux, Aurore se mit � le questionner, et ayant appris que c'�tait pour une question de dettes qu'il s'inqui�tait, elle lui c�da un coupon de ses rentes patrimoniales. Il en fut enchant�. N�anmoins, Aurore commen�a � s'inqui�ter pour la fortune de ses enfants... « S'il ne prend pas un parti d�cisif, �crit-elle � Hippolyte dans une lettre in�dite de janvier 1835, il sera forc� de me ruiner avant dix ans, car il n'a pas de t�te et rien de ce qu'il fait ne r�ussit. II y a trois ans il avait d�cr�t� que je devais demander l'aum�ne ou faire des dettes. Depuis ce temps j'ai acquis 15 � 20 000 francs de rente par mon travail et je n'ai pas contract� de dettes*. Tandis qu'il est arriv�, Dieu sait comment, � se trouver en face d'une dette de 20 000 francs et d'un commencement de ruine... » Hippolyte et leurs autres amis conseill�rent alors aux deux �poux d'effectuer une s�paration de biens. Casimir accepta avec plaisir, il s'ennuyait � Nohant, se sentait incapable de le g�rer et aurait voulu s'installer � Paris en gar�on. Aurore, de son c�t�, avait beaucoup de peine � vivre, quoiqu'elle travaill�t �norm�ment. C'est ainsi qu'en 1833, d'un commun accord, un contrat fut pass� entre les �poux, stipulant formellement une s�paration de corps et de biens. Les enfants devaient �tre partag�s entre les parents. Nohant fut attribu� � Aurore, et l'H�tel de Narbonne � Casimir; Solange devait �tre confi�e � sa m�re, et Maurice, jusqu'� la fin de ses �tudes, devait passer un mois de ses vacances aupr�s de sa m�re et l'autre chez son p�re. Aurore se chargeait de payer � son mari 3 800 francs annuellement, ce qui, avec {293} ses 1 200 francs, lui constituait 5 000 livres de revenus; outre cela, elle prenait l'obligation de continuer l'ancienne rente qu'elle faisait � sa propre m�re et aux vieux domestiques de Nohant. Dans la m�me lettre du mois de janvier 1835, elle confiait sous le sceau du secret, � sou fr�re Hippolyte, qu'elle consentait m�me � payer peu � peu les dettes de son mari « tout peu mignon qu'il �tait », quoiqu'elle sut qu'il l'e�t laiss� enfermer m�me pour 20 francs de dettes et, qu'�tant mari�s sous le r�gime dotal, elle n'�tait pas responsable des dettes qu'il avait pu contracter.

* [{292}] Elle voulait sans doute dire par l� qu'elle gagnait de 15 � 20 000 francs par an, et qu'elle pouvait d�penser ce produit annuel de son travail sans toucher � son capital.

Ce trait� devait entrer en vigueur � partir du 11 novembre 1835. Mais � peine fut-il sign�, que Dudevant regretta de voir ses revenis diminu�s. Aurore, et cela se comprend, aurait voulu que cet arrangement fut maintenu, toutefois selon son habitude, reculant devant la n�cessit� de causer un d�sagr�ment � autrui et toujours pr�te � se restreindre, elle d�chira le contrat dont elle envoya les morceaux � Duteil pour qu'il les rem�t � Casimir, exigeant seulement une petite augmentation de rente pour l'�ducation de Solange. Mais Casimir r�pondit qu'il ne voulait point annuler le trait� ni reprendre sa parole, qu'il ne voulait plus vivre en commun avec Aurore, ni avoir aucune affaire avec elle, et qu'il voulait, d�s que le contrat entrerait en vigueur, partir pour Paris et s'y �tablir. Il recopia lui-m�me le trait�, le signa et le renvoya � sa femme. Duteil et Hippolyte, qui s'�taient entremis pour amener un accord entre les deux conjoints, croyant que les intentions du mari �taient pacifiques, qu'il voulait �viter le scandale et le bruit, persuad�rent � Aurore que Casimir ne lui causerait � l'avenir aucun d�sagr�ment. Il ne restait qu'� patienter jusqu'au 11 novembre. Aux vacances d'automne de 1835, Aurore revit sa vieille {294} demeure, qui devait bient�t lui revenir, et, ayant remarqu� que Casimir �tait tant soit peu triste � l'id�e de devoir quitter Nohant, elle le pria, malgr� le trait�, de revenir chaque fois qu'il le d�sirerait. A son grand �tonnement il lui fut r�pondu par de nouvelles brutalit�s, par la d�fense r�it�r�e aux domestiques d'ob�ir � « madame », en un mot son mari donna de nouvelles preuves qu'on ne pouvait se fier � sa parole. Enfin, le 19 octobre 1835, survint � Nohant la sc�ne la plus affreuse que l'on puisse imaginer. Cela se passa, comme en 1824, pendant qu'on prenait le caf� apr�s le d�ner. La cr�me vint � manquer, et le p�re ordonna � Maurice d'aller en chercher. Le petit gar�on ne partit pas aussit�t et s'assit � c�t� de sa m�re. Celle-ci lui dit : « Est-ce que tu n'as pas entendu ce que ton p�re t'a ordonn� de faire? » Ces paroles exasp�r�rent Dudevant, on ne sait trop pourquoi; il se mit � vocif�rer � propos de la mauvaise �ducation que recevaient ses enfants. Ne voulant pas que Maurice f�t t�moin de cette querelle, Aurore ordonna � son fils d'aller dans sa chambre. Mais Dudevant encore plus irrit� cria : « Sors toi-m�me, » et il se jeta sur sa femme avec l'intention de la battre. Les convives s'interpos�rent et l'un d'eux couvrit Aurore de son corps, tandis qu'un autre saisissait Dudevant par les �paules; mais celui-ci se d�gagea, passant sous le bras de l'ami qui prot�geait Aurore et saisit violemment la main de sa femme. On parvint n�anmoins � l'entra�ner. Alors, exasp�r� et furieux, il s'�cria qu'il tuerait sa femme et il se pr�cipita dans l'antichambre pour prendre un fusil. Duteil*, qui au commencement de {295} cette sc�ne, �tait rest� impassiblement assis � table, la t�te baiss�e, se leva en entendant Aurore lui crier : « Que regardez-vous l�? » Voyant Casimir entrer dans la chambre avec un fusil � la main, il se jeta � son tour � sa rencontre et le d�sarma � l'aide des autres convives**.

* [{294}] Alexis Pouradicr Duteil ou Dutheil, grand ami de Casimir Dudevant et de sa femme, fut d'abord avocat � la Ch�tre, ensuite procureur � Bourges et enfin pr�sident de la cour d'appel de cette derni�re ville. Aurore �tait, comme nous le savons, aussi tr�s li�e avec sa femme, Mme Agasta, n�e Mollier.

** [{295}] 1° Correspondance de George Sand, t. I. Lettre � la comtesse d'Agoult, du 1er novembre 1835; — 2° Revue Encyclop. Lettre � F�licie Saint-Agnan dat�e de 1835; — 3° Lettres in�dites : � Papet du 20 octobre, � Hippolyte du 4 novembre, � Boucoiran du 17 novembre, � Michel de Bourges de la fin d'octobre 1835; — 4° Comptes rendus de la s�ance de la cour de la Ch�tre et du Cher dans Le Droit, 1836, N° 240, 242; — 5° Histoire de ma Vie, IV, pages 377-385.

Aurore alla s'enfermer dans sa chambre, o� Maurice la suivit en pleurant. Elle le consola comme elle le put, mais en son �me elle prit la r�solution bien arr�t�e et d�finitive de ne plus avoir � subir de telles violences et de ne plus donner � ses enfants le spectacle de sc�nes aussi r�voltantes. Et comme elle ne pouvait dor�navant se fier � son mari, malgr� le trait� et la parole donn�e, elle jugea qu'il fallait mettre fin � cette vie impossible, o� elle et Dudevant ressemblaient � deux for�ats riv�s � la m�me cha�ne et se ha�ssant l'un l'autre. Duteil essaya encore de persuader � Aurore de faire la paix avec son mari, mais elle n'y consentit pas. Elle se rendit � Ch�teauroux chez le vieil avocat Rollinat, p�re de son ami de pr�dilection, Fran�ois Rollinat, et � Bourges, chez Michel, prit conseil de ces deux amis et r�solut d'adresser au tribunal une demande en s�paration.

