George Sand
{RDM 677; QAL 25} OBERMANN 3
PAR
E.-P. DE SENANCOUR a

QAL: "Questions d'art et de littérature"; Paris; Calmann Lévy, anc. maison Michel Lévy fr.; 1878; 1 vol. in-18



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INTRODUCTION

Étienne Pivert de Sénancour (°Paris, 16/1/1770 - †St.Cloud, 10/1/1846) connut un destin qu'on peut qualifier de romantique: « destiné à l'état ecclésiastique[, p]our se soustraire à la volonté paternelle, il gagna la Suisse, aidé en secret par sa mère. Il était déjà en proie à la vague mélancolie qui le domina toute sa vie. [...] En vrai disciple de J.-J. Rousseau, il erra avec délices dans les montagnes, puis il se fixa chez une famille du canton de Fribourg, où il ébaucha un roman sentimental avec la fille de la maison. Cette jeune fille ayant ensuite refusé son fiancé, ou celui-ci s'étant retiré, Sénancour crut l'avoir compromise et l'épousa, pour réparer le tort qu'il avait pu lui faire. Elle mourut peu de temps après, lui laissant sans doute peu de regrets, car Sénancour plaida souvent et avec constance pour la légitimité et la nécessité du divorce. Il avait été porté sur la liste des émigrés; il ne rentra eu France que sous le Directoire, vécut à Paris dans un isolement complet et traduisit ses impressions de solitaire désabusé de toute illusion dans un ouvrage intitulé: Rêveries sur la nature primitive de l'homme (Paris, 1799, in-8°). C'est un livre écrit sous l'influence directe de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. “ Le type auquel il rapporte la société présente, dit Sainte-Beuve, c'est un certain état antérieur à l'homme civilisé, état patriarcal, nomade, participant de la vie des laboureurs et des pasteurs, sans professions déterminées, sans classement de travaux, sans héritages exclusifs, où chaque individu possède en lui les éléments des premiers arts, la généralité des premières notions, la jouissance assidue des pâturages et des montagnes. A partir de là, tout lui paraît déviation et chute, désastre et abîme. [...] Le genre humain en masse est perdu sans retour; il se rue en délire selon une pente de plus en plus croulante; il n'y a plus de possible que des protestations isolées, des fuites individuelles vers le vrai. “ Ces idées vagues et paradoxales reviennent avec plus de force dans Obermann (1804, 2 vol. in-8°), le livre capital de Sénancour. Ce n'est pas un roman; c'est encore une suite de rêveries à pleine liées entre elles et le héros sert de prête-nom à l'auteur, soit pour décrire les paysages du Valais ou de la forêt de Fontainebleau, soit pour traduire, ses réflexions morales, ses enthousiasmes, ses désenchantements et son scepticisme. “ Obermann, dit-il, est un homme qui ne sait ce qu'il est, ce qu'il aime, ce qu'il veut; qui gémit sans cause, qui désire sans objet et qui ne voit rien, sinon qu'il n'est pas à sa place; enfin qui se traîne dans le vide et dans un infini désordre d'ennuis. ” Sénancour s'est personnifié tout entier dans ces quelques lignes. » (Pierre Larousse; Grand Dictionnaire universel, t.XIV p.530, art. Sénancour

Entre autres études sur Sénancour et Oberman, on lira le chapitre VI de livre II de l'Histoire des littératures en France au XIXe siècle [...] par Alfred Michiels (t.I pp.509 et seq; disponible sur le site Gallica de la BNF).

« Le livre d'Obermann n'arriva pas du premier coup à la réputation dont il jouit aujourd'hui; un petit nombre seulement d'esprits délicats, et peut-être bien aussi atteints de la même maladie que le héros de Sénancour, goûtèrent cette œuvre dans laquelle les littérateurs de la fin de l'Empire et de la Restauration s'ingéniaient surtout à trouver des épigraphes, suivant la mode d'alors; presque toutes les pensées d'Obermann étaient ainsi connues par lambeaux, et ces citaïions commencèrent à faire au livre, très-peu lu jusqu'alors, une immense renommée. Il prit fantaisie à Sainte-Beuve, qui y avait puisé comme les autres au temps de sa ferveur romantique, d'en opérer la résurrection, et une nouvelle édition, précédée d'une étude de ce fin critique (1833, 2 vol. in-8°), fut accueillie avec tout le succès d'une nouveauté. L'influence d'Obermann fut très-grande sur toute une période de la poésie romantique » (ibid., t.XI p.1191, art. Obermann il y a aussi un article obermanesque). On remarquera que le Grand Dictionnaire s'exprime comme on verra que George Sand le fit en 1833.

Les premières éditions d'Obermann sont les suivantes — extrait de la Bibliographie des Œuvres de Sénancour; Documents inédits par Joachim Merlant; Paris, Librairie Hachette et Cie, 1905; pp.23-24 (disponible sur la site Gallica). On y ajoute les références à Quérard, Joseph-Marie, La littérature française contemporaine / XIXe siècle (Paris, Daguin frères, 1842-1857, 6 vol. in-8), noté Quérard; à Vicaire, Georges, Manuel de l'amateur de livres du XIXe siècle, 1801-1893 (Paris, A. Rouquette, 1894-1920, 8 vol. in-8), noté Vicaire; et à la Bibliographie de la France, notée BF:

  • Obermann. Lettres publiées par M. Sénancour, auteur des Rêveries sur la nature primitive de l'homme, 2 vol. in-8°, “A Paris, chez Cérioux, libraire, quai Voltaire. De l'imprimerie de la rue Vaugirard, n° 939. An XII [1804]. (Vicaire VII,472)
  • « Obermann, / par / de Sénancour / Deuxième Édition / avec une préface de Sainte-Beuve. / [tomaison] / A la librairie d'Abel Ledoux / quai des Augustins, n° 37 / Paris – MDCCCXXXIII [1833] ”; 2 vol. in-8° « Imprimerie d'Éverat / Rue du Cadran, n° 16. » (Vicaire VII,472; BF 1/6/1833 p.336 #2882)
  • Obermann, par de Sénancour. Avec une préface de Sainte-Beuve, 2 vol. in-16°; Bruxelles, Hauman, 1837 (contrefaçon de l'édition de 1833)
  • Obermann, par de Sénancour. Nouvelle édition revue et corrigée, avec une préface de G. Sand, in-18, “Paris, Charpentier, libraire-éditeur, 29, rue de Seine” (Poitiers, impr. F.-A. Saurin), 1840 (Cette préface est l'article paru en 1833 dans la Revue des Deux-Mondes). (Vicaire VII,288 mais pas en col. 473; Quérard VI,309; BF 15 février 1840, p.78 #688)
    Les modifications apportées à l'ouvrage sont toutes indiquées par Sénancour en note.

