George Sand
LA SŒUR CADETTE

L'Echo des Feuilletons, avril (?) 1843 (3ème année); pp.177-180



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INTRODUCTION

La Sœur cadette parut:
– dans L'Écho des Feuilletons en avril (?) 1843 (3e année, pp.177-180), où apparaît la signature "Georces Sand" (sic)
– dans Le Pionnier en mai (?) 1845 ou 1846 (3e année, [1845-1846], pp.152-154).

Il n'est fait aucune allusion à ces publications dans la correspondance de George Sand des années 1840. On ne sait donc pas si elles furent autorisées ou non.

La Sœur cadette est en fait la deuxième des Lettres à Marcie, ou plus exactement le récit que la dite lettre contient; les trois premiers paragraphes — jusqu'à « au prix de tes naïves allégories! » sont omis. Le récit est une sorte de conte moral qui se déroule en Italie et dévoile — le mot est juste car le récit résulte bel et bien d'une double indiscrétion — le conflit intérieur d'une jeune fille, Arpalice, entre, d'une part, ce qu'elle considère être son devoir envers ses deux sœurs et son oncle curé qui les héberge toutes les trois, et, d'autre part l'attirance qu'elle ressent envers un jeune anglais qui la courtise.

Ce milord est un parti plus qu'avantageux, car le prêtre et ses nièces vivent dans une austérité proche de la pauvreté et la famille du prétendant est riche et désireuse de ce mariage. Mais Arpalice est la cadette et ses aînées ne trouvent pas à se marier. Peut-elle alors suivre l'inclination de son cœur? Non, évidemment, il faut qu'il y ait sacrifice, où serait sinon le romantisme? Et donc elle se sacrifie, fait l'aveu de ce sacrifice à son oncle en le suppliant d'en garder le secret. Mais l'oncle, touché par une telle élévation d'esprit et de cœur, dévoile le secret à ses deux autres nièces — en les priant de n'en rien laisser paraître —, et non content de cela, fait lire au narrateur la touchante lettre d'aveu d'Arpalice, et ce dernier ne trouve rien de mieux que d'en faire le récit.

Le sujet, plus qu'édifiant, est assez remarquablement monté en récit. Arpalice est un personnage empreint d'un mysticisme ou d'un esprit de sacrifice qui rappelle fortement celui de Rose du roman Rose et Blanche que la future George Sand avait écrit en collaboration avec Jules Sandeau. On peut voir aussi dans ce conte une allusion par antithèse au voyage de George et de Musset à Venise. En effet la pure héroîne du récit porte le prénom d'Arpalice Manin, la maîtresse de Pietro Pagello (le médecin vénitien qui soigna Musset). Arpalice est aussi le nom d'un personnage de l'Orlando Furioso de l'Arioste, que George Sand connaissait très bien.

Et à présent une curiosité:

Il se trouve à la fin de ce conte une phrase assez curieuse. Curieuse d'abord parce qu'elle n'apporte pas grand chose à la conclusion. Curieuse surtout parce que, à un mot près, tout le monde la connait.

Tout le monde a lu ou entendu cette phrase énigmatique: « Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat ». Elle figure dans le chapitre XIII du Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux et fait d'ailleurs le titre du chapitre. Cette phrase est pour Rouletablille la clé du mystère, une clé un peu alambiquée mais qui permettra à l'histoire de se poursuivre dans Le Parfum de la dame en noir.

Comparons avec la phrase de La Sœur cadette: « Le presbytère n'a rien perdu de sa propreté, ni le jardin de son éclat » (c'est nous qui soulignons). On remarquera en passant que charme plutôt que propreté donne un meilleur rythme à la phrase, et que, dans la Sœur cadette, pureté se comprendrait mieux que proprété.













