WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
**
1833-1838
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome **

CHAPITRE X
(1835)

Id�al sto�que. — Sainte-Beuve. — Michel de Bourges. — Sixi�me Lettre d'un Voyageur. — Liszt et Lamennais. — Comtesse Marie d'Agoult. — Septi�me Lettre d'un Voyageur et Lettres d'un Bachelier �s musique.



{[161]} George Sand, rappelle toujours � notre souvenir la petite po�sie allemande, que nous avons tous apprise dans notre enfance :


Eine kleine Biene flog
Einsig hin und her und sog
S�ssigkeit ans allen Blumen*.

et qui finit par les mots : Doch das Gift lass ich darin**.

* Une petite abeille volait diligemment �� et l�, recueillant le doux suc des fleurs.

** « Mais le poison je l'y laisse. »

George Sand comme une abeille infatigable, recueillait en effet sans rel�che tout ce qu'il y avait de meilleur, de plus n�cessaire, et de plus appropri� � sa nature, dans les diff�rentes personnalit�s �minentes avec lesquelles le sort l'avait mise en relations, sachant rejeter tout ce qui, dans leurs id�es ou leurs th�ories, ne lui convenait pas.

L'un des lieux communs que l'on rencontre presque sans exception chez tous les biographes ou dans tous les articles {162} consacr�s � George Sand, est d'affirmer que toutes ses id�es et ses th�ories ne sont rien autre que l'�cho d'autres voix, la r�p�tition des id�es et des th�ories des personnages sous l'influence desquels l'�crivain se trouvait � telle �poque de sa vie. Ceci a �t� expos� sur des tons tr�s diff�rents : par les uns, sous forme de reproche et de raillerie; par d'autres, — tels que Renan et M. d'Haussonville, — sous forme d'�loge. Ces deux derniers font un juste m�rite � la grande romanci�re d'avoir su refl�ter les plus sublimes id�es de notre si�cle.*

* Nous nous permttons de citer quelques fragments des pages de Renan si profond�ment senties et si belles dans leur simplicit�, pages d�di�es � George Sand dans ses Feuilles d�tach�es, et qui sont, selon notre opinion � nous, avec l'article de Dosto�evsky et le discours de Victor Hugo, ce qu'il y a de mieux dans tout ce qui a �t� �crit sur George Sand. Touch� de ce que les derni�res pages de George Sand eussent trait � lui, de ce qu'il avait �t� « le dernier � faire vibrer cette �me sonore, qui fut comme la harpe �olienne de notre temps », Renan dit : « Elle eut le talent divin de donner � tout des ailes, de faire de l'art avec l'id�e qui pour d'autres restait brute et sans forme... un instrument d'une sensibilit� infinie �tait en elle; �mue de tout ce qui �tait original et vrai, r�pondant par la richesse de son �tre int�rieur � toutes les impressions du dehors, elle transformait et rendait ce qui l'avait frapp�e en harmonies infinies. Elle donnait la vie aux aspirations de ceux qui sentirent, mais ne surent pas cr�er. Elle fut le po�te inspir� qui rev�tit d'un corps nos esp�rances, nos plaintes, nos fautes, nos g�missements. Ce don admirable de tout comprendre et de tout exprimer �tait la source de sa bont�. C'est le trait des grandes �mes d'�tre incapable de ha�r. Elles voient le bien partout et elles [{163}] aiment le bien en tout... Sa vie, pass�e malgr� les apparences dans une paix profonde, a �t� tout enti�re une recherche ardente des formes sous lesquelles il nous est permis d'admirer l'infini... Mme Sand traversa tous les r�ves, elle sourit � tous, crut un moment � tous; son jugement pratique put parfois s'�garer, mais comme artiste elle ne s'est jamais tromp�e. Ses œuvres sont vraiment l'�cho de notre si�cle. On l'aimera... quand il ne sera plus, ce pauvre XIXe si�cle que nous calomnions, mais � qui il sera un jour beaucoup pardonn�. George Sand alors ressuscitera et deviendra notre interpr�te. Le si�cle n'a pas ressenti une blessure dont son cœur n'a�t saign�, pas une maladie qui ne lui ait arrach� des plaintes harmonieuses. Ses livres ont les promesses de l'immortalit�, parce qu'ils seront � jamais le t�moin de ce que nous avons d�sir�, pens�, senti, souffert... »

Nous sommes compl�tement de cet avis, et nous avons d�j� dit dans le premier chapitre de ce livre que du commencement � la fin de sa production litt�raire, George Sand nous appara�t comme une brillante traductrice des plus grandes id�es de son temps. Laissant, pour le moment, ce fait de c�t�, nous nous arr�terons sur la question de savoir jusqu'� quel point ont raison ceux qui accusent George Sand ou la portent aux nues parce qu'elle a pr�conis� les id�es d'autrui; nous nous proposons donc d'examiner {163} si en r�alit� aux diverses �poques de sa vie elle �tait seulement l'�cho d'autres voix, et si elle ne fut pas le chantre ind�pendant de la libert� de notre si�cle.

D'apr�s l'opinion commun�ment re�ue, George Sand traduisit les nouvelles doctrines de Leroux et d'autres, ainsi qu'Aaron r�p�ta les enseignements du b�gue Mo�se. Elle n'aurait �t� que le porte-voix renfor�ant les appels � un id�al nouveau, parce qu'ils manquaient de sonorit� ou d'�loquence. Mais pouvons-nous nous repr�senter un esprit intelligent et d�licat ne r�sonnant pas au contact de la vie spirituelle de la soci�t� qui l'entoure, ne r�pondant pas � l'appel d'autres grandes �mes? Un esprit qui, sous l'influence du choc des natures originales et bien caract�ris�es, et sous l'impulsion d'ap�tres r�formateurs et cr�ateurs de nouvelles th�ories, d'id�es hardies dans les sph�res morales, scientifiques et artistiques, — ne soit �voqu� � la vie par les forces sommeillant au fond de son �me et encore priv�es de lumi�re?

Nous ne connaissons aucun grand �crivain, compositeur ou peintre qui n'ait �t� dans sa jeunesse sous l'influence d'un c�l�bre pr�d�cesseur. Il suffit de se rappeler Le P�rugin et Rapha�l, Mozart et Bethoven, Gœthe et Byron, ou bien tous ceux qui, � leur tour, se sont trouv�s �mules {164} de ce dernier : Pouchkine, Lermontow, Musset, Mickiewicz et autres. Et de nos jours ne voyons-nous pas � chaque instant des peintres et des musiciens se faire les adeptes des penseurs qui parlent � leur �me ou r�pondent � leur nature, et ne font pour ainsi dire que r�percuter leurs pens�es? George Sand elle-m�me avoue franchement que bon nombre de ses contemporains ont exerc� sur elle une semblable action et l'ont aid�e � se faire une id�e nette de la vie. En effet, dans beaucoup de ses œuvres on peut facilement suivre l'influence ind�niable des grands esprits (et quelquefois des esprits m�diocres) avec lesquels, elle fut pendant sa vie en contact ou en relations plus ou moins amicales.

Mais il est hors de doute aussi qu'elle ne s'est trouv�e sous l'influence de ces esprits-l�, et non sous une autre, que parce qu'elle avait, dans son esprit et dans sa nature, des traits qui l'en rapprochaient et lui donnaient comme une sorte de parent� avec eux*. Ce qui nous int�resse particuli�rement, c'est la suite du d�veloppement de ces id�es, le passage imperceptible mais graduel des unes aux autres, que nous trouvons dans l'histoire de la vie intellectuelle de George Sand. En �crivant l'Histoire de ma Vie, elle avait l'intention de nous raconter notamment l'histoire de son d�veloppement et de sa croissance intellectuelle. {165} Mais, entra�n�e par des motils purement personnels et aussi par ses souvenirs et par la peinture des caract�res des personnes qui l'entouraient, — ce qui est tout naturel pour un artiste, qui n'est pas un homme de science, — George Sand a consacr� trop de place et trop de temps au r�cit de ses jeunes ann�es et n'a eu le temps de nous raconter en d�tail que l'histoire de son d�veloppement primitif. Elle ne consacre que peu de pages de la derni�re partie de l'Histoire de ma Vie � l'action exerc�e sur elle dans un �ge plus mur, par les id�es des penseurs, des artistes et des personnages politiques qui l'entouraient. Elle parle de tout cela bri�vement, connue en courant, quoiqu'elle reconnaisse la r�alit� de ces influences.

[{164}] * M. Rocheblave, dans sa spirituelle pr�face aux Pages choisies de George Sand (Paris, 1894, L�vy), est tout � fait dans le vrai en faisant remarquer que ce ne sont pas tant les id�es de telle ou telle personne qu'elle pr�chait dans ses œuvres, mais les id�es g�n�rales de l'�poque, qui planaient pour ainsi dire dans l'air. Puis il ajoute : « On a parl� de la r�ceptivit� de George Sand, et avec raison. La facult� de s'assimiler et de transformer, tenait chez elle du prodige. Recevoir vite et rendre dix pour un �tait pour elle comme une fonction naturelle. Mais on n'a pas assez pris garde qu'elle savait repousser aussi fortement qu'elle savait attirer. Son cerveau, comme un vigoureux organisme, �limine d�s l'abord tout ce qu'il ne peut convertir en nourriture. »

Ce qui nous frappe surtout chez George Sand, c'est la gradation certaine qui se fait remarquer dans ces changements. On dirait qu'en se liant spontan�ment d'amiti� ou d'amour avec beaucoup de personnes �minentes de son �poque, George Sand parcourait comme sciemment le cycle de son �volution spirituelle, se rapprochait comme avec pr�m�ditation des gens qui lui d�couvraient tour � tour la v�rit�, faisant r�sonner les unes apr�s les autres les sept cordes de la lyre, dont l'accord complet produit seul l'harmonie et l'unit� de l'esprit humain et le rapproche autant que possible de la v�rit� absolue.

Apr�s avoir acquis son ind�pendance personnelle, apr�s avoir trouv� sa vocation et acquis la situation et la gloire d'un v�ritable �crivain, — nous avons d�j� montr� dans quelle proportion y ont contribu� de S�ze, Sandeau, de Latouche et Planche, — George Sand v�cut d'une vie non raisonn�e et spontan�e pendant un certain temps. Durant quatre ans, de 1831 jusqu'en 1833, ce fut une �poque d'entra�nements. Mais, m�me dans la p�riode de {166} ses �garements, George Sand sut, comme la petite abeille, — laissant le poison dans les calices de beaucoup de ces fleurs du mal — faire une grande provision de choses belles et pr�ciuises.

La liaison avec Musset exer�a, comme nous l'avons vu, une influence directe sur ses �crits. Le contact de cette nature finement artistique d�termina surtout chez la romanci�re la tendance � une plus grande puret� de go�t litt�raire et � une certaine critique de soi-m�me.

L'action de Sainte-Beuve fut beaucoup plus profonde et ne se borna pas � l� seule litt�rature. Dans une lettre �crite � Sainte-Beuve, le 27 janvier 1845, George Sand dit que malgr� la divergence de leurs opinions, et quoiqu'elle n'aim�t pas ses amis, � lui, il lui serait toujours cher comme t�moin de ses souffrances et de ses chagrins pass�s (elle fait ici allusion au r�le de confident que celui-ci avait jou� durant son intimit� avec Musset). Mais dans l'Histoire de ma Vie, elle appelle d�j� ce m�me Sainte-Beuve « un de ses �ducateurs et bienfaiteurs intellectuels*, », et sur l'exemplaire qu'elle lui offrit de son roman Monsieur Sylvestre, elle �crivit : « A mon ami Sainte-Beuve, ch�re et pr�cieuse lumi�re dans ma vie**. » Et, en effet, le r�le que joua Sainte-Beuve dans la vie de la grande romanci�re, ainsi que nous l'avons d�j� montr�, commen�a bien avant et finit bien apr�s son roman avec Musset, et ce r�le fut bien plus important que celui d'un confident bienveillant d'aveux et de lamentations amoureuses. Les conseils de Sainte-Beuve, ses reproches, ses encouragements et son {167} approbation rendirent plus d'une fois d'�normes services � George Sand dans la p�riode de ses h�sitations, de ses recherches orageuses de la v�rit�, de ses chutes et de ses entra�nements. Sainte-Beuve se distinguait par une connaissance profonde de la nature humaine, m�me de toutes ses bizarreries et de ses �garements; aussi Geeorge Sand appr�ciait-elle beaucoup cette connaissance, et mettait-elle � nu devant lui, sans aucune appr�hension, ses plaies et ses blessures. Dans une des premi�res lettres �crite en avril 1833, en r�ponse � la proposifion de lui faire faire la connaissance de Jouffroy, elle refuse, donnant pour raison que Jouffroy �tait une nature par trop vertueuse et que ce n'�tait pas un homme avec qui elle p�t s'entendre en aucun cas, et l�-dessus, elle fait une caract�ristique fort pittoresque de Jouffroy, de Sainte-Beuve et d'elle-m�me :

« Je dis donc que M. Jouffroy doit �tre bon, candide, inexp�riment� pour un certain ordre d'id�es o� j'ai v�cu et creus�, o� vous avez creus� aussi, quoique beaucoup moins avant que moi. Par exemple, je me suis dit : “ Est-ce qu'il ne serait pas permis de manger de la chair humaine? ” Vous vous �tes dit : “ Il y a peut-�tre des gens qui se demandent si l'on peut manger de la chair humaine. ” Et M. Jouffroy se dit : “ L'id�e n'est jamais venue � aucun homme de manger de la chair humaine. ” Pourtant il y a des peuplades enti�res qui en mangent et qui n'en sont peut-�tre pas plus mal avec Dieu pour cela. Moi, je ne m'estime pas, car apr�s m'�tre adress� de semblables questions, je ne les ai pas r�solues et j'en suis rest�e l�; M. Jouffroy n'ayant pas appris que ces questions existent, n'a pas grand m�rite � les nier; mais vous qui, ayant song� � tout et peut-�tre go�t� � des choses immondes comme font les chimistes, avez d�clar� que la chair humaine {168} est mauvaise et malsaine, et vous �tes d�cid� � vivre d'aliments choisis, apparemment vous avez le discernement, c'est-�-dire, dans le sens moral, la lumi�re et la force...

[{166}] * Histoire de ma vie, vol. IV, p. 267.

** Voir Etude sur les d�dicaces et les ex-dono, par M. Alexis Martin (Baur, 1877, in-8°), ainsi que larticle Quelques d�dicaces inconnues dans le Livre moderne, t. I, p. 15.

Il en r�sulte que Sainte-Beuve �tait pour George Sand le sage conseiller qui pardonnait parce qu'il comprenait tout et qu'il l'attirait par ses vastes connaissances, par la flexibilit� de son esprit, par l'absence d'id�es pr�con�ues et de parti pris. Dans la p�riode du pessimisme et du plus sombre d�sespoir de George Sand, au moment o� elle �crivait L�lia, Sainte-Beuve, qui admirait dans cette œuvre la profondeur et la force des id�es qui ne sont pas celle d'une femme*, t�chait, comme nous l'avons d�j� dit (ch. VII) de calmer l'�me r�volt�e de George Sand et de la r�concilier avec les lois divines et humaines. Il prenait � cœur de lui apprendre � transf�rer le centre de la gravitation de tous ses int�r�ts, � les transporter de la sph�re de sa vie personnelle dans celle de l'action artistique, de la placer dans le travail litt�raire, et surtout de tendre � d�velopper en elle l'esprit humain harmonieusement id�al, planant sur toutes les passions et progressant toujours dans la voie du perfectionnement moral et intellectuel. Cet id�al et ces tendances �taient d�j� bien dans l'�me d'Aurore Dudevant � l'�poque de son s�jour au couvent et ce n'est pas pour rien qu'elle donna constamment � Sainte-Beuve le titre de « directeur de conscience », et dit plus d'une fois qu'il y avait en lui quelque chose du pr�tre**.

* Voir la remarquable lettre de Sainte-Beuve du 10 mars 1833, publi�e dans l'ouvrage de M. de Spoelberch. Il est tr�s curieux de comparer cette lettre avec le fragment de l'article de Sainte-Beuve sur L�lia, du 18 mai de la m�me ann�e, que nous avons donn� en note au chapitre VII.

** Voir entre autres sa lettre de juillet 1833.

Si son amour pour Alfred de Musset la sauva de la {169} misanthropie et du pessimisme qui l'avaient envahie, il fut en m�me temps un obstacle dans la voie de son perfectionnement, ne lui permit pas alors de se retrouver elle-m�me et arr�ta un moment son �volution morale qui avait commenc� en 1832. Au mois de juin de 1833, quelques mois apr�s l'orage qui l'avait bris�e, elle �crivait � Sainte-Beuve dans la lettre dont nous avons reproduit le commencement � propos de M�rim�e, et apr�s le passage o� nous nous sommes arr�t� : « Cette malheureuse et ridicule campagne m'a fait faire un grand pas vers l'avenir de s�r�nit� et de d�tachement que je me promets en mes bons jours. J'ai senti que l'amour ne me convenait pas plus d�sormais que des roses sur un front de soixante ans, et depuis trois mois — les trois premiers mois de ma vie assur�ment — je n'en ai pas senti la plus l�g�re tentation. J'en suis donc l�. J'esp�re, je me repose, j'�cris, j'aime mes enfants, et je souffre peu. Je marche vers l'id�e Trenmor sans trop divaguer. »

Ensuite elle lui explique la diff�rence qu'il y a entre son influence � lui sur elle et celle de Planche, et le supplie de ne pas l'abandonner au point de bifurcation o� elle se trouve : « Aidez-moi � retrouver ma route, car je flotte incertaine encore souvent, et je me demande si je ne me suis pas mise dans une fausse voie... O mes amis, un peu d'aide, un peu de piti�, je suis dans un passage dangereux, et quoique j'avance, je me heurte encore souvent. »

Mais quelques semaines � peine apr�s ces lignes, la m�me plume qui les avait trac�es et qui avait �crit qu'elle marchait vers l'id�e Trenmor, sous-entendant par l� l'id�al de servir l'humanit� par le sacrifice de soi-m�me, cette plume, disons-nous, d�clarait � Sainte-Beuve qu'elle aimait Musset et qu'elle avait blasph�m� Dieu et la nature en �crivant {170} L�lia. — Aussit�t apr�s, pleine de brillantes esp�rances, George Sand entreprit d'abord l'excursion � Fontainebleau et ensuite elle partit pour l'ltalie. Bient�t se d�roulait la trag�die italienne avec son double renouvellement parisien et avec son �pilogue �mouvant; Sainte-Beuve, qui avait d'abord conseill� � Musset de revoir sa ma�tresse, ne pouvait cependant approuver la r�p�tition des sc�nes orageuses de l'ltalie, il faisait tous ses efforts pour emp�cher les entrevues des deux amants; George Sand en parle dune mani�re assez mordante et irrit�e dans ses lettres et dans son journal emoy� � Musset*. On aurait pu croire que son amiti� pour Sainte-Beuve en fut �branl�e, et il semblait aussi que George Sand e�t oubli� � jamais ses recherches pass�es de la v�rit� et son intention de se faire une autre vie. Mais � peine eut-elle achet�, et bien ch�rement, sa libert�, que cette �me, fi�re et flexible comme l'acier, retint d'un coup, comme s'il n'y e�t eu aucun intervalle ni emp�chement, au m�me point qu'elle avait atteint avant sa liaison avec Musset. Et � peine �tablie � Nohant, elle envoyait d�j� au mois de mars et d'avril � Sainte-Beuve les deux remarquables lettres publi�es nagu�re par M. de Lom�nie dont nous avons cit� un fragment**. Se plaignant avant tout que Sainte-Beuve l'avait abandonn�e au moment le plus p�nibl� de sa vie, elle le {171} supplie de lui venir en aide, d'�tre son guide et son directeur et elle ajoute : « Mais mon Dieu, que faire de notre force? ou la mettre? Quel emploi avez-vous trouv� � la v�tre? Dites donc, dites donc vite! Vous n'�tes pas de ceux qui peuvent r�pondre : « Moi, je n'en ai pas; je n'ai pas envie de courir, parce que je n'ai pas de pieds. » Vous avez mis quelque part, dans quelque tabernacle sacr�, dans quelque astre myst�rieux, votre jeunesse, vos douleurs. « Est-ce donc de nouveau dans cette religion chr�tienne? Mais comment faire pour entrer dans ce temple? Chaque fois que je passe devant la porte, je m'agenouille devant cette divine po�sie, vue de loin; mais si j'approche je n'y vois plus ce que je croyais �tre l� exclusivement. Je voudrais trouver mon Dieu tout entier dans sa majest� et dans sa gloire et me prosterner, et n'avoir pas d'autres �tres de mon esp�ce autour de moi pour me dire : « C'est lui », car alors j'en douterais.

