le Cte Th�obald Walsh
George Sand

A PARIS, / CHEZ HIVERT, LIBRAIRE EDITEUR, / QUAI DES AUGUSTINS, 55 / ET CHEZ LES PRINCIPAUX LIBRAIRES DE LA CAPITALE, / DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER. / 1837.

DEUXIÈME PARTIE
LE DIEU INCONNU.

LE
DIEU INCONNU.

« . . . . . Cœlumque fueri »
« jussit . . . . . . . »
                OVIDE.



{Hi [171]} I.



LA partie la plus p�nible, la plus douloureuse de ma t�che, la voici enfin accomplie. Il me tardait, plus encore qu'au lecteur, d'en avoir fini avec elle; il est si cruel de devoir constamment se tenir en garde contre le prestige du g�nie, et d'�tre contraint � fl�trir, quand on voudrait pouvoir admirer toujours! mais le mal {Hi 172} que George Sand m'a fait � l'ame, en me tra�nant au travers de ce ramas d'impuret�s, de sophismes a corrupteurs, de coupables et dangereuses folies, il lui est donn� de me le faire oublier; lui seul le peut, car il poss�de la lance merveilleuse que la po�tique antiquit� a pr�t�e � Achille: il gu�rira les blessures qu'il a faites.

George Sand est, par excellence, l'�tre multiple, ondoyant et divers, que nous saluons du nom de po�te. Il en a l'organisation si riche, si mobile, si d�licatement exquise, et il n'est rien de bon, de grand, de g�n�reux, qui n'exist�t en germe dans cette ame d'�lite. Mais que George Sand a pay� ch�rement l'aur�ole dont rayonne son front, qui a re�u la double cons�cration du g�nie et de l'infortune! En �tudiant sa vie, quiconque a des entrailles, ne peut se d�fendre de ressentir, pour lui, une douloureuse et irr�sistible sympathie. Esprit de lumi�re �gar� loin de sa route, il s'est d�battu avec effort dans une sph�re qui n'�tait point la sienne, et l'on peut dire de lui, comme Lamartine a dit de Byron:


« Tout homme, en le voyant, reconna�t dans ses yeux,
» Un rayon �clips� de la splendeur des cieux. »

{Hi 173} Non, George Sand! l'�garement, le vertige et le d�sespoir ne pouvaient �tre long-temps votre partage. Si la main de Dieu s'est appesantie sur vous, son œil paternel n'a point cess� de vous suivre dans votre course errante; vous n'avez pas souffert en vain, et d�j� vous pouvez vous faire l'application de ces belles paroles de L�lia: « ......... C'est toi seule, � douleur sublime! qui nous rappelles au sentiment de notre dignit�; c'est toi qui nous mets � part, et nous places, brebis du d�sert, sous la main du Pasteur c�leste qui nous regarde, nous plaint, en attendant qu'il nous console ».

La lecture des ouvrages de George Sand, et surtout celle de ses lettres d'un voyageur, nous apprend qu'il a d� souffrir immens�ment. Mais il y a lieu de rappeler ici une v�rit�, que j'ai trouv� indiqu�e plus d'une fois dans ses �crits; (car, quelle est celle des grandes v�rit�s, religieuses ou sociales, que cette lumineuse intelligence, que cette ame fourvoy�e n'ait pas salu�e et maudite tour � tour?) Cette v�rit�, la voici: c'est que le malheur n'�l�ve l'homme, qu'autant qu'il s'y r�signe; autrement, loin de l'am�liorer, il le d�grade. Le malheur non accept� a exerc�. {Hi 174} sur George Sand, la plus fatale influence; il a achev� ce que l'amour et le d�sabusement avaient commenc�, et l'a isole de plus en plus. Son souffle d�l�t�re a �touff� momentan�ment, dans cette ame ulc�r�e, pleine de murmures et de r�voltes, bien des germes pr�cieux, et d�velopp� bien des penchans mauvais.

N�anmoins, j'en ai acquis la conviction intime et r�fl�chie; l'auteur de L�lia et de Jacques vaut mieux que ses livres, et lœuvre a calomni� l'�crivain. C'est pour moi un devoir que de le proclamer; George Sand ne faillira pas � la preuve.

Puisque j'ai puis�, dans ses �crits, mes chefs d'accusation, l'�quit� me commande d'y rechercher �galement les faits � d�charge, et les circonstances att�nuantes. J'aurai donc l'occasion de citer beaucoup; mais personne, je pense, ne s'en plaindra. Mon r�le d�sormais est de m'effacer le plus possible, de montrer George Sand travaillant � se d�gager de son pass�; de recueillir ses paroles, ses actes, et d'en faire ressortir toute la port�e. Qui peut, en effet, nous r�v�ler George Sand mieux que George Sand lui-m�me, et par qui, l'auteur de {Hi 175} Jacques et de L�lia peut-il �tre plus efficacement r�habilit�, que par l'auteur du Dieu inconnu?

J'h�siterai d'autant moins � faire largement usage des lettres d'un voyageur, qu'� ma grande surprise, je me suis convaincu que, sur dix des lecteurs de George Sand, il n'y en a pas plus d'un qui les ait lues, et, de ceux-ci encore, on peut dire qu'il n'en est peut-�tre qu'un sur dix qui sache bien ce qu'elles contiennent. Le long intervalle qui en a s�par� la publication, la mani�re digressive de l'auteur, et j'ajouterai ses longueurs qui font que l'int�r�t y languit parfois, et que le fil s'y rompt fr�quemment, tout cela explique le peu d'importance relative que le public a attach� � ses lettres, qui pourtant en ont une bien grande, comme �tudes psychologiques d'abord, puis sous le rapport auto-biographique. Beaucoup de lecteurs ne les ont point prises pour ce qu'elles sont; je veux dire pour la peinture d'une situation r�elle, et n'y ont vu que du style et de la rouerie d'artiste. Si jusqu'ici George Sand a �t� incompl�tement, et par cons�quent mal jug�, c'est faute d'avoir �t� connu. Ses �crits les plus propres � le diffamer sont entre les mains de tout le monde; c'est {Hi 176} donc justice, que d'appeler aussi l'attention sur ceux qui sont de nature � le r�int�grer dans l'estime des gens de bien.

