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ÉDITIONS
Paru initialement dans la Revue de Paris du 29 juillet 1832, Melchior ne fut publi� � nouveau que dix ans plus tard, dans le keepsake Le Foyer de l'Op�ra. Aussit�t reprise, sans autorisation, par des �diteurs belges, en 1842 et 1843, la nouvelle connut ensuite une nouvelle p�riode d'absence de dix ans pour revenir enfin, en 1853, dans l'�dition des Œuvres illustr�es de George Sand et d�sormais conna�tre une publication r�guli�re.
ÉTABLISSEMENT ET PRÉSENTATION 1 DU TEXTE
Faute d'avoir trouv� � temps {Foy7}, nous avions choisi de collationner {Mel42}, qui est strictement contemporaine de {Foy7} et pour laquelle les �diteurs paraissent avoir dispos� du texte revu par George Sand pour Le Foyer de l'Op�ra. Depuis nous avons pu collationner {Foy7} ; nous conservons �galement {Mel42} qui pr�sente quelques diff�rences int�ressantes.
Le texte que nous pr�sentons est celui de l'�dition de Michel L�vy de 1869 — {L69}.
Nous avons collationn� {RDP}, {Foy7}, {Mel42}, {Ill3} et {L69} et nous nous sommes efforc�s d'en donner toutes les variantes.
De l'�dition {Hau43} nous avons examin� seulement les premi�res pages. Nous avons relev� deux variantes int�ressantes et il est probable que la suite contienne encore l'une ou l'autre variante de m�me nature ; quant au reste {Hau43} suit {Mel42}. Les variantes relev�es sont int�ressantes parce qu'on les retrouve dans {L69} mais pas dans {Ill3}.
Les variantes sont appel�es par une ou plusieurs lettres en exposant. Les notes sont appel�es par un nombre en exposant. Pour chaque variante, nous donnons les diff�rences dans l'ordre des �ditions, s�par�es par un ♦. Lorsque plusieurs �dition ont le m�me texte, les sigles de ces �ditions se suivent s�par�es par une virgule. Les ali�nas sont marqu�s par une barre oblique, les changements de page par une double barre oblique.
Exemples de variante :
d�nouement {RDP} ♦ d�no�ment {Mel42}, {Ill3}, {L69}.
un pauvre pilote-c�tier {RDP} ♦ un pauvre pilote c�tier {Mel42} ♦ {Ill3} comme {RDP} ♦ {L69} comme {Mel42}
Dans le dernier exemple, plut�t que de reprendre un texte d�j� vu dans la variante, nous utilisons comme : {L69} "est identique �" {Mel42}.
L'usage des guillemets et tirets dans les parties dialogu�es variant avec les �ditions, nous avons signal� une fois pour toutes, lors de la premi�re variante pertinente, la pratique de chaque �dition. Il nous a toutefois paru utile de ne pas laisser de confusion, et on trouvera dans quelques variantes la pr�sence ou l'absence de guillemet ou tiret de telle ou telle �dition.
Nous ins�rons dans le texte la pagination des �ditions, sous la forme {<edition> <n>} o� <edition> est l'abr�viation de l'�dition, et <n> est un num�ro de page (entre crochets droits s'il n'est pas imprim�). Pour {Ill3} le num�ro de page est suivi de "-1" ou "-2" pour distinguer les colonnes de cette �dition. Nous ne coupons pas de mot et pla�ons le saut de page avant ou apr�s le mot suivant le nombre de syllabes ou l'accent tonique.
Le nombre de variantes est �lev� ; l'emploi d'alin�a occupe beaucoup de variantes, des changements de ponctuation font la majorit� des autres variantes. Tr�s peu font �tat d'un changement, ajout ou suppression de mot.
{RDP p.[269]} Vers la fin de l'ann�e 1789, un pauvre pilote c�tier b nomm� Lockrist disparut, un jour de temp�te, sous les r�cifs de la Bretagne. Il laissa deux fils : Henri, qui {Foy7 12} se maria et v�cut comme il put de la p�che aux c harengs ; et James, qui s'embarqua en qualit� de marmiton sous-cambusier.
Vingt ans apr�s, James Lockrist, apr�s avoir �t� successivement ma�tre coq d d'un grand vaisseau de guerre, cuisinier du gouverneur des Indes, ma�tre {Mel42 4} d'h�tel e de la Chine, et officier de la maison civile du roi de Camboge, s'�tablit � la c�te de Malabar, et se mit � vivre dans l'opulence. Gr�ce aux richesses amass�es au service de tant d'illustres ma�tres, il se construisit une belle habitation dans le go�t europ�en ; apr�s quoi, il �pousa f p;Foy7 13} une riche Anglaise qui lui donna sept enfants.
En devenant m�re du dernier, madame g Jenny Lockrist mourut. Mais le climat br�lant de l'Inde eut bient�t d�vor� sans piti� cette nombreuse post�rit�.
Il h n'en resta qu'une fille, la plus jeune, la plus fluette, la plus impressionnable, et, par cela m�me, la plus i capable de r�sister � cette atmosph�re de feu : faible {L69 320} roseau qui {Ill3 87-2} grandit j souple et fr�le l� o� ses fr�res plus robustes s'�taient dess�ch�s.
{Foy7 14} En perdant un � un les h�ritiers pr�destin�s � son opulence, l'ex-cuisinier du Fils du Ciel k (c'est ainsi qu'on appelle l'empereur de la Chine) se d�tacha presque de ces biens auxquels il semblait condamn� � ne pouvoir associer personne.
{Mel42 5} Il l exp�rimenta combien le luxe a peu de prix pour un homme forc� d'en jouir seul. Sa maison lui sembla moins belle, ses bambous moins �l�gants, son titre de nabab moins glorieux ; en un {RDP 270} mot, cette m nouvelle patrie, la patrie de son argent, qu'il avait aim�e au point d'oublier la France pendant {Foy7 15} quarante ans, lui devint peu � peu odieuse en lui enlevant tout l'espoir de sa vieillesse.
Une n vive fantaisie d'exil�, et plus encore une fervente sollicitude de p�re, lui firent souhaiter de revoir les gr�ves qui l'avaient vu na�tre, et de soustraire son dernier enfant aux mortelles influences qui le mena�aient o.
En cons�quence, James Lockrist r�solut d'enlever sa ch�re Jenny au soleil de l'�quateur avant l'�ge de quinze ans, vers lequel tous ses fr�res avaient p�ri. Il commen�a {Ill3 88-1} � convertir sa {Foy7 16} fortune en argent ; et, comme une aussi vaste entreprise demandait encore au moins une ann�e, il se d�cida � s'enqu�rir de la famille qu'il avait laiss�e en Bretagne, afin de renouer quelque relation avec une contr�e o� il craignait de se trouver isol�.
{Mel42 6} A huit mois de l�, James p re�ut de France une r�ponse � ses informations. On lui apprenait que son fr�re Henri �tait mort depuis environ vingt ans, laissant dans la mis�re une veuve et quatorze enfants.
Mais q le froid et la faim avaient an�anti {Foy 17} la post�rit� de Henri r comme le soleil et le luxe avaient �teint celle de James.
Les s survivants �taient r�duits, en Bretagne comme {L69 321} dans l'Inde, au nombre de deux : la veuve septuag�naire qui vivait indigente aux environs de Brest, et son fils Melchior Lockrist, qui venait d'obtenir une lieutenance dans la marine marchande.
Ce fut le cur� de l'humble village de chaume o� le puissant nabab avait vu le jour qui u se chargea de lui faire parvenir ces renseignements.
{Foy7 18} Ce v fut une lettre aux formes antiques w et paternes, o� per�aient, comme dit Goldsmith, l'orgueil du sacerdoce et l'humilit� de l'homme ; une lettre toute pleine de timides reproches sur le long oubli o� {Mel42 7} James avait laiss� sa famille, d'exhortations communes et maladroites sur la vanit� et le mauvais emploi des richesses, d'efforts x d�licats et chaleureux pour int�resser le nabab � ses pauvres parents.
Il y y eut une p�riode de cette lettre o� M. Lockrist faillit la jeter avec col�re et d�dain, et une autre qui �mut ses entrailles au point d'amener une larme {Foy7 19} dans le sillon form� par une ride sur sa joue s�che et safran�e.
Et v�ritablement il �tait impossible de ne pas se prendre de compassion pour cette pauvre veuve que le cur� montrait si pieuse et si pauvre ; z de bienveillance pour ce jeune homme qui avait en pleurant quitt� sa m�re afin de lui �tre plus utile.
— Melchior aa, disait le bon cur�, est le plus bel homme de la Bretagne, le plus brave marin de l'Oc�an, le meilleur {RDP 280} fils que je connaisse. 3
{Foy7 20} Il ab ajoutait que ce hardi compagnon �tait en mer sur le navire Inkle-et-Yariko ac, fr�t� ad pour l'archipel Indien, et ae il terminait en faisant des vœux pour que, {Mel42 8} dans les hasards de la navigation, l'oncle et le neveu vinssent � se rencontrer.
Une circonstance puissante vint donner une nouvelle {L69 322} ardeur af � l'int�r�t que la lettre du cur� inspira au nabab pour son jeune parent.
Jenny ag, sa ch�re Jenny, son fragile et pr�caire enfant, ressentit les premi�res atteintes du mal qui n'avait �pargn� {Foy7 21} qu'elle, et qui semblait r�clamer sa derni�re victime. La m�decine glissa dans l'oreille paternelle une parole qui e�t fait rougir le chaste front de Jenny. Il fallait la marier sans trop de d�lais. ah 4
Cette ordonnance jeta d'abord M. Lockrist dans de grandes perplexit�s. Outre que sa fille avait encore � attendre six mois ai l'�ge nubile exig� par les lois fran�aises, il �tait difficile de lui trouver un mari qui consent�t � partir aussit�t pour l'Europe, et � s'y fixer avec elle.
{Foy7 22} Il aj savait que de telles conditions sont toujours faciles � �luder apr�s le mariage ; et il ne voyait autour {Mel42 9} de lui aucun homme dont la loyaut� ou le d�sint�ressement lui offrissent de suffisantes garanties.
Enfin ak, pour dernier obstacle, Jenny, �lev�e dans une solitude assez romanesque, montrait un invincible d�go�t pour tous ces hommes si avides de s'enrichir. Elle pr�tendait n'accorder son cœur et sa main qu'� un amant digne d'elle, personnage utopique qu'elle avait rencontr� dans les livres, et qui ne se trouvait nulle part sous un ciel o� l'or {Foy7 23} semble �tre plus pr�cieux aux Europ�ens que la vie.
