anonyme [George Sand]
LES LÉGENDES RUSTIQUES.

Magasin Pittoresque, 25�me ann�e (1857) pp.372-373



Retour � la page principale Œuvres de G.S. sur ce site
Écrire � [email protected]





INTRODUCTION

Ce texte a �t� publi� sans nom d'auteur, accompagn� ou accompagnant deux gravures de Maurice Sand. L'attribution du texte � George Sand ne fait pas doute.

Nous donnons le texte tel qu'il parut dans Le Magasin Pittoresque en 1857 (25�me ann�e, pp.372-373) avec les indications de page sous la forme {Pitt n} o� n est le num�ro de page. Nous donnons �galement les deux illustrations qu'on peut agrandir en cliquant; malheureusement la num�risation est de qualit� insatisfaisante.






{Pitt 372} Dans plusieurs tableaux et dessins admis cette ann�e � l'Exposition de peinture, un artiste de beaucoup d'imagination et d'esprit, aim� du public, M. Maurice Sand, s'est attach� � reproduire les l�gendes fantastiques de cette partie de la France que l'on appelait autrefois le bas Berry, et qui a conserv� dans ses croyances populaires, comme dans son aspect pittoresque, un cachet, pour ne pas dire un parfum d'anciennet� tr�s-caract�ristique. Gr�ce au ciel, les mauvaises superstitions ont diminu�, les maladies �pid�miques que l'on appelait la Grand'mort ont disparu avec les eaux stagnantes et les terres incultes. Le pays est g�n�ralement bien cultiv� et les mœurs sont devenues fort douces mais la po�sie � la foissombre et burlesque des antiques l�gendes vit encore dans les imaginations et defraye les veill�es d'hiver, tandis que la campagne conserve en mille endroits, gr�ce � certaines habitudes agricoles traditionnelles, une physionomie qui est encore celle du moyen �ge. Ainsi, au milieu de terres fertiles en plein rapport, on trouve encore, dans cette r�gion, le p�tural, vaste espace d'herbes folles, de buissons �pineux et d'antiques souches d'arbres trapus, litt�ralement �maill� de fleurs sauvages au printemps, mais sec et morne quand les troupeaux de bœufs qui y ont pris leurs quartiers d'�t� le laissent tondu et foul� pour tout le reste de l'ann�e. Une autre coutume barbare est d'�brancher les arbres pour donner la feuille s�che aux moutons durant l'hiver, apr�s quoi on br�le le fagot. C'est l'orme, abondant et vigoureux dans ce terrain, qui est soumis � cette mutilation p�riodique, et qui se couvre de bosses et de rugosit�s affectant les formes les plus bizarres, parfois les plus effravantes. Dans le brouillard du cr�puscule, ou quand la lune, � son lever, argente de lueurs obliques les fonds humides, ces monstres, plantes an bord des chemins, semblent �tendre sur le passant des bras d�sesp�r�s ou pencher vers lui des t�tes mena�antes.

Salon de 1857; Peinture. — Le Follet d'Epnell, par M. Maurice Sand.

La largeur d�mesur�e des chemins de p�ture communale est encore un caract�re particulier au bas Berry. Leurs vastes sinuosit�s, ray�es d'herbe courte et de d�chirures rouge�tres, donnent � certains points de vue un air d'abandon capricieux qui rappelle l'abandon primitif o� se trouvait la terre, lorsqu'elle n'�tait pour l'homme nomade qu'un lieu de passage et decampement.

En d'autres endroits de cette province, le sol a pu trouver dans la petite culture ou dans la gestion de la grande propri�t�, les ressources n�cessaires ou l'activit� suffisante pour sortir de sa primitive pauvret�. L� s'�tendent des steppes inf�conds, sem�s de grosses t�ches que la tradition attribue � un trayait d'esprits pervers ou fantasques, et autour desquelles se passent encore, dit-on, des choses �tranges, des sc�nes incompr�hensibles.