[{170}] * Elle �crit dans son journal : « C'est trop affreux! Je ne peux pas croire cela! Je vais y aller! Jv vais! — Non! — Crier, hurler, mais il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas... »

Et Sainte-Beuve lui-m�me �crivait � ce moment sur une carte de visite, � Musset : « Je venais vous voir pour vous prier de ne plus voir ni recevoir la personne que j'ai vue ce matin si afflig�e. Je vous ai mal conseill� en voulant vous rapprocher, trop vite du moins. Ecrivez-lui un mot, mais ne la voyez pas, cela vous ferait trop de mal � tous les deux. Pardonnez-moi mon conseil � faux. »

** Voir ch. VII, p. 410.

« Ah! que vous �tes heureux! quel crime ai-je commis pour �tre condanm�e au r�le du Juif-Errant? Vous dites que vous souffrez et que vous savez souffrir. Eh! je le sais aussi bien que vous! Je parie m�me que vos douleurs me sembleraient bien plus l�g�res qu'� vous, si j'avais ce que vous avez pour vous en consoler, si je pouvais me recueillir une fois, un seul instant par jour et dire, en adorant quelque chose : « Voil� ce dont je ne peux pas douter..... » Tenez, il me vient souvent dans l'id�e (et c'est une esp�ce de consolation que je me permets), que la cause pour laquelle les �mes passionn�es subissent leur martyre est une noble et sainte cause. Aimer, c'est de tout ce que nous connaissons, ce qu'il y a encore de plus large et de plus ennoblissant. C'est l� qu'on trouve encore la volont� et le pouvoir de se sacrifier!... »

{172} Et le 4 avril, dans sa r�ponse � la r�ponse de Sainte-Beuve, elle soul�ve de nouveau la m�me question et lui r�p�te : « En r�smn�, j'arrive � une conclusion que moi seule suis en �tat de tirer sur moi-m�me, c'est que ces �clairs de mon front, ces flammes du g�nie, ces forces passionn�es de mon �me, toutes ces ardeurs et ces grandeurs que dans votre po�sie... il vous pla�t d'appeler ainsi, ne sont que l'abus coupable et le d�veloppement maladif de certaines facult�s que Dieu m'avait donn�es pour un meilleur usage... Ah! j'y vois clair � pr�sent, soyez-en s�r, et c'est le ch�timent de mes erreurs. Mais il ne me d�couragerait que si j'�tais bien s�re d'�tre incorrigible et ingu�rissable. Or, voil� ce que je ne sais pas et ce que je suis bien r�solue de savoir en mettant toute la force qui peut me rester � r�parer le mal que je me suis fait. Si je ne le puis, je verrai � me br�ler la cervelle plut�t que de recommencer la vie que j'ai eue depuis deux ou trois ans. Mais j'esp�re, non que je sente en moi de grands �l�ments de succ�s, mais parce que le d�sir de r�ussir fait toujours esp�rer.

« Ne croyez donc pas que le bah! qui se trouvait dans ma derni�re lettre, en t�te, s'il m'en souvient, d'une r�habilitation de l'amour dans mes id�es, signifi�t autre chose que la volont� de respecter ce sentiment comme une belle et sainte chose, dont j'avais mal us� et dont on avait mal us� avec moi. Quant � la volont� de m'y rejeter par ennui ou par d�pit, ne craignez pas que je l'aie. Loin de l�, l'id�e m�me d'un amour tel que vous le d�peignez m'appara�t comme un r�ve qui ne se r�alisera pas pour moi, et que j'appliquerai toute mon �nergie � ne point essayer de r�aliser. Non, non, ni celui-l�, ni l'autre. Ni l'amour tendre et durable, ni l'amour aveugle et violent. Croyez-vous que je puisse inspirer le premier et que je sois tent�e d'�prouver le {173} second? Tous deux sont beaux et pr�cieux, mais je suis trop vieille pour tous les deux. C'est � cela que je n'ai plus (pour moi) ni foi, ni espoir, ni d�sir. Je ne peux affirmer rien de durable dans mes dispositions en g�n�ral, mais je sens celle-l� bien profonde; ce c�t� de ma vie est frapp� d'une tristesse et d'une terreur qui ressemble � la mort, et qui l'est sans doute. Ce n'est donc pas de ce c�t� que se tournent mes regards et, s'ils y vont jamais, ce sera avec plus de crainte et de timidit� que vous ne pouvez m'en recommander! »

Ensuite elle maudit les hommes et les livres qui par leurs sophismes l'avaient pouss�e vers les jouissances et la recherche des sensations, et elle regrette le temps o� Franklin �tait son guide et son id�al* ce qui a �t� d�j� dit plus haut**, et elle �crit :

* A cette m�me �poque, elle r�p�tait ceci sur tous les tons � son ami Rollinat dans les Lettres d'un voyageur, et surtout dans celle o� se trouve le portrait du juste, extrait d'un de ses cahiers de jeunesse; elle y pleure am�rement son orgueilleuse confiance en elle-m�me qui l'a conduite � de si cruelles chutes.

** Voir ch. IV, p. 189, et ch. VII, p. 410.

« Je veux me r�signer et attendre que la Providence m'envoie naturellement quelque moyen de faire du bien. Je ne sais encore s'il en est, car celui qu'on est convenu d'appeler ainsi, et que nous pratiquons tous plus ou moins, ne me para�t pas m�riter un si beau nom. Mais nous verrons! Ce � quoi je voudrais apprendre � renoncer volontairement et de bonne gr�ce, c'est � ma satisfaction personnelle. C'est un grand et rude travail dont je ne sais pas le but, mais qui doit en avoir un, et qui, s'il ne produit pas le bien, ne saurait produire le mal. Je vous dirai, si j'y r�ussis, quels effets il produit en moi et si je me sens am�lior�e. Je voudrais donner � mes {174} enfants une vieille m�re respectable. Si je n'y r�ussis pas, mon ami, soyez sur que je ne laisserai pas ma vie tra�ner � la leur comme un haillon*... »

* Ces lignes et celles qn� suivent r�p�tent donc presque dans les m�mes termes ce que George Sand dit � Rollinat dans la quatri�me Lettre d'un voyageur par rapport aux causes qui la font songer au suicide.

Cette lettre ne fut pas imm�diatement envoy�e, et le 14 avril, George Sand ajoute la tr�s significative page suivante : « J'ai assez bien pass� cette semaine et l'autre. J'ai relu Franklin, j'ai caus� avec un vieux ami, qui est sage et heureux, et qui fait aussi ses d�lices du bonhomme Richard*. Et puis j'ai vu un grand ouragan d'hommes politiques, qui ne m'a pas donn� envie de faire une cavalcade dans ces id�es-l�, quoique ce soient de belles id�es et des hommes beaux intellectuellement. Je suis contente du calme de mon esprit et du peu de part que je prends aux choses humaines, en ce qu'elles ont de personnel � moi. Le besoin d'appui qui m'a obstin�ment tourment�e jusqu'ici, se dissipe en pr�sence des individus qui repr�sentent ou qui pr�tendent repr�senter des th�ories. J'aime mieux attendre qu'une conviction quelconque me vienne, que de me la faire entrer dans le cerveau avec du vin de Champagne.

* C'est-�-dire le c�l�bre Almanach du bonhomme Richard, l'œuvre la plus populaire de Benjamin Franklin, qui est comme le code de tous ses enseignements moraux et pratiques. On voit par une lettre in�dite de Jules N�raud, que Mme Sand avait lu �galement la Biographie de Franklin en plusieurs volumes.

« Bonsoir, mon ami, je ne suis pas gaie, ni fi�re. J'esp�re un peu... Ne me dites pas que votre bonheur et votre vertu me feraient piti� si je voyais le fond de ces grands secrets. Dites-moi tout le contraire, quand m�me vous devriez exag�rer un peu. Ah! si j'�tais s�re que la vertu est ce que je l'ai r�v�e autrefois, comme j'y retournerais vite! Moi qui me sens tant de force dont je ne sais que faire! {175} Mais o� retrouver ce d�sir, cette foi et cet espoir? Priez pour moi, si Dieu vous �coute, priez pour tous les hommes infortun�s. »

On saisit toute la port�c de cette lettre, si l'on observe que la sixi�me Lettre d'un voyageur, dont les divisions portent les dates des 11, 15, 18, 20, 22, 23, 20, et 29 avril et qui lors de sa publication dans la Revue des Deux-Mondes portait le n° IV et suivait ainsi imm�diatement les trois lettres � Musset et la Lettre d'un oncle adress�e � Rollinat, pleines d'�chos du drame de cœur qui venait de se passer, que cette sixi�me lettre est d�di�e � Everard == Michel de Bourges. En effet, comme si le sort avait voulu mettre devant les veux de cette femme travaill�e par les passions et le doute, qu'il y avait une autre et meilleure mani�re d'appliquer son indomptable force individuelle qu'aux sentiments et aux p�rip�ties de l'amour, le sort, en 1833, lui fit rencontrer, on ne peut plus � propos, trois personnalit�s, dont toute la vie et l'activit� furent uniquement consacr�es au service d'une grande id�e, c'�taient Michel, Liszt et Lamennais.

Ce fut pr�cis�ment en Michel que George Sand trouva ce que Sainte-Beuve n'avait pu lui donner. Celui-ci avait voulu la gu�rir de ses doutes et de ses entra�nements, en lui enseignant � voir la vie avec un calme philosophique et d'une mani�re objective, � savoir se recueillir en elle-m�me, � trouver dans la libert� id�ale de l'esprit le contentement moral que n'avaient pu lui donner les hommes, le bonheur qu'elle poursuivait en vain. Michel lui indiqua une autre voie qui convenait mieux � sa nature et � son �me ardente, c'�tait de chercher la satisfaction de toutes les forces de son �tre dans la compassion envers le prochain et en se mettant au service de l'humanit�. Et alors, au lieu {176} de Sainte-Beuve, cet homme d'un calme tout hell�nique, nous apercevons pour quelque temps dans le r�le de ma�tre et de directeur de George Sand l'�trange figure de ce d�magogue typique de 1830.

Rappelons en quelques mots sa biographie. Michel de Bourges, fils d'un r�publicain tu� en 1799, par les adversaires de la R�volution, naquit � Aix en 1798. Il su�a presque avec le lait de sa m�re ses convictions r�publicaines et il grandit dans cette atmosph�re d'opinions extr�mes. Il fit d'abord ses �tudes � Aix, ensuite son droit � Paris. Devenu avocat, il se distingua par toute une s�rie de brillantes plaidoiries dans des proc�s politiques, pendant les ann�es 1825-1839, enfin, il fut aussi l'un des d�fenseurs des accus�s dans le proc�s monstre de 1835, lorsque le parti r�publicain profita des discours de ses meneurs, non pas tant pour justifier les inculp�s dans les troubles de Lyon, que pour prononcer toute une suite de professions de foi et de philippiques contre l'ordre existant. Nous ne raconterons pas l'histoire de ce proc�s, car tout lecteur est � m�me de relire les brillantes pages de Louis Blanc se rapportant � cet �pisode*. Michel, dans cette affaire, fut un des personnages les plus en vue. Une incroyable force d'�me dans un corps ch�tif et malingre; un esprit tranchant et droit; une vanit� qui allait jusqu'� le rendre jaloux de son confr�re Tr�lat, condamn� � trois ans de prison pour sa c�l�bre Lettre aux accus�s, tandis que lui, Michel, ne l'�tait qu'� un mois d'emprisonnement (quoiqu'il attribue cette jalousie � des motifs plus �lev�s); une ambition qui le fit plus tard poursuivre la c�l�brit� et presque renier ses convictions de jeunesse; enfui un talent oratoire hors ligne, {177} un don de deviner les individualit�s les plus diverses, de faire vibrer � son gr� son auditoire comme un instrument et de subjuguer les plus r�calcitrants; — ces facult�s exceptionnelles avaient naturellement plac� Michel � la t�te du petit parti r�publicain du Berry, et dans la suite elles firent de lui un des meneurs du mouvement de 1830. A partir de 1831, il dirigea la Revue du Cher, et obtint, gr�ce � ce petit recueil, une immense influence en province. Apr�s 1837, il parut fatigu�, renon�a � la propagande des id�es r�publicaines, devint d�put� du Cher et de la Vienne, mais se montra inactif et faible; enfin, en 1839, il se fit beaucoup de tort par sa plaidoirie dans l'affaire d'un fonctionnaire qui poursuivait en justice un journal, d'apr�s la loi appel�e « la loi Bourbeau ». Apr�s 1837, Michel se pr�occupa exclusivement de sa client�le d'avocat, ne pensa plus qu'� s'enrichir, son �toile p�lit, et on l'oublia si bien, qu'en 1848, personne ne le proposa pour �tre membre du gouvernement provisoire. Il est vrai qu'il fut �lu d�put� en 1849, se rangea dans l'opposition et vota pour le suffrage universel, mais il �tait loin d'exercer la m�me fascination sur ses auditeurs que par le pass�. En demandant que le droit d'employer la force arm�e pour sa propre d�fense, fut conf�r� au pr�sident, Michel contribua indirectement au coup d'État. Cet �v�nement de 1851 l'accabla, il devint hypocondre et mourut de chagrin et de maladies en 1853, � Montpellier.

[{176}] * Louis Blanc, Histoire des dix ans (1841-1844, 5 vol. in-8°.)

Nous ne raconterons pas ici l'histoire du proc�s d'avril de 1835, ni la part qu'y avait prise Michel; nous ne r�p�terons pas non plus le r�cit tant soit peu enjoliv� de George Sand sur sa conversion op�r�e par Michel*, sur le pont {178} des Saints-P�res. Nous avons d�j� dit qu'il n'�tait pas besoin de convertir George Sand, car sa sympathie pour toutes les th�ories socialo-altruistes et son penchant pour la d�mocratie avaient toujours en r�alit� exist� dans son �me, et qu'ils s'�taient d�voil�s assez clairement d�j� lors de sa correspondance avec de S�ze. Si Michel lui avait ouvert les yeux, c'est seulement dans le sens qu'il l'avait int�ress�e � la lutte des partis politiques qui s�vissait alors en France, c'est qu'il l'avait forc�e � voir ce qu'il y avait d'acceptable dans cette lutte, c'est qu'il lui avait prouv� que tout homme sympathisant avec les id�es chr�tiennes et sociales devait s'int�resser au parti r�publicain. Jusqu'alors George Sand �tait rest�e indiff�rente � la politique. Dans toutes ses lettres, tant publi�es qu'in�dites, � l'�poque de sa vie conjugale comme dans la p�riode de son ind�pendance, chaque fois qu'il s'agissait de politique, elle prenait un ton quelque peu m�prisant, badin et moqueur**. Elle ne se r�jouissait pas tant de la victoire remport�e par le parti r�publicain aux �lections de la Ch�tre, parti auquel appartenait son mari, Hippolyte, le vieux Duris-Dufresne, et ses autres amis du Berry, mais elle riait surtout des manœuvres avort�es du parti oppos�, en g�n�ral de toutes les �motions, de toutes les p�rip�ties des luttes de partis, parodiait les discours politiques, les manifestes, le ton des articles de politique des journaux. Il est vrai qu'elle tenait son mari au courant des d�bats parlementaires de Paris, lui disait « qu'il ne s'entendrait jamais avec sa belle-m�re {179} (la baroniie Dudevant), car elle est orl�aniste »; George Sand �tait aussi inqui�te pour ses amis rest�s � Paris pendant les journ�es de juillet 1830, et pleurait les victimes, innocentes et coupables, de cette boucherie; mais, lorsqu'elle en vient � parler des meneurs de ce mouvement, de leurs discours, de leurs victoires et de leurs actes, son ton devient toujours l�g�rement moqueur, et elle semble glisser l�-dessus; on dirait qu'elle ne prend pas tout cela au s�rieux. Bien plus, elle fit la connaissance de Michel lui-m�me, non pas par un sentiment d'admiration � distance, semblable � celui que lui portaient beaucoup de ses amis du Berry, mais plut�t par curiosit� moqueuse. Comme cet Ath�nien qui s'ennuyait d'entendre appeler par tous Aristide « le juste », de m�me elle aussi �tait importun�e d'entendre r�p�ter sur des tons diff�rents : « C'est ainsi que Michel pense... », « Michel l'a dit... », « Michel dit que... », et ainsi de suite. Et elle se rendit � Bourges pour voir de ses propres yeux ce proph�te nouvellement �clos et pour avoir aussi le droit de r�p�ter : « Michel dit que... » Il semble m�me qu'elle s'imaginait qu'elle sourirait � l'aspect de ce grand enthousiaste, comme on peut le conclure des derni�res lignes de la sixi�me Lettre d'un voyageur : « ... soit b�ni de m'avoir forc� de regarder sans rire la face d'un grand enthousiaste. » Mais l'occasion de rire ne lui fut pas donn�e.

[{177}] * Histoire, vol. IV, ch. VII, VIII et IX, p. 313-374.

[{178}] ** Voir les lettres publi�es dans la Correspondance des 31 juillet, 7 septembre, 27 octobre, 22 novembre 1830, la lettre � Mme Saint-Agnan dat�e : « fin de septembre ou commencement d'octobre 1830 » (la Revue Encyclop�dique, 1891,) et les lettres de 1831 � son mari en partie in�dites, en partie publi�es dans le Cosmopolis de 1896 et dans le livre du vicomte de Spoelberch.

D�s 1833, George Sand avait fait la connaissance d'Adolphe Gu�roult*, adepte de Saint-Simon et collaborateur du Globe, lequel, comme les autres saint-simoniens, avaient vu dans les premiers romans de l'�crivain l'incarnation {180} des id�es que pr�chait leur parti sur l'�mancipation de la femme; il s'�tait fait pour cette raison, d�s le commencement, champion et d�fenseur actif des œuvres du jeune auteur. Au dire de Maxime Ducamp**, Gu�roult fut aussi celui qui se pr�senta chez George Sand au nom de toute la « famille » avec la proposition d'accepter le r�le de la M�re. George Sand refusa certes, mais apr�s avoir �crit Lelia, elle s'adressa spontan�ment � Gu�roult, lui demandant aide et soutien pour son nouveau-n�. A partir de ce moment ses relations avec lui devinrent de plus en plus amicales, George Sand s'attacha et s'int�ressa davantage � la doctrine de Saint-Simon, ne s'en moqua plus (comme en 1831)***, et en 1836, ou 1837, comme nous l'avons vu, assista m�me � une de leurs s�ances. Dans la doctrine de Saint-Simon il y avait beaucoup de points communs avec les croyances d'Aurore Dudevant, et aussi en attendait-elle, dans l'avenir, beaucoup de bien, sans toutefois en esp�rer quelque chose de d�cisif et de d�finitif, devant amener le paradis sur la terre. Elle n'�tait point non plus convaincue de l'utilit� du c�l�bre voyage des saint-simoniens en Orient, en vue de recevoir de nouvelles r�v�lations, mais elle se r�jouissait beaucoup � la pens�e que son nouvel ami �tendrait son horizon, verrait de nouveaux pays, et pourrait par cons�quent travailler, gr�ce � ses connaissances plus �tendues, au profit de {181} l'humanit� future. Quand, vers 1835, apparut la discorde radicale entre les saint-simoniens et les r�publicains, George Sand suivit avec int�r�t les explications que Gu�roult lui donnait � ce sujet, s'entretenant avec lui de vive voix et par �crit, mais en m�me temps elle ne permettait pas qu'il s'immis��t trop et d'une mani�re indiscr�te dans sa vie priv�e. Ainsi, par exemple, elle arr�tait s�chement Gu�roult chaque fois qu'il commen�ait � parler de ses v�tements d'homme ou essayait de lui faire un brin de cour****. Et apr�s l'avoir bien sermonn�, George Sand lui �crivait au printemps de l'ann�e 1835***** : « Le seul inconv�nient que je voie � cette d�termination (le d�part pour l'Orient), c'est qu'un s�jour nouveau avec des chefs saint-simoniens augmentera en vous le sentiment de fanatisme pour des hommes et des noms propres. Je n'aime pas ce sentiment, je le trouve petit, ravalant et niais. Je l'�prouve souvent, et il n'y a pas vingt-quatre heures que j'ai eu une forte lutte � soutenir contre moi-m�me pour m'en d�fendre, en pr�sence d'un homme politique d'un tr�s grand aspect.

[{179}] * Adolphe Gu�roult, homme politique, journaliste et �conomiste, naquit en 1810 � Radepont, et mourut � Vichy en 1872. Il collabora au Globe, au Temps, au Journal des D�bats, � la R�publique, � la Presse et [{180}] fonda l'Opinion nationale. Il fut charg� de plusieurs missions diplomatiques en Espagne, fut consul au Mexique, � Jassy, entra au Cr�dit mobilier, gr�ce � ses relations d'antan avec les saints-simoniens, fut d'abord un adversaire de l'Empire, fit ensuite la paix avec lui et devint partisan de la « d�mocratie c�sarienne ».

** Maxime Ducamp. Souvenirs litt�raires, Deuxi�me partie. (Revue des Deux-Mondes, 15 mai 1882), p. 247.

*** Voir la lettre � son mari, de f�vrier 1831 (Cosmopolis, f�vrier 1897).

[{181}] **** Voir la Correspondance, t. I, p. 293-297.

***** Cette lettre dat�e, dans la Correspondance, t. I, p. 353-358, de mars 1836 se rapporte en r�alit� au moment o� George Sand fit la connaissance de Michel de Bourges, c'est plut�t « avril 1835 » qu'il faudrait y mettre.

« Je ne me suis enr�l�e sous le drapeau d'aucun meneur, et, tout en conservant estime, respect et admiration pour tous ceux qui professent noblement une religion, je reste convaincue qu'il n'y a pas sous le ciel d'homme qui m�rite qu'on plie le genou devant lui... J'ai caus� avec les saint-simoniens, avec les carlistes, avec Lamennais, avec Co�ssin, avec le juste-milieu, et hier avec Robespierre en personne. J'ai trouv� chez tous ces hommes de grandes {182} doses de vertu, de probit�, d'intelligence et de raison, et celui qui m'a le plus agit�e, c'est celui dont je hais le plus les id�es et dont j'admire le plus l'individualit�. C'est le dernier, ce qui prouve qu'il est facile d'�garer les hommes et d'abuser des dons de Dieu; mais je fais serment devant lui, que si l'extr�me gauche vient � r�gner, ma t�te y passera comme bien d'autres, car je dirai mon mot.