Alors M. Lockrist pensa naturellement � son neveu, ou plut�t Jenny l'y fit penser. Elle �couta avec �motion la lettre du cur� breton, et, quand elle vit al son p�re touch� du portrait de Melchior, elle se jeta dans ses bras en lui disant :
— Je am suis bien heureuse � pr�sent ; car, si je meurs, tu an {Ill3 88-2} ne seras pas seul sur la terre : mon cousin te restera.
{L69 323} De ce moment, le nabab n'eut pas un {Foy7 24} instant de repos qu'il n'e�t trouv� son cher, son pr�cieux neveu.
{Mel42 10} Il ao �crivit dans toutes les �les, � Ceylan, � Java, � C�ram et � Timor. Il s'enquit dans tous les ports de la presqu'�le : � Barcelor, � Tucurin, � Paliacate, � Sicacola ; et enfin, un jour, un ap beau jour qu'on attendait sans l'esp�rer, le aq gouverneur, qui �tait fort li� avec M. Lockrist et qui lui avait promis de guetter tous les d�barquements, lui �crivit que le lieutenant Melchior Lockrist venait d'aborder avec l'Inkle-et-Yariko dans le port de Calcutta.
Aussit�t ar le nabab {RDP 281} monte dans sa {Foy7 25} liti�re, et, apr�s as avoir confi� Jenny � sa nourrice, court � la rencontre de son neveu.
Melchior �tait un grand et robuste gar�on, taill� sur un beau type armoricain, un vrai fils de la mer et des temp�tes, hardi de cœur, gauche de mani�res, superbe au vent de l'artimon 5, maladroit au r�le d'h�ritier pr�somptif, et ne sachant pas plus parler � une jeune miss qu'� un cheval de guerre.
Quand le gouverneur lui ouvrit les portes de son palais, le traita mieux qu'un capitaine de b�timent, et lui parla {Foy7 26} d'un oncle riche et g�n�reux qui {Mel42 11} l'attendait pour l'adopter, Melchior crut faire un r�ve ; mais l'expression de sa surprise fut mod�r�e par une forte habitude d'insouciance ; et le Ma foi, tant mieux! dont at il accueillit ces nouvelles merveilleuses, r�suma au toute la philosophie pratique d'une existence de marin.
Fid�le aux instructions que M. James lui avait donn�es, le gouverneur laissa compl�tement ignorer � Melchior l'existence de Jenny. Il lui dit seulement que {Foy7 27} son oncle l'accueillait en qualit� de c�libataire, et sous la condition expresse qu'il n'essayerait jamais de se marier sans son consentement.
{L69 324} Cette exigence particuli�re sembla choquer Melchior, et sa figure, jusqu'alors insoucieuse et calme, prit un air de d�fiance et de trouble que le gouverneur ne s'expliqua pas bien.
— Diable ! dit-il en laissant tomber le bec de sa chibouque, quelle �trange id�e est-ce l�? Mon oncle {Mel42 12} voudrait-il se d�barrasser en ma faveur d'une fille {Foy7 28} laide et bossue dont personne n'aurait voulu dans la contr�e ?
Cette conjecture fit sourire le gouverneur.
— Votre av oncle n'a pas de fille bossue, lui dit-il gaiement ; tout au contraire, le c�libatV2 est sa manie pour lui et pour les autres. Vous ferez bien de vous y conformer.
— Soit! r�pondit Melchior en ramassant sa chibouque.
{Foy7 [29]} Deux ax jours apr�s, comme le jeune lieutenant dormait dans son hamac � bord de l'Inkle, il fut r�veill� en sursaut par les embrassements d'un petit homme jaune et maigre, habill� des {Foy7 30} plus riches �toffes de l'Inde taill�es sur les modes fran�aises de 1780.
La ay toilette de M. Dupleix az, gouverneur de l'Inde, {Mel42 14} dont � cette �poque le nabab avait eu l'honneur d'�tre cuisinier, avait servi de type, durant tout le reste de sa vie, � ses id�es sur l'�l�gance parisienne. Aux marges de son habit de damas nacarat ba �tincelait bb une garniture de boutons en diamants d'une largeur exorbitante, {RDP 282} et son gilet, dont les poches tombaient jusqu'aux genoux, �tait brod� de perles fines.
Ce bc digne repr�sentant d'une g�n�ration {Foy7 31} qui s'efface, ce vivant d�bris de la France de madame Du Barry bd, portait encore des bas de soie broch�s en rose, des souliers � boucles, et une �p�e dont la garde �tait mont�e en pierres pr�cieuses. Melchior eut bien de la peine � s'emp�cher de rire en contemplant son oncle dans toute la splendeur de ce costume.
Ils partirent imm�diatement ensemble pour l'habitation {L69 325} du nabab, situ�e � une trentaine de lieues au nord de Calcutta.
L'�l�phant be qui les portait franchit {Foy7 32} cette distance en une seule journ�e.
{Mel42 15} Durant bf la route, M. Lockrist fit � son neveu un si prolixe �loge de ses propri�t�s, il entra dans des d�tails d'affaires si fastidieuses et si monotones, que le jeune marin eut bien de la peine � se tenir �veill� � ses c�t�s. {Ill3 89-1} Mais un tr�sor dont James �tait encore plus vain, c'�tait sa fille Jenny, et ce ne fut pas sans peine qu'il parvint � se taire sur son compte. Ainsi l'avait exig� la jeune Indienne.
Inform�e bg 6 des projets de son p�re, elle voulait que Melchior les ignor�t {Foy7 33} jusqu'au jour o� elle le conna�trait assez pour le juger digne de sa main. Malgr� l'impatiente curiosit� qui lui faisait d�sirer l'arriv�e de son fianc� inconnu, malgr� les r�ves dont sa fra�che imagination po�tisait l'avenir, une instinctive dignit� de jeune femme lui prescrivait d'attendre, pour se promettre, qu'elle f�t bien s�re de vouloir se donner.
Jenny bh s'ennuyait de la solitude ; mais la m�decine, qui n'a que des rem�des syst�matiques, lui administrait le mariage comme elle conseille l'opium, sans tenir compte du discernement {Foy7 34} qu'exige une {Mel42 16} organisation d�licate bi par rapport � l'un, une �me bj fi�re par rapport � l'autre.
La romanesque fille, remettant donc en pratique une feinte dans le go�t de Marivaux (ignorante qu'elle �tait du commun et de l'invraisemblance de la chose), ne parut d'abord aux yeux de son cousin qu'� l'abri d'un petit r�le de gouvernante qu'elle se cr�a quatre jours d'avance, et dont tout homme tant soit peu litt�raire n'e�t pas �t� dupe pendant quatre heures.
Mais bk il se trouva que Melchior ne {Foy7 35} connaissait pas {L69 326} mieux la soci�t� que le th��tre ; qu'il n'�tait pas plus au courant du langage d'une jeune miss abonn�e au Court Magazine et � la Revue du monde fashionable de Londres bl qu'� celui d'une soubrette de com�die. Il ne se douta de rien, s'installa sans fa�on chez son oncle, examina ses riz, ses m�riers, ses foulards et ses cachemires, avec plus de complaisance que d'int�r�t, mangea �norm�ment, but en proportion, fuma les trois quarts {RDP 283} de la journ�e, et, dans ses moments perdus, fit bm sans fa�on la cour � la pr�tendue gouvernante.
{Foy7 36; Mel42 17} Alors Jenny, r�volt�e de tant d'audace, jeta le masque et foudroya le t�m�raire en lui d�clarant qu'elle �tait la fille unique et l�gitime du nabab James Lockrist.
Mais le marin se remit bient�t de sa surprise, et, prenant bn sa main avec plus de cordialit� que de galanterie :
— En ce cas bo, ma belle cousine, je vous demande pardon, lui dit-il ; mais avouez que vous �tes encore plus imprudente que je ne suis coupable. Est-ce pour �prouver mes mœurs que vous m'avez fait subir cette mystification? {Foy7 37} L'�preuve �tait dangereuse, vive Dieu!... bp
— Arr�tez, monsieur bq, dit Jenny profond�ment bless�e du ton et des mani�res de celui qu'elle avait r�v� si parfait. Je comprends tout ce que vous imaginez ; mais je dois me h�ter de vous d�tromper.
— Dieu me punisse si j'imagine quelque chose, interrompit Melchior.
{Mel42 18} — Écoutez-moi, monsieur, reprit Jenny. La volont� ou, si br vous voulez, la fantaisie de mon p�re, est bs de condamner au c�libat tout ce qui l'entoure ; {Foy7 38} moi particuli�rement. C'est dans la crainte que vous ne vinssiez � �branler mon ob�issance qu'il m'a fait passer � vos yeux pour une �trang�re ; mais je pense qu'il est un meilleur moyen de d�tourner les pr�tendus dangers de notre situation respective : c'est de nous d�clarer l'un � l'autre {L69 327} que nous ne nous convenons point, et que jamais nous se serons tentes d'enfreindre la loi qui nous prescrit l'indiff�rence.
Une vive expression de joie brilla sur le visage de Melchior.
Jenny sentit � cet aspect que le sien avait p�li.
{Foy7 39} — S'il en est ainsi, petite cousine, reprit le marin en cherchant encore � s'emparer de la main froide et tremblante de Jenny, faisons mieux : soyons fr�re et sœur. Je jure que je ne veux rien de plus, et que cet arrangement m'�te une grande crainte de l'esprit. Voyez-vous, le mariage ne me convient pas plus que la terre � une bonite ; et je {Mel42 19} m'�tais mis dans la t�te, depuis quelques jours, que mon oncle...
— C'est bon! interrompit encore Jenny en retirant sa main, je vous servirai aupr�s de mon p�re, je t�cherai qu'il vous fasse part de ses biens pendant {Foy7 40} ma vie, et qu'il vous adopte apr�s sa mort bt 7.
{Ill3 89-2} — Oh ! s'il vous pla�t, cousine, entendons-nous, dit Melchior en changeant de ton, comme s'il e�t compris tout ce que cette g�n�rosit� renfermait de douleur et de m�pris.
» Je bu n'ai besoin de rien, moi ; je suis {RDP 284} jeune, robuste ; un peu plus d'or ne me rendrait pas beaucoup plus content de mon sort que je ne le suis.
» Vous bv vous trompez diablement... (pardon, ma cousine), vous vous trompez {Foy7 41} beaucoup si vous croyez que je viens demander l'aum�ne � mon digne oncle, que j'aime de tout mon cœur, malgr� bw sa culotte de satin et ses manchettes de dentelles. Je ne l'ai pas cherch�, moi ; il y a huit jours, je bx ne savais pas seulement qu'il exist�t.