Ces croyances passeront, ces lieux seront transform�s. Chaquejour le progr�s, quelque lent qu'il soit dans les campagnes, travaille � son œuvre pers�v�rante et emporte, ici une superstition locale, l� un coin obstin� du d�sert. Il arrache les ronces, nivelle les passages, soumet la nature rebelle, et d�friche, pour ainsi dire, les esprits en m�me temps que le sol. Dans cinquante ans, on cherchera ces {Pitt 373} traditions rustiques, ces roches �parses, ces arbres mutil�s, cette po�sie du pass� rude et color� qui s'en va en bien-�tre et en raison.

H�las! disent les artistes, la terre sera bien ennuyeuse quand la charrue aura pass� partout, et quand le paysan sera un bourgeois voltairien. Je l'avoue aussi, moi, je sens la n�cessit� des grandes r�formes agricoles, et pourtant je m'�tonne encore quand un villageois me dit qu'il passe d�sormais sans terreur aux lieux o� dans sa jeunesse le fadet sous la forme d'un loup noir ou d'une chienne blanche, lui sautait sur les �paules et se faisait porter, lourd comme trente boisseaux de bl�, jusqu'� la porte de la m�tairie, ou jusqu'au porche de l'�glise paroissiale. Mon cœur se serre quand j'entends le conseiller municipal du hameau menacer les vieux arbres hant�s, les petits �tangs habit�s par de gigantesques personnages baignant leurs grand's jambes dans l'eau rougie des feux du couchant; je suis presque en col�re quand on parle d'enlever les grosses pierres parlantes et grima�antes pour faire des auges de granit, et les vieux t�teaux pour faire du feu. « Quand tout �a n'y sera plus, disent quelques esprits forts, le monde ne sera plus si b�te. On ne croira plus que le diable fait son sabbat � la croix des Bossons, et que le follet jette les cavaliers par terre aux pierres d'Epnell pour bourdir leurs montures en les fouaillant de sa grand'queue de dix aunes. »

Il est vrai, et tant mieux si l'on s'�claire sans devenir sot, de simple qu'on �tait. Mais, quoi qu'il en arrive, le pass� perdra bient�t son prestige, il ne faut pas en douter, et il est bon qu'un artiste ait consacr� son talent � reproduire ces lieux agrestes qui vont dispara�tre et ces sc�nes fantastiques qui, apr�s lui et nous, ne laisseront plus de traces dans la m�moire des bonnes gens.

L'hallucination est, d'ailleurs, un fait psychologique et physiologique qui trouve � chaque instant sa place n�cessaire dans l'histoire des masses. Tout est prodige dans les r�cits et dans les souvenirs de la race humaine. Les ouvrages de M. Maurice Sand ne sont donc pas de pures fantaisies d'artiste: ce sont des traits de mœurs et, dans leur genre, des documents pour l'histoire d'une province. Si l'on songe qu'avec quelques modifications, ces traditions se retrouvent, non-seulement dans toute la France, mais encore dans presque toute l'Europe, on ne niera pas l'utilit� et l'int�r�t de cette recherche. Et d'ailleurs, avons-nous bien envie de railler les visions et les cr�dulit�s des gens de campagne, nous qui voyons la croyance passionn�e aux tables parlantes et aux jongleries � la mode des mediums, d�frayer les loisirs et enflammer les imaginations du plus beau monde? Je n'y vois qu'une diff�rence, c'est que la vieille l�gende populaire est plus int�ressante et plus originale que toutes ces inventions modernes, et que ses symboles ont un sens logique et moral tr�s-pr�f�rabte aux balourdises ou aux caprices absurdes des esprits frappeurs. Cet animal qui se fait porter, n'est-ce pas le sensualisme, qui, laid comme une b�te et lourd comme un remords, p�se sur l'ivrogne attard�? Ce follet railleur qui le jette par terre et lui emm�ne son cheval n'est-ce pas la personnification de sa propre malice ou de sa propre ambition, qui, folle et quinteuse, emporte sa force, et le laisse �tourdi et bris�, dans la nuit et dans la solitude, aupr�s de ces pierres druidiques o� le diable cache des tr�sors? Tous ces fant�mes qui poursuivent les m�faits nocturnes, sont des esprits bien avis�s, qui avertissent, r�priment ou ch�tient. C'est une histoire na�ve, po�tique ou divertissante, des tourments, et par cons�quent des progr�s de la conscience populaire.

Salon de 1857; Peinture. — Le Loup-Garou, par M. Maurice Sand.