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INTRODUCTION
Molinara a �t� �crite vers le 3 mars 1831 par Aurore Dudevant: « J'ai fait hier un article pour Mme Duvernet » (L.364 du 4 mars 1831 � Boucoiran, in Corr.I p.819); comme l'article a �t� publi� le 3, on peut supposer qu'il a �t� �crit la veille au plus tard.
L'article semble avoir eu un certain succ�s: « Je me suis enfin d�cid�e � �crire dans le Figaro, et je suis charm�e que vous y soyez abonn�, ce sera une mani�re de causer avec vous, surtout si M. Delatouche a souvent la bonne id�e de me faire faire des articles comme celui de la Molinara, article dont le coeur a fait les frais plus que l'esprit. C'est dans son cabinet, � sa table, moiti� avec lui, que j'ai �crit cette Idylle dont le bon public parisien [...] cherchait le mot avec d'incroyables efforts le lendemain. [...] [S]i vous les aviez vu [...] se donnant � tous les diables pour savoir quelle �nigme leur cachait cette Molinara et ce polisson de moulin » (L.365 du 6 mars � Charles Duvernet, in Corr.I p.821-822).
La Molinara — molinara signifiant meuni�re — �tait le titre d'un op�ra de 1788 compos� par Paisiello, dont — soit dit en passant car cela n'a rien � voir avec notre sujet — Stendhal, qui l'avait entendu en d�cembre 1810, trouvait « la musique assommante par sa nullit� », ce qui ne l'emp�cha pas d'aller l'�couter � nouveau en janvier 1811 et d'en avoir m�me opinion: « d�cidemment une pauvre musique » (Journal in Œuvres intimes, �d. de V. del Litto; Gallimard, coll. de la Pl�iade; pp. 650 et 654).
Nous donnons le texte du Figaro (3 mars 1831, VI�me ann�e, N° 62), avec indication de la pagination originale, sous la forme {p.x col.y} o� 'x' est le num�ro de page et 'y' le num�ro de colonne.
{p.2 col.1} Jean-Jacques voulait une maison blanche avec des contrevents verts. Vous, vous ne tenez pas aux contrevents. Le vert de vos arbres, dites-vous, est pr�f�rable � celui qu'on ach�te chez l'�picier. A chacun sa fantaisie: la v�tre est d'avoir un moulin. Pourquoi un moulin? Un moulin, � cause de la rivi�re; la rivi�re � cause de la prairie; la prairie avec ses iris blancs et jaunes comme le martin-p�cheur qui cache son nid sous les feuilles longues. Voyez les bergeronnettes baignant leurs petits pieds avec des airs de prude; voil� les sveltes peupliers, les saules chevelus dont l'ombre s'allonge sur l'eau qui la saisit et l'emporte.
Et puis, les demoiselles transparentes ont des ailes d'or, des corsages d�li�s, et un voltigement flexible comme Taglioni 1. Vous estimez peut-�tre aussi la truite avec son v�tement sem� de rubis, la perche avec sa robe de plomb tachet�e de noir.
Vous b�tirez donc votre moulin au fond d'une province oubli�e, dans un de ces d�partements que d'un trait de plume, l'homme-chiffre a mis en deuil. Vous voulez une vall�e large et silencieuse, un ruisseau paisible et ignor�: la Creuse, l'Igneraie 2, peut-�tre; et au bas d'un c�teau couvert de pr�s, au bout d'un chemin inclin� qui vous forcerait de courir, vous {p.2 col.2} �leverez des murailles blanches qui bient�t se couvriront de pampres ou de rosiers. L�, vous r�verez chaque soir sur le petit pont que fait trembler l'eau grondeuse; vous regarderez tourner la roue qui bat la rivi�re et la disperse en mille franges d'argent. Il y a des pens�es, des rapprochements dans cette rotation si pers�v�rante, qui ram�ne successivement sous les yeux, comme autant d'accidents nouveaux, les m�mes dentelures, les m�mes rayons. L�, sont les vicissitudes de la vie, toutes les p�riodes que parcourt l'esprit pour revenir au point d'o� il est parti. Civilisation des peuples, destin des conqu�rans, esprit des mœurs, caprices de la mode et du pr�jug�, ce sont des orbes circulaires qui tournent sur eux-m�mes. L'homme na�t, grandit, travaille, pleure. Il a des passions, des facult�s; puis encore un tour de roue, et le voil� retomb� dans les mis�res de l'enfance.
Dans les choses politiques, ce mouvement de rotation vous irrite et vous fatigue. B�tissez des moulins, vous avez raison. Imitez une femme d'esprit que nous connaissons, et qui a fait semblant de donner sa d�mission du monde en se faisant meuni�re. Le tic-tac r�gulier berce aussi doucement ses songes que les accens que Fioravanti 3 pr�ta jadis � la molinara napolitaine. Elle s'�panouit au rire des voisins, au vol de ses pigeons, � la vue de ses petites flottes de canards au duvet jaune. Comme elle, cultivez au bas de la chute d'eau, vers l'endroit o� la rivi�re s'appaise, des fleurs qu'une poussi�re humide lanc�e par la roue couvrira d'une �ternelle ros�e. Rien qu'� voir la m�nag�re ronde et avenante, vous allez sentir redoubler votre vocation.Entrez dans une retraite si propre et si hospitali�re. Aimez-vous le g�teau de ganat 4? Voulez-vous go�ter � la froment�e 5 des tondailles 6? asseyez-vous devant elle, entre son fils et son mari qui vont quitter leurs chiffres. On est tr�s bien entre l'encre et la farine; fr� l'inchiostro e la farina, quoi qu'en puisse dire l'op�ra-buffa. Fussiez-vous �v�que, on vous donnerait ici l'envie de devenir meunier. Et l�, Monseigneur, en regardant la petite croix de buis b�ni qui s'attache sur la porte poudreuse, � c�t� de la chouette �cartel�e, vous ne craindriez plus du moins d'irriter la vengeance du peuple.