{Mel42 20} » J'arrive by, il me saute au cou, il m'am�ne ici, me montre ses richesses, me demande si je serais bien aise de poss�der tout cela ; � quoi je r�pondis toujours {L69 328} affirmativement par forme de politesse. Aujourd'hui, vous bz m'apprenez que vous �tes sa fille : cela change bien les choses. Il ne me reste qu'� me {Foy7 42} f�liciter d'avoir une si jolie parente, et � remercier mon oncle de ses bont�s pour moi, � rejoindre ca mon poste sur le navire Inkle-et-Yariko, avant que ma personne devienne insupportable.
— Vous semblez douter de notre affection, mon cousin, dit Jenny toute confuse et tout abattue ; c'est une injustice que vous nous faites.
Et, comme cb elle sentait que c'�tait l� un d�no�ment cc bien triste � des projets si riants, elle ne put cacher une larme qui tremblait au bord de sa paupi�re.
{Foy7 43} Melchior reprit courage.
— Cousine cd, dit-il avec sa mani�re brusque et franche, je veux vous prouver que je crois � votre {Mel42 21} amiti� et que j'estime votre cœur. Je vais vous confier un d�sir qui me p�se, mais dont je ne rougis pas. Vous m'aiderez aupr�s de mon oncle, ou plut�t vous vous chargerez de ma demande.
» Voici ce : ma m�re est une bonne femme ; je n'ai qu'elle � aimer dans le monde ; aussi je l'aime. Elle a �lev�, tant qu'elle l'a pu, quatorze enfants, qui tous sont morts sans l'aider. Pour en {Foy7 44} venir l�, il lui a fallu contracter des dettes que dix ans de ma paye cf ne sauraient �teindre. En attendant, ma m�re mourra de faim et de froid.
» Vous cg ne savez pas ce que c'est que le froid, Jenny ; chez nous, c'est ch un mal qui revient tous les ans, et dont les vieillards souffrent particuli�rement. Que mon oncle lui assure six cents livres ci de rente ; ce sera fort peu de chose pour lui, et, pour moi, ce sera cj un immense service...
Jenny tendit cette fois sa main au marin.
{Foy7 45; L69 329} — Allons ck trouver mon p�re ensemble, lui dit-elle ; je me charge de tout.
{Mel42 22} En les voyant arriver d'un air de bonne intelligence, le visage du nabab s'�panouit.
En cl trois mots et d'un air d'autorit� enfantine, Jenny demanda le capital de six mille livres de rente pour cm la m�re de Melchior.
— J'ai dit six cents, objecta le jeune homme.
{RDP 285} — Et moi je dis six mille, reprit Jenny {Foy7 46} en riant. Pour nous, c'est une bagatelle, et croyez bien que mon p�re n'en restera pas l�. Bient�t cn nous serons aupr�s de ma tante ; mais, auparavant, il faut co que le premier navire qui mettra � la voile lui porte cette somme.
— Certainement, certainement, dit M. James, qui, en signant un bon sur une des premi�res maisons de commerce de Nantes, croyait dresser le contrat de mariage de sa fille avec Melchior ; bient�t cp nous serons tous r�unis, et nous ne nous quitterons plus...
— Oh ! pour ma m�re, dit Melchior {Foy7 47} en embrassant {23} avec effusion son oncle, la bonne femme sera trop heureuse de passer le reste de ses jours avec vous... Quant cq � moi... je suis marin!...
— Hein? hein? dit le nabab en levant les yeux avec surprise.
Et, voyant cr l'air constern� de sa fille, il fron�a le sourcil.
— Rappelez-vous, Melchior, dit-il cs d'un ton s�v�re, que je veux �tre ob�i. Auriez-vous donc la fantaisie de former quelque �tablissement contre mon gr�?... ct
— Non pas que je sache, cher oncle, dit Melchior.
{Foy7 48} — Eh bien donc, reprit le nabab, rappelez-vous � quelle {Ill3 90-1} condition je signe cette donation en faveur de votre m�re... vous cu ne vous marierez qu'avec ma permission.
{L69 330} — Oh ! pour cela, mon oncle, dit Melchior en souriant, il m'est facile de vous ob�ir. Recevez ma parole et soyez tranquille. Quant cv � vous, bonne Jenny, dit-il � demi-voix {Mel42 24} en se tournant vers elle, je vous jure de vous aimer comme ma m�re, et jamais autrement.
{Foy7 49} — Il ne comprend pas, dit cw Jenny quand elle fut seule.
Et cx elle fondit en larmes.
Trois jours apr�s, Melchior voulut prendre cong� de son oncle, objectant que sa pr�sence � bord de l'Inkle �tait indispensable.
Le d�part cy de ce navire pour la France �tait fort prochain.
— Va cz, dit le nabab, et retiens pour ma fille et moi les deux meilleures {Foy7 50} chambres du b�timent. Nous partirons tous ensemble.
— Allons, d�cid�ment, pensa Melchior, il ne me sera pas possible de me d�barrasser de la tendresse de mon oncle.
Le 2 mars 1825, l'EM;Inkle-et-Yariko mit � la voile, emportant Melchior et sa famille.
Deux mois da de travers�e s'�coul�rent sans apporter de notables changements � la position respective de ces trois personnes.
{Foy7 54} Le peu db d'empressement de Melchior �tonnait profond�ment le nabab. Il affligeait douloureusement {:RDP 286} Jenny, car elle avait beaucoup aim� Melchior avant de le voir ; et, depuis dc qu'elle connaissait sa bravoure et sa franchise, elle dd le regrettait. Elle e�t voulu en {Mel42 28} �tre aim�e. Mais en vain d�ploya-t-elle toutes les ressources de l'adresse f�minine pour lui faire comprendre la v�rit�, Melchior {L69 331} sembla prendre � t�che de l'emp�cher de se r�tracter.
Franc et de affectueux lorsqu'elle le traitait comme son fr�re, il devenait sceptique et moqueur d�s qu'une pens�e {Foy7 55} d'amour se glissait � l'insu de Jenny dans ses paroles. Cette sorte de r�sistance, qui intervertissait compl�tement l'ordre des r�les, enflamma l'int�r�t et la curiosit� de la jeune fille ; elle lui fit une vie de souffrance, de douleur et d'anxi�t�. Elle alluma dans son cœur une de ces passions romanesques si pleines d'�nergie et de dur�e 8, quelque fragiles qu'en soient les �l�ments.
Elle avait compt� d'abord sur les rapprochements forc�s de la vie maritime ; elle ignorait que l�, plus qu'ailleurs, Melchior df pouvait �chapper � ses {Foy7 56} innocentes s�ductions et se distraire aux chastes dangers du t�te-�-t�te.
Cependant dg le gros temps ayant confin� pendant quinze jours les passagers dans les dunettes dh 9, et clou� p;Mel42 29} les officiers � la manœuvre, elle esp�ra encore, se disant que Melchior ne la fuyait pas, qu'il �tait seulement emp�ch� de la voir, et que le beau temps le ram�nerait peut-�tre aupr�s d'elle.
Les rayons matineux d'un beau soleil et le splendide aspect des montagnes {Foy7 56} d'Afrique attir�rent un jour la jeune Indienne sur le pont, avant que l'�quipage f�t �veill�, et lorsque Melchior achevait sa station de quart le long de la grande voile.
La rouge clart� di du levant dj embrasait les flots, que dk le voisinage des bas-fonds dl avait fait passer du bleu de cobalt au vert �meraude.
La montagne dm de la Table avec sa blanche nappe de nu�es, les pics du Tigre et les mornes de la c�te Nathol se teignaient de reflets dn d'un rose argent�. Une d�licieuse odeur d'herbages venait {Foy7 58} � plus de quatre lieues en mer parfumer les brises fol�tres qui se jouaient dans la plissure des voiles.
{L69 332} Des troupes do de pingouins et de damiers bondissaient dans l'�cume que soulevait la proue du {Mel42 30} navire ; et le bel oiseau appel� manche de velours semblait � peine porter sur les flots, moins souples dp, moins �lastiques que lui.
Jenny s'assit sur un banc sans para�tre remarquer son cousin.
{Ill3 90-2} Il dq la vit bien passer, mais il ne l'aborda point, pour deux raisons : la {Foy7 59} premi�re fut un sentiment de discr�tion respectueuse ; la seconde fut l'envie d'achever son cigare dr, dont Jenny n'aimait point la fum�e.
{RDP 287} Cependant, lorsqu'il ds vit l'attitude bris�e de cette triste jeune fille, un mouvement de bonhomie lui fit jeter le reste de son maryland, et il s'approcha d'elle avec autant de douceur qu'il en put mettre dans sa d�marche et dans sa voix.
— A quoi donc pensez-vous, miss Jenny? lui dit-il en s'asseyant sur le banc aupr�s d'elle.
{Foy7 60} — Je me demande o� vont ces flots, r�pondit-elle en lui montrant les remous que fendait la coque du {Mel42 31} navire ; je dt me demande o� va la vie. Peut-�tre faudrait-il, pour �tre heureux, courir du comme ces vagues et ne s'attacher nulle part. C'est ainsi que vous faites, Melchior ; vous n'aimez que la mer, n'est-il pas vrai? vous pensez que la terre n'est pas la patrie des �mes fortes.
— Ma foi, je ne sais pas quelle est la destination de l'homme, dit Melchior : je dv ne m'en inqui�te pas plus que de ce que devient la fum�e de ma pipe quand je la jette au vent qui l'emporte ; j'aime {Foy7 61} la terre, j'aime la mer, j'aime tout ce qui passe � travers ma vie.
» Quand dw je suis ici, je ne sais rien de plus beau qu'un navire bien gr��, qui a le vent dans toutes ses voiles, et dont la banderole dx voltige au milieu d'un bataillon de p�trelles.
» Mais, quand dy je suis l�-bas, j'aime � regarder une {L69 333} belle maison dont toutes les fen�tres, dont tous les balcons sont pavois�s de jolies femmes.
» Le ciel dz est beau sur l'Oc�an ea; il est beau la nuit {Mel42 32} sur les savanes ; il est beau {Foy7 62} encore le matin derri�re les nuages gris de ma patrie.
» Que sais-je eb, moi, si l'homme est fait pour voyager ou pour rester ? Dites-moi lequel est plus heureux de l'oiseau ou du poisson? ec Je ne suis pas de ceux � qui il faut peser l'air et choisir le biscuit.
» O� je suis, je sais ed vivre ; o� le vent me porte, je ee m'acclimate et me mets � fleurir, en attendant qu'un vent contraire me pousse � l'autre rive du monde, comme ces algues que vous voyez passer l� dans notre sillage, et {Foy7 63} qui s'en vont achever sur les c�tes d'Am�rique leur floraison commenc�e aux gr�ves de l'Asie.
— Aucun lieu du monde ne vous a donc laiss� de regrets ? dit lentement Jenny ef.
