Ce roman érotique ou licencieux ou sadique — un peu de tout cela sans doute — a paru en 1833. Le nom de l'auteur est Alcide, baron de ******. Le roman est en deux parties; les deux parties ne sont peut-être pas de la même main ni strictement contemporaines. Sans qu'on sache exactement comment ni pourquoi, ce roman a été attribué, « à tort ou à raison »1 à Alfred de Musset2. Soit à cause de la relation amoureuse de Musset avec George Sand, soit malveillance à l'égard de cette dernière, soit encore pour des raisons plus objectives mais qui ne sont pas connues, on a attribué à George Sand la co-paternité de ce roman. Cette dernière attribution se faisait par périphrase: « la personne encore vivante aujourd'hui à laquelle fait allusion le roman de Lui et elle de M. Paul de Musset »3, « un illustre romancier »4. Cette dernière allusion manque évidemment de précision! De nos jours, l'attribution à Georges Sand se fait encore parfois5.
Ni Musset ni Sand ni, semble-t-il, personne, n'a jamais revendiqué ni renié la paternité de cet ouvrage qui serait oublié depuis longtemps s'il n'y avait pas précisément cette question de l'attribution.
Jusqu'à un article signé Stander, en 1877, dans L'Intermédiaire des chercheurs et des curieux (référence {STANDER-1877}, il en sera reparlé plus loin), on ne connaissait, pour la période contemporaine à George Sand, que les éditions suivantes:
On notera que "Quérard, Superch." (1865), t.I col.246 n'apporte aucun élément nouveau; il semble que J.-M. Quérard n'ait vu aucune de ces éditions.
En 1877 fut révélée l'existence d'une édition de Gamiani anonyme et ne comprenant que la première partie du roman:
[anonyme] : "Gamiani"
s.l.; s.n.; s.d. [1833?]; 1 vol. in-4° ♦ ([2]-13-[1] pp.). Texte autographié à deux colonnes de 39 lignes par page. Édition rarissime, probablement sans illustrations. Elle ne contient que la première partie du roman. On doit la considérer comme l'édition princeps. Elle a été signalée pour la première fois en 1877 (Stander in Interm. des Ch. et des Cur., vol.X (1877) col.686-687, description très précise).
C'est un article signé Stander9 qui fit cette révélation. Il répondait avantageusement à une question posée dans la même revue, t.IX col.583, relative aux éditions du roman; question à laquelle avaient été apportées deux premières réponses dans la même revue, t.IX col.638 et 668, renvoyant l'une et l'autre à des ouvrages bibliographiques existant (à savoir {GAY-1871} et {PUISSANT-1874}).
Avant de discuter de l'attribution du roman, il n'est pas inutile de présenter
un résumé de Gamiani.
Le présent résumé renvoie, pour la pagination, à l'édition "LECHARMEUR,
EDITEUR / A SOFIA",
s.d.10, qu'on peut lire
en ligne sur le site www.archive.org.
Dans cette édition, le roman proprement dit est précédé d'une Préface
(qui occupe les pages 5 à 10), et d'un "Extrait des Mémoires de la
comtesse de C*** sur l'auteur de Gamiani" (qui occupe les pages 11 à 19).
Ce sont là des textes issus, le premier, de l'édition d'Amsterdam (1840
[1864]); le second, de l'édition de Lesbos (même année).
L'édition princeps révélée par Stander en 1877 témoigne probablement d'une composition du roman en deux temps bien distincts; toutefois on peut aussi admettre que cette édition rarissime était limitée à la première partie du récit pour en réduire le coût.
Quoi qu'il en fût, les deux parties du roman sont nettement différentes l'une de l'autre. La première partie semble avoir été écrite rapidement et n'est rien d'autre qu'un récit assez quelconque de débauche; c'est un récit sans fioriture, un peu comme un exercice ou une plaisanterie. La seconde partie, au contraire, est plus élaborée: il y a une réelle progression dramatique tendant à s'accélérer de manière exponentielle pour aboutir au délire mortel final; les phrases sont plus ornées, les descriptions de lieux ou de circonstances sont plus présentes. Cela veut-il dire nécessairement qu'il y eut deux auteurs? Non certes, car la différence entre les deux parties peut provenir seulement du temps mis à écrire l'une et à écrire l'autre. On verra d'ailleurs qu'il y a des arguments de critique interne en faveur d'un seul auteur. Mais il est certain que — probablement dès l'édition illustrée de 1833 — la rumeur voulait deux auteurs.