« Ce que je vois au milieu de ces divergences de sectes r�novatrices, c'est un gaspillage de sentiments g�n�reux et de pens�es �lev�es; c'est une tendance � l'am�lioration sociale, une impossibilit� de produire pour le moment, faute de t�te, � ce grand corps aux cent bras, qui se d�chire lui-m�me, ne sachant � quoi s'attaquer. Ce conflit ne fait encore que bruit et poussi�re. Nous ne sommes pas dans l'�re o� il construira des soci�t�s et les peuplera d'hommes perfectionn�s... »

« ... Je voudrais voir un homme d'intelhgence et de cœur chercher partout la v�rit� et l'arracher par morceaux � chacun de ceux qui l'ont d�pec�e et partag�e entre eux. Je voudrais le voir passer par toutes les sectes pour les conna�tre et les juger. Je voudrais, qu'au lieu de le m�priser et de le railler pour sa mobilit�, les hommes l'�coutassent comme le plus �clair� et le plus z�l� des pr�tres de l'avenir... Souvenez-vous de ce que je vous dis : un jour vous ne croirez plus � aucune secte religieuse, � aucun parti politique, � aucun syst�me social. Vous ne verrez pour les hommes qu'une possibilit� d'am�lioration soumise � mille vicissitudes... J'ai regret � ces tr�sors de vertu et de courage qui s'isolent les uns des autres, et si je pouvais r�ussir � fondre ensemble le produit de cinq paires de bras, je croirais avoir assez fait pour ma part, eu �gard � la force des miens... »

Comme nous le voyons, la premi�re impression que lui {183'183} avaient faite les discours de Michel avait �t� tr�s d�favorable et la correspondante de Gu�roult est tout � fait hostile � tout esprit de parti. L'influence de Sainte-Beuve se fait encore bien sentir dans son scepticisme sur la possibilit� de la soudaine r�g�n�ration de l'humanit� et dans un certain �clectisme.

Dans une lettre in�dite � Gustave Papet, George Sand souligne encore le fait de sa compl�te indiff�rence pour les opinions arr�t�es des partis.

Nohant. le 14 avril 1830.    

« J'avais pri� Duteil de l'�crire l'autre jour, parce que je partais pour Bourges et j'avais � te prier de me rendre un petit service en toute h�te.

J'ai fait connaissance avec Michel qui m'a promis de me faire guillotiner � la premi�re occasion, lorsque la R�publique serait arriv�e. Juge ce qu'il fera de toi! s'il me guillotine, moi, qui suis en fait d'opinion, de la force d'Odry dans la conversation! Nous irons ensemble � la place de Gr�ve et nous ferons des calembours en chemin. »


A Hippolyte Ch�tiron : le 17 avril : « J'ai fait connaissance avec Michel, qui me para�t un gaillard solidement tremp� pour faire un tribun du peuple. S'il y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. »

Pendant ce temps-l�, Michel, qui venait de lire L�lia et qui en �tait toqu�* fut tr�s frapp� en apprenant que l'auteur �tait une femme et br�la aussit�t du d�sir ardent de soumettre cette nature originale et forte et d'en faire son adepte. Imm�diatement apr�s le d�part de George Sand de Bourges, il lui envoya � Nohant une longue lettre. La correspondance commen�a. Quand Michel partit pour Paris, {184} George Sand et ses amis l'y suivirent et les nouvelles connaissances se virent tous les jours dans le petit logement du quai Malaquais. Tant�t, ils assistaient aux plaidoiries de Michel au Palais de Justice, tant�t ils l'accompagnaient � travers Paris dans ses promenades. On discutait, ou bien Michel p�rorait, attaquait l'ordre existant, tandis que tous les autres l'�coutaient avec v�n�ration. George Sand, pour ne pas trop attirer l'attention au milieu de cette bruyante compagnie, reprit ses habits d'homme, et ce costume lui permit de p�n�trer, sans obstacle, le 20 mai, dans la salle d'audience du Luxembourg**. Elle fait de la fa�on suivante, dans l'Histoire de ma Vie***, le r�cit de ces journ�es : « Depuis quelques jours que nous nous �tions retrouv�s � Paris, lui et moi, toute ma vie avait chang� de face. Je ne sais si l'agitation qui r�gnait dans l'air que nous respirions tous aurait beaucoup p�n�tr� sans lui dans ma mansarde; mais avec lui, elle y �tait entr�e � flots. Il m'avait pr�sent� son ami intime, Girerd (de Nevers), et les autres d�fenseurs des accus�s d'avril choisis dans les provinces voisines de la n�tre. Un autre de ses amis, Degeorges (d'Arras), qui devint aussi le mien, Planet, Emmanuel Arago et deux ou trois autres amis communs compl�taient l'�cole. Dans la journ�e, je recevais mes autres amis. Peu d'entre eux connaissaient Everard; tous ne partageaient pas ses id�es; mais ces heures �taient encore agit�es par la discussion des {185} clioses du dehors, et il n'y avait gu�re moyen de ne pas s'oublier soi-m�me, absolument, dans cet acc�s de fi�vre que les �v�nements donnaient � tout le monde... »

[{183}] * Histoire de ma Vie, t. IV, p. 319.

[{184}] ** Dans le n° VII des Lettres d'un voyageur adress� � Liszt, George Sand d�crit d'une mani�re humoristique cet �pisode : « Vous souvenez-vous d'Everard... et de mon fr�re Emmanuel (Arago) qui me cachait dans une des vastes poches de sa redingote pour entrer � la Chambre des Pairs et qui, en rentrant chez moi, me posait sur le piano en vous disant : “Une autre fois vous mettrez mon cher fr�re dans un cornet de papier, afin qu'il ne d�range pas sa chevelure”... » (Lettres d'un voyageur, p. 228-230, �dition L�vy.)

*** Histoire de ma Vie, t. IV, p. 334.

Parmi les membres de cette « �cole » qui s'�tait form�e en 1835 autour de Michel, il faut surtout nommer Charles Didier*. George Sand lui consacre bon nombre de pages dans l'Histoire de ma Vie et lui a adress� la sixi�me Lettre d'un Voyageur (n° 10 des Lettres d'un voyageur en volume. — Dans toutes les �ditions ult�rieures de ces Lettres, le nom de Didier est remplac� par le pseudonyme de « Herbert », et seules les �ditions parues avant 1842 portent en t�te de la lettre n° 10 les mots : A Charles Didier.) Or, le logement de Didier, 6, rue du Regard, servit entre 1835 et 1837 de lieu de r�union � tous les amis de Michel et de George Sand, qui, lors de ses arriv�es � Paris, descendait parfois chez Didier et s'y faisait adresser sa correspondance.

* Charles Didier, �crivain fran�ais et collaborateur de la Revue des Deux-Mondes, naquit � Gen�ve en 1805, et mourut � Paris en 1864. Outre la susdite revue, il collabora encore au National, au Monde de Lamennais, etc. Il avait beaucoup voyag�, rempli des missions diplomatiques (entre autres en Pologne). Vers la fin de sa vie il perdit la vue. Ses �crits ont pour la plupart parus d'abord dans la Revue des Deux-Mondes. Ses œuvres les plus connues sont : Rome souterraine et les Lettres sur l'Espagne.

Pourtant on remarque encore dans les lettres de George Sand une l�g�re ironie fine, une note m�prisante � l'adresse des politiciens. Le 23 mai, elle �crivait � Duteil (lettre in�dite dont la premi�re partie se rapporte � Dudevant) : « Tu sais mieux que moi o� en est le proc�s. Mon d�vouement pour Michel n'a pas pu encore aller jusqu'� lire les journaux. Mais je le vois tous les jours, ce qui revient au m�me. Son cœur est aussi affectueux que sa conduite est forte et noble.

{186} « Je regrette pour toi les beaux jours que nous aurions pass�s avec lui, Bidault, Girerd, Lasnier, etc. J'ai d�n� l'autre jour avec Lamennais, Barrot, Ballanche, Nourrit, etc., chez Liszt. Je d�jeune lundi chez Michel avec Lamennais. Cette fusion de principes entre des hommes nagu�re si oppos�s et si divers de professions et d'intelligence, est un fait curieux et qui ne se repr�sentera sans doute plus. Dans quelques jours nous serons tous divis�s. Chacun retournera chez soi, et je m'en vais en Suisse. »

Dans l'Histoire de ma Vie nous trouvons des pages qui nous d�peignent ces m�mes r�unions de personnes, en apparence si disparates. George Sand y confirme que c'�tait pr�cis�ment Michel qui l'avait int�ress�e aux diff�rents partis politiques, alors que l'int�r�t qu'elle portait aux questions sociales �tait n� depuis longtemps. « J'avais pass� le mois pr�c�dent (c'est-�-dire avril) � lire Everard et � lui �crire. Je l'avais revu dans cet intervalle, je l'avais press� de questions et, pour mieux mettre � profit le peu de temps que nous avions, je n'avais plus rien discut�. J'avais t�ch� de construire en moi l'�difice de sa croyance, afin de voir si je pouvais me l'assimiler avec fruit. Convertie au sentiment r�publicain et aux id�es nouvelles, on sait maintenant du reste que je l'�tais d'avance. J'avais gagn� � entendre cet homme v�ritablement inspir� en certains moments, de ressentir de vives �motions, que la politique ne m'avait jamais sembl� pouvoir me donner. J'avais toujours pens� froidement aux choses de fait; j'avais regard� couler autour de moi, comme un fleuve lourd et trouble, les mille accidents de l'histoire g�n�rale contemporaine, et j'avais dit : Je ne boirai pas cette eau. Il est probable que j'eusse continu� � ne pas vouloir m�ler ma vie int�rieure � l'agitation de ces flots amers. {187} Sainte-Beuve qui m'influen�ait encore un peu � cette �poque, par ses adroites railleries et ses raisonnables avertissements, regardait les choses positives en amateur et en critique. La critique dans sa bouche avait de grandes s�ductions pour la partie la plus raisonneuse et la plus tranquille de l'esprit. Il raillait agr�ablement cette fusion subite qui s'op�rait entre les esprits les plus divers venus de tous les points de l'horizon, et qui se m�laient, disait-il, comme tous les cercles du Dante �cras�s subitement en un seul.

« Un d�ner o� Liszt avait r�uni M. Lamennais, M. Ballanche, le chanteur Nourrit et moi, lui paraissait la chose la plus fantastique qui se p�t imaginer. Il me demandait ce qui avait pu �tre dit entre ces cinq personnes. Je lui r�pondais que je n'en savais rien, que M. Lamennais avait d� causer avec M. Ballanche, Liszt avec Nourrit, et moi avec le chat de la maison. »

Par cette plaisanterie charmante, George Sand �vitait de faire une r�ponse directe � la question de Sainte-Beuve, ne voulant pas avouer, semble-t-il, que, contrairement � ses habitudes, � ce moment elle prenait une part active aux pol�miques et aux conversations. Selon toute probabilit�, Michel, cette fois comme toujours, voulut profiter de l'occasion pour l'endoctriner; et quant � elle, non seulement elle l'�coutait, mais elle lui r�pliquait. Il est de fait que la nouvelle connaissance de Michel �tait loin d'�tre aussit�t devenue pour lui une �l�ve docile. Il est vrai qu'elle s'�tait d'embl�e sentie p�n�tr�e d'un profond respect tout filial et d'une admiration de disciple envers la personne de ce d�magogue de grand talent. Quand il tomba malade, elle alla le voir tous les jours, insista pour qu'on lui envoy�t un docteur, le soigna comme une sœur de {188} charit� l'e�t fait*. N�anmoins la propagande de Michel, ses id�es, ses opinions extr�mes �taient loin d'avoir trouv� en elle un auditeur docile. Et si l'histoire de ses rapports personnels avec Michel se pr�sente � nos yeux comme heureuse apparition d'un juste et d'un proph�te depuis longtemps attendu, d'un inconnu d�j� parent par l'esprit, devant lequel les portes doivent s'ouvrir toutes grandes, qu'on voudrait recevoir � bras ouverts et qui devient en un court espace de temps un ami, un fr�re, un ma�tre, et m�me plus encore, — alors l'histoire de la pr�tendue conversion de George Sand appara�t comme la d�fense opini�tre d'elle-m�me contre l'ennemi mena�ant sa libert� individuelle, qui lui �tait si pr�cieuse. C'�tait un ennemi sans quartier, d�truisant sur son passage, en vrai vandale, tout ce qui est cher � l'artiste, tout ce qui est une conqu�te de l'esprit humain, choses non moins belles et non moins n�cessaires que les id�es d'�galit�, de fraternit� et de libert�, pour lesquelles guerroyait seulement le terrible tribun. Alors que toutes les lettres de George Sand des {189} ann�es 1835-1837 adress�es � ses parents et amis sont remplies d'expressions enthousiastes, qu'elle y parle de Michel comme d'une grande �me, comme d'un proph�te v�n�r� et r�ellement aim� et qu'elle le soigne avec une tendresse filiale, — sa c�l�bre Lettre � Éverard, pr�sente les choses tout autrement, surtout lorsqu'on l'analyse � titre de document psychologique et litt�raire. Pour nous, qui sommes �loign�s de cette �poque par plus d'un demi-si�cle, nous �prouvons � la lecture de cette lettre une tout autre impression que celle que ressentaient les contemporains et que continuent de partager la plupart des critiques et des biographes. Selon nous, ce n'est nullement l� le credo des id�es de Michel, mais au contraire, c'est l'expression d'une lutte opini�tre et la r�sistance au nom de l'individualit� artistique contre les pr�dications despotiques et intol�rantes de Michel. On dirait que nous assistons � un dialogue dont nous n'entendons que les r�ponses de George Sand, r�ponses qui sont pour la plupart une protestation, mais ces r�ponses suffisent pleinement pour pouvoir juger ce que Michel disait et affirmait de son c�t�. En comparant les pages consacr�es � Michel dans l'Histoire de ma Vie, avec la Lettre � Éverard et les lettres particuli�res, tant imprim�es qu'in�dites de George Sand, nous voyons qu'elle �tait tout simplement charm�e par la personnalit� de Michel, par cette ardeur perp�tuelle, par ce d�vouement absolu et d�sint�ress� mis au service d'une id�e, par cette force d'�me et par cette existence d'o� il avait rejet� tout ce qui �tait �go�ste et personnel.

[{188}] * On a omis dans la Correspondance de George Sand tous les passages se rapportant � Michel. C'est ainsi qu'� la page 20 du tome II on devrait lire (nous mettons en italiques les passages tronqu�s) : « Je suis maintenant avec mes enfants dans la ch�re Vall�e Noire. Michel est en prison � Bourges. J'ai vu Mme Liszt la veille de mon d�part de Paris et je l'ai embrass�e pour son fils et pour moi. Je n'ai plus vu personne de nos connaissances. Occup�e � soigner le vieux r�publicain plus malade que jamais, je n �tais presque jamais chez moi. J'ai vu une fois Emmanuel, qui m'a charg�e de le rappeler � votre amiti�, et qui m'a questionn�e avec int�r�t sur votre compte. On dit que notre cousin Heine s'est p�trifi� en contemplation aux pieds de la princesse Belgiojoso. Sosth�nes (de la Rochefoucauld, ami de Liszt et de George Sand) est mort ou il s'est reconnu dans un passage de la lettre imprim�e, car je ne l'ai pas revu depuis ce temps-l�. Moi, je me porte bien, je suis b�te comme une oie ou comme Sosth�nes. Je dors douze heures, je ne fais rien du tout... » etc., ainsi qu'il est imprim�. (Lettre du 18 ao�t 1836 � Franz Liszt.)

Dans l'Histoire de ma Vie, George Sand raconte aussi qu'elle avait soign� le vieux r�publicain une ann�e auparavant, en 1835.

Mais, au premier abord, les opinions de Michel l'avaient effray�ee et lui avaient �t� profond�ment antipathiques. Non seulement George Sand �tait trop artiste de nature, trop individuelle, trop amie de la libert� et trop au-dessus {190} de cette foule m�diocre qui suit si facilement les meneurs et les beaux parleurs tels que Michel de Bourges; elle �tait en outre effray�e par la pr�dication de doctrines violentes et r�volutionnaires et de bouleversements achet�s au prix du sang; enfin, rebut�e par la th�orie du nivellement universel et de l'inutilit� des arts et des artistes, elle �tait encore r�volt�e par les discours asc�tiques et fanatiques de ce Savonarole r�volutionnaire. Voil� pourquoi, d'un c�t� nous pouvons lire ies �pith�tes les plus flatteuses, l'expression de son adoration devant le ma�tre, et d'un autre cot� des pages d'une protestation humble, il est vrai, et selon l'auteur trop audacieuse, mais n�annoins de protestation contre la doctrine.

La premi�re partie de la Lettre � Éverard commence par l'expression de la reconnaissance �prouv�e par le voyageur de ce que le grand homme, quoique occup� par des int�r�ts tr�s s�rieux et appartenant � l'humanit�, avait daign� �crire � son nouvel ami imm�diatement apr�s leur entrevue. D�j� au commencement de sa lettre, George Sand place Michel sur un pi�destal, mais exprime des id�es qui sont loin d'�tre d�mocratiques : « Quelle mission que la tienne, c'est un m�tier de gardeur de pourceaux, c'est Apollon chez Adm�te. Ce qu'il y a de pis pour toi, c'est qu'au milieu de tes troupeaux, au fond de tes �tables, tu te souviens de ta divinit�, et quand tu vois passer un pauvre oiseau, tu envies son essor et tu regrettes les cieux. Que ne puis-je t'emmener avec moi sur l'aile des vents inconstants, te faire respirer le grand air des solitudes, et t'apprendre le secret des po�tes et des Boh�miens!... Te voil� employ� � de vils travaux, clou� sur ta croix, encha�n� au mis�rable bagne des ambitions humaines. Va donc, et que celui qui t'a donn� la force et la douleur {191} en partage, entoure longtemps pour toi d'une aur�ole de gloire cette couronne d'�pines que tu conquerras au prix de la libert�, du bonheur et de la vie. Car pour la philanthropie dont vous avez l'humilit� de vous vanter, vous autres r�formateurs, je vous demande bien pardon, mais je n'y crois pas. La philanthropie fait des sœurs de charit�. L'amour de la gloire est autre chose et produit d'autres destin�es. Sublime hypocrite, tais-toi l�-dessus avec moi, tu te m�connais en prenant pour le sentiment du devoir la pente rigoureuse et fatale o� t'entra�ne l'instinct de ta force. Pour moi, je sais que tu n'es pas de ceux qui observent les devoirs, mais de ceux qui les imposent : Tu n'aimes pas les hommes, tu n'es pas leur fr�re, car tu n'es pas leur �gal. Tu es une exception parmi eux, tu es n� roi.

« Ah! voici qui te f�che, mais au fond tu le sais bien, il y a une royaut� qui est d'institution divine. Dieu e�t d�parti � tous les hommes une �gale dose d'intelligence et de vertu, s'il e�t voulu fonder le principe d'�galit� parmi eux comme tu l'entends; mais il fait les grands hommes pour commander aux petits hommes, comme il a fait un c�dre pour prot�ger l'hysope. L'influence enthousiaste et quasi despotique que tu exerces ici, dans ce milieu de la France, o� tout ce qui pense et sent s'incline devant ta sup�riorit� (au point que moi-m�me, le plus indisciplin� voyou qui ait jamais fait de la vie une �cole buissonni�re, je suis forc�, chaque ann�e, d'aller te rendre hommage), dis-moi, est-ce autre chose qu'une royaut�? Votre Majest� ne peut le nier. Sire, le foulard dont vous vous coiffez en guise de toupet est la couronne des Aquitaines, en attendant que ce soit mieux encore. Votre tribune en plein air est un tr�ne; Fleury le Gaulois est votre capitaine des gardes; Planet, votre fou, {192} et moi, si vous voulez le permettre, je serai votre historiographe; mais, morbleu! sire, conduisez-vous bien, car plus votre humble barde augure de vous, plus il en exigera quand vous aurez touch� au but, et nous savez qu'il ne sera pas plus facile � faire taire que le barbier du feu roi Midas... »

« Croyez-vous donc que je conteste vos droits? Oh! non pas vraiment : nous ne disputerons jamais l�-dessus. Certain roi naquit pour �tre maquignon; toi, tu es n� prince de la terre. Moi-m�me, pauvre diseur de m�taphores, je me sens mal abrit� sous le parapluie de la monarchie; mais je ne veux pas le tenir moi-m�me, je m'y prendrais mal, et tous les tr�nes de la terre ne valent pas pour moi une petite fleur au bord d'un lac des Alpes...

« Allez, vous autres, faites la guerre, faites la loi. Tu dis que je ne conclus jamais; je me soucie bien de conclure quelque chose! J'irai �crire ton nom et le mien sur le sable de l'Hellespont dans trois mois; il en restera autant le lendemain, qu'il restera de mes livres apr�s ma mort, et peut-�tre, h�las! de tes actions, � Marius! apr�s le coup de vent qui ram�nera la fortune des Sylla et des Napol�on sur le champ de bataille.

« Ce n'est pas que je d�serte ta cause, au moins; de toutes les causes dont je ne me soucie pas, imberbe que je suis, c'est la plus belle et la plus noble. Je ne con�ois m�me pas que les po�tes puissent en avoir une autre, car si tous les mots sont vides, du moins ceux de patrie et de libert� sont harmonieux, tandis que ceux de l�gitimit� et d'ob�issance sont grossiers, malsonnants et faits paur des oreilles de gendarmes. On peut flatter un peuple de braves; mais flatter une t�te couronn�e, c'est renoncer � sa dignit� d'homme. Moi, je fuis le bruit des clameurs humaines et je vais {193} �couter la voix des torrents... Votre ambition est noble et magnifique, � hommes du destin! De tous les hochets dont s'amuse l' humanit�, vous avez choisi le moins pu�ril, la gloire! Achille prit un glaive au milieu des joyaux de femme qu'on lui pr�sentait; vous prenez, vous autres, le martyre des nobles ambitions, au lieu de l'argent, des titres et des petites vanit�s qui charment le vulgaire. G�n�reux insens�s que vous �tes, gouvernez-moi bien tous ces vilains idiots et ne leur �pargnez pas les �trivi�res. Je vais chanter au soleil sur ma branche pendant ce temps-l�! Vous m'�couterez quand vous n'aurez rien de mieux � faire... Bonsoir, mon fr�re Everard, fr�re et roi, non en vertu du droit d'a�nesse, mais du droit de vertu. Je t'aime de tout mon cœur, et suis de votre majest�, sire, le tr�s humble et tr�s fid�le sujet. »

En tout cela, comme le lecteur le voit, parmi les plaisanteries charmantes, les paroles flatteuses, et une coquetterie toute f�minine r�sonne la m�me note, la m�me pens�e : je m'incline devant ta personnalit�, mais ton œuvre me me semble �tre qu'une vanit� d'un ordre sup�rieur; tu es un ambitieux, tu poursuis un hochet, tandis que moi je suis un po�te, libre de tous les futiles attraits humains, loin des bruits du monde, et j'ai atteint le vrai bonheur et le calme au sein de la nature, dans le service de l'art...