Je sens que, pour cette partie de mon travail, l'indulgence du lecteur m'est plus que jamais n�cessaire. En traitant la premi�re, j'avais pour moi l'avantage immense du terrain, et puis j'�tais soutenu par la chaleur de la lutte. L'indignation a dict� plus d'un de mes paragraphes; et, � l'�motion qui faisait trembler ma main, je pressentais que j'allais convaincre. Je ne suis plus plac� dans des conditions aussi favorables, et il me faut d�sormais affronter, par devoir, une comparaison �crasante. Je sais tout ce qu'il y a de p�rilleux pour moi � mettre, en regard de mon pauvre style d'homme de tous les jours (*), ces magnifiques formes de langage si pleines, si vari�es, si riches de couleur et d'inspiration, si puissantes en un mot. Mais qu'importe apr�s tout, pourvu que je r�ussisse � accomplir ma t�che?

(*) De l'anglais: an every-day man.

Le nautonnier obscur, dont le fr�le esquif portait C�sar et sa fortune, n'�levait pas ses pr�tentions bien haut; il ramait laborieusement, {Hi 177} l'œil fix� vers le port, et n'aspirant � rien de plus qu'� d�poser, sain et sauf sur la terre ferme, son glorieux passager.

Le Dieu inconnu, cette œuvre digne d'attention � tant d'�gards, marque, dans l'existence de George Sand, une phase diff�rente, une �re nouvelle. Mais ses premiers pas dans cette voie de retour, o� nous le voyons engag�, datent d'une �poque ant�rieure. Ce sont les lettres au Malgache, � Everard qui nous r�v�lent les premiers sympt�mes de l'importante modification, de cette sorte de transformation morale qu'a subie l'auteur de L�lia; dans ces lettres, qui embrassent un espace de deux ann�es, on suit la marche progressive du travail qui s'est op�r� dans l'ame de l'�crivain. On le voit passer, des derniers paroxismes du d�sespoir, de ses projets arr�t�s de suicide, � cet �tat plus calme, � cette sorte de d�tente morale qui pr�c�de la r�signation. L'ange tomb� va se relever; l'esp�rance et la foi le soutiennent dans son nouvel essor, et sa pri�re, de plus en plus fervente, monte, ainsi qu'un encens purifi�, jusqu'au tr�ne du Dieu qui pardonne et qui console. Apr�s nous avoir montr�, dans les premi�res {Hi 178} lettres, « jusqu'o� peut aller le d�couragement et le doute, » George Sand nous apprend, dans les derni�res, « comment on retrouve la force et l'espoir ».

N'en doutez pas, George Sand! elles sont arriv�es � leur adresse, ces lettres que vous avez publi�es pour vos amis inconnus. De leur part, les appels sympathiques ne vous manqueront pas; s'ils ont eu, pour vos erreurs, des paroles s�v�res, des larmes pour votre infortune, ils auront aussi des encouragemens pour vos efforts, et des acclamations de joie pour votre retour au bien.

La publication de ces lettres confidentielles est due � un sentiment louable et consciencieux, qui d�j� marque un progr�s r�el. Ce n'est point pour faire parade de ses souffrances, ou pour soulager, comme dans L�lia, son cœur bourrel� et son cerveau d�lirant, aux d�pens de tout ce qu'il y a de sacr� parmi les hommes, que George Sand a livr� au public « ces monumens de tendresse et de douleur ». Son but et ses motifs �taient d'un ordre plus �lev�; pour cette fois, il s'est propos� d'�tre utile, en apprenant « � ceux qui errent encore dans l'orage et dans {Hi 179} la nuit, de quelles perplexit�s on peut sortir, de quels ab�mes on peut voir l'issue. Ils sauront, ajoute-t-il, que j'ai �t� aussi perdu, aussi �pouvant�, aussi fatigu� qu'ils le sont, et le cri d'une voix amie, qui les appelle du haut de la premi�re colline, en commen�ant � gravir la montagne immense, leur donnera, j'esp�re, un peu de confiance et de soulagement ».

Dans ces �panchemens intimes, George Sand nous fait voir � nu son cœur « us�, d�sol�, » �cras� sous le poids d'une incommensurable douleur, et incapable de battre plus long-temps. On sent que pour lui la vie ne ment plus, selon la belle parole du po�te; revenu des illusions qui l'ont si long-temps abus�, il s'�crie douloureusement: « le bonheur! c'est un mot ridicule, qui ne repr�sente qu'une id�e vague comme un r�ve ». Ici plus de fiction, plus d'ambiguit�, plus de phrases; c'est bien l� de la vie r�elle. Aussi, qu'ils sont d�chirans les cris d'angoisse qui s'�chappent de cette ame oppress�e! On dirait le r�le d'un mourant. De quelle affectueuse et puissante sympathie ils p�n�trent l'ame du lecteur! Ecoutez l'infortun� et ses aveux, h�las! {Hi l80} trop tardifs: « Il se peut que j'aie le cœur fatigu� et l'esprit abus� par une vie aventureuse et des id�es fausses; mais j'en meurs, vois-tu, et il ne s'agit plus, pour ceux qui m'aiment, que de me conduire doucement � ma tombe ». Ah! b�ni soit ce « bon vieux Malgache, » dont l'amiti� compatissante a su arr�ter George Sand sur cette pente fatale, et le rattacher � la vie par le plus fort de tous les liens: celui de l'amour paternel, « cette affection d'instinct, la seule que la r�flexion d�sesp�rante ne puisse �branler! »

Spectacle f�cond en utiles enseignemens! L'auteur de L�lia, le d�sespoir dans l'ame, en proie au d�couragement le plus irr�m�diable, d�vor� de l'horrible soif du suicide, ayant en vain tent� de se cramponner � tout, impuissant � supporter plus long-temps le poids d'une existence qui l'�crase, George Sand puise, dans l'accomplissement d'un devoir, la force de vivre; il s'est relev�, a repris son fardeau, et, r�sign� d�sormais � la vie expiatoire, il le porte vaillamment. Il a cess� d'errer, de se tra�ner; il marche, il s'avance vers le but, que son œil dessill� a su distinguer enfin, et qu'il ne perdra plus de vue. En vertu d'une irr�sistible loi d'attraction, cette {Hi l8l} ame d'�lite s'est tourn�e vers Dieu, vers la r�gle �ternelle, comme l'aiguille aimant�e, apr�s quelques oscillations derni�res, se tourne invariablement vers le p�le. Qeorge Sand n'attache plus son regard avide et r�veur sur le vague horizon, « cette patrie des �mes inqui�tes; » il est entr�, d'un pas ferme et r�solu, dans les chemins battus de la vie de tous, dans l'accomplissement patient des devoirs r�els, dans la consciencieuse abn�gation du d�vouement � froid.