— Aucun, dit Melchior, si ce n'est celui o� tous les ans je laisse ma m�re. Apr�s elle, et apr�s vous, Jenny, je n'aime personne eg beaucoup plus qu'un bon cigare. Je n'ai connu aucun homme assez longtemps eh pour �changer du bonheur avec lui. Notre {Mel42 33} amiti� n'�tait jamais qu'un jour vol� en passant aux {Foy7 64} dangers de la mer et aux chances de la destin�e. Le lendemain devait nous s�parer, et c'e�t �t� faiblesse que de nous appr�ter des regrets.
{RDP 288} — Vous avez raison, dit tristement Jenny, le bonheur est dans l'absence des affections.
— Pour moi, c'est ma r�gle, reprit Melchior. J'ai vu dans le Zuyderz�e de braves bourgeois qui �levaient leurs enfants et qui travaillaient pour leurs petits-enfants. Moi, je suis marin. L'hirondelle niche o� elle peut, et la mouette n'a pas de patrie.
{Foy7 65} — Vous ei n'avez donc jamais aim�? dit Jenny avec na�vet�.
{L69 334} Puis ej, rougissant de sa curiosit�, elle reprit :
— Pardonnez, mon cousin ; mes questions sont indiscr�tes, mais ek l'impossibilit� o� nous sommes de nous marier ne rend-elle pas notre confiance exempte de tout danger ?
{Mel42 34} Melchior trouva cette s�curit� bien na�ve ; mais elle ne lui �ta rien de son respect pour Jenny.
— A votre aise, dit-il. Je vous dirai {Foy7 66} la v�rit�. J'ai aim� tr�s-souvent, mais � ma mani�re, et nullement � la v�tre. Une fois, l'on el a voulu me faire croire que j'�tais �pris s�rieusement... Mais, que Satan me chavire si je mens ! jamais je ne l'avais �t� moins.
— Contez-moi cela, dit la p�le jeune fille, qui em �coutait avec anxi�t� toutes les paroles de Melchior.
{Ill3 91-1} — Pardon! Jenny, r�pondit-il ; restons-en l� en. Il y a des souvenirs d�plaisants pour moi dans cette histoire.
— C'est moi qui vous demande pardon, {Foy7 67} reprit Jenny avec douceur. J'ai peut-�tre r�veill� quelque reproche assoupi dans votre conscience ?
— Non, sur mon honneur, Jenny. J'�tais bien jeune alors, et sans exp�rience eo. Je fus tromp�. C'est une histoire qui n'a que ces trois mots.
{Mel42 35} — Je voulais dire que c'�tait un regret, peut-�tre ep...
— Pas davantage. Comment aurais-je regrett� une m�chante et menteuse femme, moi qui ai quitt� sans humeur les ananas de Saint-Domingue pour le {Foy7 68} poisson sec des Esquimaux? Le monde est grand, la mer est libre, la vie est longue. Il y a de l'air pour tous les hommes, des femmes pour tous les go�ts... J'ai sombr� ce malheur-l� dans ma m�moire, et, depuis, je eq me suis fait une morale � moi : c'est de ne jamais aimer une femme plus de quinze jours. Ensuite, je l�ve l'ancre, et er le vent du d�part souffle sur mon amour.
— Ainsi, dit Jenny, c'est par ressentiment contre les {L69 336} femmes que vous les vouez toutes au m�pris et � l'indiff�rence ?
— Point, r�pondit le marin, je ne les {Foy7 69} juge pas. Je fais mieux, je les aime toutes, sauf pourtant les vieilles et les laides.
{289} Jenny fut saisie d'un sentiment de d�go�t, et elle se leva pour s'en aller.
{Mel42 36} Melchior es reprit, sans para�tre s'en apercevoir :
— Si j'ose vous dire cela, Jenny, c'est parce que vous n'�tes point une femme pour moi, et que jamais la pens�e ne m'est venue...
— Je vais rejoindre mon p�re, qui doit �tre �veill�, r�pondit-elle.
{Foy7 70} Et eu Jenny alla s'enfermer dans sa cabine pour y pleurer encore.
Apr�s ev quelques jours de d�couragement, elle revint � se dire que Melchior pouvait �tre capable d'aimer une femme digne de lui ; et elle se demanda humblement si elle �tait cette femme. {Foy7 72} Elle ignorait, l'innocente Jenny, quelle immense sup�riorit� la distinguait de toutes celles que Melchior avait pu rencontrer.
Son ew cœur �tait si candide, si modeste, qu'il {Mel42 38} s'accusait sans cesse du peu de succ�s de ses tentatives. Elle se blasph�mait elle-m�me en reprochant � la nature les formes sveltes et nobles, la beaut� toute chaste, tout anglaise, que sa m�re lui avait transmises.
Elle ex maudissait ce coloris septentrional que le soleil de l'Inde et le h�le des brises maritimes ne pouvaient ternir, {Foy7 73} cette ceinture d�licate qu'une G�orgienne e�t regard�e avec d�dain, et jusqu'� ces blanches mains qu'une Indoue e�t peintes ey en rouge. Elle n'avait point habit� la contr�e o� elle devait �tre belle, et s'imaginait ne pas l'�tre pour Melchior.
Elle craignait aussi de manquer d'esprit ; elle oubliait {L69 336} que l'habitude de lire et de m�diter lui avait ouvert un cercle d'id�es plus �lev�es que celles de cet homme nativement bon et brave, mais auquel il manquait de savoir la raison de ses qualit�s. Elle le voyait au travers de son ancien enthousiasme pour la {Foy7 74} chim�re de l'avenir, et ez le pla�ait bien haut pour s'�pargner un m�compte.
Enfin fa elle se reprochait comme autant de d�fauts {Mel42 39} toutes les qualit�s que Melchior n'avait pas, ne devinant m�me pas que l'amour qu'elle �prouvait et celui qu'il n'�prouvait pas faisaient fb d'elle une femme compl�te et de lui un homme incomplet.
Tandis qu'elle souffrait de l'alternative d'espoir et de d�couragement o� la jetait chacun de ces entretiens fc avec Melchior, tandis qu'incertaine et d�chir�e elle luttait tant�t contre {Foy7 75} l'indiff�rence de son amant, tant�t contre son propre amour, James Lockrist, dont l'intelligence de nabab se refusait � saisir toutes les subtilit�s de l'amour chez une jeune fille, lui faisait subir une sorte de pers�cution pour qu'elle e�t � se prononcer.
Son fd r�le � lui devenait de plus en plus difficile dans tous ces myst�res de cœur, auxquels il n'entendait rien. Il avait vu d'abord cette intimit� avec plaisir ; mais, lorsqu'au bout fe de trois mois il voulut en savoir le r�sultat, {RDP 290, Ill3 91-2} il fut �trangement surpris du ton de {Foy7 76} n�gligence m�lancolique avec lequel Jenny lui r�pondit :
— Je ff ne sais pas.
{Mel42 42 40} L'�quipage �tait alors en vue des c�tes de Guin�e.
Apr�s fg de longues et vaines discussions, le nabab crut comprendre que Melchior �tait compl�tement dupe du pu�ril artifice invent� pour l'�prouver. James Lockrist n'alla point jusqu'� soup�onner que le cœur de son neveu p�t �tre enti�rement vide d'amour et d'ambition.
Mais Jenny, voyant son p�re d�termin� � instruire {L69 337} Melchior de ses {Foy7 77} v�ritables intentions, prit un parti extr�me.
Sa fh fiert� de femme se r�volta de penser qu'on offrirait sa main � un homme si peu d�sireux d'obtenir son cœur. Elle e�t mieux aim� la mort qu'un refus de sa part ; car � toute son humiliation venaient se joindre les douleurs d'un amour malheureux.
Pr�f�rant fi le d�sespoir � la honte d'esp�rer peut-�tre en vain, elle d�clara formellement � son p�re qu'elle estimait beaucoup Melchior, mais qu'elle ne l'aimait point assez pour en faire son �poux.
{Foy7 78; Mel42 41} Cette �trange conclusion � trois mois d'incertitude chagrina fj d'abord vivement le nabab ; et puis il se consola en pensant que l'h�riti�re de plusieurs millions ne serait pas longtemps au d�pourvu ; il s'applaudit m�me de n'avoir pas compromis la dignit� de son argent en faisant d'inutiles ouvertures � son neveu, et laissa Jenny fk compl�tement ma�tresse de l'avenir et du pr�sent.
Mais, malgr� fl toutes ces volont�s contradictoires, la fatalit� faisait concourir toutes choses � la formation de son œuvre in�vitable. 10
{Foy7 79} Melchior fm donnait aveugl�ment dans une ruse qu'on ne prenait presque plus la peine de lui voiler. Jamais il ne se f�t avis� de deviner qu'� lui, pauvre marin sans �ducation et sans fortune, on e�t song� � offrir la plus riche et la plus jolie h�riti�re des deux presqu'�les.
Ces fn sortes de perceptions audacieuses ne viennent qu'aux �mes dou�es d'assez d'amour ou de cupidit� pour entreprendre de les r�aliser.
{Mel42 42} Il alla m�me jusqu'� se persuader que Jenny �tait triste � cause d'un {Foy7 80} amour contrari� dans l'Inde par la volont� de son p�re. Il se d�fia tant d'elle, qu'il fo ne songea point � se d�fier de lui, et il crut que son cœur devait toujours dormir calme � l'abri de sa m�diocre destin�e.
{L69 338} Comment fp e�t-il pr�vu l'avenir, lui qui ne se connaissait pas, et qui n'avait jamais �t� surpris par les passions ?
Alors il se fit une �trange et soudaine r�volution dans ce jeune homme ; il continua de nier l'amour pour son propre compte, mais il se prit � {RDP 291} croire ce sentiment possible chez les autres ; il se {kFoy7 81} dit qu'une femme comme Jenny �tait digne de l'inspirer, et il s'estima beaucoup moins qu'il ne l'avait fait jusqu'alors ; car il se convainquit par la comparaison qu'il �tait beaucoup au-dessous d'elle.
Peut-�tre que la conscience de la nullit� est le premier pas vers un noble essor. Les sots ne l'ont jamais.
{Mel42 43} L'ignorance fq peut se passer longtemps de modestie ; mais, si fr elle vient un jour � rougir d'elle-m�me, elle n'est d�j� plus l'ignorance.
{Foy7 82} Melchior n'eut pas plus t�t plac� Jenny � son v�ritable point de vue par rapport � lui, qu'il fs devint moins indigne d'elle ; mais les �motions toutes nouvelles qui s'�veill�rent en lui d�s lors troubl�rent ft sa conscience pour des motifs dont elle seule avait le secret.