    Cette troisième édition fut suivie d'autres, avec la préface de George Sand, la dernière en 1852 (celle que nous repérons plus loin {Obe}).

    Une édition critique établie par G. Michaut fut publiée en 1912 par la société nouvelle de librairie et d'édition / (anct rue Cujas) / Édouard Cornély et Cie, éditeurs / 101, rue de Vaugirand, 101 à Paris. G. Michaut précise que la deuxième édition, celle de 1833, « offre infiniment peu de différences » avec la première.

    Le seul exemplaire d'Obermann qui figura dans la vente de la bibliothèque de Mme George Sand et de M. Maurice Sand est celui de l'édition de 1833 contenant la préface de Sainte-Beuve — p.73 n° 813 du catalogue, la vente eut lieu du 24 février au 3 mars 1890 —; l'exemplaire de cette vente portait au-desssus du titre la mention autographe suivante: « Comme si tous les hommes n'avaient point passé et tous passé en vain!... C'est l'oubli qui est le véritable linceul des morts; c'est celui qui serre le cœur; c'est le lendemain tranquille et la vie qui reprend son cours, sur la tombe à peine fermée. Signé: Obermann et Indiana ». Ainsi donc c'est en 1833 que George Sand lut Obermann.

    « Ce livre, que Charles Didier la trouve le 30 mars [1833] en train de lire a produit sur [elle] une forte impression dont on retrouvera des traces ans sa vie et dans son œuvre. Elle en avait parlé avec Sainte-Beuve et avec [Gustave] Planche, et M. Maurice Regard a montré 1 que les pages écrites par G[eorge] S[and] dans l'album Sketches and hints [...] et datées du 6 juin, sur Obermann lui ont été dictées par Planche, dont le vocabulaire même est reconnaissable 2. (Georges Lubin in Corr.II p.647 n.2).

    Ayant donc lu Obermann avant même l'annonce dans la BF, George Sand rédigea au début de mai l'article qui devait paraître dans la Revue des Deux-Mondes le 15 mai. Le 26 juin, accompagnée de Gustave Planche, elle rencontrait Sénancour, invitée par lui (voir Corr.I pp.333-334: la lettre 647 à Sénancour annonçant la visite; et la note 2 de la p.334: au sujet de cette rencontre et de l'impression qu'elle fit à Sénancour).

    On trouvera ici
    - le texte d'Obermann tel qu'il parut dans Questions d'art et de littérature (Paris; Calmann Lévy, anc. maison Michel Lévy fr.; 1878; 1 vol. in-18), édition repérée {QAL}
    - les variantes de la parution dans la Revue des Deux-Mondes le 15 mai 1833 (Paris, 2e série, t.2, avril-juin 1833, pp.677-690), repérée {RDM}
    - les variantes de la préface de l'édition de 1852 du roman de Sénancour ("Obermann, par de Sénancour / Nouvelle édition, revue et corrigée, avec une préface, par George Sand"; Paris; Charpentier; 1852; 1 vol. in-18; BF 15 février 1852, p.774 #7511), repérée {Obe}.
    Les états d'une même variante sont séparés par le signe ♦.

    Les citations que fait George Sand du roman de Sénancour sont identifiées par rapport à {Obe}. Ces citations ont certaines divergences avec le texte de Sénancour dans {Obe} qui peuvent probablement s'expliquer, d'une part parce que Sénancour fit des modifications à son roman pour l'édition de 1840, et d'autre part — pour l'une ou l'autre divergence de ponctuation ou de nombre— par une inadvertance de George Sand ou des typographes. Nous relèverons les variantes entre les différents états du texte de George Sand mais pas en regard du roman de Sénancour, dont nous n'avons pu consulter l'édition de 1804 ni celle de 1833.

    Le texte contient en outre les indications de pagination des états contrôlés, sous la forme: {nom x } où 'nom' est RDM, Obe ou QAL comme vu plus haut, et 'x' est le numéro de page. Cette indication ne coupe jamais un mot.






  • {Obe 5} Si le récit des guerres, des entreprises et des passions des hommes a de tout temps possédé b le privilége de captiver l'attention du plus grand nombre, si le côté épique de toute littérature est encore aujourd'hui le côté le plus populaire, il n'en est pas moins avéré, pour c les âmes profondes et rêveuses ou pour les intelligences délicates et attentives, que les poëmes d les plus importants e et les plus précieux sont ceux qui nous révèlent les intimes souffrances de l'âme humaine dégagées de l'éclat et de la variété des événements extérieurs. Ces rares et austères productions ont peut-être une importance plus grande que les faits mêmes de l'histoire pour l'étude de la psychologie au travers f du mouvement des siècles; car elles pourraient, en nous éclairant sur l'état moral et intellectuel {QAL 26} des peuples aux divers âges de la civilisation, donner la clef des grands événements qui sont encore proposés pour énigmes aux érudits de notre temps.

    Et cependant ces œuvres dont la poussière est secouée avec empressement par les générations éclairées et mûres g des temps postérieurs, ces monodies mystérieuses et sévères où h toutes les {RDM 678} grandeurs et toutes les misères humaines se confessent et se dévoilent, comme pour se soulager, en se jetant i hors d'elles-mêmes, enfantées souvent dans l'ombre de la cellule ou dans le silence des champs, ont passé inaperçues parmi les productions contemporaines. Telle a été, on le sait, la destinée d'Obermann.

    {Obe 6} A nos yeux, la plus haute et la plus durable valeur de ce livre consiste dans la donnée psychologique, et c'est principalement sous ce point de vue qu'il doit être examiné et interrogé.

    Quoique la souffrance morale puisse être divisée en d'innombrables ordres, quoique les flots amers de cette inépuisable source se répandent en une multitude de canaux, pour j embrasser et submerger l'humanité entière, il y a plusieurs ordres principaux dont toutes les autres douleurs dérivent plus ou moins immédiatement. Il y a: 1° la passion contrariée dans son développement, c'est-à-dire la lutte de l'homme contre les choses; 2° le sentiment des facultés k supérieures, sans volonté qui les puisse réaliser; 3° le sentiment des facultés incomplètes, clair, évident, irrécusable, assidu, avoué: ces trois ordres de souffrances peuvent être expliqués et résumés par ces trois noms: Werther l, René, Obermann 4.