Ne voulant pas rester seulement une heure sous le m�me toit que Dudevant, elle alla passer la journ�e du lendemain dans les bois environnants, en excursion avec ses enfants que Dudevant emmena aussit�t apr�s � Paris pour la rentr�e des classes. Aurore resta d'abord seule dans le silence et le calme de Nohant, puis elle alla demeurer chez les Duteil.

Le 30 octobre 1835, Aurore Dupin, dame Dudevant, porta {296} une plainte contre son mari devant le tribunal de La Ch�tre, en demandant la s�paration de corps pour injures graves, s�vices et mauvais traitements. C'est par cet acte que s'ouvrit entre les deux conjoints le proc�s qui dura plus de deux ans et ne prit fin qu'en 1838. Le 2 novembre, les deux parties devaient compara�tre devant le tribunal, mais Dudevant pr�voyant qu'il lui serait d�favorable de se d�fendre et qu'il valait mieux que tout se pass�t sans bruit, ne parut pas. Par d�cision du tribunal du 1 d�cembre, les faits all�gu�s par la plaignante furent reconnus « pertinents et admissibles » et il lui fut enjoint de les prouver devant le juge-commissaire. Ce jugement fut signifi� au domicile de M. Dudevant le 2 janvier 1836, les pi�ces en furent remises � l'un des domestiques de M. Dudevant, et le m�me jour l'audition des t�moins fut fix�e au 14 janvier. A cette date on interrogea un grand nombre de t�moins, entre autres : Duteil, Papet, les Bourgoing (mari et femme), le docteur Charles Delaveau, N�raud, Planet, le jardinier, les domestiques, les cochers, et M. Jules Boucoiran, venu du Midi � cette seule fin. Le procureur Daiguzon, en d�clarant cette enqu�te excellente, dit plus tard que parmi les t�moins on devait remarquer M. Boucoiran, cet « homme calme, prudent et sage et assez connu dans le pays pour r�pondre � tous les doutes » �lev�s contre l'impartialit� des t�moins. « Un homme si impartial, si int�gre, si grave, a-t-il dit, est pr�cis�ment celui de tous les t�moins qui accuse le plus s�v�rement M. Dudevant. » Une copie du proc�s-verbal fut d�pos�e au logement de Dudevant avec assignation � compara�tre � l'audience du 16 f�vrier « pour ou�r adjuger � la dame Dudevant les conclusions par elle prises ». Dudevant persista � se taire et ne donna aucun signe de vie. Le 16 f�vrier le tribunal rendit par d�faut son jugement, {297} reconnaissant prouv�es par l'enqu�te du 14 janvier les « injures graves, s�vices et mauvais traitements » rapport�s par Mme Dudevant � l'appui de sa demande; ordonna la s�paration des �poux et chargea un notaire de proc�der au partage « de la communaut� et des reprises de la femme ». Dudevant n'ayant pas non plus paru chez le notaire, qui l'avait convoqu� � se pr�senter devant lui, l'acte de s�paration fut pass� en due forme, et une copie en fut remise � Dudevant. Telle fut la fin du premier acte de ce drame judiciaire.

Depuis l'instant o� elle avait pr�sent� la demande en s�paration jusqu'au jour de la prononciation du verdict, Aurore �tait rest�e chez Mme Agasta Duteil, femme de Duteil. Il est d'usage en France qu'une femme qui se s�pare de son mari, pour n'avoir � encourir soi-disant aucun soup�on pendant l'enqu�te et la proc�dure, fasse une retraite ou se mette sous la tutelle d'une personne honorable, indiqu�e ordinairement par le pr�sident du tribunal. La personne d�sign�e par le pr�sident du tribunal de La Ch�tre fut Mme Duteil, et Aurore fut enchant�e de s'�tablir chez une femme qui lui �tait si sympathique, de passer son temps dans le cercle des parents et des amis de Duteil et surtout de s'occuper des enfants qui �taient r�unis dans cette maison quelquefois au nombre de quatorze. Occuper et amuser ces enfants faisait la joie de George Sand, qui avait toujours aim� la soci�t� des petits. Si n�anmoins, elle s'ennuyait quelquefois, c'est que, par la volont� du sort et de son seigneur et ma�tre, elle �tait loin de Maurice et de Solange qu'elle adorait. « Ah! oui, c'�tait l� mon empire et ma vocation, j'aurais d� �tre bonne d'enfants ou ma�tresse d'�cole », ajoute-t-elle apr�s avoir racont� comment elle divertissait ces enfants. Le soir, quand ils �taient tous {298} couch�s, elle donnait d'abord ses soins � Agasta Duteil, alors malade, puis elle se mettait � travailler, �crivant souvent jusqu'au lever du soleil. Dans l'Histoire de ma Vie*, dans ses lettres � Mme d'Agoult**, dans ses lettres in�dites � sa m�re du 11 novembre 1835, � Gu�roult de janvier 1836, et enfin dans sa lettre � Mme Saint-Agnan du 6 janvier 1836***, George Sand nous d�crit en d�tail son s�jour � La Ch�tre, la maison qu'elle habitait et la mani�re dont elle y passait son temps. Elle nous raconte aussi qu'elle devait faire bien attention � chacun de ses pas pour �viter les potins et pour ne pas donner motif aux comm�res de soulever contre elle par leurs cancans l'opinion publique ni d'indisposer ses juges. Sa lettre � Gu�roult est surtout remarquable � cet �gard :

« Je vous inviterais volontiers, �crit-elle, chez les Duteil, si je n'�tais oblig�e � mener une vie tr�s r�guli�re aux yeux des imb�ciles au milieu desquels je vis. Heureusement cela m'est bien facile maintenant. Mais si l'on vous voyait arriver de Paris � La Ch�tre, la femme de tel juge, la cousine de tel autre, la fille de la sœur de la servante de la m�re de tel autre prononceraient le haro sur ma cause, en d�cr�tant que vous �tes un amant, la source et la cause de ma rupture conjugale. Ainsi me voil� condamn�e � vivre dans cette bourgade charmante, dont je me suis amus�e si souvent et d'en respecter les us et coutumes. Vous ririez si vous pouviez voir avec quelle gr�ce je m'en acquitte et de quel air patelin je traverse les rues h�riss�es de pierres et les places couvertes d'oisifs. Je m'amuse non pas d'eux, mais de {299} moi-m�me, et comme j'ai une jolie chambre bien propre pour travailler, je me trouve l� aussi bien qu'ailleurs... »

* [histoire de ma Vie,] T. IV, page 483-97.

** Correspondance, I et II.

*** Revue Encyclop�dique.

Dans l'Histoire de ma Vie, George Sand raconte qu'apr�s le premier verdict du tribunal qui lui rendait Nohant avec .ses enfants, elle �tait all�e habiter sa vieille maison, alors � l'�tat de maison d�serte par suite de l'absence de son mari et de ses enfants et du cong� donn� aux anciens serviteurs, et qu'elle y avait pass� quelques semaines, en pleine solitude, en attendant l'arriv�e de Dudevant au pays pour proc�der � la liquidation des biens. Sa solitude semble avoir �t� absolue, car, dit-elle, « je ne gardai que le vieux jardinier de ma grand'm�re, �tabli avec sa femme dans un pavillon au fond de la cour. J'�tais donc absolument seule dans cette grande maison silencieuse. La femme du jardinier n'entrait dans la maison que pour faire ma chambre et m'apporter mon d�ner. Je ne recevais m�me pas mes amis de La Ch�tre* ... »

* Histoire de ma Vie, t. IV, p. 388-389.