Il est peu de lectures qui m'aient aussi fortement attach�, aussi profond�ment �mu que celle des lettres au Malgache; jamais je n'avais ressenti si vivement, � quel point le malheur est chose inviolable et sacr�e, ni mieux compris ce qu'il y avait de vrai au fond de cette v�n�ration superstitieuse, dont les anciens entouraient les grands ch�nes frapp�s de la foudre. Je n'ai plus pens� aux affreuses doctrines, aux n�gations pervertissantes que George Sand s'est plu � propager; en pr�sence du mal qu'il s'est fait � lui m�me, j'ai momentan�ment oubli� celui qu'il a du faire � tant d'autres. L'aspect de cette poignante infortune m'a saisi d'une compassion {Hi l82} profonde, compassion pleine de respect et d'amour, dont l'expression ne saurait rien avoir de blessant pour l'�tre qui en est l'objet.

Jet�e, par sa faute, en dehors des voies providentielles, cette pauvre ame a err� dans les t�n�bres ext�rieures, t�n�bres redoutables, o� il y a des pleurs et des grincemens de dents. Tout l'a abandonn�e, tout ce qui est de la terre lui a fait d�faut; du fond de son angoisse, elle a cri� vers le Seigneur, et le Seigneur lui a envoy� ses anges, comme jadis � Agar. Ils ont rev�tu la figure de deux beaux enfans, de ceux de George Sand, et c'est leur voix ch�rie, leur voix tut�laire qui l'a ramen� dans sa route.

A l'aide des « lueurs plus vives, que l'ame de l'�crivain a jet�es, � son insu, dans ces lettres, » essayons de p�n�trer plus avant dans les d�tails de cette situation �trangement d�sesp�r�e. Une telle �tude est instructive au plus haut degr�; elle m'attache, quant � moi, d'un int�r�t terrible comme le spectacle d'une op�ration douloureuse, dont d�pend la vie du patient. » Ce d�go�t de tout, demande George Sand, cet ennui d�vorant qui succ�de � mes plus vives jouissauces, est-ce une maladie de {Hi l83} mon cerveau, ou un r�sultat de ma destin�e? » C'est l'un et l'autre; mais ajoutons que cette maladie, mortelle pour plusieurs, George Sand a travaill� « par tous les moyens, � en d�velopper le principe; que ce r�sultat �vitable de sa destin�e, c'est lui qui l'a pr�par�. Les souffrances dont il se plaint se trouvent � la fois expliqu�es et caract�ris�es, dans plus d'un passage de L�lia. « Vous offrez, dit Stenio, le type de l'indicible souffrance o� l'esprit de recherche a jet� l'homme; vous personnifiez, avec votre tristesse, votre ennui et votre scepticisme, l'exc�s de douleur produit par l'abus de la pens�e ». L�lia nous a appris, en outre, par le r�cit de sa vie, comment on arrive � ce r�sultat fatal; ce n'�tait pas l� du roman.

Avant que de sortir vainqueur de son duel � mort avec le d�sespoir, George Sand a eu � passer par bien des alternatives de force et de d�couragement. Dans un de ses paroxismes d'atonie morale, il s'�crie: « Je n'en suis pas � esp�rer de pouvoir vivre. Je borne, pour le moment, toute mon ambition � mourir calme, et � ne pas �tre forc� de blasph�mer � ma derni�re heure ». Puis il ajoute, inspir� par{Hi l84} un pressentiment proph�tique: « Ah! si Dieu est bon, il donnera au moins � mon ame un an de repos; et qui sait ce que c'est que le repos, et quel renouvellement il peut op�rer dans une intelligence? » Enfin la voil� arriv�e pour lui l'�poque, � laquelle ce repos est susceptible de s'acqu�rir par la r�flexion et la volont� » 1. C'est son ami le Malgache, « l'homme sage et fort, » qui lui en donne l'assurance. Et n�anmoins, nous voyons l'infortun�, toujours obs�d� des souvenirs de son existence pass�e, s'oublier parfois jusqu'� lui demander le bonheur, et le questionner avec insistance, afin d'apprendre de lui s'il l'a trouv� ici-bas. George Sand s'efforce encore de se cramponner � une esp�rance terrestre, et les illusions qui font abus� ne sont point �vanouies sans retour. « N'y a-l-il pas � ton chevet, �crit-il au Malgache, un d�mon sous la forme d'un ange, qui te crie; l'amour, l'amour! le bonheur, la vie, la jeunesse! � mon ami! passes-tu des nuits enti�res � pleurer tes r�ves, et � te dire je n'ai pas �t� heureux? »

De m�me qu'Isra�l apr�s sa d�livrance, George Sand tourne encore un œil de regret {Hi l85} vers la terre de servitude; il voudrait revenir aux rudes travaux que lui imposaient ses ma�tres, et soupire, dans son d�nuement, apr�s les alimens miserables dont ils les payaient.