Alcide, baron de M*** serait Alfred de Musset. Bien qu'il n'y ait aucune preuve ni aucun témoignage probant11, le nombre d'éditions que connut cet ouvrage ainsi que la renommée des illustrateurs supposés tendent à démontrer que l'auteur caché devait être renommé.
Moïse Le Yaouanc disait qu'Alfred de Vigny « pourrait ne plus paraître au-dessus de tout soupçon » mais il pensait que Jules Janin était plus probable ({LE YAOUANC-1976}, p.74 n.3) ou encore Félix Pyat (id. p.75 n.3)12. Vigny était né en 1797, Janin en 1804 comme George Sand, Musset et Pyat en 1810. Personne ne semble avoir attribué la composition de Gamiani à George Sand seule.
Simon Jeune13 a apporté « un faisceau d'indices convergents dont certains [...] paraissent importants » ({S.JEUNE-1985} p.988). Ses arguments sont relatifs à la vie, aux goûts et à l'œuvre même de Musset, mais ce sont aussi et surtout des arguments comparatifs et stylistiques, et même de poétique, qui sont fort convaincants. Nous renverrons donc, pour ce qui regarde Musset, à ce très remarquable article de Simon Jeune. Si l'on suit ce chercheur, Musset est le seul auteur, Janin est exclu parce que « nous sommes loin des facilités et de l'entraînementet verbal » (S. Jeune, op.cit. p.996) et George Sand est exclue parce que cela n'a « rien à voir avec la rondeur ample et un peu molle, le fameux “ style coulant ” » (id.).
On remarquera que l'attribution des illustrations des édition de 1833 et 1835 a divers artistes montre que, à l'époque, rien de ce qui concernait Gamiani n'était décidemment clair. On a attribué en tout ou en partie les illustrations à Horace Vernet {INTERM-1865/33}, à Dévéria, à Grévedon et à Octave Tassaert.
« Quelques temps après la révolution de 1830, » dit {PREFACE_1864}. Dans la première partie du roman, il est dit du personnage de Gamiani que « les uns l'appelaient Fœdora, une femme sans cœur et sans tempérament. » On a là une « allusion on ne peut plus nette, rappelant à la fois le nom de l'héroïne balzacienne et le surnom que lui donne le titre de la seconde partie » de la Peau de chagrin, roman de 1831 ({LE YAOUANC-1976}, pp.72-73). La rédaction du livre pourrait alors remonter à la fin de 1831 ou à 1832 (id. p.75; {S.JEUNE-1985} p.990).
George Sand et Alfred de Musset ne se seraient rencontrés que vers le 19 juin 1833 au plus tard, et en mars de la même année au plus tôt (George Lubin, in: George Sand, Correspondance, t.II (1832 - juin 1835) pp.212 et 311 n.1 – Paris, Éditions Garnier, 1966).
Si Gamiani, tel qu'on le connait, en deux parties, était écrit par Musset avant 1833, George Sand ne peut en être le co-auteur.
Si le roman a été écrit ou retravaillé en 1833 et si Musset est l'initiateur et l'auteur principal, on ne peut exclure que George Sand ait mis la main à la pâte. Quand on regarde le calendrier de composition des œuvres de George Sand pour l'année 1833, il reste assez de place pour avoir contribué à Gamiani.
Et si Musset n'a rien à voir avec ce roman, mais que Félix Pyat ou Jules Janin en est l'auteur, on ne peut exclure que George Sand ait pu y contribuer.
À moins qu'un document révélateur et indiscutable ne vienne au jour dans l'avenir, on ne peut qu'attribuer une certaine probabilité: il y a moins d'une chance sur dix que George Sand ait contribué à ce roman; mais cette cote n'a, en définitive, aucune signification car seules deux valeurs sont possibles: zéro ou dix!