LA SŒUR CADETTE

{Echo 177/1} Le curé d'une petite ville de Lombardie, où j'ai passé quelque temps, avait trois nièces, toutes trois agréables et parfaitement élevées. Orphelines et sans fortune, elles furent recueillies par leur oncle, et, grâce à leur économie, à leur bon caractère et à leur zèle, elles apportèrent, en même temps que le bonheur et la gaîté, un surcroît d'aisance dans le presbytère. Le bon vieillard, en retour, sut leur inspirer tant de sagesse par ses leçons, qu'elles renoncèrent à l'idée, peut-être un peu caressée jusque-là, de se marier. Il leur fit entendre, qu'étant pauvres, elles ne trouveraient que des maris au-dessous d'elles par l'éducation, ou tellement pauvres eux-mêmes que la plus grande misère serait le partage de leur nouvelle famille. La misère n'est point un opprobre, leur disait-il souvent en ma présence; honte à quiconque ne redoublerait pas de respect pour ceux qui la supportent dignement, et de compassion pour ceux qui en sont accablés. Mais c'est une si rude épreuve que le besoin! N'y a-t-il pas une témérité bien grande à risquer la paix et la soumission de son âme dans un si grand pèlerinage? Il fit si bien qu'il éleva leur esprit à un état de calme et de dignité vraiment admirables. Lorsqu'il voyait un nuage sur la figure de l'une d'elles: « Eh bien! qu'as-tu? disait-il avec celle liberté de la plaisanterie italienne. Nipotina, ôtez-vous de la fenêtre; car si les jeunes gens qui passent dans la rue vous voient ainsi, ils vont croire que vous soupirez après un mari. » Et aussitôt le sourire de l'innocence et d'un juste orgueil reparaissait sur le visage mélancolique de Nipotina. Vous pensez bien que cette famille vivait dans la plus austère retraite. Ces jeunes filles savaient trop bien qu'elles devaient éviter jusqu'au regard des hommes, vouées, comme elles l'étaient, au célibat. S'il y eut des inclinations secrètement écloses, secrètement aussi elles furent comprimées et vaincues; s'il y eut quelques regrets, il n'y eut entre elles aucune confidence, quoiqu'elles s'aimassent tendrement; mais la fermeté et le respect de soi-même étaient si forts en elles, qu'il y avait une sorte d'émulation tacite à étouffer toute semence de faiblesse sans la mettre au jour. {Echo 177/2} L'amour-propre, mais un amour-propre touchant et respectable, tenait en haleine la vertu de ces jeunes recluses. Et il faut croire que la vertu n'est pas un état violent dans les belles âmes, qu'elle y pousse naturellement et s'y épanouit dans un air pur, car je n'ai jamais vu de visages moins hâves, de regards moins sombres, d'aspects moins farouches. Fraîches comme trois roses des Alpes, elles allaient et venaient sans cesse , occupées au ménage et à l'aumône. Lorsqu'elles se rencontraient dans les escaliers de la maison ou dans les allées du jardin, elles s'adressaient toujours quelque joyeuse et naïve attaque; elles se serraient la main avec cordialité. Je demeurais dans le voisinage, et j'entendais leurs voix fraîches gazouiller par tous les coins du presbytère. Aux jours de fête, elles se réunissaient dans une salle-basse pour faire quelque pieuse lecture à haute voix, à tour de rôle, après quoi elles chantaient en partie quelque cantique. Par les fenêtres entr'ouvertes, je voyais et j'entendais ce joli groupe, à travers les guirlandes de roses blanches et de liserons écarlates qui encadraient la croisée. A voir leurs magnifiques chevelures blondes et les bouquets de fleurs naturelles dont se coiffent les jeunes Lombardes, c'était vraiment le trio des grâces chrétiennes.

La cadette était la plus jolie, il y avait plus d'élégance naturelle dans ses manières, plus de finesse dans son esprit, je dirai aussi plus de magnanimité dans son caractère, si je ne craignais de détruire dans mes souvenirs l'admirable unité de ces trois personnes, en n'admettant pas que le trait d'héroïsme que je vais vous raconter n'eût pas été possible à toutes trois également.