« Ai-je horriblement raison de d�tester la vie? demande-t-il plus loin; ai-je criminellement tort de ne pas l'accepter? » L'existence nouvelle, dans laquelle George Sand a eu le courage d'entrer, a r�solu affirmativement cette seconde question. Elle est une r�paration �clatante pour la coupable pens�e du suicide, qu'il a quelque temps nourrie, et dont il a fait l'apologie dans ses ouvrages. Il ajoute: « mettons de c�t� la question sociale; » comme si, dans aucun cas, la chose �tait faisable en bonne conscience? Maintenant que George Sand s'est retrouv� lui-m�me, je puis, au nom de la soci�t�, lui adresser cette question avec confiance, s�r qu'il se prononcera pour la n�gative.

Mais peu � peu les derni�res fum�es de l'ivresse se dissipent; le calme rena�t dans l'ame d�vast�e de George Sand, et le bruit que lui faisaient les tumultueuses passions, le d�sespoir d�lirant, les vains regrets, s'appaise et s'�loigne. {Hi l86} L'amour paternel a parl�, la nature a repris ses droits; Dieu ne tardera pas � recouvrer les siens. « Mes enfans, dit George Sand, me font encore beaucoup de mal, au milieu du bonheur qu'ils me donnent; ce sont mes ma�tres, les liens sacr�s qui m'attachent � la vie, � une vie odieuse. Je voudrais les briser, ces liens terribles, mais la peur du remords me retient ».

Certains passages de ces lettres vont � l'ame, et il est impossible de les lire sans �motion. De ce nombre est la description de la course p�nible, que fait George Sand au travers d'une terre labour�e, en portant sa fille sur ses �paules. L'esp�ce de d�lassement moral, que lui procure momentan�ment cette fatigue physique; le contraste de la gait� bruyante qui l'entoure, avec « la tristesse qui le ronge et l'accablemcut qui l'�crase; » les purs et rians souvenirs � l'aide desquels il se « rejette dans le pass�, » et savoure la douceur de « cette illusion imb�cile; » ce r�ve reposant, dont le r�veil va lui �tre si amer; tout, jusqu'� l'insouciante s�curit� du vieux chien de la maison, concourt � faire, de cette sc�ne, une des choses les plus tristement touchantes que je me rappelle avoir lues.

{Hi 187} Il n'en est pas ainsi des t�te-�-t�te de George Sand avec Rollinat, dont la morne et muette sympathie n'est que trop bien d'accord avec les projets funestes que roule son cerveau malade. Il me semble voir en lui la pens�e du suicide qui s'est incarn�e, pour assi�ger cette « ame moribonde, » et la pousser � consommer ce dernier acte de d�mence, que dis-je! cet acte le plus criminel de tous, lorsqu'il est accompli de sang-froid. Que j'aime bien mieux voir l'infortun� aupr�s de cet autre ami non moins compatissant, non moins d�vou�, auquel il dit: « tu es religieux toi, Malgache ». Puis il ajoute: « et moi aussi, je crois ». En ceci George Sand ne s'abuse pas; quelles que soient les fautes et les erreurs auxquelles l'ont pouss� les passions et l'orgueil, on ne peut nier du moins que le sentiment religieux, sans lequel il n'est pas d'organisation compl�te, n'ait dans son ame de profondes racines. Ce mot: Dieu, revient trop souvent sous sa plume, pour n'�tre que de pur remplissage; la grande pens�e de la divinit� semble avoir �t� en tout temps, pour lui, comme une id�e fixe; id�e tour � tour douce ou importune, consolante ou vengeresse, selon les diverses phases de sa vie orageuse. La cha�ne par {Hi 188} laquelle Dieu le tenait, �tait, suivant l'expression de Schiller, longue, mais irruptible.

Quel vrai sentiment chr�tien respire d�j� dans les lignes suivantes, �crites alors m�me qu'il �tait en proie au plus profond d�couragement! « Ce bien que je fais sans enthousiasme et m�me sans plaisir; ces devoirs que j'accomplis sans satifaction pu�rile, et sans espoir d'en retirer aucun soulagement, c'est un sacrifice plus aust�re, et peut-�tre plus grand devant Dieu, que les ardentes offrandes d'un cœur plus jeune et plus heureux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A mon insu, l'amour du bien refleurit, en moi, sur les plus sombres mines. O mon Dieu! s'il pouvait me tomber, de votre sein paternel, une conviction, une volont�, un d�sir seulement ».

Le moment n'en est pas venu; sur les d�bris de sa foi et de sa volont� domine encore l'orgueil, nous avoue-t-il. « L'orgueil saignant, altier et debout, sous les plaies et les souillures dont on s'est efforc� de le couvrir ». C'est lui qui entretient les illusions que {Hi 189} George Sand se fait, sur l'emplo� d�plorable « de cette force qui �tait en lui, et que la soci�t� repousse, comme une source d'erreurs et de crimes ». C'est l'orgueil qui lui aide encore � se faire une fausse conscience, � se croire pur, injustement calomni�, et qui l'emp�che d'accepter, en expiation de son pass�, « les mensonges d�go�tans, les soup�ons monstrueux et stupides, les r�cits extravagans et infects dont on s'est efforc� de le souiller ».

Mais du moins George Sand a cess� de blasph�mer et de maudire: c'est d�j� un grand pas, un progr�s immense; et puis il a renonc� � trouver, en lui-m�me, l'appui dont il a besoin; il va chercher enfin l'espoir et la force, l� o� tout cœur droit est assur� de les trouver, dans la pri�re. « Lorsque les hommes, dit-il, se sont fait entre eux tout le mal dont ils sont capables; lorsque l'homme s'est permis, � lui-m�me, toute la douleur qu'il peut supporter, l'incr��, l'infini, le Dieu vient � l'aide de la cr�ature et la renouvelle, il la r�chauffe d'un rayon du soleil �ternel. Quand nous avons invoqu� en vain tout ce que nous connaissons, le sentiment de la faiblesse humaine {Hi 190} nous jette � genoux devant le grand inconnu qui appaise et qui console ».