{VICAIRE} col.866.
{VICAIRE}: Georges Vicaire; Manuel de
l'amateur de livres au XIXe siècle, 1801-1893; Paris, A. Roquette,
1894-1920, 8 vol. in-8°. La bibliographie de Gamiani se trouve
au t.III (D-G), col.866-867.
{NOUV-PARNASSE-SATIR-1871} est très
affirmatif. Il est va de même de {GAY-1871} p.402.
Voir aussi {ENFER-BNF-1919} p.59,
cité par {LE YAOUANC-1976} p.74 n.1: voir
plus loin.
{NOUV-PARNASSE-SATIR-1871}:
Poulet-Malassis, Nouveau Parnasse satirique du
XIXe siècle, extrait d'une note jointe aux stances attribuées à Musset,
figurant dans la 3e édition de Gamiani (et reproduites en partie
in {GAY-1871}):
« Cette pièce [les stances] de M. Alfred
de Musset (à moins qu'elle ne soit de M. Gustave Drouineau) a été reproduite,
incomplètement, dans les préfaces de deux des quatre éditions d'un roman
sadique, Gamiani ou deux nuits d'excès, publiée pourla première fois
en 1833, a eues depuis trois and (1863-1865). On a des preuves que
M. Alfred de Musset est l'auteur de ce roman. Ceux de ses amis qui repoussent
avec horreur l'attribution que lui en ont faite, à l'exclusion de
tout autre, les contemporains, n'ignorent pas que les habitudes du poète
étaient un peu plus coupables que ses imaginations. »
(Cité par "Helpey, bibliophile poitevin" [i.e. Louis Perceau] in L'Intermédiaire des chercheurs et des curieux, vol.LXXXVIII, 61e année (1925) n°1624, col. 515-516). |
« [p.59] nous persistons à penser que la première partie de Gamiani, au moins, doit être attribuée à Alfred de Musset, bien qu'on ne possède aucune preuve formelle de cette paternité » |
{GAY-1871} p.403. On sait en effet que
Paul de Musset écrivit ce roman en réaction contre Elle et Lui de
George Sand.
{GAY-1871}: Jules Gay, Bibliographie des
ouvrages relatifs à l'amour, aux femmes, au mariage [...] (3ème édition;
Turin, J. Gay & fils éd. [...], 1871). La bibliographie de
Gamiani est au t.3 (DES-HAMILTON – Nous donnons plus
loin la description de ce volume) pp.401-403.
{GAY-1896}: est la 4e édition de cet ouvrage de
Jules Gay: Lille, Stéphane Bécour, 1896, ? vol.
Nos ajouts et omissions sont entre crochets droits.
« [p.401] Gamiani ou Deux nuits d'excès; par Alcide, baron de
M***. Bruxelles, 1833, gr. in-4°, texte lithographié à deux colonnes, avec
lithographies assez bien faites, attribuées à Grévedon et à Devéria. » Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses? » Lesbos (Bruxelles, pour P.-Malassis), in-8, avec 4 grav. érot. et 5 grav. satiriques (eaux-fortes de [Félicien] Rops); papier ord., 12 fr., et pap. vergé, 24 fr. La préface de cette édition contient un passage des Adieux au monde (Mémoires de Céleste Mogador, comtesse de Chabrillan), passage concernant Alfred de Musset, ce pauvre fou de génie. — 4° Lucerne (Bruxelles, J. Gay), 1864, tiré petit in-12 à cent exempl., et pet. in-8 à 20 exempl. Cette édition est sans figures, mais c'est la plus correcte, et la mieux imprimée, sur beau papier vergé, de toutes celles faites jusqu'aujourd'hui. La préface reproduit l'extrait des Adieux au Monde. [p.402] L'édition de Poulet-Malassis a été réimprimée aussi avec l'indication: En Hollande, s.d. — On a des preuves qu'Alfred de Musset est l'auteur de ce roman. Ceux de ses amis qui repoussent l'attribution que lui en ont faite à l'exclusion de tout autre, les contemporains, n'ignorent pas que les habitudes du poète étaient un peu plus coupables