George Sand
LE RUISSEAU.

K, "The Keepsake" / 1855 / edited by Miss Power (London / New York / Paris David Bogue / Bang Brothers and Co. / H. Mandeville; 1855 [1854])



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INTRODUCTION

Rédigé le 18 ou le 19 août 1854 à la demande d'Émile de Girardin, cet apologue fut publié par les soins de Miss Power dans un recueil soigné qui paraissait chaque année depuis 1827 au moment des étrennes et se poursuivit jusqu'en 1857. Girardin avait sa demande dans une lettre du 9 juillet: « Je viens vous demander de m'envoyer deux ou quatre pages pour paraître dans un keepsake publié à Londres et qui est la seule ressource qui soit restée aux deux nièces de lady Blessington après la mort de d'Orsay, ce type de l'obligeance plus encore que de l'élégance. Elles se nomment miss Power; vous les connaissez je suppose » (Ms Lov E884 ff.224-225, cité in Corr.XII p.506 n.1 – d'Orsay était mort le 4 août 1852). À quoi George Sand répondit le 14 juillet: « Je ne connais pas miss Power mais pour la mémoire de l'excellent Dorsay, et pour ne pas vous donner un démenti, Dieu m'en garde! je ferai la plus tôt possible ce que vous me demandez, Monseigneur » (lettre 6341, in Corr.XII p.506).

George Sand s'exécuta le 18 août (Corr.XII p.506 n.2) ou le 19 (l.c. p.229) et envoya l'apologue à Girardin le 20: « Voilà enfin ma pauvre obole: ne la regardez pas, c'est trop mauvais, et ce n'est pas ma faute. Il m'est tout aussi impossible de faire une chose détachée, que de danser sur des œufs » (lettre 6374 in l.c. p.542).

Cette courte pièce ne manque pas d'un certain charme un peu mou qui, d'une certaine manière, annonce un peu le symbolisme de Maurice Maeterlinck. On remarquera que c'est un apologue par les deux derniers alinéas qui brisent l'évocation de la nature par celle de la condition ouvrière.

Dans le Kepsake, ce texte se trouvait en pages 209-210. Nous donnons la pagination sous la forme {K n}n est le numéro de page.






{K 209} “ Où vas-tu, heureux ruisseau? Pourquoi te presses-tu de fuir devant moi, toujours devant moi, sans t'arrêter pour me répondre? ”

“ — Pourquoi veux-tu le savoir, demoiselle curieuse? Amuse-toi à voler de feuille en feuille sur ce lotus, qui fleurit sans s'inquiéter du flot qui le berce et du vent qui l'agite. ”

“ — Où cours-tu, demoiselle agile? Pourquoi voler de feuille en feuille sans t'arrêter jamais pour me répondre? ”

“ — Pourquoi veux-tu le savoir, lotus frissonnant? Contente-toi de baigner tes pieds dans le sable fin, qui dort sans demander aux cailloux pourquoi le ruisseau fuit et pourquoi le vent passe. ”

Ainsi parlait la demoiselle au ruisseau et le lotus à la demoiselle. Ainsi répondait le ruisseau à la demoiselle et la demoiselle au lotus.

Le sable ne demanda rien aux cailloux. En eux la vie était inerte et la volonté nulle. Le ruisseau les dérangea souvent et ils ne s'en plaignerent pas. Ils n'ont même pas su qu'ils avaient changé de place.

Le ruisseau emporta plus loin encore les fleurs et les feuilles de la plante où l'insecte s'etait endormi pour se perderent 1 au loin, bien loin, dans les grandes eaux où tout s'abîme et s'efface. Le ruisseau lui-même perdit, au sein des vastes mers, {K 210} et son doux nom, et son cours gracieux et la qualité de ses ondes limpides.

Qu'importe? le ruisseau, toujours renouvellé à sa source, continue toujours son gai voyage; toujours pressé d'arriver au but, toujours fier d'y courir.

Le lotus a laissé sa graine dans le limon, l'insecte y a caché sa larve. L'un repousse, l'autre renaît à chaque printems, toujours pressé de vivre, toujours fier de mirer sa beauté dans les ondes.

Le sable n'a rien fait que de s'agglomérer en cailloux, et les cailloux n'ont rien fait que de s'égrainer 2 en sable.

L'égoïste parle comme le ruisseau qui conseille à l'insecte de rester sur la plante, et comme l'insecte qui conseille à la plante de rester dans le sable.

Mais l'homme que l'on réduit au métier de caillou et que l'on écrase comme la sable n'a pas même le triste bonheur d'être insensible.

Il reste assez homme pour envier celui qui comme le ruisseau, court, s'agite et se renouvelle.


Notes

  1. pour se perderent : erreur du typographe, il faut évidemment lire: pour se perdre.
  2. s'égrainer : forme vieillie; les cinquième et sixième éditions du Dictionnaire de l'Académie Française (respectivement 1798 et 1835) renvoient à égréner.