    Le premier tient à la vie active de l'âme et m par conséquent rentre dans la classe des simples romans. Il {QAL 27} relève de l'amour, et, comme n mal, a pu être observé dès les premiers siècles de l'histoire humaine. La colère d'Achille perdant Briséis o et le suicide de l'enthousiaste Allemand p s'expliquent tous deux par l'exaltation de facultés éminentes, gênées, irritées ou blessées. La différence des génies grec et allemand et des deux civilisations placées à tant de siècles de distance ne trouble q en rien la parenté psychologique de ces deux données. Les éclatantes douleurs, les tragiques infortunes ont dû exciter de plus nombreuses et de plus précoces sympathies que les deux autres ordres de souffrance aperçus et signalés plus tard. Celles-ci n'ont pu naître que dans une civilisation très-avancée r.

    Et, pour parler s d'abord de la mieux connue de ces deux maladies sourdes et désséchantes t, il faut nommer René, type d'une rêverie douloureuse, mais non pas sans volupté; car à l'amertume de son inaction sociale se mêle la satisfaction {Obe 7} orgueilleuse et secrète du dédain. C'est le dédain qui établit la supériorité de cette {RDM 679} âme sur tous les hommes, sur toutes les choses au milieu desquelles elle se consume, hautaine et solitaire.

    A côté de cette destinée à la fois brillante et sombre se traîne u en silence la destinée d'Obermann, majestueuse dans sa misère; sublime dans son v infirmité. A voir la mélancolie profonde de leur démarche, on croirait qu'Obermann et René vont suivre la même voie et s'enfoncer dans les mêmes solitudes pour y vivre calmes et repliés sur eux-mêmes. Il n'en sera pas ainsi. Une immense différence établit l'individualité complète de ces deux solennelles figures. René signifié le génie sans volonté; Obermann w signifie l'élévation morale sans génie, la sensibilité maladive monstrueusement isolée en l'absence d'une volonté {QAL 28} avide d'action. René dit: « Si je pouvais vouloir, je pourrais faire; » Obermann dit: « A quoi bon vouloir? je ne pourrais pas. »

    En voyant passer René si triste mais si beau, si découragé mais x si puissant encore, la foule a dû s'arrêter, frappée de surprise et de respect. Cette noble misère, cette volontaire indolence, cette inappétence affectée plutôt que sentie, cette plainte éloqunte et magnifique du génie qui s'irrite et se débat dans ses langes, ont excité y le sentiment d'une présomptueuse fraternité chez une génération inquiète et jeune. Toutes les existences manquées, toutes les supériorités avortées se sont redressées fièrement, parce qu'elles se sont crues représentées dans cette poétique création. L'incertitude, la fermentation de René en face de la vie qui commence, ont presque consolé de leur impuissance les hommes déjà brisés sur le seuil. Ils ont oublié que René n'avait fait qu'hésiter à vivre, mais que des cendres de l'ami de Chactas, enterré aux rives du Meschacébé, était né l'orateur et le poëte qui a grandi parmi nous.

    Atteint mais non pas z saignant de son mal, Obermann {Obe 8} marchait par des chemins plus sombres vers des lieux plus arides. Son voyage fut moins long, moins effrayant en apparence; mais René revint de l'exil, et la trace d'Obermann fut effacée et perdue.

    Il est impossible de comparer Obermann à des types de souffrance tels que Faust, Manfred, Childe-Harold, Conrad et Lara. Ces variétés de douleur signifient, dans Goethe aa, le vertige de l'ambition intellectuelle, et ab dans Byron, successivement, d'abord un vertige pareil (Manfred); puis la satiété de la débauche {RDM 680} (Childe-Harold); puis le dégoût de la vie sociale et le besoin {QAL 29} de l'activité matérielle (Conrad); puis, enfin, la tristesse du remords dans une grande âme qui a pu espérer un instant trouver dans le crime un développement sublime de la force, et qui, rentrée en elle-même, se demande si elle ne s'est pas misérablement trompée (Lara).

    Obermann, au contraire, c'est la rêverie dans l'impuissance, la perpétuité du désir ébauché. Une pareille donnée psychologique ne peut être confondue avec aucune autre. C'est une douleur plus spéciale, peu éclatante, assez difficile à observer, mais curieuse, et qui ne pouvait être poétisée que par un homme en qui le souvenir vivant de ses épreuves personnelles nourrissait le feu de l'inspiration. C'est un chant triste et incessant sur lui-même, sur sa grandeur invisible, irrévélable, sur sa perpétuelle oisiveté. C'est une mâle poitrine avec de faibles bras; c'est une âme ascétique avec un doute rongeur qui trahit sa faiblesse, au lieu de marquer son audace. C'est un philosophe à qui la force a manqué pour ac devenir un saint. Werther est le captif qui doit mourir étouffé dans sa cage; René, l'aigle blessé qui reprendra son vol; Obermann est cet oiseau des récifs à qui la nature a refusé des ailes, et qui exhale sa plainte calme et mélancolique sur les grèves d'où partent les navires et où reviennent les débris.

    Chez Obermann, la sensibilité seule est active, l'intelligence {Obe 9} est paresseuse ou insuffisance ad. S'il cherche la vérité, il la cherche mal, il la trouve péniblement, il la possède à travers un voile. C'est un rêveur patient qui se laisse souvent distraire par des influences puériles, mais que la conscience de son mal ramène à des larmes vraies, profondes, saisissantes. C'est un {QAL 30} ergoteur voltairien qu'un poétique sentiment de la nature rappelle à la tranquille majesté de l'élégie. Si les beautés descriptives et lyriques de son poëme sont souvent troublées par l'intervention de la discussion philosophique ou de l'ironie mondaine, la gravité naturelle de son caractère ae, le recueillement auguste de ses pensées les plus habituelles lui af inspirent bientôt des hymnes nouveaux, dont rien n'égale la beauté austère et la sauvage grandeur.

    Cette difficulté de l'expression dans la dialectique subtile, cette mesquinerie acerbe dans la raillerie, révèlent la portion infirme de l'âme où s'est agité et accompli le poëme étrange et douloureux {RDM 681} d'Obermann. Si parfois l'artiste a le droit de regretter le mélange contraint et gêné des images sensibles, symboles vivants de la pensée, et des idées abstraites, résumés inanimés de l'étude solitaire, le psychologiste plonge un regard curieux et avide sur ces taches d'une belle œuvre, et s'en empare avec la cruelle satisfaction du chirurgien qui interroge et surprend le siège du mal dans les entrailles palpitantes et les organes hypertrophiés. Son rôle est d'apprendre et non de juger. Il constate et ne discute pas. Il grossit son trésor d'observations de la découverte des cas extraordinaires. Pour lui, il s'agit de connaître la maladie; plus tard, il ag cherchera le remède. Peut-être la race humaine en trouvera-t-elle pour ses souffrances morales, quand elle les aura approfondies et analysées comme ses souffrances physiques.

