George Sand
Les Tapisseries du Ch�teau de Boussac a

George Sand; "Promenades autour d'un Village": Paris; Michel L�vy fr�res; 1866; 1 vol. in-18



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Introduction



Le 3 juillet 1847, L'Illustration — n°227 (vol.IX pp.275-276) — publiait cet article sous le titre: Un coin du Berry et de la Marche.

Sous son titre d�finitif, l'article fut publi� en 1862 dans le volume: Autour de la Table (Paris, E. Dentu, in-18), en pages 337 � 344.

Il fut ensuite recueilli en 1866 dans le volume: Promenades autour d'un Village (Paris, Michel L�vy fr�res, in-18), en pages 229 � 239. Ce m�me volume fut r��dit� par le m�me �diteur, avec la mention nouvelle �dition, en 1870, et plus tard par Calmann L�vy en 1877.

Nous donnons le texte de Promenades autour d'un Village, de 1866, rep�r�e {Prom}. Les �ditions subs�quentes ne diff�rent ni dans la pagination, ni dans le texte.

Et nous donnons les variantes de L'Illustration, rep�r�e {ILL}, et d'Autour de la table, rep�r� {AT1862}. Notons que l'article ne fut pas repris dans la r��dition de 1876 d'Autour de la table. Nous donnons la pagination des diverses formes du texte, sous la forme {<nom> <page>} o� <nom> est le rep�re du texte, et <page> le num�ro de page. Ce dernier se complique pour {ILL}: le texte �tait sur trois colonnes et entrecoup� par les illustrations de Maurice Sand; nous pr�cisons le num�ro de colonne et, pour la page 276, nous ajoutons "haut" et "bas" suivant la disposition du texte dans les colonnes au-dessus ou au-dessous des illustrations. Ces illustrations n'ont paru que dans L'Illustration; nous les avons n�anmoins incluses en places idoines dans la pr�sentation du texte. La note de George Sand est appel�e par le signe *, elle se trouve plac�e � la fin et rep�r�e par le m�me signe.






{ILL 275/2; AT1862 337; Prom 229} Le Berry n'est pas ce qu'on le juge quand on l'a travers� seulement par les routes royales, dan,s ses parties plates et {ILL 275/3} tristes, de Vierzon � Ch�teauroux, � Issoudun ou � Bourges. C'est vers La Ch�tre qu'il prend du style et de la couleur; c'est vers ses {Prom 230} limites avec la Marche qu'il devient pittoresque et vraiment beau.

En remontant l'Indre jusque vers les hauteurs o� il b cache sa source, on arrive � Sainte-S�v�re, ancienne ville b�tie en pr�cipice sur le versant rapide au fond duquel coule la rivi�re. Jusqu'� nos jours il �tait presque courageux de descendre la rue principale et de traverser le gu�. A pr�sent, routes c et ponts se h�tent de rendre la circulation facile et s�re aux sybarites de la nouvelle g�n�ration. Sainte-S�v�re est illustre dans les annales du Berry et dans celles de la France; c'est la derni�re place de guerre qui fut arrach�e aux Anglais sur notre ancien sol. Ils y soutinrent un assaut terrible, o� le brave Duguesclin, {AT1862 338} aid� de ses bons hommes d'armes et des rudes gars de l'endroit, les battit en br�che avec fureur. Ils furent forc�s promptement de se rendre et d'�vacuer la forteresse, qui �l�ve encore ses ruines formidables et le squelette de sa grande tour sur un roc escarp�. Nous l'avons vue enti�re et fendue de haut en bas par une grande l�zarde garnie de lierre; monument glorieux {Prom 231 } pour le pays, et superbe pour les peintres. Mais, durant d l'avant-dernier hiver, la moiti� de la tour fendue s'�croula tout � coup avec un fracas �pouvantable, qui fut entendu � plusieurs lieues de distance. Telle qu'elle est maintenant, cette moiti� de tour est encore belle et mena�ante pour l'imagination; mais, comme elle est trop mena�ante en r�alit� pour les habitations voisines, et surtout pour le nouveau ch�teau b�ti au pied, il est probable qu'avant peu, soit par la main des hommes, soit par celle du temps, elle aura enti�rement disparu. On a longtemps conserv� dans l'�glise de Sainte-S�v�re le dernier �tendard arrach� aux Anglais. Nous ignorons s'il y est encore; on nous a dit qu'il �tait conserv� au ch�teau par M. le comte de Vilaines, dont le nouveau parc, jet� en pente abrupte sur le flanc du ravin, est une promenade admirable. Non loin de Sainte-S�v�re, on e entre, par Boussac, dans le d�partement de la Creuse. Mais jusqu'� Roul-Sainte-Croix, quatre lieues au del�, sur l'ar�te �lev�e des collines qui f forment comme une limite naturelle aux deux provinces du {AT1862 339} Berry et de la {Prom 232} Marche, on foule encore l'ancien sol berruyer. Les paysans parlent presque tous la langue d'oc et la langue d'oil, et, dans sa sauvagerie marchoise, la campagne conserve encore quelque chose de la na�vet� berrichonne.