Sa seconde lettre du 15 avril confirme tout cela. Michel lui avait pos� cinq questions, auxquelles elle r�pond les unes apr�s les autres. Entre autres elle dit que dans sa lettre de la veille elle avait d�j� r�pondu � la premi�re question d'Everard, � savoir : sur la cause de sa tristesse � lui. S'il est triste, « c'est que travailler pour la gloire est � la fois un r�le d'empereur et un m�tier de for�at ». Il est vrai qu'elle s'empresse tout de suite de consoler son correspondant en {194} lui disant, � propos de son r�le de Prom�th�e souffrant : « Tu es plus grand, couch� sur ton roc, avec les serres d'un vautour dans le cœur, que les faunes des bois dans leur libert�. Ils sont libres, mais ils ne sont rien, et tu ne pourrais �tre heureux � leur mani�re ». Mais, presque imm�diatement apr�s, elle dit aussi qu'il ne peut avoir rien de commun avec des hommes tels que, le « Voyageur ».

... « Marius dans les marais de Minturnes, � coup s�r, ne s'entretint pas avec les paisibles na�ades. Hommes de bruit, ne venez pas mettre vos pieds sanglants et poudreux dans les ondes pures qui murmurent pour nous; c'est � nous, r�veurs inoffensifs, que les eaux de la montagne appartiennent; c'est � nous qu'elles parlent d'oubli et de repos, conditions de notre humble bonheur qui vous feraient rire de piti�! Laissez-nous cela, nous vous abandonnons tout le reste, les lauriers et les autels, les travaux et le triomphe. Mon pauvre fr�re, j'aime mieux mon b�ton de p�lerin que ton sceptre. »

Elle le plaint et s'incline devant lui, car il ne peut �tre autre qu'il est. Et le voyageur reprend : « ... N'�tant bon � rien qu'� causer avec l'�cho, � regarder lever la lune et � composer des chants m�lancoliques ou moqueurs pour les �tudiants po�tes et les �coliers amoureux, j'ai pris, comme je te le disais hier, l'habitude de faire de ma vie une v�ritable �cole buissonni�re o� tout consiste � poursuivre des papillons le long des haies, tombant parfois le nez dans les �pines pour avoir une fleur qui s'effeuille dans ma main avant que je l'aie respir�e, � chanter avec les grives et � dormir sous le premier saule venu, sans souci de l'heure et des p�dants. Ce que je puis faire de mieux, c'est de planter � ton intention un laurier dans mon jardin. A chaque belle action que l'on me racontera de toi, je t'en {195} enverrai une feuille, et tu te souviendras un instant de celui qui rit de toutes les id�es repr�sent�es par des cuistres, mais qui s'incline religieusement devant un grand cœur o� r�side la justice... »

Et � la question : « ... A quand donc la conclusion? et si tu meurs sans avoir conclu? » — elle r�pond hardiment : ... « Ma foi! meure le petit George quand Dieu voudra, le monde n'en ira pas plus mal pour avoir ignor� sa fa�on de penser... Je n'ai aucun int�r�t � formuler une opinion quelconque. Quelques personnes qui lisent mes livres ont le tort de croire que ma conduite est une profession de foi, et le choix des sujets de mes historiettes, une sorte de plaidoyer contre certaines lois... Mes �crits, n'ayant jamais rien conclu, n'ont caus� ni bien ni mal. Je ne demande pas mieux que de leur donner une conclusion, si je la trouve; mais ce n'est pas encore fait, et je suis trop peu avanc� sous certains rapports pour oser hasarder mon mot. J'ai horreur du p�dantisme de la vertu. Il est peut-�tre utile dans le monde; pour moi, je suis de trop bonne foi pour essayer de me r�concilier par un acte d'hypocrisie avec les s�v�rit�s que mon irr�solution (courageuse et loyale, j'ose le dire) attire sur moi. J'en supporterai la rigueur, quelque p�nible qu'elle me puisse �tre, tant que je n'aurai pas la conviction intime que j'attends. Me bl�mes-tu? Je suis dans un tout petit cercle de choses, et pourtant tu peux le comparer, � l'aide d'un microscope, � celui o� tu existes. Voudrais-tu, pour acqu�rir plus de popularit� ou de renomm�e, feindre d'avoir les opinions qu'on t'imposerait, et proposer comme article de foi ce qui ne serait encore qu'� l'�tat d'embryon dans ta conscience? Je tenais trop � ton estime pour ne pas t'exposer ma situation... »

{196} Dans la troisi�me lettre, du 18 avril, elle se d�fend de nouveau du reproche qu'il lui fait de son ath�isme social :

« Tu dis que tout ce qui vit en dehiors des doctrines de l'utilit� ne peut jamais �tre ni vraiment grand ni vraiment bon. Tu dis que cette indiff�rence est coupable, d'un funeste exemple et qu'il faut en sortir, ou me suicider moralement, couper ma main droite et ne jamais converser avec les hommes. Tu es bien s�v�re; mais je t'aime ainsi, cela est beau et respectable en toi. Tu dis encore que tout syst�me de non-intervention est l'excuse de la l�chet� ou de l'�go�sme, parce qu'il n'y a aucune chose humaine qui ne soit avantageuse ou nuisible � l'humanit�. Quelle que soit mon ambition, dis-tu, soit que je d�sire �tre admir�, soit que je veuille �tre aim�, il faut que je sois charitable, et charitable avec discernement, avec r�flexion, avec science, c'est-�-dire philanthrope. J'ai l'habitude de r�pondre par des sophismes et des fac�ties � ceux qui me tiennent ce langage; mais ici c'est diff�rent, je te reconnais le droit de prononcer cette grande parole de vertu, que j'ose � peine r�p�ter moi-m�me apr�s toi... »

En exposant alors de nouveau son admiration shic�re pour la personnalit� morale du tribun, pour son rigorisme envers lui-m�me et pour les devoirs asc�tiques auxquels il s'est astreint, elle exprime la conviction qu'avant d'essayer de r�g�n�rer l'humanit�, de dicter des lois et de pr�coniser des bouleversements sociaux, tout r�formateur, comme tout homme, devrait commencer par se r�g�n�rer soi-m�me, par se rendre parfait, par dompter ses passions �go�stes et viles, et qu'alors on aurait d�j� beaucoup obtenu. En un mot, par ses convictions elle se range du cot� des r�formateurs moralo-socialistes et non du c�t� des politiques. Aussi est-il tout naturel qu'elle dise : « ... Je comprends ce que tu es, {197} mais non ce que tu fais. Je vois le m�canisme de cette belle machine d'id�es, mais la valeur et l'usage de ses produits me sont inconnus et indiff�rents. » Et elle affirme de nouveau que d'une mani�re ou d'une autre, par droit d'a�nesse ou de noblesse, de vertu ou de violence, tout le monde a la pr�tention d'�tre plac� plus haut que les autres, de dominer, de connnander, d'exciter l'admiration. Et alors les uns ont �tabli des « ... lois dict�es par les plus habiles ou les plus forts. Ceux qui ont r�ussi � faire ces lois dans leur int�r�t personnel ont commenc� la guerre �ternelle entre les hommes de r�sistance et les hommes d'oppression; � leur tour, les hommes de r�sistance ont combattu, et sont devenus oppresseurs par le droit de la force. Dans tout cela, o� est la justice? Levez-vous, hommes choisis, hommes divins, qui avez invent� la vertu! Vous avez imagin� une f�licit� moins grossi�re que celle des hommes sensuels, plus orgueilleuse que celle des braves. Vous avez d�couvert qu'il y avait, dans l'amour et dans la reconnaissance de vos fr�res, plus de jouissance que dans toutes les possessions qu'ils se disputaient. Alors, retranchant de votre vie tous les plaisirs qui faisaient ces hommes semblables les uns aux autres, vous avez fl�tri sagement du nom de vice tout ce qui les rendait heureux, par cons�quent avides, jaloux, violents et insociables. Vous avez renonc� � votre part de richesse et de plaisir sur la terre, et vous �tant ainsi rendus tels que vous ne pouviez plus exciter ni jalousie ni m�fiance, vous vous �tes plac�s au milieu d'eux comme des divinit�s bienfaisantes pour les �clairer sur leurs int�r�ts et pour leur donner des lois utiles. Vous leur avez dit que donner �tait plus beau que poss�der, et l� o� vous avez command�, la justice a r�gn�; quels sophismes pourraient {198} combattre votre excellence, � sublimes vaniteux? Il n'y a rien au monde de plus grand que vous, rien de plus pr�cieux, rien de plus n�cessaire... »

Il est douteux que l'adversaire le plus acharn� de Michel e�t trouv� un argument plus caustique, plus sceptique, contre les mobiles de son activit�, que l'argument donn� par George Sand dans les lignes pr�c�dentes. Elle continue ensuite :

« Je ne sais s'il arrivera jamaisun jour o� l'homme d�cidera infailliljlement et d�finitivement ce qui est utile � l'homme. Je n'en suis pas � examiner dans ses d�tails le syst�me que tu as embrass� : j'en plaisantais l'autre jour; mais que tu m'am�nes � parler raison (ce qui, je te le d�clare, n'est pas une m�diocre victoire de ta force sur la mienne), je te dirai bien que la grande loi d'�galit�, tout inapplicable qu'elle paraisse maintenant � ceux qui en ont peur, et tout incertain que me semble son r�gne sur la terre , � moi qui vois ces choses du fond d'une cellule, est la premi�re et la seule invariable loi de morale et d'�quit� qui se soit pr�sent�e � mon esprit dans tous les temps. Tous les d�tails scientifiques par lesquels on arrive � formuler une pens�e me sont absolument �trangers; et quant aux moyens par lesquels on parvient � la faire dominer dans le monde, malheureusement ils me semblent tous tellement soumis aux doutes, aux contestations, aux scrupules et aux r�pugnances de ceux qui se chargent de l'ex�cution, que je me sens p�trifi� par mon scepticisme quand j'essaie seulement d'y porter les yeux et de voir en quoi ils consistent. Ce n'est pas mon fait. Je suis de nature po�tique et non l�gislative, guerri�re au besoin, mais jamais parlementaire. On peut m'employer � tout (sic), en me persuadant et abord, en me commandant ensuite, mais {199} je ne suis propre � rien d�couvrir, � rien d�cider. J'accepterai tout ce qui sera bien. Aiusi, demande mes biens et ma vie, � Romain! mais laisse mon pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la po�sie... »

Elle revient alors � l'id�e qu'elle avait d�j� exprim�e, que les hommes qui veulent dicter des lois, doivent �tre vertueux dans la plus haute acception du mot, tandis que les simples mortels n'ont besoin, pour ainsi dire, que d'une honn�tet� civique : ... « Je suis loin encore de ce qu'on appelle les vertus r�publicaines, de ce que j'appellerai, en style moins pompeux, les qualit�s de l'individu gouvernable ou du citoyen. J'ai mal v�cu, j'ai mal us� des biens qui me sont �chus, j'ai n�glig� les œuvres de charit�, j'ai pass� mes jours dans la mollesse, dans l'ennui, dans les larmes vaines, dans les folles amours, dans les frivoles plaisirs. Je me suis prostern� devant des idoles de chair et de sang, et j'ai laiss� leur souffle enivrant effacer les sentences aust�res que la sagesse des livres avait �crites sur mon front dans ma jeunesse; j'ai permis � leur innocent despotisme de d�vouer mes jours � des amusements pu�rils, o� se sont longtemps �teints le souvenir et l'amour du bien; car j'avais �t� honn�te autrefois, sais-tu bien cela, Everard? Ceux d'ici te le diront : c'est de notori�t� bourgeoise dans notre pays; mais il y avait peu de m�rite, j'�tais jeune, et les funestes amours n'�taient pas encore �closes dans man sein. Ils y ont �touff� bien des qualit�s; mais je sais qu'il en est auxquelles je n'ai pas fait la plus l�g�re tache au milieu des plus grands revers de ma vie, et qu'aucune des autres n'est perdue pour moi sans retour... J'ai �t� d�tourn� de ma route, emmen� prisonnier par une passion dont je ne me m�fiais pas et que je croyais noble et sainte. Elle l'est sans doute; mais je lui ai laiss� {200} prendre trop ou trop peu d'empire sur moi. Ma force virile se r�voltait en vain contre elle; une lutte affreuse a d�vor� les plus belles ann�es de ma vie; je suis rest� tout ce temps dans une terre �trang�re pour mon �me, dans une terre d'exil et de servitude, d'o� me voici �chapp� enfin, tout meurtri, tout abruti par l'esclavage, et tra�nant encore apr�s moi les d�bris de la cha�ne que j'ai rompue, et qui me coupe encore jusqu'au sang, chaque fois que je fais un mouvement en arri�re pour regarder les rives lointaines et abandonn�es. Oui, j'ai �t� esclave; plains-moi, homme libre, et ne t'�tonne pas aujourd'hui de voir que je ne peux plus soupirer qu'apr�s les voyages, le grand air, les grands bois et la solitude... L'esclavage avilit l'homme et le d�grade. Il le jette dans la d�mence et dans la perversit�; il le rend m�chant, menteur, vindicatif, amer, plus d�testable vingt fois que le tyran qui l'opprime; c'est ce qui m'est arriv�, et, dans la haine que j'avais con�ue contre moi-m�me, j'ai d�sir� la mort avec rage, tous les jours de mon abjection... »

Ces lignes, comme nous le voyons, ne sont qu'une r�p�tition de ce que George Sand avait d�j� �crit � Sainte-Beuve. Ensuite elle exprime l'espoir et la conviction que pourtant elle peut encore �tre « sobre et robuste » apte au travail, � la constance, au d�sint�ressement et � la simplicit�.

Elle finit cette lettre par une apostrophe inattendue et enthousiaste : « ... R�publique, aurore de la justice et de l'�galit�, divine utopie, soleil d'un avenir peut-�tre chim�rique, salut! » Et malgr� les doutes qu'elle vient d'exprimer sur la possibilit� d'arriver � l'�galit� universelle et sur la pr�tention des partisans de Michel de savoir ce qui peut faire le bonheur de l'humanit�, George Sand s'�crie toutefois � {201} l'adresse de la r�publique : « ... Si tu descends sur nous avant l'accomplissement des temps pr�vus, tu me trouveras pr�t � te recevoir, et tout v�tu d�j� conform�ment � tes lois somptuaires. Mes amis, mes ma�tres, mes fr�res, salut! mon sang et mon pain vous appartiennent d�sormais, en attendant que la r�publique les r�clame. »

Plus loin, elle exprime pourtant l'espoir, qu'en attendant il lui sera permis de faire un voyage dans les montagnes de la Suisse qui l'attirent et ne dit adieu pour toujours qu'� l'amour, « idole de sa jeunesse ». On pourrait croire que Michel avait d�finitivement dompt� l'�colier rebelle et l'avait enr�l� � jamais dans le r�giment de ses adeptes; cependant, dans les lettres suivantes, il se fait encore entendre des protestations et des doutes. Tant�t le « Voyageur », � propos de ses amis que Michel semble traiter du haut de sa grandeur, lui rappelle tout ce qu'ils ont fait pour lui dans ses jours de malheur, et ajoute avec une ironie � peine voil�e : « Ils sont plus gais que toi; ils n'ont pas �tendu sur leurs os le silice de la vertu... » Tant�t la promesse enthousiaste de se vouer tout enti�re au service des id�es de Michel est accompagn�e de restrictions; elle exprime alors son doute sur la possibilit� du r�gne de Dieu sur la terre : « ... Tu sais ce que je t'ai dit, j'ai trop v�cu, je n'ai rien fait de bon. Quelqu'un veut-il de ma vie pr�sente et future? Pourvu qu'on la mette au service d'une id�e et non d'une passion, au service d'une v�rit� et non � celui d'un homme, je consens � recevoir des lois. Mais h�las! je vous en avertis, je ne suis propre qu'� ex�cuter bravement et fid�lement un ordre. Je puis agir et non d�lib�rer, car je ne sais rien et ne suis s�r de rien. Je ne puis ob�ir qu'en fermant les yeux et en me bouchant les oreilles, afin de ne rien voir et de ne rien entendre qui me dissuade; je {202} puis marcher avec mes amis, comme le chien qui voit son ma�tre partir avec le navire et qui se jette � la nage pour le suivre, jusqu'� ce qu'il meure de fatigue. La mer est grande, � mes amis! et je suis faible. Je ne suis bon qu'� faire un soldat, et je n'ai pas cinq pieds de haut. N'importe! � vous le pygm�e. Je suis � vous parce que je vous aime et vous estime. La v�rit� n'est pas chez les hommes; le royaume de Dieu n'est pas de ce monde. Mais autant que l'homme peut d�rober � la Divinit� le rayon lumineux qui, d'en haut, �claire le monde, vous l'avez d�rob�, enfants de Prom�th�e, amants de la sauvage V�rit� et de l'inflexible Justice! Allons! quelle que soit la nuance de votre banni�re, pourvu que vos phalanges soient toujours sur la route de l'avenir r�publicain; au nom de J�sus, qui n'a plus sur la terre qu'un v�ritable ap�tre; au nom de Washington et de Franklin, qui n'ont pu faire assez et qui nous ont laiss� une t�che � accomplir; au nom de Saint-Simon, dont les fils vont d'embl�e au sublime et terrible probl�me (Dieu les prot�ge!...), pourvu que ce qui est bon se fasse, et que ceux qui croient le prouvent..., je ne suis qu'un pauvre enfant de troupe, emmenez-moi... »

Mais aussit�t apr�s, ce modeste enfant de troupe �clate en une philippique virulente contre son rigoureux directeur, � l'occasion de ses attaques contre l'art et les artistes, et ce chapitre de la « Lettre � Éverard » en est presque la meilleure partie.

« ... Veux-tu me dire � qui tu en as, avec tes d�clamations contre les artistes. Crie contre eux tant que tu voudras, mais respecte l'art. O vandale! j'aime beaucoup ce farouche sectaire qui voudrait mettre une robe de bure et des sabots � Taglioni, et employer les mains de Liszt � tourner une meule de pressoir, et qui pourtant se couche {203} par terre en pleurant quand le moindre bengali gazouille, et qui fait une �meute au th��tre pour emp�cher Othello de tuer la Malibran! Le citoyen aust�re veut supprimer les artistes, comme des superf�tations sociales qui concentrent trop de s�ve; mais monsieur aime la musique vocale et il fera gr�ce aux chanteurs. Les peintres trouveront bien, j'esp�re, une de vos bonnes t�tes qui comprendra la peinture et qui ne fera pas murer les fen�tres des ateliers. Et quant aux po�tes, ils sont vos cousins, et vous ne d�daignez pas les formes de leur langage et le m�canisme de leurs p�riodes quand vous voulez faire de l'effet sur les badauds. Vous irez apprendre chez eux la m�taphore et la mani�re de s'en servir... »

(On pourrait voir ici, semble-t-il, une allusion � la part que George Sand a prise � la lettre de Michel aux. accus�s.)

« ... Mais dis-moi pourquoi, continue-t-elle, vous en voulez tant aux artistes. L'autre jour, tu leur imputais tout le mal social, tu les appelais dissolvants, tu les accusais d'atti�dir les courages, de corrompre les mœurs, d'affaiblir tous les ressorts de la volont�. Ta d�clamation est rest�e incompl�te et ton accusation tr�s vague, parce que je n'ai pu r�sister � la sotte envie de discuter avec toi. J'aurais mieux fait de t'�couter : tu m'aurais donn� sans doute quelque raison plus s�rieuse, car c'est la seule chose avanc�e par toi qui ne m'ait pas fait r�fl�chir depuis, quelque antipathique qu'elle me p�t �tre... Est-ce � l'art lui-m�me que tu veux faire le proc�s? Il se moque bien de toi, et de vous tous, et de tous les syst�mes possibles! T�chez d'�teindre un rayon du soleil... Si ce n'est pas l'art que tu veux tuer, ce ne sont pas non plus les artistes. Tant qu'on croira � J�sus sur la terre, il y aura des pr�tres... de m�me, tant qu'il y aura des mains ferventes, on entendra {204} r�sonner la lyre divine de l'art. Il para�t qu'il y a ici un m�contentement accidentel et particulier des enfants de la jeune Rome contre ceux de la vieille Babylone... L'autre jour, un des v�tres, c'est-�-dire un des n�tres, un r�publicain, d�clara presque s�rieusement que je m�ritais la mort*. Le diable m'emporte si je comprends ce que cela veut dire! N�anmoins, j'en suis tout ravi et tout glorieux, comme je dois l'�tre; et je ne manque pas depuis ce jour-l� de dire � tous mes amis, en confidence, que je suis un personnage litt�raire et politique fort important, donnant ombrage � ceux de mon propre parti, � cause de ma grande sup�riorit� sociale et intellectuelle... »

* Voir la lettre � Planet d�j� cit�e, o� George Sand raconte que Michel la d�clarait digne d'�tre guillotin�e.