    Indépendamment de ce mérite d'utilité générale, le livre d'Obermann en possède un très-littéraire, c'est la nouveauté et l'étrangeté du sujet. La naïve tristesse dès facultés qui s'avouent incomplètes; la touchante ah {QAL 31} et noble révélation d'une {Obe 10} impuissance qui devient sereine et résignée, n'ont pu jaillir que d'une intelligence élevée, que d'une âme d'élite: la majorité des lecteurs s'est tournée vers l'ambition des rôles plus séduisants de Faust, de Werther, de René, de Saint-Preux.

    Mystérieux, rêveur, incertain, tristement railleur, peureux par irrésolution, amer par vertu, Obermann a peut-être une parenté éloignée avec Hamlet, ce type embrouillé mais profond de la faiblesse humaine, si complet dans son avortement, si logique dans son inconséquence. Mais la distance des temps, les métamorphoses de la société, la différence des conditions et des devoirs font ai d'Obermann une individualité nette, une image dont les traits bien arrêtés n'ont de modèle et de copie nulle part. Moins puissante que belle et vraie, moins flatteuse qu'utile et sage, cette austère leçon donnée à la faiblesse impatiente et chagrine devait être acceptée d'un très-petit nombre d'intelligences dans une époque toute d'ambition et d'activité. Obermann, sentant son incapacité à prendre un rôle sur cette scène pleine et agitée, se retirant sur les Alpes pour gémir seul au sein de la nature, cherchant un coin de sol inculte et vierge pour y souffrir sans témoin et sans bruit; puis aj bornant enfin son ambition à s'éteindre et à mourir là, oublié, {RDM 682} ignoré de tous, devait trouver peu de disciples qui consentissent à s'effacer ainsi, dans le seul dessein de désencombrer la société trop pleine de ces volontés inquiètes et inutiles qui s'agitent sourdement dans son sein et le rongent en se dévorant elles-mêmes.

    Si l'on exige dans un livre là coordination progressive des pensées et la symétrie des lignes extérieures, {QAL 32} Obermann n'est pas un livre, mais c'en est ak un vaste et complet, si l'on considère l'unité fatale et intime qui préside à ce déroulement d'une destinée entière. L'analyse en est simple et rapide à faire. D'abord l'effroi de l'âme en présence de la vie sociale qui réclame l'emploi de ses facultés; tous les rôles trop rudes pour elle: oisiveté, nullité, confusion, aigreur, colère, doute, {Obe 11} énervement, fatigue, rassérénement, bienveillance sénile, travail matériel et volontaire, repos, oubli, amitié douce et paisible, telles sont les phases successives de la douleur croissante et décroissante d'Obermann. Vieilli de bonne heure par le contact insupportable de la société, il la fuit, déjà épuisé, déjà accablé du sentiment amer de la vie perdue 5, déjà obsédé des fantômes de ses illusions trompées, des squelettes atténués de ses passions éteintes. C'est une âme qui n'a pas pris le temps de vivre, parce qu'elle al a manqué de force pour s'épanouir et se développer. « J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles... Je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes si j'en étais le plus vertueux, l'illusion a duré près d'un mois dans sa force 6. »

    Un mois! ce terme rapide a suffi pour désenchanter, pour flétrir la jeunesse d'un cœur. Vers le commencement de son pèlerinage, au bord d'un des lacs de la Suisse, il consume dix ans de vigueur dans une nuit d'insomnie...

    « Me sentant disposé am à rêver longtemps, et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer tout entière au dehors, je pris la route de Saint-Blaise... Je descendis une pente escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues... La lune parut; je restai longtemps. Vers le matin, elle répandait sur {QAL 33} les terres et sur les eaux l'ineffable mélancolie de ses dernières lueurs. La nature paraît bien grande à l'homme lorsque, dans un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur la rive solitaire, dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la lune qui finit.

    » Indicible sensibilité, charme et tourment de nos vaines {RDP 683} années, vaste conscience an d'une nature partout accablante et partout impénétrable, passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon, tout ce qu'un coeur mortel peut contenir de besoin et d'ennui profond, j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement, ao j'ai dévoré dix {Obe 12} années de ma vie. Heureux l'homme simple dont le cœur est toujours jeune! » 7

    Dans tout le livre, on retrouve, comme dans cet admirable fragment, le déchirement du cœur, adouci et comme attendri par la rêveuse contemplation de la nature. L'âme d'Obermann n'est rétive et bornée qu'en face du joug social. Elle s'ouvre immense et chaleureuse aux splendeurs du ciel étoilé, au murmure des bouleaux et des torrents, aux sons romantiques que l'on entend sous l'herbe courte de Titlis 8. Ce sentiment exquis de la poésie, cette grandeur de la méditation religieuse et solitaire, sont les seules puissances qui ne s'altèrent point en elle. Le temps amène le refroidissement progressif de ses facultés inquiètes; ses élans ap passionnés vers le but inconnu où tendent toutes les forces de l'intelligence se ralentissent et s'apaisent. Un travail puéril, mais naïf et patriarcal, senti et raconté à la manière de Jean-Jacques, donne le change au travail funeste de sa pensée, qui creusait incessamment {QAL 34} les abîmes du doute. « On devait le lendemain commencer à cueillir le raisin d'un grand treillage exposé au midi et qui regarde le bois d'Armand... aq Dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur une brouette, et j'allai le premier au fond du clos commencer la récolte. Je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt; j'aimais cette lenteur, je voyais à regret quelque autre y travailler. Elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans des chemins négligés et remplis d'une herbe humide; je choisissais les moins unis, les plus difficiles, et les jours coulaient ainsi dans l'oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil d'automne... J'ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon coeur l'ardent principe de ses plus vastes passions. J'y porte aussi le sentiment des grandes choses sociales et de l'ordre philosophique... Tout cela peut animer mon âme et ne la remplit pas. Cette brouette, que je charge de fruits et {Obe 13} pousse doucement, la soutient mieux, Il semble {RDM 684} qu'elle voiture paisiblement mes heures, et que son mouvement utile et lent, sa marche mesurée, conviennent à l'habitude ordinaire de la vie. » 9

    Après avoir épuisé les désirs immenses, irréalisables, après avoir dit: « Il y a l'infini entre ce que je suis et ce que je voudrais être. Je ne veux point jouir, je veux espérer... Que m'importe ce qui peut finir? 10 » Obermann, fatigué de n'être rien, se résigne à n'être plus. Il s'obscurcit, il s'efface. « Je ne veux plus de désirs, dit-il, ils ne me trompent point... ar Si l'espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui m'environne, elle n'annonce rien que l'amertume qu'elle exhale en s'éclipsant, elle n'éclaire que l'étendue de ce vide où je cherchais, et où je n'ai rien trouvé. »