Toutefois par une lettre � la comtesse d'Agoult, dat�e du 1er novembre 1835* nous voyons au contraire que c'est en automne, imm�diatement apr�s la fuite de Dudevant, qu'elle a v�cu d'une vie toute solitaire � Nohant. M. Rocheblave** attribue cette lettre � janvier 1836, sa premi�re partie semblant �tre une r�ponse � la lettre de Mme d'Agoult du 22 novembre et pr�c�dant celle du 15 janvier. Mais si c'est exact pour la premi�re moiti� de la lettre — la derni�re fut s�rement �crite en automne. Quant � la lettre de la comtesse dat�e du 15 janvier, elle peut parfaitement �tre consid�r�e comme une r�ponse tardive � la lettre de George Sand, �crite bien avant janvier, et c'est m�me pour cette raison que tout {300} en assurant qu'elle r�pond subito, et tout en r�pondant � l'image que George Sand avait faite d'elle-m�me en s'appelant porc-�pic, et s'intitulant, � son tour, tortue renferm�e sous ses �cailles, la comtesse semble souligner, et cela d�s les premi�res lignes, sa lenteur; c'est avec intention aussi qu'elle parle du cadeau de Liszt pour ses �trenncs — « une magnifique perle mont�e en forme de tortue, symbole, suivant lui de la rapidit� et de la mobilit� de ses pens�es ». George Sand ne put passer � Nohant quelques semaines (deux?) qu'entre le 19 octobre et le 3 novembre, car � partir du 3 novembre jusqu'au jugement du 16 f�vrier, elle resta tout le temps chez les Duteil; elle ne put rentrer � Nohant qu'apr�s. Mais apr�s ce jugement, le 17, elle �tait encore � La Ch�tre, le 18, idem, le 20, elle y �tait �galement le 26, et le 28 elle �tait � Bourges, le 5 mars de nouveau � La Ch�tre, vers le 15 mars � Paris. On voit par l� que, au cours de cet hiver et « apr�s » le jugement, elle ne put faire � Nohant qu'un s�jour de quelques jours***.

* [{299}] Correspondance, t. I.

** Voir : Une Amiti� romanesque.

*** Par la correspondance de George Sand avec l'abb� Rocliet (voir ehap. XIII), nous soyons qu'au cours de cet hiver elle ne venait � Nohant que pour quelques heures, pour une journ�e tout au plus. Ne voulant pas d'abord confier � l'abb�, qu'elle ne connaissait encore que fort peu, les causes v�ritables de son absence, elle lui �crit de La Ch�tre... « Je dois pour ne pas vous exposer � m'attendre ou � ne pas me rencontrer, vous prier de m'avertir un jour ou deux � l'avance; occup�e d'un proc�s grave, je suis souvent en courses dans les environs et je craindrais d'�tre pr�cis�ment absente si je n'�tais pr�venue. Je pense que je passerai chez moi � Nohant, la semaine o� nous allons entrer et que je serai absente la semaine suivante, pour revenir chez moi dans quinze jours... » (Lettre du 5 d�cembre.) Mais lorsque l'abb�, tout en l'ayant pr�venue par une lettre du 12 d�cembre, qu'il y arriverait le 21, vint au jour dit, il ne l'y trouva pas, et elle dut en grande h�te arriver de La Ch�tre pour passer une soir�e en causeries philosophiques avec l'abb�. Elle retourna pourtant imm�diatement apr�s chez les Duteil. Et l'abb�, de son c�t�, ne lui adressa plus les lettres « � Nohant », comme auparavant.

Par les lettres in�dites de Rollinat � George Sand et par une lettre de cette derni�re � l'abb�, dat�e du 11 f�vrier, nous voyons qu'elle et ses amis avaient d'abord esp�r� que la s�ance du tribunal aurait lieu le [{301}] 2 f�vrier et qu'apr�s le jugement elle pourrait imm�diatement reprendre possession de sa maison. C'est pour cette raison que Rollinat lui avait adress� ses lettres � Nohant, mais la s�ance fut remise au 14, puis au 16 f�vrier, — et le 18 f�vrier, toujours encore de La Ch�tre, George Sand �crit � l'abb� qu'elle voudrait bien le revoir (ils se sont vus en janvier � Ch�teauroux), mais qu'elle ne pourra probablement le recevoir chez elle que dans deux mois — si l'adversaire n'acquiesce pas au jugement, — et elle ajoute : « Je me tiens toujours �loign�e de mon ermitage, la personne pouvant y arriver d'un moment � l'autre. »

{301} Cons�quemment, si nous prenons en consid�ration : 1° la parfaite ressemblance de ce qui est racont� dans la lettre dat�e du 1er novembre avec ce qui, dans l'Histoire de ma Vie, est rapport� au mois de f�vrier; 2° le contenu de cette lettre, �crite indubitablement avant le verdict et bient�t apr�s le commencement du proc�s; 3° l'absence de toute indication et l'invraisemblance du fait que George Sand e�t pu s'�tablir � Nohant, entre le jour de l'enqu�te (14 janvier) et celui o� elle rentra en possession de Nohant (10 f�vrier); 4°, l'impossibilit� d'ins�rer ces « quelques semaines » en n'importe quelle �poque « apr�s le jugement », — nous sommes en droit de conclure que le s�jour dans la Maison d�serte doit se rapporter � l'automne, c'est-�-dire du 19 octobre au 3 novembre. Nous avons, pour appuyer notre opinion, la lettre du 1er novembre, dont nous allons citer quelques fragments en soulignant les passages sur lesquels nous voudrions attirer l'attention du lecteur. « Il faut que vous sachiez que je suis toujours � la campagne, chez moi. Je plaide en s�paration contre mon �poux, qui a d�guerpi, me laissant ma�tresse du champ de bataille. J'attends la d�cision du tribunal. Je suis donc toute seule dans cette grande maison; il n'y a pas un domestique qui couche sous mon toit, pas m�me un chien... Je ne re�ois personne, je m�ne une vie monacale. J'attends l'issue de mon proc�s, d'o� d�pend le pain {302} de mes vieux jours... Voyez! Il a eu l'heureuse id�e de vouloir me tuer un soir qu'il �tait ivre. En attendant que cette beno�te fantaisie de meurtre conjugal me rende mon pays, ma vieille maison et cinq ou six champs de bl� qui me nourriront quand mes longues veilles m'auront jet�e dans l'idiotisme, je fais le Sixte-Quint. Mon cheval est rentr� sous le hangar et on n'entend pas voler une mouche autour de mon clo�tre d�sert. Le jardinier et sa femme, qui sont mes factotums, m'ont suppli�e de ne pas les faire demeurer dans la maison. J'ai voulu en savoir le motif. Enfin le mari baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit : « C'est que madame a une t�te si laide, que ma femme �tant enceinte, pourrait �tre malade de peur. » Or, c'est de la t�te de mort qui est sur ma table dont il voulait parler (du moins � ce qu'il m'a jur� ensuite); car je trouvai la plaisanterie de fort mauvais go�t et je me f�chai. Ensuite j'ai song� que cette t�te si laide ferait grand effet. J'ai permis � mon jardinier de s'�loigner et de garder la pens�e que cette t�te �tait un signe de p�nitence et de d�votion... »

George Sand en agissant ainsi pr�f�rait trouver c moyen de se passer des services du jardinier et de sa femme, car d'une part elle savait que la nouvelle de son repentir irait bient�t jusqu'aux deux petites villes berrichonnes o� demeuraient les juges charg�s de la question de lui restituer ses enfants, d'autre part cela la garantissait de la visite des curieux. Or, il est � croire que sa solitude ne fut pas toujours absolue et que son cheval ne restait pas toujours « sous le hangar ». Lorsqu'elle ne pouvait pas aller elle-m�me � Bourges chez son ami, celui-ci arrivait soit � Nohant, soit � Saint-Amand ou � La Ch�tre d o� elle allait � sa rencontre � cheval. Mais personne ne le soup�onnait. Bien au contraire, d'apr�s ce qu'elle dit elle-m�me : « ... A {303} une lieue d'ici, quatre mille b�tes me croient � genoux dans le sac et dans la cendre, pleurant mes p�ch�s comme Madeleine. Le r�veil sera terrible. Le lendemain de ma victoire je jette ma b�quille, je passe au galop de mon cheval aux quatre coins de la ville. Si vous entendez dire que je suis convertie � la raison, � la morale publique, � l'amour des lois d'exception, � Louis-Philippe, le p�re tout-puissant, et � son fils Poulot-Rosolin, et � sa sainte chambre catholique, ne vous �tonnez de rien. Je suis capable de faire une ode au roi et un sonnet � M. Jacqueminot* ».

* Correspondance, t. I, p. 321-322. Lettre � la comtesse d'Agoult.