Vient ensuite cette admirable pri�re d'une matin�e de printemps (*), dont j'extrairai quelques passages pour la consolation des amcs aimantes j et pour l'utilit� des ames fourvoy�es. « . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mon Dieu! si j'�coutais bien ta voix, ta voix sublime qui parle, � toute la nature, une langue universelle; si je ne fermais pas une oreille stupide � cette grande parole de vie qui m'est cri�e par toute la cr�ation, mon ame s'�lancerait dans l'espoir et dans l'avenir, comme l'hirondelle, qui ne demande � la providence que ce qu'elle lui doit, s'�lance dans l'espace et dans la brise. Parle-moi donc, � providence! je t'�coute � genoux; parle-moi par tous tes organes. . . . . . Aide-moi � vivre ».

(*) Revue des deux Mondes, du 1.er Juin 1836, page 537.

Tant que George Sand a demand�, � la providence, plus qu'elle ne lui devait, ses vœux non r�alis�s sont retomb�s, comme le rocher de Sisyphe, sur son cœur insatiable. Mais aussit�t que, du fond de son angoisse et de sa mis�re, {Hi 191} il a invoqu� Dieu � son aide, le secours ne s'est pas fait attendre, et George Sand a trouv�, « selon les lois de la providence, le rem�de aupr�s de la blessure ».

« Le miracle s'op�ra, continue-t-�l: la m�re, la providence prit, dans ses bras, l'enfant prodigue si long-temps oublieux de son amour. Ce retour � la r�signation, � la patience, � la bienveillance fera le sujet d'un r�cit que je veux, que je dois mettre sous vos yeux, � vous, qui souffrez ce que j'ai souffert, qui buvez le calice que j'ai vid�! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'embrassement divin d'une puissance inconnue est venu saisir mon ame; mais, pour vous faire entrer dans cette nouvelle phase de ma destin�e, il me faut la puissance d'analyse qui manque encore � ces instincts imp�rieux d'une foi renaissante. J'ignore comment le Paraclet est descendu � ma voix...... Je vous le dirai. Aujourd'hui, ce que je sais seulement, c'est que toute plainte am�re vient de l'orgueil exag�r�. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . C'est que celui, que le souffl ebienfaisant ranime, sent s'allumer, dans son sein, le d�sir de faire, {Hi 192} � ses semblables, le m�me bien que Dieu vient de lui faire ».

Il est superflu de remarquer que le fragment, qu'on vient de lire, est empreint du plus pur esprit du christianisme; je plaindrais ceux qui n'y verraient que l'inspiration d'une fantaisie d'artiste. Mais je crois utile et curieux d'indiquer ici un rapprochement frappant, entre la pens�e qui le termine, et un passage extrait de cette m�me lettre de Sylvio Pellico,que j'ai eu l'occasion de citer. « Ah oui! c'est un devoir, pour quiconque a re�u de Dieu un bienfait signal�, que de le d�clarer hautement; c'est un devoir que d'indiquer, � d'autres infortun�s, quelles sont, dans le malheur, les consolations les plus �lev�es et les plus puissantes » (*). Cette co�ncidence n'a rien qui doive nous surprendre; George Sand et Pellico, tendant d�sormais au m�me but, doivent, quelle que soit d'ailleurs la distance qui les s�pare encore l'un de l'autre, s'y diriger par la m�me route.

(*) Voyez pi�ces justificatives N.° 1.

En lisant la d�licieuse lettre �crite en plein air, sur les rives de l'Indre, combien on se sent {Hi 193} soulag�, combien on jouit de voir George Sand se reprendre � la vie, � l'espoir, go�ter enfin quelques instans de calme et de bonheur, et en remercier Dieu avec une effusion si entra�nante! Voyez-le retrouvant, dans son cœur, la source des saintes larmes et l'inestimable don de la pri�re, s'�crier, dans l'�lan de sa foi inspir�e: « � genoux, Malgache! � genoux, o� que tu sois! prie pour ton fr�re qui prie pour toi ». Ah! quel est celui qui, entendant ces paroles consolantes, ne se sera pas uni de cœur � la fervente invocation d'un fr�re, si long-temps errant « dans la nuit et dans l'orage? » Qui n'aura pas b�ni Dieu de lui avoir rendu assez de calme et de force pour pouvoir savourer encore, au milieu de ses �preuves derni�res, les d�lices d'une matin�e de printemps?

Alors que George Sand faisait dire � L�lia: « le doute se glisse dans l'ame qui r�ve; la foi descend dans l'ame qui souffre ». Ce n'�tait point l� une phrase; L�lia proph�tisait. Plus loin elle peignait, avec une �loquente concision, la situation morale � laquelle touchait George Sand, quand elle adressait � Stenio ces paroles: « Prenez mon ame pour ce qu'elle {Hi 194} est, pour une ame qui souffre et qui attend ». Oui, elle attendait cette ame, et tout aujourd'hui nous le prouve, elle attendait dans la disposition salutaire qu'indique ce magnifique passage du Psalmiste: « Expecta Dominum, viriliter age et confortetur cor tuum ».

Apr�s la lecture des derni�res lettres au Malgache, les lettres dun oncle (*) produisent, sur moi musicien, l'effet d�sagr�able d'une dissonnance non pr�par�e. Il y r�gne parfois je ne sais quel ton leste et d�gag� qui fait mal, et n'est que trop de nature � fournir des argumens � cette classe de lecteurs, bien d�cid�s � ne rien prendre au s�rieux de ce que George Sand a �crit, et qui pis est, de ce qu'il pourra �crire � l'avenir. Encore pr�occup� de ses habitudes de pa�en, il y qualifie sans fa�on la Providence de « bonne d�esse, » qui, dit-il, vient mettre au malheureux un hochet dans la main, afin de le distraire et de le d�tourner du suicide. Puis il ajoute: « quant � moi, je le d�clare; si je ne me tue pas, c'est absolument parce que je suis un l�che ». Et moi je suis port� � penser qu'ici l'artiste fait injure au p�re; j'aime mieux {Hi 195} m'en tenir � ma premi�re impression, et continuera croire que c'est � l'instinct paternel, au sentiment du devoir, que George Sand a sacrifie ses projets de suicide. Au besoin, je suis d�cid� � prendre sa d�fense contre lui-m�me.

(*) Revue des deux Mondes du 15 Janvier 1835.