Il r�solut d'�viter la pr�sence de sa cousine ; il se croyait tr�s-fort parce qu'il n'avait jamais fait l'exp�rience de sa force en de semblables combats ; mais c'�tait une entreprise plus difficile qu'il ne se l'�tait imagin� fu. A son insu, le mal fv avait envahi bien du terrain.
Un fw jour, il fx fit un effort h�ro�que : ce fut de se vanter encore � Jenny de son m�pris pour ce qu'elle appelait l'amour ; mais, au moment fy o� il �non�ait ce sentiment, un sentiment contraire se r�v�lait si hautement fz � son �me, qu'il s'�loigna brusquement, et, se livrant ga � un ordre de r�flexions qu'il n'avait jamais faites, il fut {Ill3 92-1} �pouvant� de sentir en lui deux volont�s oppos�es, deux {L69 339} besoins absolument contraires ; il s'�veilla comme {Foy7 84} d'un profond sommeil, {Mel42 46} et se demanda comment il avait v�cu vingt-cinq ans sans savoir des choses si positives et si simples.
Bien rarement nous arrivons � la force de l'�ge sans avoir abus� de notre premi�re �nergie, �mouss� nos passions, gaspill� cette sensibilit� virginale si pr�cieuse et si fragile. L'�ducation d�veloppe en nous, d�s les jours de l'adolescence, une ardente curiosit� et souvent m�me de faux besoins du cœur.
Dans gb une litt�rature dont le but semble �tre de po�tiser le d�sir et d'aiguiser l'amour, nos imaginations pr�coces {Foy7 85} ont puis�, beaucoup trop peut-�tre, le r�ve des grandes affections.
Il gc en est r�sult� qu'en demandant � la vie ses joies inconnues, nous n'avons jou� sur la sc�ne r�elle qu'une parodie am�re ; nous n'avons recueilli que honte et douleur l� o� nous arrivions pleins de s�ve, guid�s en m�me temps qu'abus�s par les traditions des temps po�tiques, des amours perdus. Nous avons pitoyablement d�pens� nos aveugles richesses ; nous avons donn� de notre cœur � pleines mains et � tout le monde. Aussi nous sommes {RDP 292} d�sabus�s avant {Mel42 47} d'atteindre � nos plus belles ann�es. La nature n'a pas encore donn� {Foy7 86} le compl�ment � nos facult�s, que l'exp�rience nous les a �teintes.
Nos gd anciennes chim�res vinssent-elles � se r�aliser, notre �me ne pourrait plus les accueillir ; ces fleurs trop fr�les se fl�triraient en tombant sur un sol amaigri.
Le ge m�me jour qui nous fait hommes nous fait vieillards, ou plut�t il n'y a pas d'heure interm�diaire entre l'enfance et la caducit� : tel est l'ouvrage de la civilisation. 11
Mais le jeune Lockrist, �lev� loin du {Foy7 87} monde et des {L69 340} arts, p�tri d�s l'enfance pour une vie dure et frugale, n'avait jamais bu � ces sources empoisonn�es. Il �tait dans la soci�t� comme une pi�ce de monnaie toute neuve dans la circulation, alors que le frottement n'a point encore us� son empreinte.
S'il gf n'avait eu que peu d'id�es jusque-l�, du moins n'en avait-il jamais eu de fausses ; il ne poss�dait ni le savoir, ni l'erreur, qui tient gg de si pr�s {Mel42 48} au savoir. L'amour, r�duit dans ses perceptions au plaisir d'un jour, n'avait pas br�l� son sang, fatigu� son cerveau, amorti sa force intellectuelle.
{Foy7 88} Ce gh hardi marin, si rude d'�corce, si prosa�que de langage et de mani�res, ce brut m�tal coul� dans un moule vulgaire renfermait pourtant des tr�sors d'amour et de po�sie qui n'attendaient qu'un rayon de lumi�re pour �clore.
Combien gi de semblables hommes n'avons-nous pas rencontr�s ! Combien semblaient inf�conds, qui ont produit de grandes choses ! Combien promettaient de hautes destin�es, qui sont demeur�s st�riles ! Si celui-l� ne f�t n� pr�s d'un tr�ne, il n'e�t �t� propre qu'aux derni�res fonctions de la soci�t� ; si gj cet autre e�t appris � lire, il e�t �t� Cromwell.
Aussi, quand gk le v�ritable amour envahit le cœur de Melchior, ce fut une irruption si large et si violente, qu'il gl emporta en un instant le pass� comme un r�ve. Il trouva des aliments intacts qu'il d�vora comme un incendie, et, chez gm ce marin grossier, ignorant et libertin, il se d�veloppa certes plus intense {Mel42 49} et plus dramatique que dans le cerveau d'un po�te gn dandy de nos salons.
Le go progr�s fut si effrayant et si rapide, que Melchior gp n'eut pas le temps de {Foy7 90} se reconna�tre. Tout ce qui avait rempli son existence pass�e s'effa�a comme un nuage � {L69 341} l'horizon. Le vin, le jeu, le tabac, les seuls plaisirs du marin, lui inspir�rent du d�go�t ; la flamme du punch ne l'�gaya plus ; les propos grossiers choqu�rent son oreille.
Dans les chants de l'orgie, il gq apparaissait sombre et irrit�, craignant toujours qu'on ne troubl�t le repos de Jenny, et, quand gr ses compagnons, devinant � demi son mal, os�rent le railler, ils rencontr�rent la menace sur ses l�vres et {RDP 293} la vengeance dans gs son regard. Le premier qui e�t prononc� alors le nom {Foy7 91} de Jenny f�t tomb� sous {Ill3 92-2} le couteau que gt Melchior pressait dans sa main tremblante.
Il n'y a pas � bord de secret longtemps gard� ; Jenny entendit bient�t faire la remarque du changement qui s'op�rait dans le caract�re de son cousin.
{Mel42 50} La gu femme du monde la plus simple ne manque jamais de perspicacit� lorsqu'il s'agit du principal, du seul int�r�t de sa vie. Melchior croyait encore son secret cach� bien avant dans son cœur, que Jenny l'avait d�couvert.
{Foy7 92} Alors le bonheur embellit Jenny de tout l'�clat du triomphe ; la na�ve enfant ne sentit pas plus t�t sa puissance, qu'elle gv en usa en reine de quinze ans ; elle devint fol�tre, maligne, coquette avec candeur, cruelle avec tendresse. Ce fut le dernier coup.
Melchior gw ne chercha plus � lutter contre son propre cœur ; il accepta les maux et les biens de cette existence nouvelle, et ne voulut r�sister qu'autant qu'il le fallait pour n'�tre pas coupable.
Mais, si gx cette r�sistance e�t �t� {Foy7 93} difficile dans une circonstance ordinaire de la vie, elle devenait pour ainsi dire surhumaine l� o� �tait Melchior.
Jet� au milieu de l'immense Oc�an, dans une petite soci�t� d'exception, o� la n�cessit� est dieu, le {Mel42 51} navigateur {L69 342} ne saurait plier sa conviction aux m�mes volont�s qui r�gissent les continents.
La gz mer est une contr�e de refuge ; elle a ses immuables franchises, ses droits d'asile, ses solennels pardons. L� meurt l'empire des lois, si le faible parvient � devenir fort ; l�, l'esclavage peut ha se rire du joug bris� et hb demander {Foy7 94} aux �l�ments protection contre les hommes.
Pour hc celui qui, comme Melchior, ne peut plus �tablir son bonheur dans la soci�t�, c'est une redoulable tentation que six mois arrach�s sur les flots � l'inflexibilit� des lois humaines.
H�las ! hd c'est quelquefois un r�ve bien bizarre qu'une travers�e maritime ! L�, tout he se confond, tout s'oublie ; l� deviennent possibles les intimit�s proscrites sur le sol habit�.
{Foy7 98} Il hf ne faut pas croire qu'il n'y ait d'�trange dans cette vie que le nom barbare des planches et des cordes, les mœurs brutales ou les sonores jurements des matelots ; la litt�rature nautique a fauss� sa {Mel42 56} vocation et m�connu sa richesse, quand elle s'est born�e � ces st�riles d�tails statistiques 12 ; elle ne nous a pas assez dit l'influence de la situation sur le cœur humain, lorsqu'il se trouve ainsi pouss� en dehors de la vie commune, et que son existence sociale est, pour ainsi dire, suspendue.
Une hg semblable transition dans ses {Foy7 99} mœurs peut le bouleverser et lui ouvrir une carri�re d'esp�rances chim�riques. Songe heureux berc� {RDP 294} par les flots hospitaliers, mais que la moindre secousse d'un atterrissement hh doit faire �vanouir !
{L69 343} Melchior se laissa emporter plus d'une fois � ces d�cevantes pens�es. Il se demanda, dans sa philosophie sauvage et naturelle, si l'homme n'�tait pas le plus d�plorablement organis� des animaux, puisqu'il avait la pr�voyance, et s'il ne r�pondrait pas mieux au vœu de la cr�ation en jouissant d'un beau jour qu'en le troublant {100} par le remords de la veille ou l'appr�hension du lendemain.
C'�taient hi l� de bien hautes et t�m�raires pens�es pour Melchior, mais elles viennent ainsi plus {Mel42 57} souvent qu'on ne pense aux esprits droits et simples.
Chaque nuit, il eut hj des heures de d�lire o� il jura d'oublier toutes ces conventions int�ress�es, dont le sentiment s'appelle une conscience ; il tordit ses mains avec rage, et demanda au ciel, parmi les g�missements de la vague et les plaintes du vent dans les cordages, pourquoi, ainsi qu'aux autres hommes, {Foy7 101} il ne lui avait pas laiss� sa part d'avenir.
Quelle hk �tait donc la cause des insomnies d�sesp�r�es de ce jeune homme ? Pourquoi ne devinait-il pas que le {Ill3 93-1} bonheur �tait sous sa main ? Que ne l'acceptait-il avec transport au lieu de le fuir avec terreur ?
C'est hl qu'un horrible secret dormait dans ses entrailles ; c'est que son amour ne pouvait plus apporter � Jenny que la honte et le d�shonneur ; c'est que Melchior �tait mari�.
A peine hm �g� de vingt ans, il revenait {Foy7 102} vers sa patrie muni d'une assez forte somme de butin faite {Mel42 58} sur un pirate d'Alger, lorsqu'il s'arr�ta en Sicile, et se fit honneur d'une partie de sa richesse avec la T�r�sine. Il r�servait le reste � sa m�re.
La T�r�sine �tait une fille adroite, intrigante, et sachant jouer la vertu au d�sespoir avec assez d'intelligence.