Arpalice était le nom de cette cadette. Elle aimait la botanique et cultivait une plate-bande de fleurs exotiques le long d'un mur du jardin qui recevait les pleins rayons du soleil et en conservait la chaleur jusqu'à la nuit. De l'autre côté du mur s'élevaient, à peu de distance, les fenêtres d'une maison voisine, qu'une riche famille anglaise loua pour l'été. Lady C*** avait avec elle deux fils, l'un phthisique, et qu'elle essayait de guérir à l'air pur des campagnes alpestes; {Echo 178/1} l'autre, âgé de vingt-cinq ans, plein d'espérances, beau de visage et doué d'un esprit fort droit, d'un caractère équitable et généreux. Ce jeune homme voyait de sa fenêtre la belle Arpalice arroser ses fleurs, et, dans la crainte de la mettre en fuite, il l'observait chaque jour, et tout le temps qu'elle demeurait, par la fente des rideaux de la tendina. Il en devint amoureux, et tout ce qu'il apprit d'elle et de son entourage le captiva si fort qu'il la demanda en mariage, avec l'agrément de lady C***, laquelle voyant dépérir son fils aine, et craignant d'éloigner par sa rigueur le second, fit le sacrifice de ses préjugés aristocratiques, et donna son consentement. Grande fut la surprise dans la maison anglaise quand le curé, après avoir consulté sa nièce, remercia poliment et refusa net pour elle l'offre d'un nom illustre, d'une immense fortune, et, ce qui était plus digne de considération, d'un amour honorable. Le jeune lord crut que la fierté du presbytère avait été blessée par la précipitation de sa démarche; il montra tant de douleur que lady C*** se décida à aller en personne trouver Arpalice et lui demanda avec instance de devenir sa bru. La beauté, le grand sens et la grâce de cette jeune personne la frappèrent tellement, qu'elle partagea presque le chagrin de son fils en la trouvant inébranlable dans sa résolution. Le jeune C*** tomba malade, et, au même moment, son frère aîné mourut. Le séjour de la famille anglaise se prolongea dans la petite ville. Le curé alla trouver lady C***, lui offrit de délicates consolations, s'enquit avec intérêt de la santé du jeune homme,et s'efforça, par les soins les plus empressés, d'adoucir leur triste situation. A peine rétabli lord C***, qui avait fait mettre son lit auprès de la fenêtre, afin d'apercevoir de temps en temps Arpalice, se glissa le long du jardin du presbytère, cacha des billets doux dans les fleurs qu'Arpalice venait cueillir, lui en fit parvenir d'autres, la suivit à l'église, et enfin lui fit une cour assidue, mystérieuse et romanesque, dont elle n'avait guère le droit de s'offenser, puisqu'il avait si bien prouvé à l'avance l'honnêteté de ses vues.

Un mois s'écoula ainsi, et un matin Arpalice avait disparu; grand effroi et grande rumeur dans le presbytère; déjà les deux sœurs désolées couraient en se tordant les mains vers la rue pour avoir des nouvelles de la fugitive; le curé, {Echo 178/2} sortant de sa chambre avec un air ému, mais non affligé, leur dit de se tenir tranquilles, de ne montrer aux gens du dehors aucune surprise, et de ne point avoir d'inquiétude. C'était lui-même, disait-il, qui avait envoyé Arpalice à Bergame pour une affaire à lui personnelle, et dont il priait ses chères nièces de ne lui demander compte qu'après le retour de leur sœur. Trois jours après cette matinée, la famille Anglaise partait pour Venise, et de là pour Vienne. Le jeune lord paraissait consterné; mais il ne voulut pas souffrir que sa mère renouvelât ses instances. En même temps qu'ils prenaient, à l'est, la route de Brescia, lé curé prit à l'ouest celle de Bergame, et le lendemain Arpalice était de retour au presbytère. Elle était fort pâle et se disait fort souffrante; mais elle était aussi affectueuse et aussi sereine qu'à l'ordinaire. Elle pria ses sœurs de ne pas la questionner, et ce ne fut qu'au bout de six mois, après que les brillantes couleurs de la santé eurent reparu sur ses joues, qu'il fut permis au curé de trahir son chaste secret. Arpalice avait aimé lord C***, mais par tendresse pour ses sœurs, elle n'avait pas voulu se marier.