J'ai remarque, dans une de ces lettres, une hyperbole de l'impi�t� la plus r�voltante, et digne en tout des meilleurs temps de L�lia. A propos des devoirs religieux et sociaux, des principes fondamentaux invent�s, dit George Sand, pour rattacher l'homme � la vie, dont, une fois �clair� par l'exp�rience, il se h�terait de d�poser le faix, l'auteur de L�lia s'�crie: « ces lois sont bien sages et faites pour durer; mais on en pouvait faire de plus belles, et J�sus en souffrant le martyre, a donn� un grand exemple de suicide ».

Il n'est pas, que je sache, de proposition plus blasph�matoire ou plus absurde, selon l'id�e qu'on se forme du Christ, soit qu'on voie en lui l'homme-Dieu, on simplement l'homme-type. Admettons qu'il ne soit rien de plus qu'un sage, qu'un enthousiaste sublim�; on n'en est pas moins forc� de reconna�tre qu'il a donn� sa vie pour ses fr�res, que sa mort a �t� un acte de {Hi 196} sacrifice et d'amour. L'homme qui se r�signe � vivre, � porter « un peu de la croix du Christ (*), » celui-l� seul imite, autant qu'il est permis � l'humaine faiblesse de le faire, le « grand exemple » donn� par le Sauveur. Tandis que celui qui se tue ne fait autre chose que jeter son fardeau l�chement, et c�der, au m�pris de ses devoirs, � l'impulsion d'une aveugle rage.

(*) L�lia, l.er volume.

Les lettres d'un oncle contiennent des r�v�lations, qui ach�vent de mettre en lumi�re l'ensemble de la vie de George Sand, et la nature de son œuvre. On y trouve, ce qui vaut mieux encore, des regrets honorables et franchement exprim�s, sur le funeste abus qu'il a fait des dons magnifiques qui lui sont �chus en partage.

« Et moi malheureux, dit-il, je n�gligeais les pures et modestes jouissances; je m�connaissais les sentimens vrais; je m�prisais les vertus simples et obscures; je raillais les d�vots; j'encensais la gloire insolente, et, crevant dans mon enflure, je ne pardonnais aux autres aucune faiblesse, moi qui avais des vices dans le cœur!..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mais ce qui fait la diff�rence d'un homme {Hi 197} corrompu � un homme �gar�, c'est que celui-ci, qui s'est aper�u trop tard de la mauvaise route, crie � ceux qui s'avancent: ne passez pas ici; je m'y suis perdu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'�l�verai une voix forte qui se fera entendre aux oreilles des passans: — Eloignez-vous! car ici il y a un ab�me, et moi qui passais trop pr�s, j'y suis tomb�. — Je leur dirai encore: vous �tes �gar�s parce que vous �tes sourds et aveugles; c'est parce que je l'�tais aussi que je me suis �gar� comme vous. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . O Dieu! un tremblement de terreur s'empare d'une ame touch�e de tes bienfaits, quand elle regarde en arri�re ».

Jusqu'ici, George Sand, vous aviez des droits � notre admiration par votre g�nie, � notre sympathie par vos souffrances; mais des aveux aussi sinc�res, un aussi loyal repentir vous en assurent d�sormais � nos respects. Echapp� miraculeusement au naufrage, vous �levez un phare tut�laire sur l'�cueil o� vous avez failli vous, briser; vous ne vous arr�terez pas l�: �toile lumineuse, vous guiderez au port les navigateurs errans, auxquels vous avez fait faire fausse route.

{Hi 198} Je demande qu'il me soit permis de citer encore un passage de ces lettres, passage doublement curieux en ce qu'il r�sume, sous une forme originale, toute l'existence de George Sand, et nous montre comment il s'est pris lui-m�me au pi�ge de ses propres sophismes, pi�ge tendu pour la perdition de plusieurs.

Il se repr�sente, � son d�but sur la route de la vie, marchant dans sa force pr�sum�e et dans sa libert�, drap� en sto�cien et affrontant les �preuves, contre lesquelles il, s'est affermi � priori. Il tr�buche et tombe une premi�re fois; puis il se rel�ve bien vite, pensant que personne ne l'a vu, et imputant cet accident � la fatalit� seule. « Mais je me heurtai encore contre les pierres, continue-t-il, et tombai souvent. Un jour je m'aper�us que j'�tais tout bless�, tout sanglant, et que mon �quipage crott� et d�chir� faisait rire les passans, d'autant plus que je le portais d'un air majestueux, et que j'en �tais plus grotesque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mais mon orgueil, d'abord souffrant et abattu, se releva et d�cida que, pour �tre �reint�, je n'en �tais pas moins un bon marcheur et un rude casseur de pierres. Je me {Hi 199} pardonnai toutes mes chutes, pensant que je n'avais pu les �viter, que le destin avait �t� plus fort que moi, et mille autres choses toutes invent�es pour entortiller, vis-�-vis de soi et des autres, l'aveu de sa propre faiblesse et du m�pris, que tout homme se doit � lui-m�me, s'il veut �tre de bonne foi ».

« Et je repris ma route, en boitant et en tombant; disant toujours que je marchais bien, que les chutes n'�taient pas des chutes, que les pierres n'�taient pas des pierres; et quoique plusieurs se moquassent de moi avec raison, plusieurs autres me crurent sur parole, parce que j'avais ce que les artistes appellent de la po�sie, et ce que les soldats appellent de la blague ».

Mais voil� le mal grave, la cons�quence irr�m�diable qui d�coulent d'un pareil abus du sophisme et du paradoxe; c'est que, par l�, George Sand a discr�dit�, et pour toujours peut-�tre, l'autorit� de sa parole aupr�s des gens qu'il a contribu� � �garer. Apr�s avoir achev� la lecture du Dieu inconnu, ces hommes-l� vous disent: — c'est fort beau assur�ment; mais l'auteur �crira demain tout le contraire, et d'une mani�re non moins admirable, car c'est un grand artiste! {Hi 200} Il a exploit�, � fond et dans tous les sens, le champ du mal; le voil� aujourd'hui qui revient au bien pour faire du nouveau. Apr�s avoir �puise les ressources que lui offraient les cordes lugubres et stridentes de sa lyre, il va vous en laire vibrer maintenant les cordes douces et plaintives.