    {QAL 35} Le silence des vallées, les soins paisibles de la vie pastorale, les satisfactions d'une amitié durable et partagée, sentiment exquis dont son cœur avait toujours caressé l'espoir, telle est la dernière phase d'Obermann. Il ne réussit point à se créer un bonheur romanesque, il témoigne pour cette chimère de la jeunesse un continuel mépris. C'est la haine superbe des malheureux pour les promesses qui les ont leurrés, pour les biens qui leur ont échappé; mais il se soumet, il s'affaisse, sa douleur s'endort, l'habitude de la vie domestique engourdit ses agitations rebelles, il s'abandonne à cette salutaire indolence, qui est à la fois un progrès de la raison raffermie et un bienfait du ciel apaisé. La seule exaltation qu'Obermann conserve dans toute sa fraîcheur, c'est la reconnaissance et l'amour pour les dons et les grâces de la nature. Il finit par une grave et adorable oraison sur les fleurs champêtres, et ferme doucement le livre où s'ensevelissent ses rêves, ses illusions et ses douleurs. « Si j'arrive à la vieillesse; si, un jour, plein de pensées encore, mais renonçant à parler aux hommes, j'ai auprès de moi un ami pour {Obe 14} recevoir mes adieux à la terre, qu'on place ma chaise sur l'herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu'en laissant la vie qui passe je retrouve as quelque chose de l'illusion infinie. 12 »

    Telle est l'histoire intérieure et sans réserve d'Obermann. Il était {RDM 685} peut-être dans la nature d'une pareille donnée de ne pouvoir se poétiser sous la forme d'une action progressive; car, puisque Obermann nie perpétuellement non-seulement la valeur des actions et des idées, mais la valeur même des désirs, comment {QAL 36} concevrait-on qu'il pût se mettre à commencer quelque chose?

    Cette incurie mélancolique, qui encadre de lignes infranchissables la destinée d'Obermann, offrait un type trop exceptionnel pour être apprécié lors de son apparition en 1804 13. A cette époque, la at grande mystification du Consulat au venait enfin de se dénouer. Mais, préparée depuis 1799 avec une habileté surhumaine, révélée avec pompe au milieu du bruit des armes, des fanfares de la victoire et des enivrantes fumées du triomphe, elle av n'avait soulevé que des indignations impuissantes, rencontré que des résistances muettes et isolées. Les préoccupations de la guerre et les rêves de la gloire absorbaient tous les esprits. Le sentiment aw de l'énergie extérieure se développait le premier dans la jeunesse; le besoin d'activité virile et martiale bouillonnait dans tous les cœurs. Obermann, étranger par caractère chez toutes les nations, devait, en France plus qu'ailleurs, se trouver isolé dans sa vie de contemplation et d'oisiveté. Peu soucieux de connaître et de comprendre les hommes de son temps, il n'en fut ni connu ni compris, et traversa la foule, perdu dans le mouvement et le bruit de cette cohue, dont il ne daigna pas même regarder l'agitation tumultueuse. Lorsque la chute de l'Empire ax introduisit en France la discussion parlementaire, la discussion devint réellement la monarchie constitutionnelle, comme {Obe 14} l'empereur avait été l'Empire à lui tout seul. En même temps que les institutions et les coutumes, la littérature anglaise passa le détroit et vint ay régner chez nous. La poésie britannique nous révéla le doute incarné sous la figure de Byron; puis la littérature allemande, quoique plus mystique, nous conduisit au même résultat {QAL 37} par un sentiment de rêverie plus profond. Ces causes, et d'autres, transformèrent rapidement l'esprit de notre nation, et pour caractère principal lui infligèrent le doute az. Or, le doute, c'est Obermann, et Obermann, né trop tôt de trente années, est réellement la traduction de l'esprit général depuis 1830 ba.

    Pourtant, dès le temps de sa publication, Obermann bb excita des {RDM 686} sympathies d'autant plus fidèles et dévouées qu'elles étaient plus rares. Et, en ceci bc, la loi qui condamne à de tièdes amitiés les existences trop répandues fut bd accomplie; la justice, qui dédommage du peu d'éclat par la solidité des affections, fut rendue be. Obermann n'encourut pas les trompeuses jouissances d'un grand succès, il fut préservé de l'affligeante insouciance des admirations consacrées et vulgaires. Ses adeptes s'attachèrent à lui avec force et lui gardèrent leur enthousiasme, comme un trésor apporté par eux seuls, à l'offrande duquel ils dédaignaient d'associer la foule. Ces âmes malades, parentes de la sienne, portèrent une irritabilité chaleureuse dans l'admiration de ses grandeurs et dans la négation de ses défauts. Nous avons été de ceux-là, alors que, plus jeune et dévoré bf d'une plus énergique souffrance, nous étions fiers de comprendre Obermann et près bg de haïr tous ceux dont le cœur lui était fermé.

    Mais le mal d'Obermann, ressenti jadis par un petit nombre d'organisations précoces, s'est répandu peu à peu depuis, et, au temps bh où nous sommes, beaucoup peut-être bi en sont atteints; car notre époque se signale par une grande multiplicité de maladies morales, jusqu'alors inobservées, désormais contagieuses et mortelles.

    {Obe 16} Durant les quinze premières années du XIXe bj siècle, non-seulement le sentiment de la rêverie fut gêné et {QAL 38} empêché par le tumulte des camps, mais encore le sentiment de l'ambition fut entièrement dénaturé dans les âmes fortes. Excité, mais non développé, il se restreignit dans son essor en ne rencontrant que des objets vains et puérils. L'homme qui était tout dans l'État bk avait arrangé les choses de telle façon que les plus grands hommes furent réduits à des ambitions d'enfant. Là ou il n'y avait qu'un maître pour disposer de tout, il n'y avait pas d'autre manière de parvenir que de complaire au maître, et le maître ne reconnaissait qu'un seul mérite, celui de l'obéissance aveugle; cette loi bl de fer eut le pouvoir, propre à tous les despotismes, de retenir la nation dans une perpétuelle enfance; quand bm le despotisme croula irrévocablement en France, les hommes eurent quelque peine à perdre cette habitude d'asservissement qui avait effacé et confondu tous les caractères politiques dans une seule physionomie. Mais, rapidement bn {RDM 687} éclairés sur leurs intérêts, ils eurent bientôt compris qu'il ne s'agissait plus d'être élevé par le maître, mais d'être choisi par la nation; que, sous bo un gouvernement représentatif, il ne suffisait plus d'être aveugle et ponctuel dans l'exercice de la force brutale pour arriver bp à faire de l'arbitraire en sous-ordre, mais qu'il fallait chercher désormais sa force dans son intelligence, pour être élevé par le vote libre et populaire à la puissance et à la gloire de la tribune. A mesure que la monarchie, en s'ébranlant, vit ses faveurs perdre de leur prix, à mesure que la véritable puissance politique vint s'asseoir sur les bancs de l'opposition, la culture de l'esprit, l'étude de la dialectique, le développement de la pensée devint le seul moyen de réaliser des ambitions désormais plus vastes et plus nobles.