Il est donc hors de doute que ce s�jour � Nohant en compagnie du jardinier et de la t�te de mort, pendant « quelques semaines » (que George Sand fit, selon l'Histoire de ma Vie apr�s le jugement), doit �tre en r�alit� rapport� � la fin de l'automne de 1835, �poque o� elle « �tait toujours » encore « � la campagne, chez elle... ».

Dudevant �tait, � ce qu'il semble, tellement convaincu de son tort et se soumettait si bien d'avance au verdict qu'on pouvait pr�voir, que d�s le commencement de l'instruction du proc�s, il s'�tait d�mis de ses fonctions de maire de Nohant et s'�tait transplant� � Paris. De leur cot�, Duteil et Hippolyte, le proc�s �tant encore pendant, avaient fait des d�marches afin d'obtenir � l'amiable une s�paration, quelque verdict que pronon��t le tribunal; dans ce but, le 12 novembre c'est-�-dire le lendemain de la mise en vigueur du premier trait�, il en fut conclu un second, qui, sur les points essentiels, contenait les m�mes clauses. Le premier article de ce trait� commence par ces mots : « Dans la pr�vision du succ�s de la demande intent�e par Mme Dudevant contre son mari... », etc. Et {304} dans la clause finale de ce m�me trait�, on lit : « Ces conventions seront ex�cut�es de bonne foi par les parties qui s'y engagent sur l'honneur, nonobstant toute disposition de jugement ou arr�t qui y serait contraire. »

Casimir, install� � Paris, �tait satisfait de la tournure que prenaient les choses. Le 12 d�cembre, Hippolyte �crivait de Corbeil � sa sœur : « Tu n'as rien � craindre des conseils de ta m�re aupr�s de Casimir, il ne la voit pas, il m'a dit � cet �gard sa mani�re de voir : son plus grand d�sir est d'�viter tout scandale en obtenant la s�paration si faire se peut, mais jamais les avocats, les juges n'interviendront dans ses affaires quant � sa volont�. Tu peux poursuivre et obtenir cette s�paration qui te tient tant � cœur, il se tiendra en repos. Il para�t tr�s content de sa position pourvu qu'on ne le tracasse pas. La justice apportera n�cessairement une grande longanimit� dans cette affaire, serait-il plus avantageux pour toi de t'en r�f�rer � elle ou de vous en tenir � vos premi�res conventions? Je pencherais pour ce dernier parti. Fais l�-dessus ce que les conseils jugeront � propos. Il est hors de sens de pr�voir que ton mari ira te tracasser avec un revenu qui le rend tout � fait ind�pendant et lui donne plus d'aisance qu'il n'en aurait, jouissant de toute ta fortune. Ce qui lui pesait le plus �tait de tenir � la maison de Nohant, il en est tout � fait d�barrass�. Je te donne ma parole d'honneur qu'il laissera faire ...»

Il se trouve cependant qu'Hippolyte avait vainement donn� sa parole pour Dudevant en r�pondant de sa bonne foi et que Duteil s'�tait inutilement port� garant pour son ami, Casimir ne se croyait gu�re oblig� de remplir ce qu'il avait promis « sur l'honneur ». D'un autre c�t� il trouva des conseillers qui s'efforc�rent d'envenimer sa haine contre {305} sa femme et d'emp�cher la s�paration des �poux, quoique ces deux choses s'excluaient mutuellement. Un de ces principaux conseillers �tait sa belle-m�re, la baronne Dudevant. A en juger par certaines allusions des lettres d'Aurore et d'Hippolyte (entre autres dans les premi�res lignes de la lettre du 12 d�cembre dont nous venons de citer un fragment), il semble que la m�re d'Aurore, Sophie Dupin, savait aussi en cette affaire jeter de l'huile sur le feu. Quoi qu'il en soit, le 8 avril 1836, Casimir Dudevant pr�senta au tribunal une opposition aux jugements du ler d�cembre et du 16 f�vrier, en s'appuyant sur les vices de la proc�dure, et le 14 avril renouvela cette opposition par requ�te signifi�e d'avou� � avou�, par laquelle il protestait sur le fond contre le jugement du tribunal, attaquait de nullit� l'enqu�te, demandait une contre-enqu�te ayant pour but de faire d�clarer la demande de Mme Dudevant non recevable et non fond�e. En cons�quence, l'affaire des �poux Dudevant fut de nouveau port�e devant le tribunal civil de la Ch�tre, les 10 et 11 mai 1836. Les d�fenseurs �taient Vergne, du c�t� du mari, Michel de Bourges du c�t� d'Aurore.

Vergne commen�a son plaidoyer en renon�ant � r�pliquer sur le fond; le document du 14 avril (sorte de d�position de servantes cong�di�es) lui paraissait « d'une telle atrocit� », qu'il n'osa le lire, sentant bien que par l� il perdrait son client. Et malgr� toutes les sommations de l'avou� de Mme Dudevant, il se borna � indiquer certaines erreurs qui avaient �t� commises, dans le cours de l'instruction du proc�s, c'est-�-dire d�clara qu'il ne voulait plaider que sur les motifs formels de la nullit� de la proc�dure.

Alors Michel de Bourges prit la parole. R�pondant d'abord {306} au plaidoyer de la partie adverse et montrant tout le danger qu'il y aurait pour la justice d'admettre M. Dudevant � faire une contre-enqu�te six mois apr�s l'enqu�te, Michel de Bourges aborda ensuite la question du fond de l'affaire. Cette partie de son plaidoyer conquit aussit�t toute la salle. Il f�t devant les juges toute la biographie d'Aurore Dudevant et exposa bri�vement tout ce que nos lecteurs savent d�j�. Il raconta son mariage, l'histoire du contrat de mariage et des affaires d'argent. Il dit comment les discordes surgirent dans le m�nage, attira l'attention sur l'isolement intellectuel d'Aurore et sa longue patience, mit sous les yeux des juges des traits de la brutalit� de Dudevant, de son ivrognerie, de ses inf�d�lit�s. Il raconta comment, d�s 1831, Aurore, au su et du consentement de son mari, avait men� une vie tout � fait ind�pendante, tandis que lui, Dudevant, jouissant de ses revenus � elle et vivant dans la maison de sa femme, ne trouvait � cela rien de r�pr�hensible pour lui, comme aussi il ne trouvait rien � redire contre la libert� dont usait sa femme, et n'avait jamais exprim� le d�sir de la voir r�int�grer le domicile conjugal. Michel exposa enfin les faits qui s'�taient pass�s en 1834 et 1835. En ce qui concernait les trait�s, il d�montra � l'�vidence que l'on ne pouvait se fier � Dudevant, ni s'attendre � voir la vie d'Aurore garantie contre de nouvelles violences; en cons�quence il demanda au tribunal de rendre un jugement conforme au verdict du 16 f�vrier, c'est-�-dire de prononcer la s�paration. A la fin de son plaidoyer, Michel s'�tait longuement arr�t� sur la requ�te du 14 avril. Il rendit justice � son confr�re, l'avocat de Dudevant, d'avoir su s'abstenir de lire l'acte contenant de tels « faits diffamatoires » et o� il se trouvait, entre toutes, une accusation « qu'on e�t pu se dispenser d'emprunter au c�l�bre {307} proc�s de 1793 et que d'un mot une m�re outrag�e repoussa victorieusement* ».

* Allusion � un c�l�bre d�tail du proc�s de Marie-Antoinette.