— Entendez-vous, George Sand? A force de nier la conscience, vous avez amen� le plus grand nombre de vos lecteurs � ne plus croire � la v�tre, et c'est moi, nagu�res voire adversaire, qui dois me porter garant de la sinc�rit� de vos paroles! Quels moyens vous restera-t-il pour r�parer, le jour o� vous sentirez que c'est pour vous le plus imp�rieux des devoirs? je vous plains!

Quant � moi, je suis port� � croire que ces hommes si p�n�trans, si habiles � forger d'ing�nieuses suppositions, afin de se soustraire � la dure n�cessit� de croire le bien, sont tout aussi souvent dupes que nous, qui le sommes au moins du bon c�t� {on the safe side). Mais duss�-je passer � leurs yeux pour un niais, je n'h�site pas � leur r�pondre, pour le cas en question: non! l'arac ne saurait se m�prendre {Hi 201} � ce cri d'une ame en d�tresse. Et puis je le d�clare: homme, j'ai foi � la parole de l'homme; et je crois aux convictions d'autrui, parce que j'ai le bonheur d'en avoir.

L'inter�t va croissant dans les lettres � Everard (*). Qu'il est beau de voir George Sand, vaincu par l'ascendant de la vertu et de la conscience, auxquelles enfin il est forc� de croire, s'incliner devant son noble ami, cet homme fort, aux convictions aust�res et inflexibles, et condescendre � confesser, dans la sinc�rit� de son cœur, les �garemens d'une vie dont il a fait un emploi si fatal! Mais Everard, je pense, aura repouss� comme incomplet, comme injurieux peut-�tre, cet �loge que lui adresse George Sand: « tu n'es pas de ces hommes qui observent des devoirs, mais de ceux qui en imposent; » car il sait que nulle cr�ature humaine n'est affranchie de cette grande loi du devoir. Quel autre, mieux que lui, qui s'est vou� religieusement � l'accomplissement de sa t�che, est en droit de reprocher � George Sand, « son ath�isme social; de lui dire que tout ce qui vit en dehors des doctrines d'utilit� {Hi 202} ne saurait jamais �tre ni vraiment grand, ni vraiment bon; de lui d�clarer que son indiff�rence est coupable, d'un funeste exemple, et qu'il lui faut en sortir, ou bien se suicider moralement, se couper la main droite et ne jamais converser avec les hommes; de le sommer enfin d'�tre bon ». Ce n'est pas Everard qui aura �t� dupe des sophismes, � l'aide desquels George Sand s'efforce encore de se donner le change, et des erreurs palpables qu'il entrem�le � ses aveux; il aura distingu�, par exemple, dans le passage qui suit:

« Quelques personnes qui lisent mes livres, lui �crit George Sand, ont le tort de croire que ma conduite est une profession de foi, et le choix des sujets de mes historiettes une sorte de plaidoyer contre certaines lois, bien loin de l� (**); je reconnais que ma vie est pleine de fautes, et je croirais commettre une l�chet�, si je me battais les flancs, pour trouver un syst�me d'id�es qui en autoris�t l'exemple ».

{Hi 201} (*) Revue des deux Mondes, 15 Juin 1835.
{Hi 202} (**) Le lecteur n'a point oubli� la donn�e principale ni la tendance du roman de Jacques; je crois les avoir mises assez compl�tement en lumi�re, pour que le doute ne soit plus possible.

{Hi 203} Eh bon Dieu! on n'a pas besoin de se battre les flancs pour cela: la chose vient naturellement. Pascal n'a-t-il pas dit que « la volont�, qui se pla�t plus � une chose qu'� une autre, d�tourne l'esprit de consid�rer les qualit�s de celle qu'il n'aime pas? » Or, nous savons ce que George Sand n'aimait pas; c'�tait la d�pendance, le parti-pris, les principes immuables, la r�gle en un mot; qu'y a-t-il donc d'�tonnant � ce qu'il ait plaid� contre eux, pour l'�cole buissonni�re, et pour le que sais-je? si commode des sceptiques.

Je suis tout dispos� � croire que l'auteur de Jacques et de L�lia n'a pas con�u � priori son odieux et pervertissant syst�me, ni pr�m�dit� froidement tout le mal qu'il a fait; mais ceci ne suffit pas � l'absoudre. Aux intelligences de cet ordre, on est en droit de d�nier la facult� de poser la question intentionnelle, et il est juste de leur laisser, toute enti�re, la responsabilit� de leurs actes.

Lorsque, pouss� par ses passions mauvaises, George Sand, ainsi qu'il l'avoue, a jet� sur le papier, dans un but d'�go�sme, tout ce que son {Hi 204} cerveau enfantait de monstrueux et de d�testable dans des jours de d�mence; lorsqu'il a imprim� et r�imprim�, au p�ril de ses nombreux lecteurs, ces divagations corruptrices, scra-t-il donc recevable � se retrancher dans la paix de sa conscience, et � all�guer que ses �crits, « n'ayant jamais conclu, n'ont pu faire de mal � personne? » C'est l� une justification d�risoire! George Sand s'abuse �trangement encore, quand il ajoute que, « n'�tant pas susceptible d'envisager, avec enthousiasme, certains c�t�s r�els de la vie, (serait-ce celui du devoir?) il ne saurait regarder ses fautes comme assez graves, pour exiger r�paration ou expiation ».

Mais que dis-je? La publication des lettres au Malgache, � Everard; ces aveux, ces regrets loyalement exprim�s; la refonte g�n�rale de L�lia, son troisi�me volume destin� � compl�ter l'ouvrage dans le sens utile, tout nous prouve que la conscience de George Sand n'est pas complice de ce subterfuge de son amour propre. S'il lui arrive parfois, comme on le voit dans quelques pages de ces lettres, de passer par l'erreur, on sent que c'est incidemment, que ce n'est plus pour y prendre pied, et y �lire {Hi 205} domicile. On peut, ce me semble, appliquer justement � George Sand cette po�tique et ravissante image de Victor Hugo; � mes yeux d�sormais il est:


« ....... Comme l'oiseau, pos� pour un instant
        » Sur des rameaux trop fr�les,
» Qui sent ployer la branche, et qui chante pourtant,
        « Sachant qu'il a des ailes ».