Et continuant tant�t � persifler, tant�t � faire des digressions lyriques, George Sand repousse les uns apr�s les autres les assauts de Michel contre l'art et les artistes, et nous regrettons de ne pouvoir reproduire ici la lettre toute enti�re, tant la langue en est admirable, tant ces pages sont ardentes et puissantes.

« ... Mais je t'ennuie avec mon incorrigible et plate fac�tieuset�... me voil� redevenu s�rieux... Je suis pr�t � te confesser que nous sommes tous de grands sophistes. Le sophisme a tout envahi, il s'est gliss� jusque dans les jambes de l'Op�ra, et Berlioz l'a mis en symphonie fantastique. Malheureusement pour la cause de l'antique sagesse, quand tu entendras la marche fun�bre de Berlioz*, il y aura un certain �branlement nerveux dans ton cœur de lion, et tu te mettras peut-�tre bien � rugir, comme � la mort de Desdemona; ce qui sera fort d�sagr�able pour moi, ton compagnon, {205} qui me pique de montrer une jolie cravate et un maintien grave et doux au Conservatoire. Le moins qui t'arrivera sera de confesser que cette musique-l� est un peu meilleure que celle qu'on nous donnait � Sparte du temps que nous servions sous Lycurgue, et tu penseras qu'Apollon, m�content de nous voir sacrifier exclusivement � Pallas, nous a jou� le mauvais tour de donner quelques le�ons � ce Babylonien, afin qu'il �gar�t nos esprits en exer�ant sur nous un pouvoir magn�tique et funeste... Tu vas me demander si c'est l� parler un langage s�rieux... Je parle s�rieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de g�nie, un v�ritable artiste; et puisqu'il me tombe sous la main, je ne suis pas f�ch� de te dire ce que c'est qu'un v�ritable artiste, car je vois bien que tu ne t'en doutes pas... »

[{204}] * Marche au supplice de la « Symphonie fantastique, �pisode de la vie d'un artiste ».

« ... Berlioz est un artiste; il est tr�s pauvre, tr�s brave et tr�s fier. Peut-�tre bien a-t-il la sc�l�ratesse de penser en secret que tous les peuples de l'univers ne valent pas une gamme chromatique plac�e � propos, comme moi j'ai l'insolence de pr�f�rer une jacinthe blanche � la couronne de France. Mais sois s�r que l'on peut avoir ces folies dans le cerveau et ne pas �tre l'ennemi du genre humain. Tu es pour les lois somptuaires, Berlioz est pour les triples croches, je suis pour les liliac�es; chacun son go�t. Quand il faudra b�tir la cit� nouvelle de l'intelligence, sois s�r que chacun y viendra selon ses forces : Berlioz avec une pioche, moi avec un cure-dent, et les autres avec leurs bras et leur volont�. Mais notre jeune J�rusalem aura ses jours de paix et de bonheur, je suppose, et il sera permis aux uns de retourner � leurs pianos, aux autres de b�cher leurs plates-bandes, � chacun de s'amuser innocemment selon son go�t et ses facult�s. »

{206} Et si, au moment o� Everard admirait les �toiles de minuit et parlait avec calme de l'inconnu et de l'infini, que serait-il arriv�, — s'�crie George Sand, — si elle lui e�t grossi�rement demand� :

« A quoi cela sert-il? Pourquoi se creuser et s'user le cerveau � des conjectures? Cela donne-t-il du pain et des souliers aux hommes? — Tu me r�pondrais : « Cela donne des �motions saintes et un mystique enthousiasme � ceux qui travaillent � la sueur de leur front pour les hommes; cela leur apprend � esp�rer, � r�ver � la Divinit�, � prendre courage et � s'�lever au-dessus des d�go�ts et des mis�res de la condition humaine par la pens�e d'un avenir, chim�rique peut-�tre, mais fortifiant et sublime... A genoux, Sicambre, a genoux! nous t'y mettrons bien... Ils t'y mettront bien, eux, les artistes v�ritables. Si tu savais ce que c'est que ces gens-l�, quand ils observent leur �vangile et qu'ils respectent la saintet� de leur apostolat! Il en est peu de ceux-l�, il est vrai, et je n'en suis pas, je l'avoue � ma honte!... »

C'est alors que jaillit de la plume de George Sand la page navrante, tant de fois cit�e, o� elle se plaint avec amertume et douleur de ce que la mis�re, la pr�occupation, le souci de ses enfants, la n�cessit� de travailler � date fixe la for�aient d'�crire � la h�te, sans lui laisser le temps de retoucher ses œuvres, l'obligeaient � violenter sa muse, qui s'en vengeait par des pages sombres et enfiell�es, et gla�ait son inspiration par le doute et le d�sespoir. Elle se souvient aussit�t du drame de Vigny : Chatterton*, qu'elle avait vu, il n'y avait pas longtemps, et parle des souffrances d'un artiste, s�v�re pour lui-m�me, souffrances qu'il �prouve {207} parce qu'il ne peut, pour cause de pauvret� et de privations, servir l'art avec pi�t�. Il voudrait, tout modeste qu'il fut, croire et esp�rer qu'il ferait quelque chose de bon... « Mais si les heures sont compt�es, si un cr�ancier attend � la porte, si un enfant qui s'est endormi sans souper le rappelle au sentiment de sa mis�re et � la n�cessit� d'avoir fini avant le jour, je t'assure que, si petit que soit son talent, il a un grand sacrifice � faire et une grande humiliation � subir vis-�-vis de lui-m�me. Il regarde les autres travailler lentement, avec r�flexion, avec amour; il les voit relire attentivement leurs pages, les corriger, les polir minutieusement, y semer apr�s coup mille pierres pr�cieuses, en �ter le moindre grain de poussi�re, et les conserver afin de les revoir encore et de surpasser la perfection m�me. Quant � lui, malheureux, il a fait, � grands coups de b�che et de truelle, un ouvrage grossier, informe, �nergique quelquefois, mais toujours incomplet, h�t� et fi�vreux : l'encre n'a pas s�ch� sur le papier qu'il faut d�j� livrer le manuscrit sans le revoir, sans y corriger une faute!

[{206}] * Voir plus haut ce que nous avons dit par rapport � ce drame.

« ... Ces mis�res te font sourire et te semblent pu�riles... Il y a quelque chose de vraiment noble et saint dans ce d�vouement de l'artiste � son art, qui consiste � bien faire au prix de sa fortune, de sa gloire et de sa vie. La conviction, c'est toujours une vertu... L'artisan exp�die sa besogne pour augmenter ses produits : l'artiste p�lit dix ans, au fond d'un grenier, sur une œuvre qui aurait fait sa fortune, mais qu'il ne livrera pas, tant qu'elle ne sera pas termin�e selon sa conscience. Qu'importe � M. Ingres d'�tre riche ou c�l�bre! il n'y a pour lui qu'un suffrage dans le monde, celui de Rapha�l, dont l'ombre est toujours debout derri�re lui : O saint homme!... »

Tels sont, selon elle, tous les vrais artistes, Paganini, {208} Delacroix, Urhan et Baillot*, qui ne pensent pas � leur propre gloire, mais � leur art; chacun d'eux est toujours pr�t � s'effacer devant celui qu'il regarde comme son id�al. Les hommes politiques ne sont pas capables de cela; tous ils sont pleins d'ambition, du d�sir de primer, d'�clipser les autres. Il y a bien peu d'hommes politiques qui « ont aim� la justice et l'hunianit� en artistes. C'est le plus bel �loge qu'on puisse leur donner. »

* C�l�bre violoniste et violoncelliste non moins c�l�bre de l'�poque.

Ainsi Michel n'a pas convaincu (ce qui est fort heureux) son interlocutrice en parlant du danger des arts. Il semblerait m�me qu'il ne l'a pas non plus convaincue de la justesse de ses th�ories, et dans la derni�re partie de sa lettre du 29 avril, le « Voyageur » en vient � demander � Michel et � ses partisans : « Mais si vous n'�tiez que des fanatiques? » et t�che de trouver la justification de ce qu'elle avance en disant que le fanatisme qui forcerait Michel � envoyer, sans aucun regret, son petit ami George � l'�chafaud, « serait beau, et je te donnerais ma t�te de bon cœur, pour le plaisir d'avoir vu dans ma vie un seul vrai Romain ». Elle ajoute :

« ... Bah! c'est toujours cela : n'est pas fanatique qui veut, surtout par le temps qui court, et je serais un peu plus fier de moi que je n'ai sujet de l'�tre, si j'�tais seulement un peu fou � votre mani�re... »

Mais il semble que le « fanatisme » et la « folie » de Michel avaient pourtant fort intimid� George Sand, et pour cause! Michel employait quelquefois des arguments assez originaux pour faire partager ses id�es, et s'il n'a pas condamn� George Sand � la guillotine, il la condamna du moins, pour ainsi dire, � la prison cellulaire. Ainsi, {209} un jour, ayant � se rendre au tribunal avant d'avoir fini une de ses exhortations, il enferma tout simplement George Sand sous clef, pour qu'elle ne p�t sortir, avant d'avoir m�rement r�fl�chi sur ce qui lui avait �t� dit et qu'elle se rend�t � discr�tion. Il est � croire que de pareils arguments effray�rent un peu Aurore Dudevant, qui �tait, comme nous le savons, fort peu encline � supporter le despotisme de n'importe qui. Et elle pensa s�rieusement � s'�vader. Liszt et Mme d'Agoult, ses nouveaux amis, l'invitaient � aller les voir en Suisse; de l�, elle r�va un voyage � Constantinople et en Égypte. La Lettre � Everard finit donc par un aveu mi-s�rieux, mi-badin, que le « Voyageur » voudrait de nouveau recommencer ses voyages. Elle prend alors ses derni�res dispositions :

« ... Si vous proclamez la r�publique pendant mon absence, prenez tout ce qu'il y a chez moi, ne vous g�nez pas; j'ai des terres, donnez-les � ceux qui n'en ont pas; j'ai un jardin, faites-y pa�tre vos chevaux; j'ai une maison, faites-en un hospice pour vos bless�s; j'ai du vin, buvez-le; j'ai du tabac, fumez-le; j'ai mes œuvres imprim�es, bourrez-en vos fusils. I1 n'y a dans tout mon patrimoine, que deux choses dont la perte me serait cruelle : le portrait de ma vieille grand'm�re, et six pieds carr�s de gazon plant�s de cypr�s et de dosiers, C'est l� qu'elle dort avec mou p�re. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protection de la r�publique, et je demande qu'� mon retour, on m'accorde une indemnit� des pertes que j'aurais faites, savoir : une pipe, une plume et de l'encre; moyennnant quoi je gagnerai ma vie joyeusement, et passerai le reste de mes jours � �crire que vous avez bien fait... Si je ne reviens pas, voici mon testament. Je l�gue mon fils � mes amis, ma fille � leurs femmes et � leurs sœurs le tombeau {210} et le tableau, h�ritage de mes enfants, � toi, chef de notre r�publique aquitaine, pour en �tre le gardien temporaire; mes livres, min�raux, herbiers, papillons, au Malgache; toutes mes pipes � Rollinat; mes dettes, s'il s'en trouve, � Fleury, afin de le rendre laborieux; ma b�n�diction et mon dernier calembour, � ceux qui m'ont rendu malheureux, pour qu'ils s'en consolent et m'oublient. Je te nomme mon ex�cuteur testamentaire; adieu donc, et je pars... Adieu, � mes enfants!... mes amis... et toi, ma�tre, adieu! sois b�ni de m'avoir forc� de regarder sans rire la face d'un grand enthousiaste, et de plier le genou devant lui en m'en allant. O verte Boh�me! patrie fantastique des �mes sans anbition et sans entraves, je vais donc te revoir' J'ai err� souvent dans les montagnes et voltig� sur la cime de tes sapins; je m'en souviens fort bien, quoique je ne fusse pas encore n� parmi les hommes, et mon malheur est venu de n'avoir pu t'oublier en vivant ici... �

Ainsi donc, en l'�t� de 1835, George Sand sc proposait d'aller en Suisse pour voir Liszt et Mme d'Agoult avec qui ello venait d'entrer en relations. Ce projet ne put cependant se r�aliser que l'ann�e suivante. Le r�le que Liszt joua dans l'�volution morale de George Sand, et la profonde influence qu'il exer�a sur son esprit pendant tant d'ann�es, — influence trop peu appr�ci�e jusqu'ici par les critiqucs et les biographes de notre �crivain — sont si importants, que le moment est venu de nous arr�ter sur ce sujet.

George Sand, qui fut, pendant plusieurs ann�es, li�e d'amiti� avec Lislz, et avec sa compagne, la comtesse Marie d'Agoult, et qui ne rompit avec elle que plus tard, dans l'Histoire de ma Vie, s'est � peu pr�s tue � leur �gard et s'est born�e d'�crire sur eux quelques lignes insignifiantes {211} et incolores. C'est ce qui explique pourquoi nous ne trouverons dans l'Histoire de ma Vie aucun renseignement sur l'action profonde que l'amiti� de Liszt exer�a sur elle, Les biographe� de George Sand, ou ne s'y arr�tent pas, ou ne parlent que bri�vement des relations qui exist�rent entre notre grand �crivain et le g�nial musicien. Plusieurs d'entre eux ont �videmment entendu parler du racontar lanc� par Heine, et ont sans doute redout� de toucher � cet �pisode. D'autres s'�tendent trop au contraire, sur l'amiti� de George Sand pour la comtesse d'Agoult, amiti� qui ne fut qu'�pisodique, toute superficielle et ne put jamais exercer aucune influence sur elle. La plupart, se basant comme nous l'avons d&j� r�p�t� plusieurs fois, sur l'Histoire de ma Vie, ne soup�onnent m�me pas le r�le qu'a jou� Liszt dans son existence. Si l'on �tudiait cependant la vic de Listz, sa correspondance et celle de George Sand, les œuvres do celle-ci et les œuvres tant musicales que litt�raires de celui-l�, si on lisait attentivement, par exemple, quelques-uns des programmes de Liszt, ou des pr�faces de ses � Po�mes symphoniques � con�us en partie pendant la p�riode de cette amiti�, et �crits en partie aussi apr�s cette p�riode, l'influence mutuelle de ces deux grandes �mes l'une sur l'autre ne pourrait plus laisser place � aucun doute. Nous essayerons donc de faire l'histoire des �v�nements ext�rieurs et des �volutions int�rieures de cette amiti�.

George Sand fit la connaissnnce de Liszt en l'hiver de 1834-1835*. Chose �trange, comme si le sort s'en f�t m�l�, il lui fut pr�sent� par Alfred de Musset qui, en dehors de ses relations intimes avc le grand �crivain, fut le {212} pr�c�dent �chelon dans le d�veloppement artistique de George Sand. Liszt, �tait, � coup s�r, aussi artiste que Musset et m�me peut-�tre plus, et s'il e�t �t� producteur dans le m�me domaine que Georgge Sand, peut-�tre n'e�t-il exerc� � son tour sur l'�crivain, qu'une m�me influence purement litt�raire. Mais Liszt �tait plus que cela, c'�tait une nature exceptionnelle, un �me g�niale, sachant tout embrasser, un esprit vaste et profond, un cœur ardent. Il para�t �tre, on le dirait du moins, dans l'histoire du d�veloppement des id�es de George Sand, comme le point de transition qui l'aida � entrer dans la sph�re des questions politiques et des probl�mes socio-philosophiques de Michel de Bourges et de Lamennais, et cette transition s'op�ra beaucoup plus facilement et d'une mani�re moins consciente que si la jeune femme se f�t, en 1835, trouv�e face � face avec le farouche tribun et avec l'ex-abb�, sans avoir aupr�s d'elle l'appui amical de cet artiste qui lui ressemblait tant, c'est-�-dire Liszt.

[{211}] * On trouve dans le volume �dit� par La Mara des Lettres � Liszt (Briefe hervorragender Zeitgennossen an Franz Liszt), quatre lettres {212} in�dites de George Sand, la premi�re est dat�e de � Paris 9 mai 1834 �. Pourtant en mai 1834, George Sand �tait � Venise. Cette lettre doit donc probablement dater de mai 1835. On voit par cette lettre qu'alors ils ne s'�taient pas encore vus.

Liszt, nous l'avons dit, avait donc fait la connaissance de George Sand par Musset; il donnait des le�ons de musique � la sœur d'Alfred, Herminie, � qui il d�dia m�me sa seconde fantaisie de Rossini (opus 3, n° 2), Liszt ne s'�tait pas volontiers rendu � l'invitation que lui avait faite Musset d'aller voir George Sand, et la premi�re impression qu'elle fit sur la pianiste de g�nie fut d�sagr�able, comme celle qu'elle produisit d'abord sur Musset lui-m�me et sur Chopin. Liszt s'�tait depuis longtemps passionn� pour les œuvres de George Sand, mais son admiration {213} pour le talent de celle-ci grandirent bien plus encore, lorsque parut Leone Leoni, qui �tait comme la profession de foi des romantiques. Ce roman repr�sente, en effet, l'amour sans frein, triomphant malgr� la raison et malgr� le sentiment moral offens�, l'amour plac� au-dessus des lois divines et humaines, l'amour tout-puissant et despotique, ce morne amour qui, en la personne de la comtesse d'Agoult, commen�ait d�j� � s'emparer de toute la vie du jeune musicien. Mais pendant une soir�e qu'il passa, quai Malaquais, dans le modeste salon de notre �crvain, George Sand ne lui plut pas comme femme. Comme telle, elle ne lui plut pas davantage dans la suite. Leurs natures �taient trop semblables, et cette ressemhlance fut pr�cis�ment la cause de l'amiti� sinc�re et s�rieuse qu'ils con�urent bient�t l'un poul' l'autre : mais ce fut cette conformit� qui pr�serva aussi Liszt de toute atteinte de passion pour Aurore Dudevant, et enleva � son amiti� � elle, toute empreinte de cette adoration n�vros�e que Liszt rencontra toujours chez toutes les dames et demoiselles qui l'entouraient. Et quoique ce f�t le m�disant Heine qui e�t r�pandu le bruit que les rapports les plus intimes s'taient �tablis entre George Sand et Liszt, il d�mentit lui-m�me ce bruit comme une calomnie, mais toujours � sa mani�re gouailleuse*. Quand au commencement de 1835, � la suite d'un mot imprudent de Buloz sur Liszt, dans un de ses jours noirs, avait fait une sc�ne de jalousie � George Sand, alors encore passionu�ment �prise du po�te, elle {214} se contenta de r�pondre qu'en effet elle e�t bien voulu s'�prendre du musicien, ne f�t-ce que pour retenir par l� son amour � lui, Musset, qu'elle voyait s'�teindre, mais que cela lui �tait aussi impossible que de se forcer � aimer les �pinards. Elle aurait bien voulu en manger, mais c'�tait plus fort qu'ell, les �pinards ne lui plaisaient pas. Durant tout le cours de leurs relations, Liszt et George Sand rest�rent l'un pour l'autre des �pinards sans go�t, Leur amiti�, toute masculine, de bons camarados, n'en fut que plus forte et cela n'a rien qui puisse �tonner. Il serait difficile de se repr�senter des natures, des go�ts, des tendances, des convictions, des inclinations, un tour d'esprit, une direction de vie plus semblables que les natures, les tendances et m�me les faits de la vie de Liszt et de George Sand. Nous raconterons bri�vement la biographie de Liszt, depuis son enfance jusqu'en 1835, ou plut�t nous raconterons l'histoire de son d�veloppement intellectuel et les �tapes de sa vie int�rieure, � partir du premier moment de l'�veil de sa conscience jusqu'au jour o� il fit connaissance de l'auteur de Leone Leoni. Le lecteur pourra juger alors, en connaissance de cause, � quel point tout ce que nous allons dire n'est que la r�p�tition des faits que l'on conna�t d�j� sur la vie et le d�veloppement moral de George Sand.

[{213}] * Dans un article de la � Augsburger Zeitung », Henri Laube avait rapport� quelques phrases de Henri Heine � ce sujet. Plus tard, Heine protesta dans sa Lut�ce contre sa propre affirmation; il dit : � An dieser prahlerisen Wanze hat Lelia nie Geschmack gefunden und sie tolerierte dieselbe nur manchmal in ihrer Nahe weil sie gar zu zudringlich war... ». Ce que nous pr�r�rons ne pas traduire 1.

Franz Liszt naquit � Raiding, pr�s de Eisenstadt, dans lu nuit du 22 octobre 1811. Son p�re, employ� dans la gestion des domaines du prince Esterhazy, faisait en outre partie du c�l�bre orchestre d'Eisenstadt, dont Haydn avait �t� jadis le chef. La vocation musicale se montra de bonne heure chez le petit Franz, qui, d�s son �ge le plus tendre, r�solut de devenir un musicien � comme celui-l� », c'est��-dire comme Beethoven, dont le portrait �tait le plus bel {215} ornement du logement modeste de son p�re. Celui-ci, loin de contrecarrer la tendance de son fils, porta toute son attention sur son talent naissant. Le petit Franz re�ut, tant en th�orie qu'en praliquc, une �ducation et un d�veloppement musical tout syst�malique, fonci�rement r�gulier et parfaitement suivi. Par contre, il ne re�ut aucune instruction scientifique, son p�re se contenta de lui faire apprendre � lire, � �crire et � compter, chez un sacristain du village. A vrai dire, le temps manquait � Franz pour apprendre. D�s son enfance, il avait �t� produit devant le monde comme un enfant prodige, il avait d� para�tre en public. Tout jeune encore, ayant perdu son p�re, puis s'�tant �tabli � Paris, il dut alors subvenir � l'entretien de sa m�re en donnant des le�ons de musique et des concerts. Ce ne fut que par la pratique qu'il put, dans le cours de ses tourn�es artistiques, apprendre plusieurs des langues europ�ennes, qu'il poss�da ensuite aussi bien que le hongrois, sa langue maternelle. Malgr� une instruction �l�mentaire aussi d�fectueuse, il sut, gr�ce � son initiative et � son bon vouloir, se mettre au courant, entre dix-sept et dix-neuf ans, non seulement de toutes les mati�res faisant partie de ce que l'on nomme d'habitude � cours des sciences � enseign� � la jeunesse, mais encore il continua, sans rel�che, � �tendre et � s'approprier, avec passion et t�nacit�, la po�sie, la philosophie, l'histoire, les sciences politiques et naturelles, et enfin il r�ussit � devenir un homme d'une �rudition aussi vaste que vari�e.