« Vous voulez, » continua Michel, « faire dispara�tre l'enqu�te, vous y cherchez des nullit�s de forme, sachant bien que le choix des t�moins, leur moralit�, l'esprit de conciliation qui les a toujours anim�s, ne vous permettent pas au fond d'en retrancher un mot; vous gardez le silence sur ces trait�s, vous voulez nier les torts que l'enqu�te a mis au jour. Eh bien, supposons qu'il tombe d'en haut une larme c�leste qui les efface tous; d�chirons la proc�dure, ne consentons que l'acte du 14 avril! Il n'est pas un juge sur la terre qui, apr�s en avoir pris lecture, puisse condamner votre femme � vivre avec vous, car vous ne concluez pas � la s�paration, vous voulez au contraire que sa demande ne soit pas fond�e, — cependant vous ne pouvez pas admettre qu'elle soit forc�e � rentrer chez vous sous le poids d'une pareille haine? Est-ce que vous voulez vous donner le plaisir de faire afficher sous ses yeux, dans sa propre maison, votre requ�te, ce monument de vengeance, que vous avez �lev� contre elle? Si elle rentre sous le toit que vous habitez, pouvez-vous, apr�s ce que vous avez fait, la traiter avec �gard? Non, vous ne le pouvez pas! L'outrage que vous lui avez fait est d'ailleurs ineffa�able. Cet outrage prouve que vous ne le voulez pas. Vous ne demandez donc pas votre femme. Mais cependant vous vous opposez � la s�paration! Vous voulez donc tous les avantages, tous les b�n�fices du mariage sans en supporter les charges, sans en accomplir les devoirs? Je touche au terme de ma carri�re, carri�re p�nible, difficile, dont le d�vouement � l'amiti� et au g�nie n'a pu aplanir les {308} asp�rit�s... » Alors, apr�s avoir rappel� que depuis 1831 les �poux n'avaieut plus pu vivre que s�par�ment (« accord parfait, expressious bienveillantes et gracieuses de la part du mari lorsque sa femme r�side � Paris, en voyage, au loin »); qu'aussit�t qu'ils �taient ensemble, Aurore �tait en butte � des offtenses de tout genre (« reproches, expressions am�res, hostilit� au moindre essai de rapprochement»), Michel, ne s'adressant plus � Casimir, mais aux juges, leur remit devant les yeux que l'acte du 14 avril soulignait l'aversion de Casimir pour sa femme, aversion qui avait d�j� �clat� auparavant et �tait maintenant devenue publiquement notoire. « Les injures contenues dans la requ�te du 14 avril, injures atroces, inf�mes, que l'avocat de M. Dudevant n'a pu se r�soudre de prononcer � l'audience, mais qui sont acquises au proc�s, viennent donner un caract�re excessif, ineffa�able � cette aversion d�j� si prononc�e, si publiquement exprim�e. Et elles seules, en l'absence de tout autre grief, entra�nent imp�rieusement la n�cessit� de faire ce que vous avez d�j� fait, de maintenir le jugement qui prononce la s�paration... »

Apr�s les conclusions du procureur, le tribunal a statu� : que l'opposition du sieur Dudevant aux jugements du 1er d�cembre 1835 et du 10 f�vrier 1830 devait �tre admise et que, vu diff�rents vices de la proc�dure, les deux jugements et l'enqu�te du 14 janvier devraient �tre annul�s. Mais, prenant en consid�ration que dans l'acte du 14 avril, par lequel Dudevant ne voulait pas attaquer, mais bien se d�fendre, �taient expos�s des faits diffamatoires, attaquant l'honneur et la r�putation de Mme Dudevant, et ne laissant aucun espoir de rapprochement entre les �poux, le tribunal se voyait d'autant plus oblig� de d�clarer la s�paration des �poux, qu'elle �tait reconnue in�vitable par les deux parties. {309} Se fondant l�-dessus, le tribunal pronon�a la s�paration de corps et d'habitation de Mme Dudevanl d'avec son mari, « d�fendant � celui-ci de la hanter et fr�quenter sous telle peine qu'il appartiendra, » ordonna que les enfans issus de ce mariage resteraient � la garde de la m�re qui devrait, selon ses moyens, subvenir � leur entretien et aux frais de leur �ducation, et enfin renvoya les parties � se r�gler sur leurs droits respectifs, etc...

A l'arriv�e du printemps, George Sand avait quitt� les Duteil pour aller demeurer chez d'autres amis, les Bourgoing, dont la maison, plus fra�che que celle des Duteil, se trouvait tout au bout de la ville � remplacement des anciens remparts; elle dominait un ravin au fond duquel coulait l'Indre; une large plaine bord�e � l'horizon de forets s'�tendait devant elle. Par la fen�tre de sa chambre Aurore pouvait descendre dans le jardinet rempli de roses et « perch� en terrasse sur un pr�cipice » et jouir de l� d'une vue splendide. C'est cette maison avec son jardinet et son ravin qu'elle d�crivit plus tard dans Jeanne. On peut la voir encore aujourd'hui � c�t� de la grise et antique tour de la prison de La Ch�tre.

Dans le cours du printemps et de l'�t� 1836, pouss�e par le changement qui s'�tait op�r� en elle sous l'influence des id�es de Michel, de Lamennais et de Liszt, George Sand voulut refaire L�lia dont le scepticisme et l'individualisme d�sesp�r�s ne r�pondaient plus � sa mani�re actuelle de comprendre les choses. Et effectivement passant les journ�es en causeries et en jeux avec ses grands et petits amis, elle se remit � travailler la nuit, souvent jusqu'aux premiers rayons du soleil, refaisant et changeant L�lia. Elle y ajouta, nous le savons, tout un volume. Parfois, lorsque tout s'�tait calm� dans la maison et que seules les �toiles regardaient {310} curieusement par la fen�tre de la chambrette, orn�e � la villageoise, cette femme solitaire, courb�e sur ses papiers, — alors elle descendait dans le jardin endormi et y passait des heures enti�res � m�diter et � observer le mouvement des constellalions. Elle savait au juste o� se l�verait telle ou telle autre �toile, comment elle brillerait et changerait de couleur; elle aimait � voir tous ces feux lact�s, rouges ou diamant�s s'�teindre peu � peu, vaincus par les lueurs de l'aube, et, dans le vaste et majestueux silence, � saluer le jour naissant. « Cela s'op�re de mille mani�res diff�rentes. Cette r�volution, si uniforme en apparence, a tous les jours un caract�re particulier* », �crit-elle � la comtesse d'Agoult, en lui d�crivant ses contemplations nocturnes du firmament, ses promenades aux bords de l'Indre dont les fra�ches ondes, o� elle se plongeait « avec toutes ses draperies », lui donnaient des forces pour continuer son chemin malgr� les chaleurs accablantes de midi**. On voit dans toutes ses lettres de 1836 � Liszt et � Mme d'Agoult briller ces �toiles tant�t p�les, tant�t �tincelantes, et ces magnifiques levers de soleil; on assiste � ses r�veries solitaires sur la terrasse, � ses courses � cheval � la brune ou sous les feux dardants de midi. Ces m�mes m�ditations enthousiastes, ces descriptions de nuits �toil�es et d'aubes empourpr�es, nous les retrouverons dans les chapitres de la nouvelle L�lia. Nous les avons mentionn�s d�j�***.

* Correspondance, t. I, 372.

** Correspondance, t. II. Lettre du 10 juillet 1836.

*** Voir le chapitre VII de notre livre.

Cependant les relations de Michel avec son amie commen�aient � prendre un caract�re p�nible et despotique. « J'ai des grands hommes plein le dos (passez-moi l'expression). Je voudrais les voir tous dans Plutarque. L�, ils ne {311} me font pas souffrir du c�t� humain. Qu'on les taille en marbre, qu'on les coule en bronze et qu'on n'en parle plus. Tant qu'ils vivent, ils sont m�chants, pers�cutants, fantasques, despotiques, amers, soup�onneux. Ils confondent dans le m�me m�pris orgueilleux les boucs et les brebis. Ils sont pires � leurs amis qu'� leurs ennemis. Dieu nous en garde! Restez bonne, b�te m�me, si vous voulez. Franz pourra vous dire que je ne trouve jamais les gens que j'aime assez niais � mon gr�. Que de fois je lui ai reproch� d'avoir trop d'esprit. Heureusement que ce trop n'est pas grand'chose et que je puis l'aimer beaucoup...* »

* Correspondance, t. II, p. 9.

Le grand homme faisait donc de plus en plus souvent reconna�tre � George Sand son isolement moral, et elle se sentait plus que jamais, bien qu'autrement que jusque-l�, une L�lia incomprise et d��ue. Et quoique, contrairement � ce qu'elle avait dit en 1833, elle �crivait maintenant : « L�lia n'est pas moi. Je suis meilleure enfant que cela, mais c'est mon id�al. C'est ainsi que je con�ois ma muse, si toutefois je puis me permettre d'avoir une muse...* », elle avouait cependant quelquefois : « L�lia est le roman o� j'ai mis plus de moi que dans tout autre livre**. »

* Correspondance, t. I, p. 372. Lettre � Mme d'Agoult.