Boussac est un pr�cipice encore plus accus� que Sainte-S�v�re. Le ch�teau est encore mieux situ� sur les rocs perpendiculaires qui bordent le cours de la petite Creuse. Ce castel, fort bien conserv�, est un joli monument du moyen �ge, et renferme des tapisseries qui m�riteraient l'attention et les recherches d'un antiquaire.

J'ignore si quelque indig�ne s'est donn� le soin de d�couvrir ce que repr�sentent ou ce que signifient ces remarquables travaux ouvrag�s, longtemps abandonn�s aux rats, ternis par les si�cles, et que l'on r�pare maintenant � Aubusson avec succ�s. Sur huit larges panneaux qui remplissent deux vastes salles (affect�es au local de la sous-pr�fecture), on voit le portrait d'une femme, la m�me partout �videmment; jeune g, mince, longue, blonde et jolie; v�tue h de huit costumes diff�rents, tous � la mode {Prom 233} de la fin du XVe si�cle i. C'est la plus piquante collection des modes patriciennes de l'�poque qui subsiste peut-�tre en France: habit du matin, habit de chasse, habit de bal, habit de gala et de cour, etc. Les d�tails les plus coquets, les recherches les plus �l�gantes y sont minutieusement indiqu�s. C'est toute {AT1862 340} la vie d'une merveilleuse de ce temps-l�. Ces tapisseries, d'un beau travail de haute-lisse j, sont aussi une œuvre de peinture fort pr�cieuse, et il serait � souhaiter que l'administration des beaux-arts en fit faire des copies peintes avec exactitude pour enrichir nos collections nationales, si k n�cessaires aux travaux modernes des artistes.

Je dis des copies, parce que je ne suis pas partisan de l'accaparement un peu arbitraire, dans les capitales, des richesses d'art �parses sur le sol des provinces. J'aime � voir ces monuments en leur lieu, comme un couronnement n�cessaire � la physionomie historique des pays et des villes. Il faut l'air de la campagne de Grenade aux fresques de l'Alhambra. Il faut celui de N�mes l � la Maison Carr�e m. Il faut de m�me l'entourage des roches et {Prom 23[4]} des torrents au ch�teau f�odal de Boussac; et l'effigie des belles ch�telaines est l� dans son cadre naturel.

Ces n tapisseries attestent une grande habilet� de fabrication et un grand go�t m�l�s � un grand savoir na�f chez l'artiste inconnu qui en a trac� le dessin et indiqu� les couleurs. Le pli, le mat et les lustr�s des �toffes, la mani�re, ce qu'on appellerait aujourd'hui le chic dans la coupe des v�tements, le brillant des agrafes de pierreries, et jusqu'� la transparence de la gaze, y sont rendus avec une conscience et une facilit� dont les outrages du temps et de l'abandon n'ont pu triompher.