Voici la lettre que l'oncle avait trouvée dans sa serrure le jour où Arpalice avait pris la fuite. Le bonhomme, en essayant de me la lire, était si ému, qu'il ne put achever, et me la jetant sur les genoux: « Tenez, me dit-il, j'y renonce, quoique je la sache par cœur. » J'ai pris copie de cette lettre avec sa permission, et la voici: « Mon oncle, ne me blâmez pas de la faiblesse qui m'accable; j'ai tout fait pour lutter contre mon cœur. Il faut que cette passion que l'on appelle inclination (je traduis textuellement), soit bien plus difficile à gouverner que je ne croyais. Sans doute qu'il plaît à Dieu de m'éprouver pour me ramener au sentiment de la crainte et de l'humilité. Hélas mon bon oncle, gardez-moi le secret. Rien au monde n'eût pu me déterminer à avouer à mes pauvres sœurs pourquoi j'étais malade; mais vous êtes mon confesseur et mon père en Dieu; je viens vous avouer avec honte que c'est le chagrin qui m'a vaincue. J'ai eu l'imprudence de recevoir plusieurs lettres de ce jeune homme; je vous les renvoie; mon oncle, brûlez-les, que je ne les revoie jamais; elles m'ont fait trop de mal! Elles ont troublé le zèle de mes jours et le repos de mes nuits. J'ai laissé le venin de la flatterie s'insinuer dans mon âme, et, en un {Echo 179/1} instant, chose étrange et déplorable! l'estime de cet étranger m'est devenue plus précieuse que les bénédictions de ma famille. Tandis que les plus tendres caresses de mes sœurs, tandis que vos bienveillantes paroles me tiraient à peine d'une secrète mélancolie, les phrases insensées que milord m'écrivait, et que je dévorais avec mystère, me faisaient monter le feu au visage, et mon cœur bondissait comme s'il allait se briser. O mon cher oncle , quelle chose puissante que la louange, quelle chose faible et lâche que notre cœur quand nous en avons ouvert l'accès! Le désordre de mon âme arrivé si subitement lorsque je me croyais si affermie, est un mystère pour moi. Je ne comprendrai jamais comment un jeune homme que je ne connais pas, a pu m'inspirer plus d'attachement, pendant quelques instants, que vous et mes sœurs. Un sentiment injuste, si aveugle, ne peut être qu'une embûche de Satan.