Depuis son plus jeune �ge, il �tait d'une pi�t� qui allait jusqu'� la ferveur; comme la petite Aurore, il eut pendant quelque temps le d�sir d'entrer en religion et il pensa � se faire pr�tre. Il passait des nuits enti�res � prier ardemment, sans cesser cependant d'aimer passionn�ment la musique; {216} pour rien au monde il n'e�t voulu renoncer � son art. Il se mit alors � r�fl�chir aux moyens de concilier sa vocation de futur pr�tre et de musicien. Il pr�parait par l�, comme nous le voyons, le terrain sur lequel devaient germer les semences des doctrines ult�rieures de Lamennais et des Saint-Simoniens, concernant la vocation sacerdotale de l'artiste et m�me du � pr�tre-artiste �, appel� � occuper' dans le gouvernement de l'avenir la m�me place que celle du pr�tre.

Tout comme chez Aurore Dupin, la ferveur religieuse de Liszt se transforma d'elle-m�me et sans secousses en un ardent amour pour l'humanit�. Il ressentit, dit son biographe, Lina Hamann, � une compassion ardente pour les inconsolables et envers tous ceux qui souffrent. En m�me temps que cette compassion s'�veilla dans son cœur, et pour ne plus jamais s'�teindre, la loi sublime et divine, la loi de piti�. �

A ces �lans de pi�t� exalt�e succ�daient cependant parfois des p�riodes de doute, d'abattement, d'apathie; il �tait de ces natures qui se d�veloppent par secousses, par sauts brusques, par h�sitations et non par progression suivie. Son p�re ne pouvait comprendre ces changements et, comme l'a�eule d'Aurore, il �tait au d�sespoir en voyant ces transitions inexplicables d'une disposition quelconque � une disposition toute diff�rente. Ces brusques changements n'�taient que le germe des divers int�r�ts sociaux, religieux et philosophiques qui se manifest�rent en lui plus tard.

Gr�ce � ses tourn�es artistiques et � la protection des magnats hongrois, � le petit Liszt », comme Chopin, vivait toujours parmi les aristocrates, qui le choyaient. Il �tait constamment sur les genoux des comtesses et des princesses, ou dans les salons des duchesses et des t�tes couronn�es. Aussi, {217} d�s son jeune �ge, prit-il les mani�res et le langage de la haute soci�t�, le go�t de l'�l�gance et des belles mani�res. Malgr� tout cela, il fut cependant par ses convictions, ses sympathies et ses tendances, un vrai d�mocrate, ennemi de tout ce qui est convontionnel, de tous les privil�ges de caste, et s'il sympathisait avec l'aristocratie, ce n'�tait qu'avec celle de l'esprit. Son vernis ext�rieur, son amour de la vie �l�gante ne l'emp�ch�rent nullement de se d�vouer � toutes les larges id�es de son �poque, de se faire le d�fenseur de tous les humbles et de Lous les opprim�s, de venir � leur aide en paroles et en action, et de lutter contre n'importe quels pr�jug�s.

Dans sa jeunesse, il souflrit comme Chopin, de l'injustice et de l'oppression de ces pr�jug�s de caste, lorsqu'on lui d�fendit d'avoir, m�me en pens�e, des vues sur une jeune fille, Caroline de Saint-Criq, son �l�ve, qu'il aimait et dont il �tait aim�, et cela, pour l'unique raison qu'il �tait pl�b�ien, tandis qu'elle �tait comtesse. Ce coup l'abattit et lui ouvrit les yeux sur bien des choses. La m�me aventure arriva � Chopin. La comtesse Wodzinska lui refusa sa main et, sur l'ordre de ses parents, �pousa un homme qu'elle n'aimait point, mais qui �tait titr�. Chopin se soumit � son sort; il ne ressentit aucune haine contre les pr�jug�s aristocratiques et les repr�sentants du grand monde, mais il en fut tout autrement de Liszt. Ses amis d�mocrates excit�rent et attis�rent son indignation et son animosit� contre les nobles, contre les pr�somptions hautaines et le manque de cœur, qui lui avaient fait perdre � jamais la jeune fille qu'il aimait et avaient caus� le malheur de cette derni�re*. Son d�pit, son amour bless� port�rent {218} Liszt vers les doctrines sociales et d�mocratiques qu'on commen�ait � pr�cher dans les ann�es qui pr�c�d�rent la r�volution de Juillet. Il s'en fit d'autant plus volontiers le partisan chaleureux, qu'elles r�pondaient � ses croyances religieuses et sociales. Son animosit� contre la haute soci�t� fit en outre place � la fiert� de l'artiste, conscient de sa valeur individuelle, et cette fiert� eut pour r�sultat de le porter � se perfectionner.

[{217}] * Le sort de cette noble femme fut fort triste et bien triste aussi la rencontre, quinze ans plus tard, de ces dcux �tres jadis pleins d'espoir et {218} d'amour, mais alors bris�s et d�sillusionn�s par la vie. C'est sous l'impression de cette douloureuse et vaine rencontre que Liszt �crivit sa romance po�tique : « Ich m�chte hingehn wie der Morgenstrahl. »

Pendant son adolescence, alors qu'il donnait des concerts, il s'�tait d�j� mis � m�diter s�rieusement sur l'id�al artistique, et le r�le de virtuose, d'amuseur public, de « chien savant », commen�ait � lui peser. Il voyait que le public n'avait aucun souci de l'art, qu'il ne demandait que des distractions. Se mettant alors � mystifier ce bon public, ses auditeurs ignorants, en leur offrant ses propres compositions sous forme de sonates de Beethoven, ou vice-versa, il apprit � m�priser profond�ment ses auditeurs, ces dilettanti moiti� ignares, pires que les vrais ignorants qui, du moins, sont sinc�res dans leur ignorance et n'ont aucune pr�tention.

C'est � ce moment que s'�veilla en lui la soif de s'instruire. Il se mit � lire et � apprendre ce qu'il put, comme il put, et chez qui il put : « Il voulait savoir, tout savoir », dit son biographe. « Mais comme il lui manquait une instruction premi�re et fondamentale, et que cette soif de connaissances avait �clat� subitement, son d�veloppement ne pouvait �tre ni m�thodique, ni r�gulier. Il changeait constamment de lectures, se jetait sans aucun plan pr�con�u sur des mati�res tout � fait oppos�es, ce qui l'embrouilla {219} plus d'une fois. C'est �galement � cette �poque que se rapporte l'anecdote si souvent r�p�t�e d'apr�s laquelle Liszt, se trouvant un jour en soci�t� avec l'avocat Cr�mieux, qui venait de s'�tablir en France et qui joua un r�le tr�s consid�rable dans l'histoire de ce pays, se serait adress� � celui-ci en disant : « Monsieur Cr�mieux, apprenez-moi toute la litt�rature fran�aise. » A quoi ce dernier r�pondit : « Une grande confusion semble r�gner dans la cervelle de ce jeune homme. » Son d�sir d'apprendre, ses doutes, la joie de vivre qui s'�veillait en lui, dirigeaient ses lectures, dans lesquelles se heurtaient des extr�mes diam�tralement oppos�s. Les œuvres profanes et religieuses, les plus s�rieuses et les plus futiles, trouvaient en lui un �cho. Un beau d�sordre — tout comme chez Aurore Dupin — r�gnait dans ses lectures. Les œuvres sceptiques de Montaigne gisaient � c�t� des apologies du christianisme de Lamennais; Voltaire c�toyait Lamartine. Ajoutons � cela les �crits de Sainte-Beuve, de Ballanche, de J.-J. Rousseau, de Chateaubriand et d'autres �crivains, dont la plupart eurent une action tr�s grande sur le d�veloppement historique, sur la culture religieuse et celle de la litt�rature po�tique de la France. Liszt s'adressait partout o� il croyait trouver de la lumi�re; il lui semblait toujours que quelque chose de grand et de nouveau allait se r�v�ler � lui, — tout comme pour George Sand. — Son �me �tait toujours dans l'attente. Souvent il veillait bien avant dans la nuit, lisant, s'effor�ant de s'�clairer � tout prix, commen�ant une chose, puis l'abandonnant, tout cela sous l'influence des impressions les plus oppos�es, sans jamais trouver aucun repos... »

Et comme Aurore Dudevant disait qu'elle �tait tourment�e par les « choses divines », Liszt aussi disait ce mot de {220} Ren� : « Un instinct secret me tourmente », instinct qui lui faisait attendre impatiemment la solution des obscurs probl�mes de la vie. Comme au temps de ses lectures avec Caroline de Saint-Criq, alors qu'ils lisaient ensemble les �crivains religieux et les grands po�tes, Liszt, � pr�sent, malade, d�sol� d'avoir � jamais perdu la jeune fille qu'il aimait, et fuyant le monde, sans m�me trouver de consolation dans la religion, se jeta avidement sur les �crivains du milieu et de la fin du XVIIIe si�cle. De R�n�Werther, il passa aux encyclop�distes; en son cerveau germ�rent des doutes qui se transform�rent bient�t en une de ces temp�tes qui brisent tout sur leur passage. C'�tait l� une saine protestation contre son mysticisme ant�rieur, contre « l'aveugle et instinctive » religiosit� catholique, bas�e sur les dogmes soi-disant in�branlables. « Il d�vorait avec une activit� insatiable les œuvres de ses illustres contemporains, » — dit Lina Ramann. « Il les avalait en t�chant de s'en assimiler l'essence m�me. Il puisait, pour ainsi dire, l'�me de l'�crivain. Pendant quatre heures cons�cutives, il lisait des dictionnaires, d'une mani�re aussi infatigable et insatiable que les œuvres des po�tes; il �tudiait Boiste et Lamartine avec la m�me ardeur, avec la m�me tension d'esprit, et lorsqu'il croyait avoir p�n�tr� la pens�e d'un auteur, il courait chez lui pour lui demander franchement l'explication de ses id�es. »

La r�volution de Juillet qui vint � �clater �veilla sa pens�e, lui fit rejeter tout ce qui lui restait d'enfantin, oublier sa maladie, ses d�sillusions. Il se virilisa d�finitivement, tant physiquement qu'intellectuellement. « Cest le canon qui l'a gu�ri », disait de lui sa m�re. Une soif ardente d'agir se manifesta chez lui; le sang hongrois bouillonna en ses veines, et l'on e�t pu croire qu'il allait {221} se pr�cipiter sur les barricades, « pour combattre en faveur de l'humanit� souffrante et opprim�e, pour d�fendrez le peuple, ses droits et la libert�, et mourir pour elle s'il l'avait fallu. » Sa m�re put � peine l'emp�cher de prendre part aux journ�es de juillet. Peut-�tre aussi avait-il lui-m�me trop bien senti qu'il n'appartenait pas � un artiste de r�pandre le sang, que son devoir �tait de combattre autrement pour assurer les droits de l'homme. Et il m�dita d'�crire La Symphonie r�volutionnaire qui f�t comme l'incarnation des sentiments qui l'agitaient alors et comme le reflet de son entra�nement juv�nile vers les h�ro�ques journ�es que l'on traversait � ce moment. Mais, dou� d'une nature profonde et profond�ment humaine, Liszt ne voulait ni repr�senter ni incarner, en cette œuvre, le tonnerre du canon, le bruit de la lutte, le tableau d'une horrible guerre civile, mais les id�es profondes qui ont toujours �t� les causes motrices, le fondement de tous les grands mouvements populaires dans l'histoire de l'Europe, de toutes les �poques o� s'est exprim�e « la grande et sublime id�e chr�tienne de l'humanit� et de la libert� ».

Pour son œuvre musicale, Liszt a pris trois th�mes ou motifs fondamentaux : Le chant des Hussites, l'�poque de Jean Huss personnifiant l'h�ro�sme, le courage, l'id�e slave; le choral allemand : « Eine feste Burg ist unser Gott », — « m�lodie ressemblant � de l'airain fondu, monument �ternel de foi in�branlable et de fid�lit�, malgr� les souffrances et les pers�cutions endur�es pour cette foi et personnifiant la force de la conviction et l'�l�ment germanique*, ». Le troisi�me th�me �tait la Marseillaise, personnifiant la tendance vers la libert� et l'�l�ment romain.

* Lina Ramann. Livre cit�.

{222} Liszt so mit courageusement � l'œuvre mais la r�action, survenue bient�t, apr�s les premiers mois pleins d'esp�rances, refroidit son ardeur, et la symphonie, inachev�e, resta dans son portefeuille. Il n'en existe que la transcription symphonique de la Marseillaise, et toute la premi�re partie achev�e ou son prologue, qui parut ensuite sous le titre de : H�ro�de fun�bre. Que le lecteur ne s'�tonne pas si nous parlons d'une mani�re si d�taill�e de cette œuvre musicale de Liszt, qui, semble-t-il, ne fait pas partie du domaine de notre critique litt�raire. Il nous excusera bient�t en voyant que tout ce que nous rapportons ici a eu sur George Sand une influence indiscutable. Ces d�tails ne sont donc pas �trangers � notre travail.

A peine revenu des �motions violentes et des secousses ressenties en 1831, Liszt se remit avec plus d'ardeur que jamais � l'œuvre de son instruction personnelle. La connaissance de Paganini, qu'il fit la m�me ann�e, lui prouva d�finitivement qu'il �tait de toute impossibilit� d'�tre un grand artiste si l'on n'est pas avant tout un homme sup�rieur; que le d�veloppement artistique est impossible sans un grand d�veloppement des facult�s humaines, « car G�nie oblige et donc G�nie oblige ». Il continua alors, avec plus d'ardeur encore, � lire, � �tudier et � suivre tout ce qui paraissait de nouveau dans le monde. Qu'il s'ag�t d'une nouvelle doctrine, d'une œuvre artistique, d'un pr�dicateur en renom, d'un auteur, ou d'un acteur c�l�bre, « il voulait tout voir, tout conna�tre. Il �tait �galement attir� par une salle de concert, par la peinture, la sculpture, par la presse quotidienne, la tribune, la chaire, l'�glise — (il en �tait ainsi pour George Sand dans le cours des m�mes ann�es). — Un jour ici, le lendemain ailleurs, cherchant partout � �tancher la soif qui le torturait. »

{223} C'est vers cette �poque que Liszt fit la connaissance des Saint-Simoniens. D'abord il fut altir� chez eux simplement par curiosit�, par d�sir d'apprendre et de savoir; mais il fut bient�t tellement entra�n� par leurs id�es qu'il pensa s�rieusement � se faire membre de leur communaut�. A cette �poque les doctrines extr�mes et monstrueuses du saint-simonisme ne s'�taient pas encore manifest�es. Enfantin n'avait pas encore lanc� ses c�l�bres proclamations; aussi Liszt put-il librement prendre connaissance des doctrines de Saint-Simon, dans leur essence premi�re. Il serait difficile d'inventer quelque chose qui f�t plus du go�t de Liszt que les deux principes fondamentaux de cette doctrine : 1° l'application dans la vie du principe essentiel du christianisme, l'amour du prochain; 2° la mani�re d'envisager l'art, et la position que, d'apr�s le saint-simonisme, l'artiste avait � occuper par rapport � la religion et au perfectionnement de l'humanit�*.

* Comme on le sait, les Saint-Simoniens formulaient ainsi leur doctrine : toute r�forme sociale doit avoir pour base « le d�veloppement physique, moral et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », car la soci�t� doit reposer, non sur des principes d'in�galit� et sur des privil�ges �tablis en faveur d'un sexe contre l'autre, ni sur la pr�pond�rance de certaines classes, et de certaines conditions sociales sur les autres, mais sur le principe du travail g�n�ral et obligatoire. Dans cette nouvelle soci�t�, l'aristocratie sera repr�sent�e par ceux qui suivent l'une des trois voies conduisant l'humanit� vers l'id�al : les artistes, les savants, les industriels; de l�, l'aristocratie de l'esprit; de l� aussi, la c�l�bre formule : « � chacun selon sa capacit�, � chaque capacit� selon ses œuvres. » La propri�t�, l'h�r�dit�, l'esclavage de la femme seront abolis; on fondera des associations ouvri�res pour r�unir les efforts communs pour le bien g�n�ral; enfin, on reconna�tra la l�gitimit� des jouissances physiques � l'�gal de celles de l'esprit, et on adorera la beaut� � l'�gal du g�nie, car tous les deux �manent de Dieu.

Les vues religieuses et artistiques des Saint-Simoniens faisaient vibrer les croyances et les sentiments les plus profonds de Liszt, aussi comprend-on facilement l'enthousiasme avec lequel il accepta le credo de cette foi nouvelle et la {224} promesse du r�gne de Dieu sur la terre, sous la forme de « l'Etat de l'avenir » o� la loi serait l'amour du prochain, o� les peuples n'auraient qu'un seul dogme, une seule doctrine, un seul Dieu, o� tous se d�voueraient � chacun, et chacun pour tous, o� le travail et la richesse seraient r�partis avec r�gularit� et justice, o� personne n'aurait � souffrir de la pauvret�, de l'oppression, de l'ignorance. Quant aux arts, ils devaient �tre les premiers et les plus importants moyens � employer pour introduire, consolider et maintenir ce nouvel �tat de choses, car les arts concourent au d�veloppement de tous les instincts humains, nobles et aimants. L'art et la religion, selon la d�finition philosophique qu'en donnait le saint-simonisme, maintiennent en nous le sentiment du beau; le dogme et les sciences y maintiennent le vrai; le culte et l'industrie y maintiennent l'utile. Les arts, selon eux, se divisent en trois groupes : 1° la po�sie et la musique, se rapportant � la v�rit�, au dogme; 2° les belles-lettres � la religion; 3° les arts plastiques, au culte. La po�sie et la musique sont du domaine de la v�rit�, parce que « leur vol sublime et inspir� fait myst�rieusement vibrer le sentiment et la notion de l'Éternit�, et fait couler dans l'�me humaine un rayon de l'harmonie universelle ». Pour les Saint-Simoniens, il est �vident que l'art n'est pas le but, mais le moyen. Son r�le se borne � servir les supr�mes inspirations et le d�veloppement de l'�me, ainsi que les int�r�ts de la religion. Il n'y a donc pas � s'�tonner si dans « l'État de l'avenir » les artistes seront consid�r�s comme des pr�tres, l�gislateurs sup�rieurs, �ducateurs, directeurs de conscience, chefs de l'humanit�, « L'artiste-pr�tre » sera comme ministre pl�nipotentiaire du gouvernement; par le vol et la profondeur de ses pens�es, par ses m�lodies, ses peintures, ses œuvres de sculpture, il devra cr�er, {225} exciter, entretenir les sympathies ponr le beau et le sublime.

Tout cela correspondait parfaitement aux sentiments �prouv�s par Liszt dans sa jeunesse, lorsqu'il cherchait � exhaler en musique ses aspirations mystiques, ou bien lorsqu'au contraire, c'�tait la musique qui l'�levait vers le ciel. Il se souvint alors de ce temps lointain et « il fut envahi par le sentiment inextinguible de sa vocation artistisque pr�destin�e. » Il ne lui suffisait plus, comme par le pass�, d'�tre pr�tre; il voulait devenir un pontife des Saint-Simoniens, consacrer son art au service de cette fonction d'interm�diaire qui, par la voie du Beau, devait �veiller dans les hommes la notion du Divin et les unir � l'Éternel.

On ignore ce qui a pu retenir Liszt de prendre une part active au saint-simonisme. Peut-�tre en fut-il emp�ch� par les discordes qui naissaient alors en cette petite �glise et par la lutte qui s'engagea entre Bazard et Enfantin. Quoi qu'il en soit, il n'entra pas dans les rangs de la communaut�, mais assista � ses r�unions et se trouvait m�me � la soir�e o� Enfantin attendait la venue de la « femme r�v�latrice »... qui ne vint pas.

Les �garements du saint-simonisme et ses id�es baroques sur la « r�habilitation de la chair » n'eurent aucune influence sur l'esprit de Liszt, mais les principes de la soci�t�, en fait de religion et d'art, contribu�rent � �tablir la base de son point de vue artistique, qu'il suivit constamment d�s lors et que vint encore confirmer l'amiti� qu'il avait contract�e depuis quelque temps avec Lamennais.