que ses imaginations (Nouveau Parnasse satirique, 1866, p.78). Le vice dépeint sous de si violentes couleurs dans ce livre parait avoir toujours existé; il eut ses prêtresses à Lesbos ; il se développa dans les harems et dans les couvents, et parcourant la route de l'esprit humain, il s'est démocratisé, et règne, dit-on, maintenant sur la foule de nos hétaïres de tous les étages. [...] Dans Gamiani, la passion domine tout en souveraine, passion complexe de l'esprit, du cœur, et des sens arrivant au paroxisme de la fièvre histérique, à la folie et même jusqu'au crime. [...] Après avoir répété les on dit sur l'auteur présumé de cet ouvrage, nous nous permetrons d'ajouter que la 1re partie nous parait écrite d'abondance sous l'inspiration d'un récit ou d'un souvenir; il n'en est pas de même de la 2e, dont le style est plus travaillé, l'action plus extravagante, et semble tout à fait rentrer dans le domaine de la collaboration; on y sent l'effet de l'imagination qui cherche à s'échauffer, et ne parvient qu'à produire l'horrible. La première partie en question est l'œuvre de Musset; mais la seconde partie, celle qui concerne les femmes, est attribuée à la personne encore vivante aujourd'hui à laquelle fait allusion le roman de Lui et elle de M. Paul de Musset. — Voici les trois strophes d'Alfred, dont nous parlions plus haut;
|
{PERCEAU-1930} p.68,
cité par {LE YAOUANC-1976}:
voir le premier extrait donné ci-après. Moïse Le Yaouanc n'avait pas reconnu,
sous cet « auteur déjà célèbre », George Sand. Il estimait que
« pour le sujet, Vigny pourrait ne plus paraître au-dessus de tout
soupçon, mais le vicomte A. de V. n'était pas homme à se risquer dans une
telle entreprise. Le “ style fougueux ” fait penser à Jules Janin,
[...] auteur de Barnave (1831) »
{LE YAOUANC-1976} p.74 n.3.
{PERCEAU-1930}: Louis Perceau,
Bibliographie du roman érotique au XIXe siècle; Paris, Georges
Fourdrinier, 1930; 2 vol. in-8° (réimpr. 2003 en 1 vol.), [t.?]
pp.68-71.
Nous donnons des extraits cités par
{LE YAOUANC-1976}.
« [p.68] la police du temps [c'est-à-dire à l'époque de l'apparition de Gamiani] [...] attribuait l'ouvrage à un auteur déjà célèbre et dont le style brillant et fougueux pouvait alors donner quelque poids à cette attribution « [{LE YAOUANC-1976} p.74 n.3 – Louis Perceau citant Jules Gay.] |
« l'héroïne lesbienne éponyme [est] un
portrait de sa maîtresse [de Musset] » (en.Wikipedia, art. "Gamiani":
cet article s'appuye sur un ouvrage récent de Barbara Kendall-Davies: The
Life and Work of Pauline Viardot Garcia (Cambridge Scholars Press, 2003,
ISBN 1904303277), pp. 45-46. Nous n'avons pu consulter ce livre.
On notera que ce genre de déclaration reflète davantage la facilité de son
auteur que le résultat d'un effort de recherche d'éléments de preuve.
Parmi les sources douteuses d'affirmations aussi catégoriques qu'aventurées,
on a {PUISSANT-1874} pp.14-16. On fera le tri:
« du tout besoing estoyt d'en oster quasi les quatre quarts »(*).
(*) Honoré de Balzac, D'ung iusticiard qui ne se remembrait les
choses, 3e dixain des Contes drolatiques (in Œuvres
diverses, Gallimard, coll. de la Pléiade, t.I p.336).
{INTERM-1865/33},
col.276, dit que la première édition avait « 8 fig. qui sont, dit-on,
d'Horace Vernet ».
{INTERM-1865/33}: L'Intermédiaire des
chercheurs et des curieux (vol.II, 2ème année (1865) n°33. Article
signé M. X.!