» Lorsque je l'ai repoussé pour la première fois, vous m'avez dit de bien réfléchir, vous m'avez engagée à suivre mon penchant; vous m'avez répété ces paroles sacrées: Il est écrit: la femme quittera son père et sa mère. Je sais que c'est la loi des anciens temps. Mais aujourd'hui qu'il y a tant de filles à marier qui ne demandent pas mieux, je ne crois pas que les hommes soient en peine de trouver à s'établir, et dès ce premier jour, comme j'avais l'esprit calme et que je ne sentais rien pour milord, il m'a semblé que je devais refuser, par amour pour mes deux pauvres sœurs, une fortune si différente de la leur. Madame sa mère m'a bien dit qu'elle les doterait, qu'elle les emmènerait avec moi; vous ne pouvez quitter votre état, vous, mon oncle, et je n'ai pu souffrir l'idée de me séparerde vous et de cette chère petite maison où nous vivons si heureux, pour aller porter de grandes robes et rouler carrosse dans des pays que je ne connais pas; et puis je me suis dit que comme ce n'était pas la fortune qui pouvait me tenter et me faire épouser un milord, ce n'était pas non plus en faisant part de cette fortune à mes sœurs que je pourrais les consoler si elles ne trouvaient pas le bonheur dans ma nouvelle famille. Et puis, que sait-on? j'aurais peut-être été heureuse dans le mariage, et mes sœurs voyant cela, auraient peut-être souhaité de se marier aussi; et peut-être qu'elles ne l'auraient pas {Echo 179/2} pu. Et si elles s'étaient mariées, peut-être n'eussent-elles pas fait d'heureux ménages, et voilà toutes nos existences si tranquilles bouleversées; voilà notre bonheur changé en soucis, en regrets, en déplaisirs sans remède et sans terme. Enfin mon cerveau n'était pas malade: ce jour-là je vis tout d'un coup et aussi clairement que si j'eusse lu dans un livre tous les inconvénients de ce mariage; je vous démontrai à vous-même, et je vous persuadai de m'affermir dans mon refus, si je venais à changer malheureusement d'avis. Mais, après ce refus, les plaintes de milord devinrent si grandes qu'elles endormirent ma raison; et, quoique je ne lui aie pas donné, par mes actions, mes paroles ou mes regards, la moindre espérance, voilà qu'aujourd'hui, après lui avoir écrit assez durement de me laisser en repos et de ne jamais compter me faire changer d'avis, je me suis évanouie dans ma chambre, et après être revenue à moi-même, je me suis sentie fondre en larmes, comme si l'on fût venu m'annoncer votre mort ou celle d'une de mes sœurs. Epouvantée de me sentir si faible, et ne comprenant rien à la force subtile de cette inclination, j'ai vu qu'il était temps de prendre quelque parti irrévocable, car je n'étais pas sûre de moi. J'ai donc ajouté au bas de ma réponse à milord, en peu de mots, que je m'en allais et ne reviendrais que lorsque lui-même aurait quitté le pays. J'ajoutais que je croyais trop à son honneur pour craindre qu'il laissât ainsi errer longtemps une pauvre fille sans asile, éloignée de sa maison et de ses parents. J'espère qu'il ne me fera pas attendre son départ, et que vous viendrez me chercher, mon cher oncle, aussitôt qu'il se sera mis en route.

« Mais, mon oncle, ne pensez pas que ce sacrifice soit au-dessus de mes forces, et que votre tendresse trop indulgente ne vous porte pas encore cette fois à me faire revenir de ma détermination! Au nom du ciel! si vous m'aimez, si vous m'estimez, si vous croyez que mon espoir n'est pas de ce monde, et que je sois digne d'aspirer à la gloire de Dieu, ne confiez pas un mot de tout ceci à mes sœurs elles viendraient se jeter à mes pieds, et, sans me fléchir, elles rendraient mon effort plus difficile. Ecoutez, mon cher oncle, mon cher confesseur, je sais ce que je fais. Je souffre, mais je peux souffrir, a présent que j'ai passé une nuit en prières. » a

{Echo 180/1} Ici le caractère de l'écriture indiquait une interruption et une main plus ferme.

« Ecoutez, mon oncle, ne me grondez pas. Vous m'aviez fait promettre de ne jamais prononcer un vœu quelconque à notre Seigneur, ou à la Vierge ou aux saints, sans vous consulter à l'avance. Eh bien! pardonnez-moi, j'ai vu que vous étiez plus faible pour moi que moi-même, et je viens de m'engager, au lever du soleil, par un vœu irrévocable, à rester dans le célibat. Je n'ai pas agi à la légère, je vous en réponds. J'ai prié l'Esprit-Saint de m'éclairer; j'ai pris mon temps. L'étoile du matin brillait, et la nuit était encore noire. Je me suis dit: Je méditerai jusqu'à ce que la clarté du jour ait effacé cette étoile; et je me suis mise à genoux devant ma fenêtre en face de l'Orient, qui est la figure de la venue du fils de l'homme sur la terre; j'ai senti que la grâce descendait en moi. Oui, je l'ai sentie: car à mesure que la fraîcheur du matin soulageait mes membres rompus, je sentis comme une brise du ciel qui soulageait mon cœur, et à mesure que l'Orient s'embrasait, mon espérance et ma foi se ranimaient. Enfin, quand le premier bord du soleil a dépassé la haie du jardin, j'ai été saisie comme d'une extase, j'ai cru voir la face du Sauveur rayonner dans ce globe de feu; mon cœur s'est brisé en sanglots de bonheur, et je me suis levée par un mouvement involontaire, en tendant les bras vers lui et m'écriant: Je jure.