{L69 344} Au hn moment o� Melchior voulut s'�loigner, elle d�ploya tous ses talents dramatiques avec un tel succ�s (elle �tait pr�cis�ment dans un jour d'inspiration), que ho le cr�dule et na�f jeune {Foy7 103} homme crut avoir abus� de son innocence. Il l'�pousa.
Un hp fr�re de la T�r�sine, huissier avide et retors, veilla � ce que le mariage ne manqu�t d'aucune des formalit�s qui pouvait le rendre indissoluble. Il n'est besoin de dire que le contrat assurait � madame Melchior le reste de la part de pillage �chue � Melchior sur le corsaire.
Le hq lendemain de la c�r�monie, il hr surprit une irr�cusable preuve de l'infid�lit� de sa femme ; il partit les mains vides et le cœur libre, mais il n'en resta {Foy7 104; Mel42 59} pas moins irr�vocablement li� � cette femme oubli�e, dont il fallut bien se ressouvenir aupr�s de Jenny. C'�tait l� le motif de sa facile soumission, de sa grossi�re froideur. Il avait cru pouvoir sans danger et sans crime transiger {RDP 295} mentalement avec la fantaisie de son oncle. Pour assurer l'existence de sa m�re, il hs �tait descendu sans remords � cette feinte, et, maintenant encore, il ht croyait n'avoir compromis que son propre bonheur, jou� que son propre avenir.
Il y avait des jours cependant o� il croyait sentir la main de Jenny br�ler {Foy7 105} et trembler dans la sienne, des jours o� son humide regard lui semblait trahir d'ineffables r�v�lations. Et puis il rougissait de son orgueil ; il avait honte de se trouver fat, et il retombait plus avant dans l'inou�e souffrance qui le d�vorait.
D�s qu'il revenait au sentiment du devoir, la douleur abreuvait son �me ; il demandait compte � Dieu avec d'amers sanglots de sa portion d'existence, si fatalement perdue. Avait-il r�ussi � engourdir ses remords, il s'�veillait en sursaut au bord d'un ab�me, et priait le ciel de le pr�server.
{Foy7 104; Mel42 60; L69 345} Six mois plus t�t peut-�tre, il e�t consenti � tromper une femme qui se f�t offerte � son grossier amour ; car, s'il hu avait �t� honn�te homme jusque-l�, c'�tait par instinct, peut-�tre par hasard.
En hv lui avait bien toujours r�sid� je ne sais quelle loyaut� inn�e, germe de grandeur longtemps inculte ; mais, aujourd'hui hw, l'image de Jenny radieuse et pure venait, comme une r�v�lation d'en haut, �clairer le n�ant de ses pens�es.
Avant elle, il hx avait eu des sensations : {Foy7 107} elle hy lui apportait des id�es ; elle trouvait des noms � toutes ses facult�s, un sens � des noms qui n'�taient pour lui jusque-l� que des mots ; elle �tait le livre o� il apprenait la vie, le miroir o� il d�couvrait son �me.
Un soir, Jenny hz lui parut plus dangereuse que de coutume ; elle avait parl� secr�tement � son p�re ; {Mel42 61} elle lui avait {Foy7 108} avou� que Melchior commen�ait � lui sembler plus digne d'elle. Le nabab s'en �tait r�joui.
Jenny ia croyait tenir le bonheur dans sa main ; elle b�nissait la destin�e qui s'ouvrait si large et si facile devant elle. La seule chose qu'elle e�t regard�e comme incertaine, l'amour de Melchior lui ib �tait assur�. Le manque d'espoir le retenait encore, mais il n'y avait qu'un mot � dire pour le combler de joie.
Jenny ic s'amusait comme une enfant de l'impatience qu'elle lui supposait ; elle jouait encore avec ses tourments ; elle {Foy7 109} �tait si s�re de les faire cesser ! Elle tenait son aveu en suspens comme un tr�sor dont elle �tait {Ill3 93-2} orgueilleuse, et se plaisait � le faire briller aux yeux de l'infortun� qui ne devait jamais s'en r�jouir.
Melchior, tout �perdu id, tout palpitant sous le feu de ses regards, d�sireux de comprendre ce muet langage, �pouvant� lorsqu'il croyait l'avoir {RDP 296} compris, fut, pendant le souper ie, en proie � une violente {Mel42 62} irritation f�brile. Le {L69 346} repas se prolongea plus que de coutume. On fit du punch et du gloria. Jenny prit du th�.
{Foy7 110} Melchior if restait encha�n� sur le divan aupr�s d'elle ; la lampe suspendue � la vo�te n'�clairait plus que faiblement l'int�rieur de la salle 13. Dans cette lueur vague, Jenny ig apparaissait comme une cr�ation si fine et si suave, que Melchior se figura �tre sous l'empire d'un de ces r�ves qui le d�voraient dans l'ardeur des nuits, alors que Jenny surgissait devant lui, fugitive ih et d�cevante comme ses esp�rances ; il prit sa main avec un mouvement de fureur, et, prot�g� par l'ombre qui s'�paississait autour d'eux, il y imprima non pas ii ses l�vres, mais ses dents. Ce fut une caresse cruelle et terrible comme son amour.
{Foy7 111} Jenny ij �touffa un cri et se tourna vers lui d'un air de reproche ; une larme de souffrance coulait sur sa joue ; mais, dans l'incertitude de la lumi�re, Melchior crut voir dans son œil humide une expression de pardon et de tendresse si passionn�e, qu'il ik faillit tomber � ses pieds.
{Mel42 63} Alors, faisant il un effort sur lui-m�me, il s'�lan�a dans l'escalier de l'�coutille sous le pr�texte d'aller demander de la lumi�re ; il courut sur le pont, enjamba les bastingages et se jeta sur un porte-haubans.
Ces im banquettes, adoss�es ext�rieurement {Foy7 112} � la coque du navire, sont des si�ges fort agr�ables pour r�ver ou pour dormir lorsqu'on est sous le vent 14, qu'un air vif et pur dilate vos poumons et que, dans une belle nuit d'�t�, l'�cume in vient mollement vous baiser les pieds.
La journ�e avait �t� sombre ; le ciel �tait encore parsem� de nuages longs, �troits, d�chir�s, lorsque la lune commen�a � sortir de la mer. Son disque �tait rouge comme le fer dans la fournaise ; un des bords plongeait io encore dans les flots noir�tres, l'autre s'enfon�ait {Foy7 113} sous un bandeau d'un bleu sombre qui ceignait l'horizon.
{L69 347} On ip e�t dit un soleil � demi �teint se levant pour la derni�re fois sur un monde pr�t � rentrer dans le chaos. Cette lune mate et sanglante avait quelque {Mel42 64} chose d'effrayant pour une �me remplie d'amour et, par cons�quent, de superstitions iq.
Melchior pensa � Dieu. Il ne se demanda plus s'il existait ; il en avait trop besoin pour en douter ; il le conjura de le prot�ger, de sauver Jenny...
Un ir l�ger bruit lui fit lever la t�te ; en {Foy7 114} se retournant, il vit au-dessus de lui comme une ombre diaphane qui semblait voltiger sur la rampe du navire ; c'�tait Jenny qui se hasardait, imprudente et fol�tre, � rejoindre son fugitif. Le vent faisait claqueter sa robe blanche et collait autour de ses jambes fines et rondes les larges plis de son pantalon.
{RDP 297} — Allez-vous-en, Jenny, cria Melchior avec un ton d'autorit�. Vous allez tomber � la mer, vous is �tes une folle !...
— Si vous me croyez si maladroite, r�pondit-elle, donnez-moi la main.
{Foy7 115} — Je ne vous la donnerai point, reprit-il avec {Mel42 65} humeur ; les femmes ne viennent point ici ; c'est contre ma consigne 15.
— Vous mentez, Melchior !
— Un coup de vent peut vous jeter � la mer.
— Et si j'y tombais, ne sauriez-vous pas me sauver ?
Et, se laissant it mollement bercer par toutes les ondulations que la houle imprimait au navire, Jenny, soit par {Foy7 116} coquetterie, soit pour se divertir de l'effroi de Melchior, restait l� comme une jeune mouette perch�e dans les cordages.
— Je ne vous sauverais peut-�tre pas, Jenny ; mais, � coup s�r, je p�rirais avec vous !
— Puisque iu c'est pour vous-m�me que vous tremblez, je vais faire cesser votre anxi�t�.
{L69 348} En iv parlant ainsi, elle s'�lan�a comme une blanche levrette, et tomba sur ses pieds, � c�t� de Melchior ; {Mel42 66; Ill3 94-1} mais il ouvrit ses bras, et le contre-coup y fit tomber la jeune fille.
{Foy7 117} En sentant ce beau corps frissonner sur sa poitrine, en respirant cette mousseline de l'Inde, tout impr�gn�e d'un chaste parfum de jeune fille, tandis que le vent lui jetait au visage les blonds cheveux de Jenny, Melchior sentit aussi s'�vanouir sa force.
Un iw nuage passa devant ses yeux, et son sang bourdonna dans ses oreilles. Il �treignit Jenny contre son cœur ; mais ce fut une joie rapide comme l'�clair. Un froid mortel lui succ�da. Il d�posa tristement sa cousine aupr�s de lui, et resta silencieux et sombre, d�courag� de souffrir.
{Foy7 118} Mais Jenny, tout enfant qu'elle �tait, sembla deviner en ce moment les dangers de son imprudence ; elle demeura quelques instants confuse, �prouva je ne sais quel malaise, et regretta d'�tre descendue dans le porte-haubans ; mais elle �tait venue l� pour r�parer ses barbaries, et la conscience du bien qu'elle allait faire lui rendit le courage.
{Mel42 67} — Tout � l'heure, Melchior ix, dit-elle, vous n'�tiez pas s�r de me sauver si je tombais � la mer. C'est l� votre caract�re, je crois. Vous doutez de la destin�e ; vous avez le courage du malheur ; {Foy7 119} mais vous n'avez pas de confiance en votre avenir.
— Oh ! dit Melchior avec humeur, chacun son lot. Vous �tes contente du v�tre, je le crois bien ! Moi, je ne me plains pas du mien : ce n'est pas le fait d'un homme.
{RDP 298} — Qui donc vous a rendu si diff�rent de vous-m�me depuis peu ? dit-elle avec une douceur insinuante ; car elle e�t bien voulu faire solliciter un peu ses bienfaits. Le malheur iy, disiez-vous nagu�re, n'a de prise que sur {L69 349} les cœurs faibles. Qu'avez-vous fait du v�tre, Melchior ? iz
{Foy7 120} — Et o� prenez-vous que j'aie un cœur, Jenny ? qui vous l'a montr� ? ja qui vous l'a vant� ? Ce n'est pas moi, sans doute. Et si, le cherchant, vous ne le trouvez pas, � qui devez-vous vous en prendre ?