{PREFACE_1864}: Préface de l'édition
d'Amsterdam (1840 [1864]). Nous en donnons un extrait d'après l'édition
qu'on peut lire sur le site www.archive.org (Sofia; Lecharmeur,
Éditeur; s.d.)
[p.5] Quelques temps après la révolution de 1830, une dizaine de jeunes gens, pour la plupart destinés à devenir célèbres dans les lettres, la médecine ou le barreau, se trouvaient réunis dans un des plus brillants restaurants du Palais-Royal. Les débris d'un splendide souper et le nombre des flacons vides témoignaient en faveur du robuste estomac, et partant, de la gaieté des convives. On était arrivé au dessert, et tout en faisant pétiller le Champagne, on avait épuisé la conversation sur la politique d'abord, et ensuite sur les mille sujets à l'ordre du jour à cette [p.6] époque. La littérature devait nécessairement avoir son tour. Après avoir passé en revue les divers genres d'ouvrages qui, depuis l'antiquité, ont tour à tour été l'objet d'une admiration plus ou moins passagère, on en vint à parler du genre erotique. Il y avait là ample matière à discourir. Aussi, depuis les Pastorales de Longus jusqu'aux cruautés luxueuses du Marquis de Sade, depuis les Épigrammes de Martial et Satires de Juvénal jusqu'aux Sonnets de l'Arétin, tout fut passé en revue. Après avoir comparé la liberté d'expression de Martial, Properce, Horace, Juvénal, Térence, en un mot, des auteurs latins, avec la gêne que s'étaient imposée les divers écrivains erotiques français, quelqu'un fut amené à dire qu'il était impossible d'écrire un ouvrage de ce genre sans appeler les choses par leur nom; l'exemple de Lafontaine était une exception ; que d'ailleurs, la poésie française admettant ces sortes de réticences et savait même, par la finesse et une heureuse tournure de phrases, s'en créer un charme de plus, mais qu'en prose on ne pourrait rien produire de passionné ni d'attrayant. [p.7] Un jeune homme, qui jusqu'alors s'était contenté d'écouter la conversation d'un air rêveur, sembla s'éveiller à ces derniers mots et prenant la parole: « Messieurs, dit-il, si vous consentez à vous réunir de nouveau ici dans trois jours, j'espère vous convaincre qu'il est facile de produire un ouvrage de haut goût sans employer les grossièretés qu'on a coutume d'appeler des naïvetés chez nos bons aïeux, tels que Rabelais, Brantôme, Béroalde de Verville, Bonaventure Desperriers, et tant d'autres, chez lesquels l'esprit gaulois brillerait d'un éclat tout aussi vif, s'il était débarrassé des mots orduriers qui salissent notre vieux langage. » La proposition fut acceptée par acclamation, et trois jours après, notre jeune auteur apporta le manuscrit de l'ouvrage que nous présentons aux amateurs. Chacun des assistants voulut en posséder une copie, et l'indiscrétion de l'un d'entre eux permit à un éditeur étranger de l'imprimer en 1833, dans le format in-4° et orné de grandes gravures coloriées. Cette édition, très incorrecte, fut suivie d'une [p.8] seconde en 1835 sous la rubrique de Venise; l'exécution typographique et la correction de celle-ci laissent encore beaucoup à désirer. En voici le texte: « Gamiani ou Deux Nuits d'excès, par Alcide baron de M. A. Venise, chez tous les marchands de nouveautés: Venise 1835, 1 vol. in-18 de 105 pages, enlaidi de 10 gravures abominables. » Sauf de légères corrections, dues à l'inexpérience d'un génie essayant ses ailes, chacun y pourra reconnaître cette muse sympathique et gracieuse qui, pendant vingt ans, a fait les délices des gens de goût, et dont le génie est encore regretté tous les jours. Notre jeune auteur eut le rare bonheur de laisser sa virginité à une femme, plus digne que beaucoup d'autres, de cueillir la fleur de sa jeunesse ; mais malheureusement cette femme possédait, comme toutes les autres, un léger quartier de la pomme d'Eve, de sorte qu'elle le trompa : c'était son métier de femme, mais