« Tout est dit, mon oncle, il ne faut plus me parler de mariage; depuis un quart-d'heure, je me sens si joyeuse que je vois bien que j'ai pris le bon parti et que j'ai accompli la volonté de Dieu. Que ni vous, ni mes sœurs, ne m'en fassiez un mérite. Vous n'existeriez pas, que je prendrais encore le parti de conserver à Dieu cette âme libre qui, jusqu'ici, n'a adoré que lui, et qui n'a jamais trouvé ni souffrance, ni mécompte, ni effroi dans cet amour.

« Maintenant, je pars pour Brescia. Je descendrai chez notre cousine l'aveugle: je lui dirai que c'est vous qui m'envoyez acheter une devanture d'autel, et je vous attends , mon cher oncle. A bientôt, j'espère. »

Lorsque Giulia et Luigina, les deux autres sœurs, connurent cette lettre, elles voulurent aller se jeter dans les bras d'Arpalice; mais le curé, qui avait choisi pour la communiquer l'heure à laquelle Arpalice cultivait ses fleurs, les pria, {Echo 180/2} au contraire, de ne point lui en parler. « Redoublez de tendresse et de soins pour elle, leur dit-il, rendez-la plus heureuse encore que vous ne faites, s'il est possible. Aimez-la. estimez-la davantage, si vous pouvez; laissez-lui de temps en temps entendre, dans les occasions délicates, que vous savez de quelles hautes vertus elle est capable; mais promettez-moi de ne jamais entrer en explication sur ce sujet. » Elles le promirent et furent fidèles à leur engagement. Et, quand je demandai au curé qui me racontait ces détails, pourquoi il avait exigé si expressément ce silence: « Voyez, dit-il en souriant, tout acte sublime a une explication naturelle, et l'explication naturelle n'empêche pas l'acte d'être sublime: il y a dans Arpalice un immense, un véritable orgueil, si je puis m'exprimer ainsi. En même temps, il y a tant de foi et de droiture, qu'elle regarde son sacrifice comme la dernière chose du monde, tandis que ses hésitations, son entraînement vers ce jeune homme et les regrets qu'elle a étouffés depuis, lui apparaissent comme des faiblesses dont elle rougit; et, je sais, moi qui connais tous les replis de son cœur, qu'en vantant la grandeur de son courage, ses sœurs l'eussent beaucoup plus humiliée que flattée... Et puis, qui sait si, en lâchant bride à ces conversations dangereuses, la tête des deux autres ne se fût pas enflammée de quelque vaine curiosité! Qui sait si l'amour d'Arpalice ne fût pas sorti de ses cendres? Tout le monde se trouve bien de cet arrangement. J'ai voulu dire à Giulia et Luigina ce qu'elles devaient de reconnaissance et d'admiration à leur sœur. Ne pas le dire, c'eût été frustrer Arpalice de ce redoublement d'amour qui lui était dû, comme la récompense de sa grande action. Mais ces sortes de tragédies doivent se jouer dans le plus grand mystère de la conscience et n'avoir pour spectateur que Dieu.

Au reste, ajouta-t-il, mes nièces sont restées unies par un invincible tendresse. Le presbytère n'a rien perdu de sa propreté, ni le jardin de son éclat. Arpalice est plus fraîche que jamais, comme vous voyez; on chante toujours, on rit toujours, comme devant; on lit toujours l'Imitation; on prie avec ferveur, et Dieu bénit les cœurs simples. Si une personne est plus sereine et plus contente de son sort que les autres, c'est certainement Arpalice.

GEORCES SAND. (sic)


Variantes

  1. Nous ajoutons ici le guillemet qui fait défaut.