F�licit� de Lamennais (il �crivait d'abord de la Mennais mais, vers la fin de sa vie, conform�ment aux habitudes r�publicaines, il signait : Lamennais), c�l�bre r�formateur religieux, pr�dicateur, un des plus grands �crivains de notre si�cle, naquit en 1782, � Saint-Malo, d'une riche {226} famille d'armateurs, plus tard ruin�e par la R�volution. Apr�s des �tudes faites au sein de sa famille, il entra avec son fr�re au s�minaire, se fit pr�tre en m�me temps que lui, avec beaucoup d'h�sitations et de doutes, il est vrai, mais ensuite il prit � cœur sa vocation eccl�siastique et consacra toutes ses forces � la pr�dication chr�tienne, dans le sens le plus pur du mot. Il fut d'abord consid�r� comme un des d�fenseurs les plus orthodoxes de l'Église, et se distingua par ses attaques contre les philosophes, la R�volution et Napol�on, puis il se fit leur ennemi acharn�. Deux fois il fut appel� � Rome pour expliquer sa conduite, et cela, apr�s qu'on avait failli faire de lui un cardinal, parce qu'on le regardait comme un vrai champion de la papaut�; deux fois il fut condamn� par cette m�me Église qu'il avait voulu d�fendre, et dut renier publiquement ses opinions. Peu � peu, dans le journal l'Avenir qu'il avait fond� avec ses amis, le comte de Montalembert, et les abb�s Gerbet et Lacordaire qui partageaient enti�rement ses id�es, il s'�loigna tellement de ses premiers �crits qu'il s'attira non seulement la condamnation de l'Église romaine, mais qu'il rompit avec son, fr�re et ses amis, et qu'il s'aper�ut enfin lui-m�me, de son d�saccord fondamental avec le catholicisme. L'apparition de son livre : les Paroles d'un croyant le fit excommunier. Il ne cessa cependant de se regarder comme le serviteur de Dieu, il continua � dire la messe comme auparavant : il fut enfin anath�matis�. Il devint alors un des acteurs les plus ardents du mouvement social et r�publicain sous le gouvernement de Louis-Philippe, fut membre de l'Assembl�e nationale en 1848 et resta jusqu'� la fin de sa vie l'ap�tre infatigable du socialisme chr�tien et le champion de la libert� de conscience. Il avait un talent po�tique extraordinaire, une �loquence sombre et {227} passionn�e de pr�dicateur et de proph�te, l'ent�tement d'un fanatique et l'inflexibilit� d'un sectaire. Un de ses biographes � courte vue, croyant sans doute qu'il dit l� quelque chose de d�nigrant et de mordant, le caract�rise ainsi : « Comme tous les h�r�tiques, il �tait dou� d'un esprit d'airain, d'une �me inflexible, d'un orgueil insens�. Au XVe si�cle, il se serait plut�t laiss� livrer au b�cher avec Jean Huss, que d'avouer ses erreurs. » Au XIXe si�cle, on ne l'a pas br�l�, mais en lisant la vie de ce martyr de sa foi, on se dit involontairement que dans tous les temps, la souffrance, l'humiliation, la pauvret�, le reniement et l'incompr�hension tragique, de la part des amis et des �l�ves les plus proches, c'est l� le sort des initiateurs de toute nouvelle doctrine, la coupe qu'eux tous doivent vider jusqu'� la lie. Lamennais mourut en 1854, restant fid�le, jusqu'au dernier moment, � sa conscience et � sa foi. Ses fun�railles furent accompagn�es de nouvelles entraves de la part de la police. Toutefois, conform�ment � son d�sir, il fut enterr� dans la fosse commune.

Au moment o� Liszt et George Sand entr�rent en relations avec Lamennais, celui-ci avait cess� d'�tre un champion du catholicisme et il �tait d�j� c�l�bre par la publication des Paroles d'un croyant, qui eurent jusqu'� cent �ditions et qui furent traduites dans toutes les langues de l'Europe. Les biographes et les critiques de Lamennais ont tort d'envisager cette �volution comme une rupture avec ses anciennes doctrines et une adh�sion � des id�es diam�tralement oppos�es, ou m�me comme une trahison � ses anciennes convictions. Des �crivains peu consciencieux ou acharn�s � le poursuivre, vont m�me jusqu'� assurer que cette volte-face provenait d'un orgueil satanique de ce ren�gat, par vengeance de n'avoir pas �t� fait cardinal, etc. Ses Paroles d'un croyant n'�taient qu'une des �tapes {228} du d�veloppement d'une seule et m�me id�e. Lamennais avait commenc� par lutter contre la R�volution, l'Empire et Napol�on, trois r�gimes, aux yeux de cet ap�tre fanatique du christianisme, enti�rement contraires � l'esprit de l'enseignement divin. Dans cet ordre d'id�es, il a �crit ses R�flexions sur l'�tat de l'Église en France pendant le XVIIIe si�cle, et sur sa situation actuelle (1808) et son c�l�bre Essai sur l'indiff�rence en mati�re de religion (1817-1823). Il esp�rait que la Restauration rendrait � l'Église le pouvoir et l'influence qui lui appartiennent comme unique autorit� naturelle de la soci�t� chr�tienne. Son espoir fut d��u. Il voulait exciter l'�nergie et ranimer la vitalit� de l'Église catholique endormie, il voulait arriver � ce que sa puissance spirituelle domin�t tous les pouvoirs terrestres comme au temps glorieux des premiers si�cles du christianisme. Il s'opposait � l'autonomie de l'Église gallicane, qu'il trouvait en opposition avec les principes de l'unit� de l'�glise orthodoxe. (De la religion consid�r�e dans ses rapports avec l'ordre politique et civil, 1826.) Il s'effor�a de signaler � la curie romaine ses fautes, ses �garements et lui conseilla, en se conformant aux exigences du temps, de ne pas �tre seulement la religion des puissants de la terre, mais la religion de tous. Ses vœux, ses conseils, furent condamn�s. Son voyage � Rome lui ouvrit les yeux et lui montra qu'entre la papaut� et le christianisme, il n'y avait rien de commun; que l'une n'�tait qu'une institution purement humaine, une institution d'État, l'autre une institution divine. L'une �tait l'antipode de l'autre. (Affaires de Rome, 1836.) L'ap�tre du christianisme se rangea du c�t� du christianisme; l'ap�tre de l'amour �vang�lique envers le prochain se leva contre l'Église qui pr�che l'oppression, la violence et la vengeance, et l'Église se {229} s�para de lui (1832). Il n'accepta pas son excommunication, car il envisageait, plus s�v�rement encore que les princes de l'Église, sa vocation eccl�siastique. Il avait d�j� proclam� auparavant que les serviteurs de l'autel ne doivent pas user des biens terrestres ni recevoir aucun subside du gouvernement, mais vivre dans la pauvret�. C'est ce qui lui avait attir� l'inimiti� du haut clerg�. Il continua donc � se regarder comme pr�tre, � pr�cher la fraternit� au nom de Dieu, la libert� pour tous, l'amour du prochain. Bien plus encore, il exigeait l'enti�re observation des pr�ceptes �vang�liques, voulant que personne ne se cr�t ma�tre, ne juge�t ses fr�res, ne lev�t les armes contre son fr�re; en un mot, il rejeta toutes les institutions politiques qui, selon son opinion, emp�chaient le triomphe de l'esprit de la doctrine chr�tienne. (Paroles d'un croyant, 1832; Le Livre du peuple, 1837; Une voix de prison.) Il se rapprocha ainsi du saint-simonisme et des doctrines d�mocratiques et r�volutionnaires des ann�es 1830. (De l'esclavage moderne, 1840; Le pays et le gouvernement, 1840; Amchaspands et Darvands, 1843); mais il s'en �loigna compl�tement, quant � la question du f�minisme. Il �tait l'ennemi de l'�mancipation de la femme, exigeant qu'elle f�t soumise � l'homme comme le voulait saint Paul (Discussion critique et pens�es diverses, 1841). A tout autre �gard, il devan�a son si�cle, pr�chant, d'une part, des choses qui sont actuellement conformes aux vues de cette m�me Église qui l'avait condamn� et qu'elle pratique aujourd'hui, telles que le christianisme social de L�on XIII, — et d'autre part, apparaissant en m�me temps comme un des pr�d�cesseurs de L�on Tolsto�*. On trouve, dans les {230} Paroles d'un croyant, des pages qui sont presque identiques aux derni�res œuvres du grand �criwain russe.

[{229}] * Tel le chapitre XXVII (absolument semblable � ce que L. Tolsto� a [{230}] dit dans le Figaro sur le service militaire); tels aussi les chapitres XXXV, XXXVI, XXXVII. Mais en g�n�ral, ce livre, qui a fait autrefois tant de bruit — cette improvisation sombre, parfois vraiment dantesque ou proph�tique, pleine de pages toutes po�tiques, de paraphrases de psaumes, d'invocations r�publicaines — est aujourd'hui vieilli et n'attire plus gu�re l'attention que par son style et la force de son inspiration. Tous les lettr�s en connaissent presque par cœur le c�l�bre chapitre XIII, ainsi que les chapitres XX et XXXVI, qui certes, n'entreront cependant jamais dans un recueil de « pages choisies »!

La Traduction de l'Évangile par Lamennais et son �tude intitul�e : De la soci�t� premi�re et de ses lois ou de la religion, n'offrent gu�re moins de ressemblance avec les œuvres de Tolsto�. Mais dans aucun de ses ouvraoges, Lamennais ne s'est montr� aussi �videmment un adepte du saint-simonisme que dans son Esquisse d'une philosophie*, et aucun ne semble avoir aussi puissamment contribu� � �clairer l'id�al artistique de Liszt et de George Sand. Quoique ce livre ait paru en 1840, ses th�ses ont d� germer peu � peu dans son esprit, et l'on con�oit qu'il ait d�j� pu les discuter avec Liszt dans la premi�re moiti� des ann�es 1830.

* Esquisse d'une Philosophie; Paris, Pagnerre, 1840 (4 volumes).

Voici les principales de ces th�ses : Le monde est la manifestation finale de l'infiniment Beau. L'infiniment Beau est la forme ou l'incarnation de l'infiniment Vrai. Dans la nature inanim�e, on ne remarque qu'une simple affinit� entre les objets. Dans le r�gne animal se fait d�j� remarquer un autre degr�, l'instinct. L'homme, quoique conduit dans sa vie premi�re par l'instinct, est d�j� dirig� principalement par la raison, la conscience, qui lui donne la premi�re notion du vrai, ou du moins la lui fait pressentir. D'abord, l'homme, comme les animaux, ne re�oit que les impressions ext�rieures que lui donnent les sens; ensuite, �tudiant les ph�nom�nes du monde ext�rieur, il passe peu � peu de {231} leur compr�hension — � la contemplation et � la compr�hension du Beau. Par la compr�hension du Beau, il arrive peu � peu � s'approcher de la compr�hension du Vrai, � s'unir � l'�tre supr�me, � Dieu, comme tout dans la cr�ation tend � la perfection supr�me, � sa fusion avec lui.

« ... S'il per�oit la lumi�re physique par les sens qui lui sont communs avec les animaux, il per�oit encore int�rieurement la pure lumi�re qui manifeste ce que les sens ne peuvent atteindre, la lumi�re essentielle, identique avec la parole, le verbe infini et dans cette lumi�re, il voit Dieu, et en Dieu l'immuable, le n�cessaire, le vrai, les id�es, les causes �ternelles*. »

* Esquisse d'une Philosophie, vol. III, seconde partie : De l'homme; livre VII — Industrie; livres VIII et XIX. — L'art, p. 70.

Conform�ment � ces trois �chelons du d�veloppement de son esprit, l'activit� de l'homme se d�ploie dans la poursuite de trois buts : 1° l'influence sur le monde ext�rieur, — la suj�tion de la nature avec ses forces � sa volont� et � son esprit, — ce que Lamennais r�unit sous le nom de « l'industrie »; de l� tous les m�tiers, les d�couvertes et les inventions innombrables et sans fin, car le but final de l'activit� humaine dirig�e par l'esprit sans bornes et sans limites, c'est la victoire de l'esprit sur tout ce qui est dans la nature, la d�livrance de tout ce qui lui fait obstacle, la soumission toujours plus grande du temps, de l'espace et de la mati�re,jusqu'� compl�te union de la nature avec l'homme.

« ... Ainsi par l'Industrie, par l'empire qu'il exerce sur la Nature contrainte d'ob�ir � ses volont�s, l'homme s'assimile, pour user de ce mot, corporellement la cr�ation, il en fait comme une extension de son propre organisme*. »

* [Esquisse d'une Philosophie], p. 477.

{232} « ... Si l'homme se d�veloppait seulement dans l'ordre de l'utile, il ne diff�rerait de l'animal que par la sup�riorit� de ses instincts, et ne serait pas plus perfectible que lui; car dans cet ordre m�me, le progr�s en tant qu'ind�fini, d�pend de la raison et resterait sans elle fatalement renferm�, comme chez les �tres inf�rieurs, en des limites relatives � l'esp�ce enti�re, et que l'individu ne franchirait jamais. C'est � l'intelligence que l'homme doit le privil�ge de se perfectionner sans cesse, ainsi que le pouvoir toujours croissant qu'il exerce sur la Nature*. »

* 1 Esquisse d'une Philosophie, vol. III.

« ... Totalement absorb� en elle, il ne pourrait r�agir sur elle, la dompter, la soumettre � son empire, s'il ne s'�levait au-dessus d'elle par le don de l'intelligence. Et puisque l� o� elle n'est pas, tout a des bornes n�cessaires et fixes, et que l� o� elle est, ces bornes disparaissent, elle a �videmment une relation naturelle et directe � l'infini... L'intelligence, dans ce qui la constitue radicalement, est la facult� de percevoir le vrai ou le n�cessaire, l'invariable, l'absolu, c'est-�-dire de percevoir Dieu et les id�es en Dieu. A l'instant o� elle na�t, elle engendre des besoins nouveaux, et par cons�quent ouvre � l'homme une nouvelle sph�re d'action, mais le Vrai peut �tre per�u, soit imm�diatement en lui-m�me, soit � travers le voile des choses ext�rieures ou des formes sensibles qui manifestent au sein de l'espace et du temps, les id�es, les types, les mod�les �ternels de tout ce qui est. Le vrai ainsi per�u prend le nom du Beau, et le Beau est le Vrai manifest� dans une forme sensible. D�s que l'homme en a la vision, il s'unit � lui par l'amour et cherche � le reproduire dans ses œuvres, � y incarner l'exemplaire divin que contemple l'œil interne. {233} Voil� l'art, et l'art humain n'est qu'un rayonnement de l'art, si on peut le dire, de Dieu m�me*. »

* [Esquisse d'une Philosophie, vol. III], Page 472.

La seconde sph�re de l'activit� de l'homme — activit� cr�atrice r�pondant au sentiment, et ayant son prototype dans l'activit� du Cr�ateur — serait donc l'Art. L'Art comme imitation de l'activit� du Cr�ateur doit, nous l'avons vu, r�unir dans ce qu'il cr�e le vrai et le beau; il ne peut et ne doit donner la v�rit� pure et abstraite, mais doit se contenter de nous l'exprimer en une forme vive, concr�te et belle. Inversement, une forme qui n'est pas l'incarnation d'une id�e sublime et vraie, ne peut pas �tre de l'art; ce n'en est qu'une imitation sans vie, ce n'est que lettre morte sans l'esprit qui vivifie. « L'art pour l'art est donc une absurdit�! Le perfectionnement de l'�tre dont il manifeste le progr�s en est le but*. » L'art pour l'art n'a aucun droit � s'appeler « art », il ne porte en lui ni le sens ni la force de la vie, c'est une fleur st�rile qui ne laisse apr�s elle aucune trace. Le v�ritable art, c'est celui qui se tient au fa�te des croyances, des connaissances, des id�es et des acquisitions de l'esprit humain de son temps, qui en est p�n�tr�, en un mot, qui est l'incarnation de la v�rit� en tant qu'elle est connue � l'�poque donn�e. Par cons�quent il doit servir � exprimer les meilleures, les plus hautes tendances de l'�poque. Mais l'art ne peut non plus jamais descendre jusqu'� une simple pr�dication, � un simple expos� de ces id�es qui ne seraient pas dans la forme du beau. Ce n'est pas l� sa sph�re. « Or, les id�es et leurs rapports purement intellectuels ne sont point du domaine de l'art. L'art implique l'id�e, il est vrai, mais {234} l'id�e rendue saisissable aux sens**. » De m�me que l'action de l'homme sur la nature n'a pas de limite, mais progresse proportionnellement au d�veloppement de l'esprit humain, l'art n'a non plus aucune limite, mais avance toujours et doit n�cessairement progresser en proportion du d�veloppement de l'humanit�; il serait absurde, insens� de vouloir l'arr�ter et le comprimer dans la forme du pass�. La forme sans l'esprit c'est la mort; c'est pourquoi toutes les tentatives essay�es pour faire retourner l'art � ses anciennes formes sont toujours rest�es sans succ�s : l'esprit qui les avait cr��es a v�cu son temps, il est mort, et les id�es et les croyances qui les avaient inspir�es sont aujourd'hui ensevelies dans la poussi�re des si�cles. Le but final de l'art, l'incarnation du Beau absolu, se trouve dans un avenir infiniment lointain. Et ce ne sera qu'alors que l'homme arrivera � la compr�hension de l'absolument Vrai, � l'union, � la fusion avec l'Être Supr�me. D�j� maintenant, dans la sph�re circonscrite du beau relatif o� l'homme se trouve, il passe devant lui quelques lueurs du vrai et, � chaque pas qu'il fait, il voit s'�tendre le champ de la compr�hension.

[{233}] * [Esquisse d'une Philosophie, vol. III], Page 134.

[{234}] ** [Ibidem,] Page 348.

La troisi�me sph�re de l'activit� de l'homme — activit� tendant � p�n�trer la raison et la nature des choses et de la v�rit� pure, l'activit� de l'esprit, — c'est la Science. Lorsque l'humanit� aura parcouru enti�rement cette sph�re, ce cercle �volutif, vers lequel tend tout ce qui a vie, tout ce qui est cr��, se fermera, et s'accomplira l'union compl�te et absolue avec l'Éternel, union qui n'aura pas de fin.

Ces th�ses g�n�rales sont suivies chacune de leurs {235} conclusions. En premier lieu, et avant tout, le travail n'est nullement une punition du p�ch� originel, il est la cause, la condition absolue de tout progr�s, « car le travail c'est l'action m�me, c'est dans l'universalit� des �tres de tout ordre, l'exertion permanente de l'�nergie interne par laquelle ils sont, le travail c'est la vie et le progr�s de la vie; et Dieu lui-m�me, au fond de son imp�n�trable unit�, se r�alise selon tout ce qu'il est par un travail �ternel*. »

* [Esquisse d'une Philosophie, vol. III], Page 24.

De l� d�coule aussi pour la science la n�cessit� d'unifier toutes ses conqu�tes et de les syst�matiser; c'est l� la seule voie qui puisse l'�lever � la hauteur qui lui est due, en faire non un amas de connaissances inutiles et d'exercices st�riles de l'esprit, mais le flambeau de l'humanit�. (A ce sujet Lamennais �nonce des id�es qui ont servi plus tard de base � la classification des sciences d'Auguste Comte, et, d'autre part, il a pour les sciences presque litt�ralement les m�mes exigences qu'aujourd'hui Tolsto�.) De l� aussi les rigoureuses obligations que Lamennais impose aux artistes.

« Les artistes aujourd'hui, les artistes v�ritables n'ont que deux routes � suivre. Ils peuvent, se renfermant en soi, individualiser l'art, en s'exprimant, pour ainsi dire eux-m�mes. Mais qu'est-ce qu'un homme dans l'humanit�? Qu'est-ce que sa pens�e, son sentiment, ses impressions personnelles? S'isoler de la sorte, c'est renoncer aux grandes inspirations, � �veiller des sympathies g�n�rales et profondes, � parler une langue entendue universellement; c'est, d�s lors, tout ensemble et d�tourner l'art de son but, le r�tr�cir, le fausser souvent, et se condamner � un oubli {236} certain, car tout ce qui dure a une base plus large. Ils peuvent enfin, descendant au fond des entrailles de la soci�t�, recueillir en eux-m�mes la vie qui y palpite, la r�pandre dans leurs œuvres, qu'elle animera comme l'esprit de Dieu anime et remplit l'univers. Le vieux monde se dissout, les vieilles doctrines s'�teignent; mais au milieu d'un travail confus, d'un d�sordre apparent, on voit poindre des doctrines nouvelles, s'organiser un monde nouveau; la religion de l'avenir projette ses premi�res lueurs sur le genre humain en attente, et sur ses futures destin�es : l'artiste en doit �tre le proph�te*. »

* [Esquisse d'une Philosophie, vol. III], Page 272.

Nous avons expos� dans la mesure de nos forces les principales id�es de Lamennais dans son Essai de philosophie, et nous avons esquiss� les principaux traits de l'�volution de son esprit d�s les premiers pas de son activit� litt�raire jusqu'� sa mort, pour ne plus revenir sur ce sujet et ne plus avoir � en rendre compte lorsque nous les retrouveronsplus loin dans les œuvres de George Sand. C'est ce qui nous permettra de nous borner � citer la source chaque fois que George Sand aura puis� aux doctrines du c�l�bre �crivain. C'est bien avec intention que nous nous sommes �tendu sur la personnalit� et l'œuvre de Lamennais en m�me temps que nous avons montr� l'�volution de l'id�al artistique et social de Liszt, car c'est par Liszt que Lamennais a fait la connaissance de George Sand, et c'est encore Liszt qui, en 1835 d�j� disciple et ami intime de l'illustre abb�, a aid� George Sand � comprendre et � s'assimiler sa doctrine. Voil� pourquoi nous allons nous permettre de revenir sur la part que Lamennais a eue dans la vie de Liszt.