** Correspondance, t. II, p. 2b. Lettre � Mlle Leroyer de Chantepie.

Il n'y a donc rien d'�tonnant si les id�es g�n�rales formant la base de la nouvelle L�lia viennent � �tre formul�es sous sa plume comme suit : « Se jeter dans la m�re Nature; la prendre r�ellement pour m�re et pour sœur retrancher sto�quement et religieusement de sa vie tout ce qui est vanit� satisfaite; r�sister opini�trement aux {312} orgueilleux et aux m�chants; se faire humble et petit avec les infortun�s; pleurer avec la mis�re du pauvre et ne pas vouloir d'autre consolation que la chute du riche; ne pas croire � d'autre Dieu que celui qui ordonne aux hommes la justice, l'�galit�; v�n�rer ce qui est bon, juger s�v�rement ce qui n'est que fort; vivre de presque rien, donner presque tout, afin de r�tablir l'�galit� primitive et de faire revivre l'institution divine : voil� la religion que je proclamerai dans mon petit coin et quie j'aspire � pr�cher � mes douze ap�tres sous le tilleul de mon jardin.

« Quant � l'amour, on en fera un livre et un cours � part. L�lia s'expliquera sous ce rapport d'une mani�re g�n�rale assez concise et se rangera dans les exceptions. Elle est de la famille des Ess�niens, compagne des palmiers, gens solitaria dont parle Pline. Ce beau passage sera l'�pigraphe de mon troisi�me volume, c'est celle de l'automne de ma vie. Approuvez-vous mon plan de livre? Quant au plan de vie, vous n'�tes pas comp�tente, vous �tes trop heureuse et trop jeune pour aller aux rives salubres de la mer Morte (toujours Pline le Jeune), et pour entrer dans cette famille o� personne ne na�t, o� personne ne meurt, etc. »

Puis, ayant cont� ses promenades solitaires et ses efforts pour trouver le bonheur en s'identifiant avec la nature, elle ajoute : « Je vous enseigne tous mes secrets de bonheur; si quelque jour (ce que je ne vous souhaite pas et ce � quoi je ne crois pas pour vous, vous �tes seule, vous vous souviendrez de mes promenades ess�niennes. Peut-�tre trouverez-vous qu'il vaut mieux s'amuser � cela qu'� se br�ler la cervelle, comme j'ai �t� souvent tent�e de le faire en entrant au d�sert. Avez-vous de la force physique? C'est un grand point. Malgr� cela j'ai des acc�s de spleen, n'en doutez pas; mais je r�siste et prie. Il y a mani�re {313} de prier. Prier est une chose difficile, importante. C'est la fin de l'homme moral. Vous ne pouvez pas prier, vous. Je vous en d�fie et, si vous pr�tendiez que vous le pouvez, je ne vous croirais pas. Moi, j'en suis au premier degr�, au plus faible, au plus imparfait, au plus mis�rable �chelon de l'escalier de Jacob. Aussi je prie rarement et fort mal. Mais si peu et si mal que ce soit, je sens un avant-go�t d'extases infinies et de ravissements semblables � ceux de mon eufance quand je croyais voir la Vierge, comme une tache blanche, dans uu soleil qui passait au-dessus de moi. Maintenant je n'ai que des visions d'�toiles, mais je commence � faire des r�ves singuliers*... »

* Correspondance, t. II, p. 6.

Alors que George Sand �tait ainsi plong�e dans les m�ditations, le travail et la recherche de l'�quilibre moral, M. Dudevant interjeta appel au jugement du tribunal de La Ch�tre, et les 23 et 26 juillet 1836, l'affaire fut jug�e par la Cour royale � Bourges.

George Sand se rendit � Bourges vers le commeucement de juillet et s'installa encore chez des amis qui s'empress�rent � lui donner l'hospitalit�, les Tourangin, apparent�s aux Duteil, et qui d'embl�e furent de vrais amis pour Mme Dudevant. Elle y passait le temps de la mani�re la plus bourgeoisement calme et la plus vertueusement occup�e, en aidant Mme Tourangin � soigner ses petits fr�res et sa jeune sœur. Pourtant ce n'est pas sans appr�hension qu'elle vit arriver le jour des d�bats, comme le t�moigne cette Pri�re, �crite la veille de l'audience et que l'on pouvait lire, il y a quelques ann�es, trac�e au crayon sur le panneau de la boiserie d'une alc�ve d'une vaste maison {314} de la rue Saint-Ambroise, � Bourges, occup�e en 1836 par les Tourangin :


Grand Dieu! prot�ge ceux
Qui veulent le bien, r�prime
Ceux qui veulent le mal.
Marque tes enfants au
Front, afin que les impies
Les respectent.
D�truis le r�gne obstin�
Des Scribes et des Pharisiens,
Ouvre un chemin au voyageur,
Qui cherche tes sanctuaires.
(Fils de l'homme c'est
En ton nom qu'ils �gorgent
L'ouaille au moment
O� tu la prends sur tes �paules).
Prends soin des enfants de
La veuve. Ouvre l'oreille
Du sourd et l'œil de l'aveugle.
Ton calice n'est plus amer
Depuis que tes l�vres y
Ont tremp�. Dans nos
Nuits d'agonie nous
Cherchons la trace de tes pas au
Jardin des Olives,
Et nous esp�rons, parce que
Tu as ennobli nos souffrances,
Parce que tu as fait de
Dieu un refuge contre les hommes.

                        GEORGE.

        24 juillet 1836*.

* En ins�rant cette m�me pi�ce dans une note � la page 68 de son livre « Trois grandes figures» (Paris, 1898, Ernest Flammarion), M. St�fane-Pol appelle cette pri�re « un document in�dit ». C'est une erreur, car non seulement cette pi�ce fut d�j� publi�e en 1878 dans le [{315}] Magasin pittoresque (p. 190), mais encore elle est entr�e dans les Œuvres compl�tes de George Sand, dans le volume des Souvenirs de 1848 (p. 205). On a omis dans ce dernier volume les mots que nous donnons entre parenth�ses.

{315} Il est curieux de noter qu'� ce moment, o� se jouait le finale de son drame conjugal, George Sand se souvint d'une amie qui avait �t� la spectatrice �mue des tristes p�rip�ties de ses premiers actes, la sage et vaillante conseill�re de la Br�de, Zo� Leroy, et elle lui �crivit, apr�s un long silence, une lettre o� elle l'invitait � venir la rejoindre � Bourges et lui racontait sa vie pendant ces derni�res ann�es. A ce qu'il para�t, Zo� Leroy ne put donner suite � cette invitation et ne vint pas � Bourges. Mais tous les autres amis de Mme Dudevant se r�unirent autour d'elle ce jour-l�; les Fleury, Rollinat, N�raud, Planet, Papet, Duteil, tous vinrent � Bourges. D'autres encore accoururent de tous les points de la France. Entre autres Émile Regnault, son « fr�re » d'autrefois*. Il lui fit amende honorable « d'avoir �pous� contre elle une mauvaise querelle », c'est-�-dire d'avoir pris parti contre elle, lors de sa rupture avec Sandeau. Le public fut donc tr�s nombreux dans la salle le jour des d�bats. Le d�fenseur d'Aurore fut encore Michel. Thiot-Varennes plaida pour Dudevant. George Sand entra dans la salle du tribunal au bras de Michel; elle portait une robe blanche, une capote de m�me couleur, une collerette tombante en dentelles et un ch�le � fleurs**, — raconte le chroniqueur du Droit. Le lendemain, le m�me journal nous apprend en outre que sa voilette �tait � demi baiss�e. Thiot-Varennes en prenant la parole dit que toute la faute retombait sur Aurore, que les �poux avaient v�cu d'accord aussi longtemps qu'elle {316} n'avait pas chang� et n'avait pas cherch� le bonheur ailleurs, etc. Il pr�tendit qu'ensuite, « entra�n�e par des penchants qu'elle ne voulut pas dominer, elle con�ut une passion et y c�da »; que Duddevant avait appris que sa femme « ador�e » l'avait trahi; que dans sa g�n�rosit� il avait tout pardonn�; qu'Aurore elle-m�me reconnaissait cette g�n�rosit� dans une de ses lettres... Alors Thiot-Varennes lut un fragment de la lettre d'Aurore Dudevant du 8 novembre 1825 (dont nous avons parl� � propos d'Aur�lien de S�ze), mais en ayant soin de ne lire que les passages o� Aurore avouait qu'elle aimait ailleurs, puis les lignes o� elle faisait appel � la bont�, � la g�n�rosit� et � l'aide de son mari, etc... Il expliquait ensuite les causes de la froideur de Casimir par la divergence de leurs natures et de leurs caract�res. Alors il passa � la rupture survenue en 1828, au d�part pour Paris en 1831, � la pension de trois cents francs par mois qu'Aurore recevait de son mari, quoiqu'elle gagn�t d�j� beaucoup elle-m�me par son travail. Thiot-Varennes remarqua ensuite que quoique le trait� du mois de f�vrier ne d�t entrer en vigueur qu'� partir du 11 novembre, uue plainte �tait d�j� pr�sent�e le 30 octobre; que le 12 novembre une nouvelle entente avait eu lieu; que Dudevant pouvait all�guer pour sa d�fense tout ce qu'il voulait, m�me des faits qui seraient au d�savantage d'Aurore; que c'�tait dans l'int�r�t de ses enfants qu'il avait voulu les garder et conserver la fortune; et, comme preuve de l'immoralit� de George Sand, Varennes lut un fragment d'un de ses romans, paru dans la Revue des Deux-Mondes; enfin, il conclut � ce que le tribunal d�bout�t George Sand de sa plainte et � ce que le verdict du tribunal de premi�re instance fut annul�.