{AT1862 341} Dans plusieurs de ces panneaux une belle jeune enfant, aussi longue et t�nue dans son grand corsage et sa robe en gaine que la dame ch�telaine, v�tue plus simplement, mais avec plus de go�t peut-�tre, est repr�sent�e � ses c�t�s, lui tendant ici l'aigui�re et le bassin d'or, l� un panier de fleurs ou des bijoux, ailleurs l'oiseau favori. Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque main de grandes {Prom 235} licornes blanches qui l'encadrent comme deux supports d'armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent � ses c�t�s des lances avec leur �tendard. Ailleurs encore, la dame est sur un tr�ne fort riche, et il y a quelque chose d'asiatique dans les ornements de son dais et de sa parure splendide.

Mais voici ce qui a donn� lieu � plus d'un commentaire: le croissant est sem� � profusion sur les �tendards, sur le bois des lances d'azur, sur les rideaux, les baldaquins et tous les accessoires du portrait. La licorne et le croissant sont les attributs gigantesques de cette cr�ature fine, calme et charmante. Or, voici la tradition.

{ILL 276/1 haut} Ces tapisseries viennent, on l'affirme, de la tour de Bourganeuf, o� elles d�coraient l'appartement du malheureux Zizim o; il en aurait fait pr�sent au seigneur de Boussac, Pierre d'Aubusson, lorsqu'il quitta la prison pour aller mourir empoisonn� par Alexandre VI. On a longtemps cru que ces tapisseries {AT1862 342} �taient turques. On a reconnu r�cemment qu'elles avaient �t� fabriqu�es � Aubusson, o� on les r�pare maintenant. Selon les uns, le portrait {Prom 236} de cette belle serait celui d'une esclave ador�e dont Zizim aurait �t� forc� de se s�parer en fuyant � Rhodes; selon un de nos amis, qui p est, en m�me temps, une des illustrations de notre province*, ce serait le portrait d'une dame de Blanchefort, ni�ce de Pierre d'Aubusson, qui aurait inspir� � Zizim une passion assez vive, mais qui aurait �chou� dans la tentative de convertir le {ILL 276/2 haut} h�ros musulman au christianisme. Cette derni�re version est acceptable, et voici comment j'expliquerais le fait: lesdites{ILL 276/3 haut} tentures, au lieu d'�tre apport�es d'Orient et l�gu�es par Zizim � Pierre d'Aubusson, auraient �t� fabriqu�es � Aubusson par l'ordre de ce dernier, et offertes � Zizim en pr�sent pour d�corer les murs de sa prison, d'o� elles seraient revenues, comme un h�ritage naturel, prendre place au ch�teau de Boussac. Pierre d'Aubusson, grand ma�tre de Rhodes, �tait tr�s-port� pour la religion, comme chacun sait (ce qui ne l'emp�cha pas de {Prom 237} trahir d'une mani�re inf�me la confiance de Bajazet); on sait aussi qu'il fit de grandes tentatives pour lui faire abandonner la foi {AT1862 343} de ses p�res. Peut-�tre esp�ra-t-il que son amour pour la demoiselle de Blanchefort op�rerait ce miracle. Peut-�tre lui envoya-t-il la repr�sentation r�p�t�e de cette jeune beaut� dans toutes les s�ductions de sa parure, et entour�e du croissant en signe d'union future avec l'infid�le, s'il consentait au bapt�me. Placer ainsi sous les yeux d'un prisonnier, d'un prince musulman priv� de femmes, l'image de l'objet d�sir�, pour l'amener � la foi, {ILLL 276/1 bas} serait d'une politique tout � fait conforme � l'esprit j�suitique. Si je ne craignais d'impatienter mon lecteur, je lui dirais tout ce que je vois dans le rapprochement ou l'�loignement des licornes (symboles de virginit� farouche, comme on sait) de la figure principale. La dame, gard�e d'abord par ces deux animaux terribles, se montre peu � peu plac�e sous leur d�fense, � mesure que les croissants et le pavillon turc lui sont amen�s par eux. Le vase et l'aigui�re qu'on lui pr�sente ensuite ne sont-ils pas destin�s {Prom 238} au bapt�me que l'infid�le recevra de ses blanches mains? Et, lorsqu'elle s'assied sur le tr�ne avec une sorte de turban royal au front, n'est-elle pas la promesse d'hym�n�e, le gage de l'appui qu'on assurait � Zizim pour lui faire recouvrer son tr�ne, s'il embrassait le christianisme, et s'il consentait � marcher contre les Turcs � la t�te d'une arm�e chr�tienne? Peut-�tre aussi cette beaut� est-elle la personnification de la France. Cependant, c'est un portrait, un {AT1862 344} portrait toujours identique, et malgr� q ses diverses attitudes et ses divers ajustements. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de cette explication, qu'un quart {ILL 276/2 bas} d'heure d'examen nouveau desdites tentures pour trouver, dans le commentaire des d�tails que ma m�moire omet ou amplifie � mon insu, une solution tout aussi absurde qu'on {ILL 276/3 bas} pourrait l'attendre d'un antiquaire de profession.