— Vous �tes amer, mon bon Melchior ; vous avez {Mel42 68} quelque chagrin. jb Pourquoi ne me le pas confier ? Je l'adoucirais peut-�tre.
— Voulez-vous avoir piti� de moi, Jenny ?
Jenny prit la main de Melchior et promit.
{Foy7 121} — Eh bien, laissez-moi jc, dit-il en la repoussant : c'est tout ce que je vous demande ; car, en v�rit�, vous �tes bien cruelle envers moi sans le savoir.
— Sans le savoir ! pensa Jenny.
Elle jd trouva un reproche profond�ment m�rit� dans ces trois mots.
— Je je ne veux plus l'�tre, dit-elle avec effusion. Écoutez, Melchior ; vous me croyez coquette ? Oh ! vous avez tort ! C'est vous qui avez �t� cruel, et bien longtemps ! Mais tout cela est oubli�. Mes chagrins sont finis ; que les v�tres s'effacent de m�me. jf
{Foy7 122} Et elle sourit jg � travers ses larmes.
Mais, comme jh elle vit que Melchior restait immobile {Mel42 69} et muet, elle fit encore un effort sur cette d�licate fiert� de femme que Melchior ne savait pas �pargner.
— Oui ji, mon cousin, lui dit-elle en mettant ses petites mains dans les larges mains de Melchior, ayez confiance en moi... jj Mon Dieu ! comment vous le dirai-je ? comment vous le ferai-je croire ? Vous ne voulez pas comprendre. C'est la faute de votre modestie, {Foy7 123} et je vous en estime davantage. Eh bien, jk je fais une chose contraire � la retenue qui convient � une jeune fille : je vous ouvre mon cœur ; pourquoi vous le tiendrais-je ferm� plus longtemps ? n'�tes-vous jl pas digue de le poss�der ?
{L69 350} Melchior ne r�pondait rien. Il tenait les mains de Jenny �troitemont serr�es dans les siennes. Il tremblait, et la regardait d'un œil �gar�.
Pourtant jm il y avait de la fascination dans ses yeux, qui �tincelaient dans l'ombre comme ceux d'une panth�re ; puis il repoussa Jenny si brusquement, {Foy7 124} qu'il jn faillit la faire tomber. Il la ressaisit avec effroi et jo la serra de nouveau contre lui. Le banc �tait court pour deux personnes ; il attira Jenny � demi {Mel42 70} sur ses genoux, et meurtrit son cou d�licat de baisers rapides et furieux.
{RDP 299; Ill3 94-2} Jenny eut peur ; elle voulut fuir, puis elle pleura, et revint en sanglotant jp se jeter � son cou.
— Parle-moi, Jenny, parle-moi! dit jq Melchior d'une voix �touff�e. Il me semble, quand je t'�coute, que je suis mieux jr. Dis-moi que tu m'aimes ; dis-le-moi, afin que j'aie v�cu au moins un jour.
{Foy7 125} — Oui, je t'aimais, dit la jeune fille, et je t'aime encore, m�chant ! js Pourquoi sembles-tu en douter ? Je t'aimais alors m�me que tu m�prisais cet amour cach� dans mon cœur. Je t'aime encore mieux aujourd'hui, que j'ai vu s'ouvrir � moi ton �me virile ; et puis encore pour jt ton humble estime de toi-m�me, pour ta r�sistance loyale, pour ta fid�lit� � la foi jur�e � mon p�re, pour le m�pris que tu as des richesses, pour l'amour que tu portes � ta m�re, pour combien de vertus ignor�es de toi ne t'aim�-je pas, Melchior ! ju
— Ah ! laissez, laissez, Jenny, dit-il {Foy7 126} en cachant {Mel42 71} sa t�te dans ses mains ; ne me vantez pas ainsi : vous me faites rougir jusqu'au fond de mes entrailles. Ah ! c'est que vous ne savez pas, Jenny jv ; je n'�tais pas digne de vous ; vous ne pouvez pas, vous ne devez pas m'aimer. Ce ne sont pas toutes ces vertus qui me for�aient au silence. Je... jw je ne vous aimais pas ; j'�tais une brute, un mis�rable ; je ne voulais pas vous comprendre ; je me croyais {L69 351} un cœur d'homme au-dessus de ces faiblesses-l�. Je vous ai d�daign�e, Jenny ; vous devriez vous le rappeler, et ne pas me le pardonner ainsi... Non, Jenny jx, il ne faut pas me le pardonner...
{Foy7 127} L'infortun� �ludait le motif, le terrible motif de sa r�sistance. Jenny se plaisait toujours � l'espoir de la vaincre.
— Je sais tout, lui disait-elle ; vous �tiez un grand enfant ; vous ne saviez rien de toutes ces choses que l'�ducation m'avait apprises. Oh ! moi, je vous avais r�v� depuis longtemps. J'�tais de beaucoup moins grande que je ne suis maintenant, et d�j� je vous demandais � l'avenir. J'�tais si seule, si m�lancolique !
{Mel42 72} » Si vous saviez dans quels ennuis, dans {Foy7 128} quelles douleurs j'ai v�cu ! et puis dans quel isolement affreux je me suis trouv�e apr�s que tous mes fr�res eurent disparu tour � tour ! Comme le d�sespoir de mon p�re me navrait, comme ses larmes retombaient sur mon cœur !
» Alors ka je sentis le besoin d'avoir un appui, un fr�re qui m'aid�t � le consoler ; mais nul de ceux qui s'approch�rent ne r�pondit � mon attente. Ils ne voyaient en moi, ces hommes � l'�me �troite, que l'h�riti�re du nabab. Aucun ne se mit en peine de comprendre Jenny. Alors, mon ami, je priais chaque {Foy7 129} soir mon ange gardien de t'amener vers moi. J'appelais un cœur noble, ing�nu comme le tien, {RDP 300} un cœur o� n'eussent pas r�gn� d'autres femmes, et qui m'apport�t en dot les m�mes tr�sors d'amour que je lui gardais.
» Oh ! kb quand j'ai entendu prononcer ton nom pour la premi�re fois, j'ai tressailli ! comme si cela me rappelait quelque chose.
» Vois-tu kc, Melchior, j'ai un peu des superstitions {Mel42 73} du pays o� je suis n�e. Il me semble que nous vivons plus d'une vie sur cette terre, et peut-�tre que, sous {Foy7 130} une {L69 352} autre forme, nous nous sommes d�j� connus, d�j� aim�s...
— Que Dieu t'entende, Jenny ! s'�cria imp�tueusement Melchior, et qu'il me donne une autre vie que celle-ci pour te poss�der ! kd
Un coup de vent sec et brusque fit p�ter ke l'�coute du grand hunier.
Le kf capitaine s'�lan�a sur le pont, son braillard � la main.
— A kg la manœuvre, � la manœuvre ! les passagers dans la dunette ! Melchior, veillez � l'artimon !
{Foy7 131} Melchior saisit Jenny dans ses bras, la porta sur le tillac, et se rendit � son poste par kh une habitude d'ob�issance passive, si forte, qu'elle ki faisait encore taire la passion.
La nuit fut mauvaise, la mer dure et houleuse.
{Mel42 74} Cependant kj le vent tomba vers le matin ; le ciel �tait balay� de tous ses nuages, lorsque le soleil se leva clair et chaud derri�re le rocher de Sainte-H�l�ne. La brise matinale apportait le parfum des g�raniums.
{Foy7 132} Deux kk seules personnes, Melchior et Jenny, pass�rent {Ill3 95-1} presque indiff�remment en vue de cette �le, qui renfermait encore le dernier prestige de la royaut�.
Le ciel �tait d'un bleu si �tincelant, que kl les yeux en �taient fatigu�s. Seulement, une l�g�re vapeur troublait un peu la transparence de l'horizon.
Melchior km pr�tendit que c'�tait l� un temps de grain ; de vieux matelots ni�rent le fait ; les passagers s'effray�rent. Melchior, avec une joie cruelle, insista sur ce sinistre pr�sage. Ne jamais revoir la terre, mourir en tenant Jenny embrass�e, c'est le seul bonheur possible {Foy7 133} pour lui d�sormais, et il invoquait la col�re des �l�ments. 16
Bient�t kn la fra�cheur du matin se convertit en brise {Mel42 75} soutenue ; l'air devint piquant, et les vagues commenc�rent {L69 353} � moutonner. Des troupes de marsouins passaient en grondant sous la proue du navire, et des satanites au plumage fun�bre 17 s'arr�taient par intervalles sur le sillage du gouvernail.
Peu ko � peu les flots se teignirent en noir 18 ; le vent d'ouest augmenta, et cette partie de l'horizon se trouva comme subitement charg�e de nuages l�gers kp et {Foy7 134} blanch�tres � leur naissance. On les voyait grandir avec rapidit�, prendre du corps et passer � des teintes livides, mornes, cadav�reuses. D'abord ils traversaient les airs sans se dissoudre ; puis, tombant sous le vent, ils disparurent ; {RDP 301} mais, � la fin, il kq s'en forma un plus fixe et plus �pais que les autres. Il s'�tendit insensiblement jusque sur le navire, sans que sa base e�t chang� de place.
Peu kr de temps apr�s, il avait envahi tout le ciel, et la temp�te qu'il renfermait �clata avec un bruit semblable au claquement d'un fouet.
{Foy7 135} Frapp� ks de ses redoutables ailes, le navire touchait les flots du bout de ses grandes vergues. Il {Mel42 76} fallut descendre les huniers et serrer toutes les voiles. 19
De kt gros oiseaux noirs s'abattirent autour de l'�quipage avec des cris sinistres. Quelquefois un rayon du soleil se glissait obliquement dans une d�chirure du nuage immense ; mais sa lumi�re p�le et sans chaleur ajoutait encore � l'horreur du tableau.
Melchior avait retrouv� sa joviale insouciance, son �nergique vivacit�. Quand tout l'�quipage �tait morne et {Foy7 136} constern�, lui seul touchait � l'accomplissement du seul de ses vœux qui p�t �tre exauc�.
Pour ku Jenny, elle �tait profond�ment abattue. A quinze ans, on kv ne renonce pas sans regret � un amour qui commence, � un bonheur qui se l�ve.
La nuit arriva, et les vents ne se calmaient point ; la mer grossissait toujours.
{L69 354} Au kw milieu des t�n�bres, les flots brillaient d'une infinit� de phosphores, et le b�timent semblait {Mel42 77} voguer sur une {Foy7 137} mer de feu. Les vagues, en se brisant, faisaient jaillir des gerbes de lumi�re.
Melchior kx quitta la manœuvre au plus fort du danger. Ses compagnons crurent qu'une des lames qui franchissaient par instants le tillac avec furie l'avait emport�.