notre poète, à qui toute impression don- nait des spasmes en garda la blessure saignante pendant tout le temps de sa courte existence. Il voulut oublier : d'abord débauché par dépit, [p.9] il devint libertin par goût, parce qu'il commençait à penser que le libertinage seul ne trompait pas; il eut beau faire, il eut beau chercher l'oubli dans le poison français, il fut moissonné dans sa jeunesse par le souvenir de la première femme qu'il avait toujours aimée, de cette grisette devenue infâme et infime courtisane, dont le cœur sec se riait du mal qu'elle causait. C'est à la suite de cet abandon qu'il composa les strophes suivantes: [...] |
À l'époque de la publication de cet ouvrage, des gens de lettres très-sérieux et à même de ne point se tromper, ont prétendu que l'illustre romancière contemporaine, qui écrit sous le nom de *** *** avait collaboré avec Alfred de Musset à la rédaction de ce roman de haut goût. Nous ne sommes guère [p.14] compétent pour nous poser en juge de cette attribution; si pourtant, nous en référant à ce que l'on ajoute à ce sujet (cette dame avait la passion de l'amour lesbien), nous ne serions pas taxé de témérité en accordant un certain degré de foi à cette allégation. Voici d'ailleurs ce que nous lisons à cet égard dans le Chassepot (A), pamphlet qui a paru à Londres, in-16, en 1868, et que nous avons également vu relaté dans Paris sous le Bas-Empire, Londres, in-18, p.53 (B). « Il y avait, en 1848, une certaine dame, ... ...,, fort connue dans le monde galant, qui avait la manie de se vêtir en homme. Elle avait l'habitude d'aller chaque soir chez Madame Henry, rue Richelieu, qui tenait une pépinière de jolies femmes. Elle s'y rendait avec autant d'ardeur que jadis Messaline au quartier des Esquilles. « La plus coupable d'entre ces deux femmes n'est certes pas Messaline. Que voulait l'épouse de Claude? Du plaisir. Que cherchait-elle? De la volupté. Ce que voulait notre chère dame était bien différent. Comme toutes les filles de Lesbie, elle aimait les fleurs, et, comme elles, elle préférait certains endroits pour les cueillir. Elle allait dans ce lupanar en faire une ample moisson; puis, quand elle avait de ses lèvres humides, effeuillé les roses flétries que portent à leur ceinture les filles de joie, elle partait heureuse et contente. « Tous les romantiques du temps se rappellent qu'elle fut surnommée le colonel des tribades, et que depuis ce titre lui est resté. « Aujourd'hui cette vieille dame écrit des romans [p.15] où elle prêche la morale, car, grâce à ses amis, elle est devenue une des étoiles de la littérature; en un mot, elle est une célébrité. « ELLE est d'ailleurs une des actrices du Gamiani, ce livre aux scènes tribadiques dont l'auteur est LUI. » [p.18] « NOTES. (A.): LE CHASSEPOT. Londres, Jeffs, 1869. in-16, papier vergé, publié au prix de 5 francs. (B.): PARIS SOUS LE BAS-EMPIRE. Notes inédites par Lambert, élève posthume de Saint-Simon et de Tallemant des Réaulx. Londres, 1871, in-18, avec la Clef des noms ; papier vergé, publié au prix de 5 francs. » |
« [col.686] Gamiani [...]. — La première édition de ce
déplorable ouvrage est demeurée inconnue. La Bibliographie du comte
d'I*** [{GAY-1871}, vide supra] cite comme telle celle qui porte
l'indication de Bruxelles et la date de 1833, et dont le texte est
lithographié. L'édition princeps est
autographiée et imprimée sur papier vergé teinté, à deux colonnes, à 39 lignes
la colonne, le texte encadré d'un double filet et la pagination inscrite entre
deux parenthèses, interrompant le double filet au milieu et en haut de chaque
page. C'est un in-4° de deux feuilles, dont 13 pages seulement sont
écrites. Le premier feuillet est en blanc, de même que le verso du dernier.
Il n'y a pas de titre, le nom de Gamiani est simplement inscrit en
gothique, en haut de la première page de texte.