    {QAL 39} Mais, avec bq ces promesses plus glorieuses, avec ces pretentions plus hautes, les ambitions ont pris un caractère d'intensité fébrile qu'elles n'avaient pas encore présenté. Les âmes, surexcitées br par d'énormes travaux, par l'emploi de facultés immenses, ont été éprouvées tout à coup par de grandes fatigués et de cuisantes angoisses. Tous les ressorts de l'intérêt personnel, toutes les puissances de l'égoïsme, tendues et développées outre mesure, ont donné naissance à des maux inconnus, à des souffrances monstrueuses, auxquelles la psychologie n'avait point encore assigné de place dans ses annales.

    L'invasion de ces maladies a dû introduire le germe d'une poésie nouvelle. S'il est vrai que la littérature soit et ne puisse être autre chose que l'expression de faits accomplissables, la peinture de traits visibles, ou la révélation de sentiments possiblement vrais, la littérature de l'Empire devait réfléchir la physionomie de l'Empire, reproduire la pompe des événements extérieurs, ignorer la science des mystérieuses souffrances de l'âme. L'étude de la conscience ne pouvait être approfondie que plus tard, lorsque la conscience elle-même jouerait un plus grand rôle dans la vie, c'est-à-dire lorsque l'homme, ayant un plus grand besoin de son intelligence pour arriver aux choses extérieures, serait forcé à un plus mûr examen de ses facultés intérieures. Si l'étude dé la psychologie, poétiquement envisagée, a été jusque-là incomplète et superficielle, c'est que les observations lui ont manqué, c'est que les {RDM 688} maladies, aujourd'hui constatées et connues, hier encore n'existaient pas.

    Ainsi donc le champ des douleurs observées et poétisées s'agrandit chaque jour, et demain en saura plus {QAL 40} qu'aujourd'hui. Le mal de Werther, celui de René, celui d'Obermann, ne sont pas les seuls que la civilisation avancée nous ait apportés, et le livre où Dieu a inscrit le compte de ces fléaux n'est peut-être encore ouvert qu'à la première page. Il en est un qu'on ne nous a pas encore officiellement signalé, quoique beaucoup d'entre nous en aient été frappés; c'est bs la souffrance de la volupté dépourvue de puissance. C'est un autre {Obe 18} supplice que celui de Werther, se brisant contre la société qui proscrit sa passion, c'est bt une autre inquiétude que celle de René, trop puissant pour vouloir; c'est une autre agonie que celle d'Obermann, atterré de son impuissance; c'est la souffrance énergique, colère, impie, de l'âme qui veut réaliser une destinée, et devant qui toute destinée s'enfuit comme un rêve; c'est l'indignation de la force qui voudrait tout saisir, tout posséder, et à qui tout échappe, même la volonté, au travers de fatigues vaines et d'efforts inutiles. C'est bu l'épuisement et la contrition de la passion désappointée; c'est, en un mot, le mal bv de ceux qui ont vécu.

    René et Obermann sont jeunes. L'un n'a pas encore employé sa puissance, l'autre n'essayera pas de l'employer; mais tous deux vivent dans l'attente et l'ignorance d'un avenir qui se réalisera dans un sens quelconque. Comme le bourgeon exposé au vent impétueux des jours, au souffle glacé des nuits, René résistera aux influences mortelles et produira de beaux fruits. Obermann languira comme une fleur délicate qui exhale de plus suaves parfums en pâlissant à l'ombre. Mais il est des plantes à la fois trop vigoureuses pour céder aux vains efforts des tempêtes, et trop avides de soleil pour fructifier sous un ciel rigoureux. {QAL 41} Fatiguées, mais non brisées, elles enfoncent encore leurs racines dans le roc, elles élèvent encore leurs calices desséchés et flétris pour aspirer la rosée du ciel; mais, courbées par les vents contraires, elles retombent et rampent sans pouvoir vivre ni mourir, et le pied qui les foule ignore bw la lutte immense qu'elles ont soutenue avant de plier.

    Les âmes atteintes de cette douloureuse colère peuvent avoir {RDP 689} eu la jeunesse de René. Elles peuvent bx avoir répudié longtemps by la vie réelle, comme n'offrant rien qui ne fût trop grand ou trop petit pour elles; mais à coup sûr elles ont vécu la vie de Werther. Elles se sont suicidées comme lui par quelque passion violente et opiniâtre, par quelque sombre divorce {Obe 19} avec les espérances de la vie humaine. La faculté de croire et d'aimer est morte en elles. Le désir seul bz a survécu, fantasque, cuisant, éternel, mais irréalisable, à cause des avertissements sinistres de l'expérience. Une telle âme peut s'efforcer à consoler Obermann, en lui montrant une blessure plus envenimée que la sienne, en lui disant la différence du doute à l'incrédulité, en répondant à cette belle et triste parole: « Qu'un jour je puisse dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu! 14 » — Obermann, consolez-vous, nous aurions vécu en vain. ca

    Il appartiendra peut-être à quelque génie austère, à quelque psychologue rigide et profond, de nous montrer la souffrance morale sous un autre aspect encore, de nous dire une autre lutte de la volonté contre l'impuissance, de nous initier à l'agitation, à l'effroi, à la confusion d'une faiblesse qui s'ignore et se nie, de nous intéresser au supplice perpétuel d'une âme qui refuse de connaître son infirmité, et qui, dans l'épouvante {QAL 42} et la stupéfaction de ses défaites, aime mieux s'accuser de perversité que d'avouer son indigence primitive. C'est une maladie plus répandue cb que toutes les autres, mais que nul n'a encore osé traiter. Pour la revêtir de grâce et de poésie, il faudra une main habile et une science consommée.