Car, apr�s tout, le croissant n'a rien d'essentiellement turc, et on le trouve sur les �cussons d'une foule de familles nobles en France. La famille des Villelune , aujourd'hui �teinte, et qui a poss�d� {Prom 239} grand nombre de fiefs en Berry, avait des croissants pour blason. Ainsi nous avons cherch�, et il reste � trouver: c'est le dernier mot � des questions bien plus graves.

A deux lieues de Boussac, � travers des sentiers de sable fin sem�s de rochers, et souvent perdus dans la bruy�re, on arrive aux pierres Jom�tres, ou Jo-math, comme disent nos savants, ou Jomares, comme disent les rustiques. C'est un v�ritable cromlech gaulois, dont r j'ai peut-�tre beaucoup trop parl� dans un roman intitul� Jeanne, mais que l'on peut toujours explorer avec int�r�t, qu'on soit artiste ou savant. Le lieu est aust�re, d�couvert et imposant sous un ciel vaste et jet� s au sein d'une nature p�le et d�pouill�e qui t a un grand cachet de solitude et de tristesse.

GEORGE SAND. 1

{ILL 276/1 haut; {Prom} 236} * M. de la Touche, qui a chant� en beaux vers et d�crit en noble prose les gr�ces et les grandeurs des sites du Berry et de la Marche.


Variantes

  1. Un coin du Berry et de la Marche {ILL} ♦ Les Tapisseries du ch�teau de Boussac {AT1862}, {Prom}
  2. elle {ILL} ♦ il {AT1862}, {Prom}
  3. A pr�sent routes {ILL}, {AT1862} ♦ A pr�sent, routes {Prom}
  4. Mais durant {ILL}, {AT1862} ♦ Mais, durant {Prom}
  5. de Sainte-S�v�re on {ILL}, {AT1862} ♦ de Sainte-S�v�re, on {Prom}
  6. des collines, qui ♦ des collines qui {AT1862}, {Prom}
  7. �videmment, jeune {ILL}, {AT1862} ♦ �videmment; jeune {Prom}
  8. jolie, v�tue {ILL}, {AT1862} ♦ jolie; v�tue {Prom}
  9. quinzi�me si�cle {ILL}XVe si�cle {AT1862}, {Prom}
  10. de haute-lisse {ILL}, {AT1862} ♦ de haute-lisse {Prom}
  11. nationales si {ILL}, {AT1862} ♦ nationales, si {Prom}
  12. Nismes {ILL} ♦ N�mes {AT1862}, {Prom}
  13. Maison-Carr�e {ILL}, {AT1862} ♦ Maison Carr�e {Prom}
  14. cadre naturel. Ces {ILL} ♦ cadre naturel. / Ces {AT1862}, {Prom}
  15. Zizime {ILL} ♦ Zizim {AT1862}, {Prom} et ainsi par la suite
  16. un de nos amis qui {ILL}, {AT1862} ♦ un de nos amis, qui {Prom}
  17. identique, et malgr� {ILL} ♦ identique, malgr� {Prom}
  18. gaulois dont {ILL}, {AT1862} ♦ gaulois, dont {Prom}
  19. vaste, et jet� {ILL} ♦ vaste et jet� {AT1862}, {Prom}
  20. p�le et d�pouill�e, qui {ILL}, {AT1862} ♦ p�le et d�pouill�e qui {Prom}

Notes

  1. La signature figure seulement dans {ILL}.