Il �tait pass� dans la dunette. Les passagers, rassembl�s dans le salon, ne pouvant se tenir debout, s'�taient couch�s p�le-m�le sur le parquet, adoss�s au divan stationnaire qui environnait le pourtour, les uns tourment�s du mal {Foy7 138} de mer, les autres terrass�s par la frayeur. Ils avaient �puis� toutes les formules de la plainte et de l'exclamation, et gardaient un triste et morne silence.
Le ky nabab, bris� par la fatigue au point de ne plus sentir la peur, �tait tomb� dans une sorte d'imb�cillit� kz. Il s'assoupissait chaque fois que le roulis avait cess� d'imprimer au navire un de ces bonds terribles dont chacun semblait devoir �tre le dernier. Jenny, agenouill�e pr�s de lui, p�le et toute couverte de ses longs cheveux �pars, invoquait la Vierge. {Mel42 78} Jamais elle ne {Foy7 139} s'�tait montr�e si belle aux yeux de Melchior.
Il la posa sa main froide sur le bras de la jeune fllle ; elle tressaillit, et, s'attachant � lui avec force :
— Vous lb venez mourir avec nous ? lui dit-elle.
Melchior ne r�pondit rien et l'attira vers lui.
Jenny lc se laissa machinalement entra�ner dans une des cabines dont les {Foy7 140} portes donnaient sur le salon. C'�tait la chambre de Melchior, et il referma la porte.
{RDP 302; Ill3 95-2} — Pourquoi m'amenez-vous ici ? dit Jenny en s'�veillant comme d'un r�ve. ld Ma place est aupr�s de mon p�re ; allons lui demander sa b�n�diction, Melchior, et le qu'il meure entre nous deux.
— Tout � l'heure, Jenny, r�pondit Melchior d'une {L69 355} voix calme. Avant que ce noble b�timent soit bris� tout entier, il se passera encore une heure. Une heure ! entendez-vous, Jenny ? c'est lf tout ce qui nous reste.
{Mel42 79} — Mais je ne dois pas rester ici, dit {Foy7 141} Jenny, dont l'effroi lg changeait de nature ; que lh pensera-t-on?...
— Personne n'est en �tat de s'occuper de vous en ce moment, Jenny, pas m�me votre p�re. Moi seul, je li me rappelle que j'ai ici deux vies � perdre. Écoutez-moi, Jenny. Si nous �tions � cette heure libres lj tous deux, devant un pr�tre, me donneriez-vous votre main?
— Ma main, mon cœur, tout! r�pondit-elle.
— Eh bien, lk il n'y a point ici de pr�tre ; ll mais nous sommes devant Dieu. Il m'est t�moin que je vous aime de toutes les forces d'une �me humaine. {Foy7 142} N'est-ce point l� un serment solennel et sacr� ?
— Il me suffit pour mourir heureuse, dit Jenny en jetant ses bras autour du cou du marin.
— Eh bien, lm lui dit-il avec un transport qui ressemblait � de la rage, sois donc � moi sur la terre ; car qui sait si comme toi j'ai m�rit� le ciel ? Tu ne voudrais pas te s�parer � jamais de moi sans �tre {Mel42 80} ma femme, Jenny ! Quand la Providence me refuse un jour de vie, tu ne voudrais pas te faire sa complice ? Viens ! dans cet instant supr�me, tu ln es {Foy7 143} plus que le Dieu qui me frappe ; tu lui disputes sa proie, tu annules l'effet de sa col�re. Viens et ne crains pas la mort, car je ne regretterai pas la vie. 20
Il �tait � ses genoux, il couvrait son sein de larmes br�lantes.
— Oh ! lo Melchior, dit Jenny �perdue, �coutez le craquement du navire : n'irritons pas le ciel dans ce moment.
— Le ciel! c'est toi, dit Melchior ; est-ce qu'il y a un autre Dieu que toi, ma Jenny? Ne me repousse donc {L69 356} plus, si tu {Foy7 144} ne veux que la mort me soit horrible... Oh ! lp h�tons-nous ! entends-tu cette vague qui vient de tomber au-dessus de nos t�tes ? Et cette autre ! lq c'est comme le bruit du canon. O d�lices c�lestes ! Jenny, ma Jenny, il ne te reste qu'un instant pour me prouver que tu m'aimes, et tu ne peux me refuser !... lr
Cependant ls le navire, battu par la houle, jet� tour � tour sur chacun de ses flancs fatigu�s, semblait attendre dans une p�nible agonie le moment de sa destruction.
{RDP 303; {Foy7} 148} Mais, contre toute esp�rance, il r�sista ; le vent tomba un peu, la mer s'aplanit insensiblement.
Vers le matin, on lt put entendre la voix humaine {Mel42 84} au-dessus du rugissement des vagues ; celle de James Lockrist appelait sa fille avec anxi�t� ; celle du capitaine criait par l'�coutille de l'habitacle :
— Oh�! d'en bas ! ferons-nous lu un vœu pour vous faire monter, Melchior ?
Les deux amants profit�rent de la confusion qui r�gnait encore pour se s�parer sans �tre vus.
{Foy7 149} Jenny lv alla cacher son visage br�lant dans le sein de son p�re, et Melchior, en remontant sur le pont, vit avec terreur que le danger �tait pass�, et que chacun remerciait Dieu, la Vierge ou Satan, selon sa pr�dilection particuli�re.
Ce jour-l�, Melchior lw fut p�le, abattu, distrait ; ses yeux ne rencontraient plus ceux de Jenny, et, quand lx elle se fut d�cid�e � l'interroger sur sa sant�, il lui r�pondit d'un air effar� qu'il �tait accabl� de sommeil.
Jusqu'au soir, l'�quipage ly fut trop occup� de r�parer {L69 357} les avaries du b�timent {Foy7 150} pour s'apercevoir de la {Mel42 85} pr�occupation de Melchior ; mais, le soir lz, � souper, on remarqua qu'il cherchait � s'enivrer sans y parvenir, et qu'apr�s avoir bu beaucoup de rhum, il �tait plus triste qu'auparavant ; le capitaine, qui l'aimait, remit au lendemain � {Ill3 96-1} le r�primander de son absence � la manœuvre la nuit pr�c�dente. 21
La lune n'�tait pas encore lev�e lorsque Melchior descendit dans le porte-haubans.
Un instant apr�s, Jenny ma fut � ses {Foy7 151} c�t�s ; il lui avait fait un signe en quittant le r�fectoire.
— Jenny, lui dit-il en la for�ant de s'asseoir sur ses genoux, regrettes-tu de m'avoir rendu heureux? Rougis-tu d'�tre ma femme ?
Jenny ne r�pondit que par des larmes et des caresses.
Melchior lui dit encore :
— Tu mb crois � une autre vie, n'est-ce pas, ma bien-aim�e ?
{Mel42 86} — J'y crois, surtout mc depuis que je t'aime, lui r�pondit-elle.
{Foy7 152} — L'autre nuit, pendant la tourmente, r�pondit Melchior, j'ai vu deux flammes s'agiter � la cime des m�ts : elles semblaient se chercher, se fuir, s'appeler tour � tour, puis elles se joignirent et disparurent. Penses-tu md, Jenny, que ce fussent deux �mes ?
En parlant ainsi, Melchior se dressa sur la banquette en tenant toujours Jenny dans ses bras. Ce mouvement me lui fit peur ; elle se cramponna � son v�tement.
{Foy7 153} — Sois tranquille mf, lui dit-il, rien ne nous s�parera ; tu ne seras jamais � un autre que moi, et je ne perdrai jamais ton amour.
En mg disant ces mots, il s'�lan�a avec elle dans la mer.
{RDP 303} Le cri que poussa Jenny fut entendu du timonier : mh l'alarme fut donn�e. On vit Melchior lutter {Mel42 87} contre la {L69 358} houle encore trop rude qui le rejetait contre la poupe.
Un mi matelot, habile nageur, dont mj il avait sauv� la vie, le retira de la mer ; mais le corps que Melchior tenait embrass� ne rouvrit pas les yeux, et {Foy7 154} retourna le lendemain � la mer 22 avec les c�r�monies d'usage pour les s�pultures nautiques. Melchior ne comprit rien � ce qui se passait autour de lui ; il sourit d'un air stupide en voyant le nabab arracher ses cheveux blancs.
Sa mk sant� se r�tablit plus vite qu'on ne l'esp�rait, et il {Ill3 96-2} reprit son service, qu'il remplit avec une admirable ponctualit�, jusqu'� ml son d�barquement en France. Seulement, il fut impossible de lui arracher une parole relative � sa vie pass�e et au terrible �v�nement qui lui avait fait perdre la m�moire.
En mm arrivant chez sa m�re, Melchior trouva, parmi mn des lettres qui l'attendaient, un mo papier qui sembla fixer son attention ; il le regarda longtemps et parut faire d'incroyables efforts pour ressaisir le sens des choses qu'il contenait ; puis, tout d'un coup, il le froissa dans ses {Foy7 156} mains, poussa un cri terrible et courut � une fen�tre pour s'y pr�cipiter.
On mp se jeta sur lui, on ramassa le papier : c'�tait mq l'extrait mortuaire de la T�r�sine. 23
On le tint garrott� pendant plusieurs jours ; il d�chirait les cordes avec ses dents ; il les rompait avec la tension de ses muscles ; il mr couvrait d'impr�cations les gardiens qui cherchaient � le pr�server de sa propre fureur ; il leur demandait ensuite avec des sanglots une arme pour s'�ter la vie.
{Mel42 89} Cette ms crise cessa ; la m�moire disparut. Melchior reprit son service � bord d'un b�timent fr�t� pour Bu�nos-Ayres.
{Foy7 157} C'est mt encore aujourd'hui un excellent officier de marine, ponctuel, vigilant et brave. Seulement, une fois {L69 359} par an, sa m�moire mu revient ; il s'�lance aux sabords, appelle Jenny et veut se noyer.
Les mv matelots qui l'ont connu � bord de l'Inkle-et-Yariko assurent qu'il a perdu la raison pour n'avoir jamais su boire, et ils en tirent comme principe d'hygi�ne la cons�quence qui leur pla�t le mieux. Ils regardent comme ses instants lucides ceux o� il perd le sentiment de son infortune et de ses remords ; mais, au contraire, c'est la raison {Foy7 158} qui revient avec le d�sespoir et la fureur.
Alors mw on est oblig� de le garder � fond de cale.
Le mx reste du temps, il est paisible et raisonne parfaitement sur toutes les choses pr�sentes.
27 novembre 2017 : collationnement de {Foy7} ; r�vision.
16 novembre 2013 : original