    Ces créations viendront sans doute. Le mouvement des intelligences entraînera dans l'oubli la littérature réelle, qui ne convient déjà plus à notre époque. Une autre littérature se prépare et s'avance à grands pas, idéale, intérieure, ne relevant que de la conscience humaine, n'empruntant au monde des sens que la forme et le vêtement de ses inspirations, dédaigneuse, à l'habitude, de cc la puérile complication des épisodes, ne se souciant guère de divertir et de distraire les imaginations oisives, parlant peu aux yeux, mais à l'âme constamment. Le rôle de cette littérature sera laborieux et difficile, et ne sera pas compris d'emblée. Elle aura contre {Obe 20} elle l'impopularité des premières épreuves; elle aura de nombreuses batailles {RDM 690} à livrer pour introduire, dans les récits de la vie familière, dans l'expression scénique des passions éternelles les cd mystérieuses tragédies que la pensée aperçoit et que l'œil ne voit point.

    Cette réaction a déjà commencé d'une façon éclatante dans la poésie personnelle ou lyrique: espérons que le roman et le théâtre ne l'attendront pas en vain.

    Mai 1833 ce.


    Variantes

    1. pas de sous-titre dans {RDM} ni {Obe}
    2. des hommes, a, de tout temps, possédé {RDM} ♦ des hommes, a de tout temps possédé {Obe} ♦ des hommes a de tout temps possédé {QAL}
    3. avéré pour {RDM}, {Obe} ♦ avéré, pour {QAL}
    4. poèmes {RDM} ♦ poëmes {Obe}, {QAL} (Nous ne reviendrons plus là-dessus; il en va de même pour poète ⇒ poëte)
    5. importans {RDM} ♦ importants {Obe}, {QAL} (Nous ne reviendrons plus sur ces pluriels: ~ns ⇒ ~nts)
    6. l'histoire, pour l'étude de la psychologie, au travers {RDM}, {Obe} ♦ l'histoire pour l'étude de la psychologie au travers {QAL}
    7. muries {RDM}, {Obe} ♦ mûres {QAL}
    8. sévères, où {RDM}, {Obe} ♦ sévères où {QAL}
    9. se soulager en se jetant {RDM}, {Obe} ♦ se soulager, en se jetant {QAL}
    10. de canaux pour {RDM}, {Obe} ♦ de canaux, pour {QAL}
    11. sentiment de facultés {RDM}, {Obe} ♦ sentiment des facultés {QAL} (Il en va de même au 3°)
    12. trois noms, Werther {RDM}, {Obe} ♦ trois noms: Werther {QAL}
    13. de l'âme et {RDM} ♦ de l'âme, et ♦ {QAL} comme {RDM}
    14. et comme {RDM} ♦ et, comme {Obe}, {QAL}
    15. Briséïs {RDM} ♦ Briséis {Obe}, {QAL}
    16. allemand {RDM}, {Obe} ♦ Allemand {QAL}
    17. de distance, ne trouble {RDM}, {Obe} ♦ de distance ne trouble {QAL}
    18. très avancée {RDM}, {Obe} ♦ très-avancée {QAL} (Nous ne reviendrons plus sur ce superlatif)
    19. Et pour parler {RDM}, {Obe} ♦ Et, pour parler {QAL}
    20. desséchantes {RDM}, {Obe} ♦ désséchantes {QAL}
    21. brillante et sombre, se traîne {RDM}, {Obe} ♦ brillante et sombre se traîne {QAL}
    22. majestueuse dans sa misère, sublime dans son {RDM}, {Obe} ♦ majestueuse dans sa misère; sublime dans son {QAL} (On verra plus loin d'autres cas d'hésitation entre virgule et point-virgule)
    23. sans volonté: Obermann {RDM} ♦ sans volonté; Obermann {Obe}, {QAL}
    24. si triste, mais si beau, si découragé, mais {RDM}, {Obe} ♦ si triste mais si beau, si découragé mais {QAL}
    25. ont pu exciter {RDM}, {Obe} ♦ ont excité {QAL}
    26. Atteint, mais non pas {RDM}, {Obe} ♦ Atteint mais non pas {QAL}
    27. Gœthe {RDM}, {Obe} ♦ Goethe {QAL}
    28. intellectuelle; et {RDM}, {Obe} ♦ intellectuelle, et {QAL}
    29. manqué de peu pour {RDM}, {Obe} ♦ manqué pour {QAL}
    30. paresseuse ou insuffisante {RDM}, {Obe} ♦ paresseuse ou insuffisance {QAL}
    31. naturelle à caractère {RDM}, {Obe} ♦ naturelle de son caractère {QAL}
    32. habituelles, lui {RDM} ♦ habituelles lui {Obe}, {QAL}
    33. la maladie, plus tard il {RDM}, {Obe} ♦ la maladie; plus tard, il {QAL}
    34. incomplètes, la touchante {RDM}, {Obe} ♦ incomplètes; la touchante {QAL}
    35. et des devoirs, font {RDM}, {Obe} ♦ et des devoirs font {QAL}
    36. et sans bruit; puis {RDM} ♦ et sans bruit, puis {Obe}{QAL} comme {RDM}
    37. pas un livre; mais, c'en est {RDM}, {Obe} ♦ pas un livre, mais c'en est {QAL}
    38. de vivre parce qu'elle {RDM} ♦ de vivre, parce qu'elle {Obe}, {QAL}
    39. une nuit d'insomnie... « Me sentant disposé {RDM}, {Obe} (Pas d'alinéa. Par ailleurs le guillemet est répété au début de chaque ligne d'une citation) ♦ une nuit d'insomnie... / « Me sentant disposé
    40. années; vaste conscience {RDM} ♦ années, vaste conscience {Obe}, {QAL} (C'est la leçon de {RDM} qui est conforme au texte d'Obermann.)
    41. affaiblissement; {RDM} ♦ affaiblissement, {Obe} {QAL}
    42. inquiètes, ses élans {RDM} ♦ inquiètes; ses élans {Obe}, {QAL}
    43. bois d'Armand...... {RDM} ♦ bois d'Armand... {Obe}, {QAL} (de même plus loin, après automne et après philosophique, à la différence que {Obe} donne "...." au lieu de "..." dans ces deux derniers cas)
    44. point.... {RDM} ♦ point... {Obe}, {QAL}
    45. qui passe, je retrouve {RDM}, {Obe} ♦ qui passe je retrouve {QAL}
    46. A cette époque la {RDM} ♦ A cette époque, la {Obe}, {QAL}
    47. consulat {RDM}, {Obe} ♦ Consulat {QAL}
    48. elle {RDM}, {Obe} (le sujet est la grande mystification) ♦ il {QAL} (serait correct si le sujet était Consulat, mais on a préparée, ... révélée; c'est donc une erreur et nous adoptons la leçon de {RDM})
    49. les esprits. Le sentiment {RDM} ♦ les esprits; le sentiment {Obe}{QAL} comme {RDM}
    50. l'empire {RDM}, {Obe} ♦ l'Empire {QAL} (de même par la suite)
    51. détroit, et vint {RDM}, {Obe} ♦ détroit et vint {QAL}
    52. le doute {RDM}, {Obe} ♦ le doute {QAL}
    53. en 1833 {RDM} ♦ depuis 1830 {Obe}, {QAL}
    54. sa publication. Obermann {QAL} (nous corrigeons)
    55. Et en ceci {RDM}, {Obe} ♦ Et, en ceci {QAL}
    56. trop répandues, fut {RDM} ♦ trop répandues fut {Obe}, {QAL}
    57. affections, fut rendue {RDM} ♦ affections fut rendue {Obe}{QAL} comme {RDM}
    58. alors que plus jeunes, et dévorés {RDM}, {Obe} ♦ alors que, plus jeune et dévoré {QAL}
    59. Obermann, et près {RDM}, {Obe} ♦ Obermann et près {QAL}
    60. et au temps {RDM}, {Obe} ♦ et, au temps
    61. où nous sommes, beaucoup peut-être {RDM} ♦ où nous sommes beaucoup peut-être {Obe}{QAL} comme {RDM}
    62. dix-neuvième {RDM}, {Obe}XIXe {QAL}
    63. état {RDM} ♦ État {Obe}, {QAL}
    64. aveugle; cette loi {RDM} ♦ aveugle: cette loi {Obe}{RDM} comme {QAL}
    65. perpétuelle enfance; quand {RDM} ♦ perpétuelle enfance. Quand {Obe}{QAL} comme {RDM}
    66. physionomie. Mais rapidement {RDM} ♦ physionomie: mais, rapidement {Obe} ♦ Mais, rapidement {QAL}
    67. la nation; que sous {RDM}, {Obe} ♦ la nation; que, sous {QAL}
    68. la force brutale, pour arriver {RDM}, {Obe} ♦ la force brutale pour arriver {QAL}
    69. Mais avec {RDM}, {Obe} ♦ Mais, avec {QAL}
    70. Les âmes surexcitées {RDM}, {Obe} ♦ Les âmes, surexcitées {QAL}
    71. frappés; c'est {RDM} ♦ frappés: c'est {Obe}{QAL} comme {RDM}
    72. sa passion; c'est {RDM}, {QAL} ♦ sa passion, c'est {QAL}
    73. inutiles. C'est {RDM} ♦ inutiles; c'est {Obe}{QAL} comme {RDM}
    74. c'est en un mot le mal {RDM} ♦ c'est, en un mot, le mal {Obe}, {QAL}
    75. qui les foule, ignore {RDM} ♦ qui les foule ignore {Obe}, {QAL}
    76. René. Elles peuvent {RDM} ♦ René; elles peuvent {Obe}{QAL} comme {RDM}
    77. long-temps {RDM} ♦ longtemps {Obe}, {QAL}
    78. en elles. Le désir seul {RDM} ♦ en elles; le désir seul {Obe}{QAL} comme {RDM}
    79. Qu'un jour je puisse dire à un homme qui m'entende: « si nous avions vécu! » — Obermann, consolez-vous, nous aurions vécu en vain. » {RDM}{Obe} comme {RDM} mais sans le guillemet final ♦ « Qu'un jour je puisse dire à un homme qui m'entende: Si nous avions vécu! » — Obermann, consolez-vous, nous aurions vécu en vain. {QAL} (pour le sens général, la leçon de {Obe} est préférable)
    80. plus répandue peut-être {RDM}, {Obe} ♦ plus répandue {QAL}
    81. dédaigneuse, à l'habitude, de {RDM} ♦ dédaigneuse à l'habitude de {Obe}{QAL} comme {RDM} (La leçon de {Obe} seraît plus convaincante si on avait de l'habitude; les autres leçons impliquent que le dédain est habituel. Peut-être George Sand a-t-elle hésité sur le sens de sa phrase? ou bien est-ce une faute du typographe?)
    82. éternelles, les {RDM} {Obe} ♦ éternelles les {QAL}
    83. GEORGE SAND {RDM}, {Obe} ♦ Mai 1833 {QAL}