» Cette édition est tout à fait distincte de celle que désigne la Bibliographie. Si l'indication de lithographiée peut, aux yeux d'un observateur inexperimenté, se confondre avec celle d'autographiée, d'autres particularités caractérisent absolument la distinction. Telle est l'absence de date et de nom de lieu. De même aussi, l'auteur de la Bibliographie signale la première édition comme très-incorrecte, tandis que celle dont il s'agit est au contraire d'une scrupuleuse correction. Enfin, elle ne contient que la première partie qui, en effet, constituait seule, à l'origine, cet ouvrage. La seconde partie a été, comme on l'a fait observer (op. cit. t.III p.402), l'œuvre d'un autre écrivain, à en juger par la différence du style. Nous sommes donc en présence de la véritable édition princeps qui doit être rarissime [...]. L'amateur qui possède l'unique exemplaire que j'aie vu y avait ajouté la suite des huit lithographies de Deveria, relatives à la première partie, et quatre de la deuxième partie, d'une exécution inférieure et de différentes mains. Ces lithographies (détail à noter) ont été imprimées chacune sur une pierre speciate, de la dimension que les lithographes appellent pierres en “ huitième ”, et non par deux ou quatre dessins a la fois. A l'égard des auteurs de ces planches, l'attribution de celles de la première partie à Deveria est incontestable et se trahit par la manière, mais il est permis de douter de l'assertion de la [col.687] Bibliographie qui en donne quelques-unes à Grévedon. Sa manière ne se reconnaît pas, et il n'est pas à croire que le crayon qui a dessine des têtes de femmes d'une expression si pure, si chaste, si limpide, ait pu se plaire à de pareilles œuvres. » Il serait à souhaiter aussi qu'Alfred de Musset fût également purgé de l'accusation qui lui attribue Gamiani. Cette production, ignoble rapsodie d'un style plat et prétentieux, ne fait pas plus d'honneur au talent de l'écrivain qu'à son caractère et à sa moralité. » |
Quelques éditions postérieures de Gamiani:
Voici deux avis opposés quoique contemporains:
POUR:
En 1876, Joris-Karl Huysmans publia anonymement dans
le Bulletin du bibliophile un article intitulé
Étude sur le Gamiani de Musset; on trouvera le texte de cet
article sur le site
www.artandpopularculture.com.
Il n'y est pas question d'une collaboration de George Sand. Huysmans admet
sans réserve l'attribution à Musset et ajoute: « Tout le monde sait que
Musset se trouvant, une nuit à souper en joyeuse compagnie, paria [...] qu'en
évitant toute expression crue ou érotique, il écrirait à l'encontre des
Anciens, le volume le plus “ Cela ” que l'on pourrait rêver dans
ce genre! » Hélas le « Tout le monde sait » rend
l'affirmation infirme!
CONTRE:
« Quoique l'attribution de paternité à la charge du poëte puisse
malheureusement se justifier, il en est qui la nient, et qui, niant à plus
forte raison la collaboration prétendue d'un illustre romancier dans cet
écrit, n'y veulent voir qu'un abominable libelle dirigé contre tous
deux. » {INTERM-1865/33}, col.276.
Ceci résume bien le dilemme et pourrait ici servir d'épigraphe!
Balzac croyait que l'auteur de Les Deux Filles de Séjan — dernier chapitre de Barnave, roman érotique paru anonymement en 1831 mais plus tard reconnu par Janin — était de Félix Pyat. Moïse Le Yaouanc se demandait alors si on ne pouvait pas songer à Pyat comme auteur de Gamiani {LE YAOUANC-1976} p.75 et n.3.
{S.JEUNE-1985}: Simon Jeune, "Gamiani"
poème érotique et funèbre d'Alfred de Musset? in Revue d'Histoire
Littéraire de la France [en abrégé RHLF], 85e année (1985) n° 6,
pp.988-1010.
On peut trouver cet article sur le site Gallica de la BNF: rechercher le titre
"Revue d'histoire littéraire de la France", puis l'année 1985.
Retour à la page principale | Conventions & Abréviations |
Écrire à [email protected] |