* [{315}] Histoire de ma vie, t. IV, p, 400.

** Le Droit, 1836, n° 240.

Michel commen�a son plaidoyer en exprimant le regret {317} que l'auteur d'Indiana, de Valentine et d'Andr� ne se d�fend�t pas elle-m�me. Apr�s quoi, ayant re�u des mains de son adversaire la lettre d'Aurore Dudevant � son mari, dont Thiot-Varennes venait de se servir, il en lut en entier les vingt pages. george Sand y raconte, comme nos lecteurs le savent d�j�, le d�nouement de son roman de Cauterets termin� d'une mani�re si touchante au pied des Pyr�n�es, devant la vaste grotte de Lourdes. Le st�nographe de la s�ance nous dit que ce fragment « �crit � vingt ans avec une magie de style, un coloris brillant, digne des plus belles pages que l'auteur de Jacques a �crites depuis », fit une impression in�narrable, indescriptible.

Michel revint de son c�t� � la vie conjugale des Dudevant, mais, loin de porter aux nues la g�n�rosit� de Casimir, il exprima le regret que Dudevant n'e�t pas « le talent de la divination » lorsqu'il traitait sa femme d'idiote, de stupide, etc. Il fit �galement un retour sur les �v�nements de 1828 � 1831, mais ce ne fut pas pour y trouver les beaux sentiments du mari, comme Varennes, mais pour en tirer la conclusion que Casimir aimait Nohant et l'argent bien plus que sa femme, et qu'on n'avait pas � rappeler ici la rente que Casimir lui payait assez mal, mais bien le fait qu'apr�s la plainte port�e contre lui le 30 octobre 1835, il consentit � l'arrangement du 12 novembre, en soutirant adroitement la promesse d'une rente de cinq mille francs. Son appel du 14 avril est « un v�ritable mouvement de d�mence judiciaire ». C'est Casimir qui est le seul coupable. Aurore seule a le droit de demander la s�paration, car les trois motifs exig�s par la loi : « exc�s, s�vices et injures » sont bien constat�s. S'adressant ensuite � Casimir, Michel continue : « N'est-ce pas vous qui l'avez forc�e � d�sirer la s�paration volontaire? N'est-ce pas vous qui l'avez forc�e {318} � quitter le domicile conjugal en l'abreuvant de d�go�ts? Vous n'�tes pas seulement l'auteur des causes de cette absence, vous en �tes l'instigateur et le complicc. N'avez-vous pas livr� votre femme, jeune et sans exp�rience, � elle-m�me? Ne l'avez-vous pas abandonn�e? Vous ne pouvez plus dire aux magistrats : « Remettez dans mes mains les r�nes du coursier », quand vous-m�me les avez l�ch�es. Pour gouverner une femme il faut une certaine puissance d'intelligence, et qui �tes-vous, que pr�tendez-vous �tre, � c�t� de celle que vous avez m�connue? Quand une femme est pr�s de succomber, il faut �tre capable de la relever; quand elle est faible, il faut la soutenir, �tre capable de lui donner un bon exemple; et quel exemple pouvez-vous lui donner? Pouvez-vous r�clamer une femme que vous avez d�laiss�e pendant huit ans? Était-elle coupable, celle qui �panchait sa belle �me tout enti�re dans cette lettre que vous-m�me venez de livrer � la publicit� des d�bats? Ils �taient donc bien faibles ses torts, puisque vous �tes r�duit � les chercher dans cette lettre qui la justifie! »... (Michel relit encore un fragment de la lettre que le public �coute avec un murmure approbateur.) « Depuis, vous avez re�u votre femme, vous lui avez �crit, vous avez v�cu intimement avec l'ami honn�te et pur qui sut la respecter, vous lui avez serr� la main. Pourquoi avez-vous d�laiss� une �pouse qui ne m�ritait aucun reproche? pourquoi l'avez-vous forc�e � s'�loigner de vous? »

Michel �voqua ensuite l'affaire de Mirabeau, qui aimait tant sa femme qu'ayant intent� un proc�s contre elle, il s'�tait r�concili� avec elle au tribunal se d�sistant de sa plainte. Puis, apr�s avoir encore une fois d�sapprouv� l'indigne r�p�tition qu'on faisait de l'accusation port�e contre Marie-Antoinette, Michel r�futa victorieusement l'accusation {319} d'immoralit� bas�e sur les citations d'un roman. « Eh quoi! parce que la plume de l'�cr vain et du moraliste, parce que ses principes trouveront des esprits rebelles, des contradicteurs, elle sera une femme sans entrailles? et pensez-vous, qu'aux yeux du philosophe, je serai un �tre d�natur�? »... Le renouvellenient se produit dans le vieux monde et tout se renouvelle; de nouvelles id�es hardies p�n�trent dans les travaux du l�gislateur, dans les œuvres du moraliste et de l'artiste.

« Parce qu'une femme c�de aux caprices de sa lyre, aux aspirations d'un esprit cr�ateur, vous la croiriez incapable d'�lever ses enfants? Non, messieurs, elle n'est pas indigne de leur tendresse et de leur prodiguer ses soins. Ces enfants marcheront sous la surveillance de leur m�re dans le sentier de l'honneur et du devoir; c'est moi qui vous en r�ponds. Et avec le syst�me qu'on nous oppose, on refuserait les qualit�s d'un p�re tendre � ce Diderot, l'une des gloires du si�cle pass�, � Diderot, l'auteur de quelques pages licencieuses et de gravelures, � tant d'hommes de g�nie qui cependant donn�rent l'exemple de toutes les vertus domestiques? »...

Comme conclusion de sa plaidoirie, Michel de Bourges lut quelques lettres de Maurice � sa m�re et les r�ponses de celle-ci.

Apr�s une interruption de la s�ance, Thiot-Varennes reprenant la parole insista sur l'immoralit� et la l�g�ret� de Mme Dudevant, tout en renon�ant � trouver dans la lettre de 1825 une accusation directe de trahison envers son mari, mais en relevant surtout la g�n�rosit� de Casimir et sa ligne de conduite digne de tout �loge. Michel le r�futa de nouveau brillamment.

Le procureur Corbin dit que jusqu'en avril, les torts peuvent {320'} en partie �tre rejet�s sur Mme Dudevant. Il ne peut approuver la lettre qu'elle a �crite � son mari en 1825; si elle n'a pas trahi son mari, elle peut du moins s'accuser d'adult�re moral. Son mari ne l'a point d�laiss�e, elle a joui d'une pleine ind�pendance. La soci�t� peut reprocher au mari de ne pas s'�tre servi de ses droits et de n'avoir pas conseill� sa fennne. Mais les « imputations inf�mes et impies » du mari autorisent Mme Dudevant � demander la s�paration. Le mari, pour se d�fendre, n'avait pas besoin de recourir � accuser sa femme. En cons�quence, le procureur rejette la contre-enqu�te exig�e par le mari pour les faits produits par lui contre sa femme et demande la s�paration des conjoints. Mais il faut que Maurice reste sous la garde du p�re et Solange sous celle de sa m�re.