    Notes

    1. Maurice Regard, L'Adversaire des romantiques, Gustave Planche Paris, N.E.L., [1955], 2 vol. in-8°.
    2. C'est la raison pour laquelle Georges Lubin n'a pas inclus ce texte, intitulé À propos d'Obermann (ou Autopsie d'Obermann?, voir Corr.II p.212 à la date du 6 juin), dans son édition de Sketches and Hints (Œuvres autobiographiques, t.II; Gallimard, coll. de la Pléiade).
    3. Dans {RDM}, le titre est suivi du renvoi à la note suivante: “2 vol. in-8°, chez Abel Lecloux”. Dans {Obe}, le titre fait bien entendu défaut, on a: PRÉFACE. Dans {QAL}, le titre est chapeauté par un III, Obermann étant en effet la troisième section du livre.
    4. On aura reconnu les héros des Souffrances du jeune Werther (Die Leiden des jungen Werther) de Goethe, de René de Chateaubriand, et d'Obermann d'Étienne Pivert de Sénancour (1779-1846).
    5. le sentiment de la vie perdue ...: extrait de la lettre XXXVII d'Obermann ({Obe} pp.146).
    6. J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles...: extrait de la lettre IV d'Obermann ({Obe} pp.51-52).
    7. paraît bien grande à l'homme: extrait de la lettre IV d'Obermann ({Obe} pp.46-47).
    8. aux sons romantiques que l'on entend sous l'herbe courte de Titlis: ce n'est pas une citation; il est fait mention d'herbe courte dans la lettre XII ({Obe} p.86) et dans la lettre XCI (p.438, passage cité plus bas); mais George Sand fait sans doute allusion à ce passage: « Quelques insectes sous l'herbe, un seul oiseau éloigné, chantaient dans la chaleur du soir » (lettre XV, {Obe} p.90).
    9. On devait le lendemain ...: citation de la lettre IX, {Obe} pp.72-73.
    10. Il y a l'infini ...: citation de la lettre XVIII, {Obe} p.93.
    11. Je ne veux plus de désirs ...: citation de la lettre XXII, {Obe} p.108.
    12. Si j'arrive à la vieillesse ...: citation de la fin de la lettre XCI qui cloture le roman ({Obe} p.438).
    13. Dans {QAL} le “1804” se lit “1801, mais les 4 sont très étroits et prêtent à confusion.
    14. Qu'un jour je puisse dire: citation approximatice de la finale de la lettre XII ({Obe} p.86, dans cette édition, on trouve « [Qu']une fois avant la mort, je puisse [...] »).