{237} Comme nous l'avons vu, Liszt trouva en Lamennais un homme qui le comprenait, le soutenait et sympathisait avec ses id�es, ses tendances et ses convictions les plus intimes. La foi ardente et profonde de cet ancien champion du catholicisme et du r�gime monarchique, devenu leur ennemi acharn�, — religiosit� trop vaste et trop profonde pour se laisser enserrer dans le cadre de n'importe quelle religion dogmatique; la d�fense hardie de ses convictions allant jusqu'au sacrifice et � l'oubli de soi-m�me; la lutte contre les institutions qu'il croyait nuisibles; son incorruptibilit� � toute �preuve; la chaleur avec laquelle il accueillait les id�es d�mocratiques; ses tendances vraiment chr�tiennes; ses exigences rigides envers l'art et les artistes au nom de ces m�mes tendances; sa sombre �loquence enflamm�e — tout cela charma Liszt et le subjugua. D'un autre c�t�, la simihtude de leurs convictions et de leurs tendances rapprocha bient�t le jeune pianiste du vieil abb�, et leurs rapports prirent rapidement la forme d'une pi�t� filiale et d'une tendresse toute paternelle. Gr�ce � Lamennais, les id�es artistiques, sociales et religieuses de Liszt se fix�rent d�finitivement et prirent cette direction id�ale et chr�tienne qui d�s lors ne varia plus chez l'artiste. C'est aussi Lamennais qui contribua � affranchir les croyances de Liszt d'une soumission trop absolue aux dogmes de la hi�rarchie eccl�siastique. « Il fut le premier, — dit Lina Ramann, — � expliquer � Liszt l'immense diff�rence qu'il y a entre la religion et l'Église. L'artiste comprit alors que les deux institutions sont deux conceptions diff�rentes, pouvant en pratique �tre diam�tralement oppos�es, quoique se touchant de pr�s, comme le fond et la forme. Cette compr�hension devint encore plus claire chez Liszt quand il vit que Lamennais, ce catholique croyant et fervent, {238} venait d'�tre excommuni�. Toutes les sympatliies de Liszt furent pour l'ami paternel; d�senchant� connue celui-ci, il se d�tourna de l'Église. » Dans le second volume de ses œuvres (article : Zur Stellung der K�nstler) on trouve des attaques violentes, remplies de col�re et de fiel contre l'Église romaine, attaques qui rivalisent avec celles de Dante. En un mot, on peut dire que c'est Lamennais qui « consacra cette libert� que Liszt garda toujours vis-�-vis de tous les pouvoirs ».

La cons�quence pratique des id�es saint-simoniennes et de son amiti� avec Lamennais se fait remarquer dans une s�rie d'articles litt�raires sur la question de l'instruction musicale des masses, sur la n�cessit� de fonder pour le peuple des soci�t�s chorales, de donner des concerts populaires, etc., etc. Liszt resta �galement fid�le aux id�es qui ne furent expos�es par Lamennais que plus tard, dans les quatre volumes de l'Esquisse d'une philosophie, mais qui furent d�j� discut�es dans leurs conversations de 1832-35. Il ne cessa non plus de regarder sa vocation comme sacr�e, envisageant son art, non comme un moyen d'arriver � la c�l�brit�, de briller, d'amuser le public (ce qu'il avait d� faire dans sa jeunesse dans ses tourn�es artistiques), mais comme le moyen de contribuer � la solution des plus hauts probl�mes qui travaillent l'humanit�.

Bien plus, il fut le premier des artistes qui commen�a � secourir les pauvres, les malheureux, en leur abandonnant le produit de la recette de ses concerts. Ainsi, en 1837, il donna � Lyon un concert au profit des ouvriers qui souffraient de la famine, � la suite d'une gr�ve. Avant cela d�j� il avait fait preuve de compassion sympathique envers les malheureux Lyonnais, qui avaient beaucoup souffert apr�s leur r�volte de 1834. Il avait compos� � cette occasion, {239} une pi�ce pour piano Lyon, qui avait pour �pigraphe le mot d'ordre des socialistes de l'�poque :

VIVRE EN TRAVAILLANT,
MOURIR EN COMBATTANT

Cette pi�ce �tait d�di�e � M. F. de L. c'est-�-dire Monsieur F�licit� de Lamennais; c'�tait la cons�cration de leur union amicale sur le terrain des sympathies sociales.

On voit par tout ce que nous venons de dire que ce fut vers 1833 ou � peu pr�s, que finit pour Liszt la p�riode pr�liminaire, la p�riode de fermentation, de luttes. Il commen�a d�s lors d'une mani�re toute consciente son sacerdoce artistique et voulut mener une vie r�pondant aux exigences et aux devoirs que son art lui imposait. Mais, presque au moment o� il prenait ses bonnes r�solutions, une passion qui devint pour lui une difficult�, une entrave, vint fondre sur sa vie, et l'emp�cha de suivre en paix la voie dans laquelle il �tait entr�. Cette passion �clata sous la figure de la svelte comtesse Marie d'Agoult, n�e de Flavigny, une apparition diaphane, �th�r�e, une vraie d�esse. C'�tait une femme aux cheveux d'or, aux yeux bleus, id�alement belle, dou�e d'un grand esprit, instruite, ravissante sous tous les rapports : la Diane des salons de Paris. L'adorable comtesse �tait moiti� Allemande, moiti� Fran�aise, sa m�re �tant la fille d'un banquier de Francfort, Bethmann, et son p�re le fds d'un �migr� fran�ais. Elle avait re�u une �ducation et une instruction excellentes, avait beaucoup de lecture et parlait plusieurs langues. Elle avait �pous� sans amour un repr�sentant de l'ancien r�gime, le comte d'Agoult, homme de bonnes mani�res, de tous points correct et honorable, dans la soci�t� duquel elle s'ennuyait {240} n�anmoins. Elle se mit � chercher des distractions; mais bient�t blas�e de ses succ�s mondains, de ses triomphes, elle voulut trouver quelque chose d'autre qui l'int�ress�t davantage. Elle se prit de passion pour diff�rentes id�es, pour les doctrines alors en vogue, surtout pour les hommes en renom, et ayant rencontr� le jeune Liszt, elle tomba passionn�ment amoureuse de lui; elle avait trouv� la diversion qu'elle cherchait. Liszt, tout en payant cet amour de retour, n'avait pas la moindre id�e de porter le trouble dans le m�nage de la comtesse, mais Marie d'Agoult ne pensait pas comme lui. Etait-ce chez elle un entra�nement sinc�re ou ce d�sir, qui pesait constamment sur elle, de jouer dans le monde un r�le extraordinaire, de para�tre avant tout? Toujours est-il qu'un beau jour elle quitta son mari et sa petite fille, et donna le spectacle d'une h�ro�ne sacrifiant tout � son amour sublime.

Malgr� toutes les pri�res de Liszt et les exhortations de Lamennais, elle partit pour la Suisse, et il ne resta d'autre parti � prendre pour son ami le musicien que d'aller l'attendre � Gen�ve; il ne pouvait r�pondre au « sacrifice » qu'elle lui faisait qu'en se sacrifiant lui-m�me.

Nous sommes loin d'ajouter une foi enti�re � tout ce que l'on trouve sur la comtesse d'Agoult dans la biographie de Liszt. Faisons remarquer avant tout que ce qui concerne cette histoire romanesque a �t� �crit sur le dire de l'abb� Liszt qui a d�, m�me sans le vouloir, parler en termes tr�s s�v�res de ses entra�nements et de ses p�ch�s de jeunesse; tout cela racont� aussi par lui lors de sa liaison avec une autre grande dame, la princesse Wittgenstein, dont il devait �viter d'exciter la jalousie r�trospective en racontant ses anciennes amours et sa bonne fortune d'antan. De plus, Lina Ramann a �crit ces pages d'apr�s les {241} racontars d'un ex-amant; et ne sait-on pas qu'il n'y a personne d'aussi injuste envers leurs idoles d'autrefois que les ex-amants ou les ex-ma�tresses? Nous devons cependant reconna�tre, pour �tre juste nous-m�me, qu'il y a une grande part de vrai dans ce que Lina Ramann avance quand elle nous parle de la pose perp�tuelle de la comtesse d'Agoult et de la duplicit� de sa nature, qui, lorsqu'elle demanda un jour � Liszt quel titre elle devait donner � ses Souvenirs, amen�rent le musicien furieux � lui crier : « Poses et Mensonges! » Il est �galement vrai qu'elle avait un amour-propre excessif, qu'elle �tait ambitieuse, phraseuse. Toujours, elle a voulu jouer un r�le quelconque, tant�t celui d'une « femme passionn�e », tant�t celui d'une nymphe Ég�rie, inspirant le g�nial compositeur, qui n'avait certes nul besoin de cette inspiration, ou bien encore le r�le de « femme philosophe ». Ce n'est pas non plus sans raison qu'il a �t� dit que dans cette nature, en apparence froide et au fond passionn�e, il y avait deux traits bien caract�ristiques : une imagination exalt�e et une ambition sans mesure. Malgr� tous ces d�fauts, la comtesse d'Agoult fut, sans contredit, une femme absolument remarquable par son esprit, — un esprit sceptique et vari�, embrassant tout, sachant comprendre et approfondir les id�es et les doctrines les plus contraires; ce fut aussi une curieuse, avide de savoir, enfin un �crivain hors ligne. On en a pour preuves toute la s�rie des œuvres vari�es qu'elle nous a laiss�es, � commencer par N�lida, roman passionnel (1845), jusqu'aux trois volumes de son Histoire de la R�volution de 1848 (1851), aux Lettres r�publicaines, et � ses Pens�es, r�flexions et maximes (1849), si �l�gantes et si profondes. Toutes ses œuvres ont paru sous le pseudonyme de Daniel Stern.

{242} Lorsque George Sand, au printemps de 1835, arriva � Paris pour rejoindre Michel de Bourges, elle y retrouva Liszt, avec qui elle avait rompu si brusquement au mois de janvier de la m�me ann�e, pour calmer la jalousie d'Alfred de Musset. George Sand avait alors �crit franchement � Liszt, qu'� son grand regret, ils ne devaient plus se voir, qu'il devait m�me ignorer o� elle allait pour que « quelqu'un » ne s'agit�t pas � propos de leur amiti� qui venait de na�tre*. Liszt apprit avec beaucoup d'indulgence cette bizarre exigence de Musset. Il fit du reste preuve de beaucoup de bonhomie durant toute cette histoire. Voici par exemple une lettre in�dite de Liszt � George Sand, �crite au moment o� celle-ci se d�battait encore dans les affres de sa passion, et certainement avant la lettre du 19 janvier 1835, mentionn�e plus haut** :

* Cette lettre de George Sand, se trouve dans le livre de La Mara : Briefe hervorragender Zeitgenossen an Franz Liszt, et est dat�e, d'apr�s elle, du 19 janvier 1835.

** Toutes les lettres de Liszt que nous donnons dans les chapitres X, XI, et XII sont in�dites.

« Je crains bien, Madame, que ce mieux dont vous tirez presque vanit�, ne soit de bien courte dur�e; peut-�tre m�me n'est-ce qu'une r�action organique contre des souffrances intol�rables; si je n'avais �t� arr�t� en chemin par l'id�e de vous d�ranger ou de vous incommoder mal � propos, vous auriez eu l'ennui de m'entendre pr�luder plus d'une fois sur votre piano. Me serait-il permis d'esp�rer qu'� votre retour vous voudrez bien encore me compter au nombre des cinq ou six personnes que vous recevez assez volontiers les jours de pluie?... Il m'aurait �t� bien. agr�able de n'�tre pas refus� par vous dimanche, mais je n'en garde que le chagrin sans aucune rancune; d'ailleurs, c'est une occasion qui se reproduira une autre fois et mieux.

{243} « Veuillez bien agr�er, Madame, l'assurance de mon respectueux et sinc�re d�vouement.

« F. Liszt. »        

Il donna �galement � cet �gard une preuve de sa bonhomie, en retournant avec plaisir en avril 1835 chez George Sand, et en lui amenant m�me dans son petit logement du cinqui�me son souffreteux ami Lamennais.

Bient�t apr�s George Sand, certainement initi�e au secret de l'amour romanesque de Liszt, fit la connaissance de la comtesse d'Agoult. George Sand, semble-t-il, avait �t� attir�e par le d�sir de voir de pr�s une femme qui avait agi comme les h�ro�nes de ses romans, et Marie d'Agoult, de son c�t�, voulait conna�tre celle qui les avait �crits.

La « P�ri � robe bleue », si elle ne descendit pas du ciel* daigna du moins de ses petits pieds aristocratiques, grimper jusqu'au galetas po�tique o� r�gnaient bruyamment et sans fa�on aucune : Michel, Gu�roult, Arago et plusieurs autres amis de l'auteur d'Andr�, lequel venait de para�tre, amis qui, berrichons ou parisiens, �taient loin d'�tre des aristocrates. Il semble que les deux femmes ont fait connaissance un peu avant cette premi�re visite de la comtesse d'Agoult chez George Sand, mais on ne peut en pr�ciser ni le temps ni le lieu. M. Rocheblave dans son �tude fort int�ressante sur cette « amiti� romanesque** », dit que ces dames se virent pour la premi�re fois au {244} th��tre, et qu'elles d�n�rent ensuite chez la vieille m�re de Liszt, mais il ne cite aucune preuve pour confirmer son opinion. En g�n�ral, l'�tude qu'il nous a donn�e est tr�s curieuse au point de vue psychologique, on y trouve en outre les r�ponses de la comtesse aux lettres de George Sand; mais elle est fort inexacte, quant � l'ordre historique et chronologique. On peut m�me dire que sous ce rapport ce travail est rempli d'erreurs grossi�res. Ainsi, par exemple, M. Rocheblave, qui fait remarquer non sans raison que les lettres de George Sand imprim�es dans la Correspondance sont souvent antidat�es et parfois m�me compos�es arbitrairement de fragments de lettres se rapportant � diff�rentes �poques, ne s'est cependant pas donn� la peine de contr�ler les manuscrits qu'il avait entre les mains, avec toutes les donn�es et les faits d�j� connus, et pr�cis. Et qu'en est-il r�sult�? C'est que tout en ayant eu entre ses mains les r�ponses de la comtesse d'Agoult, il a compl�tement brouill� les lettres de George Sand, et il a si bien fait qu'on ne peut tirer aucune ressource biographique de son article. Gr�ce au g�chis qui y r�gne, nous voyons George Sand aller en Suisse � deux reprises diff�rentes, en 1835 (?) et en 1836. L'�pisode de son s�jour � Gen�ve, de la course � Chamounix, etc., il le rapporte � l'automne de 1835, alors que George Sand passa, en r�alit�, cet automne � Nohant et � Paris, apr�s son s�jour dans la « maison d�serte « de Bourges, et la fin de l'automne et l'hiver � La Ch�tre. C'est pourquoi elle pouvait dire dans une lettre du commencement de cet hiver � la comtesse Marie que le proc�s commenc� l'emp�chait de se rendre maintenant � Gen�ve, etc. C'est pour cette m�me raison que Liszt pouvait, dans sa premi�re Lettre dun Bachelier �s musique, dat�e de Gen�ve, 23 {245} novembre 1835***, reprocher � George Sand que « dans sa fraternelle �p�tre, qu'il avait trouv�e sur sa table au retour d'une longue excursion dans les montagnes, elle semblait r�tracter la promesse qu'elle lui avait faite de venir bient�t les rejoindre en Suisse »... Il pouvait aussi lui dire : « Combien j'aimerais pourtant vous attirer, vous, le plus capricieux et le plus fantasque des voyageurs, de ce c�t� du noir Jura... Mais que puis-je vous dire, pour �branler votre curiosit� � ce point qu'elle triomphe de votre paresse? Il ne m'a pas �t� donn�, dans mes courses alpestres, de p�n�trer les tr�sors de la neige... La r�publique musicale, d�j� cr��e dans les �lans de votre jeune imagination, n'est encore pour moi qu'un vœu... Votre mansarde est meubl�e et pr�te � vous recevoir et mon piano en nacre de perles, muet depuis pr�s de trois mois, n'attend que vous pour faire retentir les montagnes d'alentour d'�chos discordants »... Et en l'�t� de 1836, r�pondant � une phrase d'une lettre de George Sand, o� elle disait qu'elle avait beau faire, elle ne serait pas libre avant les vacances, Liszt �crivait encore :

[{243}] * Expression de George Sand, que l'on trouve dans, la septi�me Lettre d'un voyageur, adress�e � Liszt. Nous avons d�j� reproduit ce passage de cette lettre dans laquelle George Sand parle de tous ceux qui, pendant le proc�s d'avril, ont visit� son modeste logement quai Malaquais.

** « Une Amiti� romanesque; George Sand et Mme d'Agoult, » par M. Rocheblave (Revue de Paris, 15 d�cembre 1894).

[{245}] *** Les Lettres d'un Bachelier �s musique ont �t� imprim�es entre 1835 et 1837 dans la Revue et Gazette musicale de Paris, et trois d'entre elles sont adress�es � George Sand : la 1re intitul�e Lettre d'un voyageur (sic) � M. George Sand, fut imprim�e dans la Revue et Gazette musicale de Paris, n° 49, p. 397 (1835) : la 2e, intitul�e : Lettre d'un bachelier �s musique � un po�te voyageur et dat�e de « Paris, janvier 1837 », fut imprim�e dans le n° 7 de la 4e ann�e (1837) de cette revue, p. 53. La 3e, simplement intitul�e Lettre d'un bachelier �s musique, parut dans le n° 29 de cette m�me ann�e, p. 239.

« Cher George,

« Par la m�me raison que nous avons attendu onze mois nous vous attendrons encore un mois de plus. »

Enfin, nous trouvons sur une feuille volante, dans l'un {246} des calepins de George Sand, les dates suivantes, s�rement donn�es par elle � Michel lors de son proc�s en s�paration : « 1835. A Paris, la fin de juillet; revenue � Nohant le 6 ao�t; Michel vient le 8. Je le reconduis � Ch�teauroux. Reviens � Nohant jusqu'au 1er septembre; tout septembre � Paris; revenue ici le 30... » Donc, en 1835, George Sand ne quitta pas la France, et M. Rocheblave a comment� erron�ment plusieurs lettres. Il serait certainement du plus haut int�r�t de voir para�tre cette correspondance entre les deux femmes �crivains, mais revue � nouveau, et les lettres remises � leurs dates v�ritables, dans leur ordre chronologique et accompagn�es d'annotations bien v�rifi�es. Donc, tout en conseillant � tout le monde de lire l'article de M. Rocheblave comme une �tude psychologique tr�s int�ressante, nous recommandons � tout lecteur de ne pas consulter cet ouvrage comme document, et de se souvenir avant tout et une fois pour toutes que : En 1835 George Sand n'est nullement all�e voir Liszt � Gen�ve.

Mais retournons au printemps de 1835. La curiosit� avait donc port� Mmes Dudevant et d'Agoult � se voir et � se conna�tre. On sait que les femmes deviennent souvent amoureuses rien que par curiosit�. George Sand et Mme d'Agoult devinrent simplement amies pour cette m�me raison; car, au fond, il n y avait rien de commun entre elles. L'une �tait une nature tout d'une pi�ce, ardente, artiste; l'autre une nature double, plut�t r�flexe et ambitieuse. L'une �tait habitu�e � vivre en pleine libert�, l'autre � tr�ner dans les salons. La seconde, selon l'expression de Liszt, ne se sentait � l'aise que dans des robes de mille francs, la premi�re n'�tait v�ritablement contente que lorsqu'elle se voyait avec une blouse de toile bleue et des bottes d'homme. Celle-l�, quoique s'�tant {247} « abaiss�e » jusqu'� aimer un pianiste, n'oublia cependant jamais la haute position qu'elle avait occup�e faubourg Saint-Germain; celle-ci, quoique « cousine » de Charles X, parla toujours le plus volontiers de l'origine pl�b�ienne de sa m�re, et n'oublia jamais de rappeler qu'elle n'appartenait � aucun autre pays que la verte Boh�me, la patrie de la libert� et des artistes. Inutile de prolonger davantage la comparaison entre les deux femmes. On trouve dans le livre de Lina Ramann ample mati�re � faire de ces comparaisons, ad infinitum.

La correspondance, les œuvres et le sort ult�rieurs des deux �crivains sont d'ailleurs assez significatifs par eux-m�mes. Quoi qu'il en soit, en 1835, elles s'imaginaient �tre devenues amies, et elles pass�rent plusieurs ann�es dans cette erreur jusqu'au moment o� elles se brouill�rent enfin, � l'occasion de l'amour de Chopin pour George Sand, amour que l'ambitieuse comtesse, habitu�e � primer et � triompher sur tous, ne pouvait pardonner. A cette occasion il devint de toute �vidence que pendant tout le temps de cette pr�tendue amiti� il n'y avait que George Sand qui s'y f�t sinc�rement livr�e, que Mme d'Agoult avait toujours jou� jeu double, tant avec George Sand qu'avec elle-m�me; elle agissait en catimini, au lieu de s'exprimer franchement, elle avait toujours quelque chose de cach� in petto. L'ambition, l'envie, la jalousie par rapport � « la gloire de Miltiade » couvaient dans son cœur, en m�me temps qu'elle �crivait � son amie de tendres lettres, ou lorsqu'elle vivait c�te � c�te avec elle � Gen�ve, � Nohant ou � Paris. Nous devons avouer que quant � George Sand nous n'attribuons aucune importance � cette amiti�, bien plus belle et plus tendre sur le papier que dans les entrevues que les deux femmes eurent ensemble. Si sa soi-disant {248} amiti� envers George Sand fit de la blonde comtesse un bon �crivain (« sans L�lia il n'y aurait pas eu de N�lida », r�p�tait souvent Liszt, voulant dire par l� que si la comtesse d'Agoult s'�tait faite �crivain, ce n'�tait nullement par go�t et par vocation, mais uniquement par amour-propre et jalousie), cette amiti� n'e�t aucune action sur le talent de George Sand. Il en fut autrement de Liszt. Comme nous aurons encore � parler plus tard de l'influence mutuelle qu'ils exerc�rent l'un sur l'autre, revenons au r�cit chronologique des �v�nements qui se sont pass�s en 1835.


Notes

  1. Nous traduisons : « A ces punaises vantardes L�lia n'a jamais trouv� plaisir et ne tol�rait celles-ci que rarement dans son entourage, car elle �tait bien trop f�cheuse... »