La cour s'�loigna, et au bout de trois quarts d'heure d'attente, d�clara que les voix des juges �tant �galement partag�es, une nouvelle plaidoirie des parties �tait fix�e � lundi en huit. George Sand, dans l'Histoire de ma Vie et dans ses lettres, dit que presque tout le public assistant au proc�s de Bourges �tait d'abord contre elle, mais qu'� la fin du proc�s tout le monde — « le monde de Bourges qui est tout ce qu'il y a de plus cagot » — avaity pris partie pour elle; Michel avait gagn� tous les cœurs, avait fait pleurer tout le monde : « vous n'avez pas l'id�e du succ�s moral que j'ai eu dans cette affaire », �crit-elle � Boucoiran le 1er ao�t*. Aussi, lorsqu'il fut annonc� que les voix des juges s'�taient partag�es, « des hu�es et des sifflets**.» �clat�rent dans la salle.

* In�dite.

** Lettre in�dite � sa m�re du 30 juillet 1836.

Dudevant, qui avait d� se laisser dire par la bouche du {321} procureur des v�rit�s assez dures retira son appel, pour ne pas avoir � en entendre peut-�tre de plus am�res encore, et le 29 juillet 1836, les �poux sign�rent un nouveau trait�, reproduisant celui qui avait �t� conclu, en n'y ajoutant qu'un seul article : Casimir payerait l'�ducation de Maurice jusqu'� l'age de vingt ans, et plus tard annuellement cent louis d'or pour son entretien. La femme payerait au mari cinq mille francs par an, ainsi que la rente due � sa propre m�re et aux domestiques.

L� ne devaient pas finir les proc�s d'Aurore Dudevant avec son mari. Comme Maurice avait �t� confi� � la garde de son p�re qui voulait l'�lever militairement, mais qui, en r�alit�, s'occupait fort peu de son fils, et que la m�re, voyant le d�p�rissement de l'enfant et son aversion pour la vie claustr�e du coll�ge, voulait le retirer de l�, il surgit de nouveau des d�m�l�s entre les �poux divorc�s. A cette �poque, Maurice �tait malade, souffrait d'hallucinations, de palpitations de cœur le p�re n'y attachait aucune importance, ne croyait pas aux m�decins, tandis que la m�re y croyait trop, voulait y croire � tout prix et dorlotait son enfant. Mais il advint un jour, que le jeune gar�on tomba si s�rieusement malade chez son p�re, que Dudevant, effrav�, l'emmena imm�diatement chez sa m�re et le remit enti�rement � ses soins. Il en fut pourtant tellement irrit� que lorsque Aurore partit en 1837 afin d'aller soigner sa m�re mourante, il enleva, pour se venger, Solange de Nohant, ce qui ne se fit pas sans de nouvelles brutalit�s et violences, et l'emmena � Guillery. Aurore s'empressa naturellement d'aller reprendre sa fille, mais ce qui la d�sesp�rait, c'est qu'elle ne pouvait jamais �tre s�re d'�tre � l'abri de semblables violences; elle porta imm�diatement plainte au tribunal.

{322} Outre cela, Dudevant avant h�rit� apr�s la mort de sa belle-m�re et se trouvant par l� en possession d'une fortune consid�rable, George Sand, qui �tait seule charg�e de l'�ducation des enfants, trouvait juste de n'avoir plus � c�der la moiti� de ses revenus � son mari. Elle refusait donc non seulement de payer les frais d'entretien de Maurice, mais aussi la rente qu'elle faisait jusqu'alors � Dudevant, elle demandait aussi qu'on lui rend�t l'h�tel de Narbonne qui avait �t� donn� � Dudevant par le trait� de 1836*. Cette fois, c'est Chaix d'Est-Ange qui fut son avocat. Paillet fut celui de Casimir. Le tribunal rejeta d'apord la demande de George Sand, car on ne pouvait pas encore exactement savoir � quoi s'�levait l'h�ritage de Dudevant et si sa fortune s'�tait am�lior�e. L'affaire n'en vint pourtant pas � un proc�s d�finitif, et voil� ce qu'Aurore en �crivait � sa sœur, Caroline Cazamajou, le 15 mai 1838 : « Mon proc�s � la veille du jugement s'est termin� par une transaction entre M. Dudevant et moi. Je lui c�de mes inscriptions de rentes sur l'État, montant � 40.000 francs, et il me rend l'h�tel de Narbonne. En m�me temps, il renonce � Maurice et � Solange et s'engage � ne plus me pers�cuter. Seulement, admire son amour paternel et son d�sint�ressement : il demande � les voir tous les ans pendant quelques jours et � ce que je supporte la moiti� des frais de leur d�placement pour aller le trouver. Tendre et g�n�reux p�re! Dans notre liquidation il n'a pas rougi de faire inscrire, par son avou�, au nombre de ses r�clamations 15 pots de confiture et un po�le en fer de la valeur de 1 franc 50 centimes!** »...

*Le Droit, 12 juillet 1837; — 2° Lettres in�dites; — 3° Correspondance, t. II; — 4° Histoire de ma Vie, t. IV, p. 420-423.

** Lettre in�dite.

Il semblerait difficile de pousser plus loin l'avidit�, mais {323} Dudevant ne s'en tint pas l�, et trois ans apr�s, en f�vrier 1841, il exigeait de nouveau quelque chose de sa femme. Elle �crit � ce propos � Hippolyt* : « Je ne comprends rien � la demande de 125 francs, de M. Dudevant. Apporte-moi une r�daction claire de sa pr�tention, afin que je consulte, et si cela est d� je le paierai. Mais cela ne finira donc jamais? Faut-il �tre cuistre pour faire de pareilles r�clamations! Est-ce que Martin (avou� � La Ch�tre), qui ne l'est pas, ne devrait pas mettre cette b�tise aux oubliettes? Je ne comprends pas pourquoi je dois payer cela. Mais enfin, avec lui, j'ai appris � ne m'�tonner de rien... »

* Lettre in�dite.

Dans sa lettre � Hippolyte, imprim�e dans le second volume de sa Correspondance (p. 162) et servant de suite � la lettre que nous venons de citer, George Sand donne un autre exemple non moins incroyable de l'avarice outr�e de Dudevant.

On voit par les lettres de George Sand que lorsque Maurice �tait devenu grand, il allait tous les ans passer quelque temps chez son p�re � guillery, et qu'en 1846 les �poux avaient d�j� tellement oubli� leurs anciens griefs, qu'ils vinrent � s'inciter l'un l'autre par la bouche de leur fils. Mais quand, � l'occasion du mariage de Solange, Dudevant vint lui-m�me � Nohant, George Sand, � propos de l'arriv�e � Nohant du « baron et de sa suite », �crivit ce qui suit : « Jamais mariage ne fut moins gai, en apparence du moins, gr�ce � la pr�sence de cet aimable personnage, dont les rancunes et les aversions sont aussi vives que le premier jour. Heureusement, il est parti � quatre heures du matin, le lendemain du mariage*. »

* Lettre in�dite � Mlle de Rozi�res, �l�ve de Chopin, du 2l mai 1847.

{324} Plus tard cependant, lorsque le petit gar�on de M. et Mme Maurice Sand mourut � Guillery, George Sand alla elle-m�me chez son mari et dit qu'il montra � cette occasion toute la compassion dont il �tait capable. Ils ne se revirent plus apr�s ce triste �v�nement. Dudevant mourut en 1871. Mais, dans les derni�res ann�es de sa vie, il avait intent� encore un proc�s � ses enfants � propos de questions d'argent (Voir la lettre de George Sand dat�e du 28 mars 1871. Correspondance VI). Le chroniqueur qui a essay� de conter la douloureuse histoire de George Sand et de Dudevant, sans s'�loigner un instant de la v�rit� historique ne veut pas prononcer son verdict. Les faits condamnent Casimir Dudevant, cela suffit. « On ne frappe pas celui qui est � terre », dit le proverbe russe.


Variantes

  1. Si vouz {PN} (nous corrigeons)
  2. en 1863 {PN} (nous corrigeons)
  3. pr�f�rait trouvait {PN} (nous corrigeons)
  4. � la Ch�tre (nous corrigeons)