Nous lisons, dans une des lettres � Everard, ce passage caract�ristique; « J'ai mal v�cu; j'ai mal us� des biens qui me sont �chus; j'ai n�glig� les œuvres de charit�; j'ai v�cu dans la mollesse, dans l'ennui, dans les larmes vaines, dans les folles amours, dans les vains plaisirs; je me suis prostern� devant des idoles de chair et de sang, et j'ai permis � leur despotisme de d�vouer mes jours � des amusemens frivoles, o� se sont, long-temps �teints le souvenir et l'amour du bien. Car j'avais �t� honn�te autrefois, sais-tu bien cela, Everard?............ Mais j'ai �t� d�tourn� de ma route, et emmen� prisonnier par une passion que je croyais noble et sainte...... . . . . Oui! j'ai �t� esclave, et l'esclavage, je puis te le dire par exp�rience, avilit l'homme et le d�grade. Il le jette dans la d�mence et dans {Hi 206} la perversit�; il le rend m�chant, vindicatif, amer, plus d�testable vingt fois que le tyran qui l'opprime. C'est ce qui m'est arriv�, et dans la haine que j'avais con�ue contre moi-m�me, j'ai d�sir� la mort avec rage tous les jours de mon abjection ».

Apr�s des r�v�lations pareilles, tout est expliqu�; les erreurs de George $and, son aveuglement de cœur, le chaos de ses id�es, les �carts de son g�nie, ses indicibles souffrances n'ont plus rien qui doive nous surprendre. Il faut bien plut�t s'�tonner de cet indestructible instinct du bien, de cette prodigieuse vitalit� morale qui ont surv�cu � tant de causes de mort; il faut admirer l'�nergie qui a permis, � George Sand, de revenir de si loin, et de se retrouver tout entier, apr�s s'�tre perdu de la sorte. Ah! f�licitons-le d'�tre du nombre, infiniment restreint de ces organisations privil�gi�es, auxquelles il est donn� de pouvoir se relever ainsi du fonds de l'ab�me.

Qu'il l'affirme hardiment: « ce qu'il a conserv� de bon dans l'ame, peut servir � le consoler du pass�; » moi j'ajoute que j'y vois la plus forte garantie de son avenir. Mais une chose {Hi 207} encore manque � George Sand: c'est le regret, profond�ment senti et hautement avou�, de tout le mal qu'il a cause (je ne parle pas ici par hypoth�se; je m'appuie sur des faits). C'est surtout l'intention clairement d�montr�e de le r�parer b autant que possible. En vain il s'efforce de donner, sur ce point, le change � sa conscience; on peut ajourner le remords, mais il n'est pas contre lui de prescription possible. Le temps des d�ceptions est pass�; le jour de l'aust�re v�rit� ne tardera pas � luire, et alors, au prix de tout le g�nie de l'auteur de L�lia, je ne voudrais pas de l'accablante responsabilit� qui p�sera sur son cœur.

Pourquoi h�siterai-je � le dire? Le repentir de George Sand ne peut �tre m�ritoire, efficace, que lorsqu'il aura le courage de condamner au pilon, de rayer, du catalogue de ses œuvres, son roman de Jacques, le plus dangereux, et je le r�p�te, le plus syst�matiquement d�pravant de tous. Cette r�paration, la soci�t� l'obtiendra! George Sand se la doit � lui-m�me, il se la fera t�t ou tard; j'en ai le pressentiment secret, et quelque chose me dit qu'il n'est point de sacrifice qui soit au-dessus de cette ame c que je crois dou�e d'une v�ritable �l�vation.

{Hi 208} George Sand a �t� esclave, nous dit-il; on le voit, car il tra�ne encore le bout de sa cha�ne, et conservera peut-�tre bien longtemps, � son insu, l'empreinte des fers qu'il a port�s. Sous la plume du correspondant d'Everard, viennent se replacer parfois quelques uns des paradoxes de Jacques, Non! quoi qu'en puisse dire George Sand, la vertu n'est pas d'invention humaine, pas plus que le droit de propri�t� et le dogme de l'autorit�. Tout cela existe de droit divini, ou si l'on veut de droit humain, en prenant ce mot dans son acception la plus haute. La vertu ne r�sulte pas, comme il l'affirme, d'un calcul d'int�r�t bien entendu, et les hommes qui la pratiquent sont en droit de repousser cette qualification de « sublimes vaniteux » qu'il leur adresse.

Il n'est pas mieux fond� � dire que la vertu « n'est point n�cessaire � tous, mais seulement � quelques-uns; » et la distinction qu'il �tablit, entre elle et l'honn�tet�, dont il proclame pour tous la n�cessit� absolue, ne me para�t ni heureuse ni juste. Il ne peut, en effet, suffire � personne d'avoir « cette sagesse instinctive, cette mod�ration naturelle » dont parle George {Hi 209} Sand, et d'�tre exempt de vices, « c'est-�-dire, de passions fougueuses, nuisibles � la soci�t� ». L'homme n'a pas �t� mis sur la terre uniquement pour y v�g�ter inoffensif; de sa nature il est perfectible, et sa t�che consiste � d�velopper de plus en plus, en lui-m�me, l'�l�ment divin, pour le faire pr�valoir sur l'�l�ment terrestre. Il ne lui est pas seulement interdit de faire le mal; il lui est prescrit formellement de faire le bien, et ce n'est pas sans motif que la belle parabole du talent, enfoui par le serviteur n�gligent, se trouve dans l'�vangile. L'assertion de George Sand est donc erron�e, et partant dangereuse. Ralli� qu'il est d�sormais aux id�es g�n�rales, il ne lui faudra pas y r�fl�chir longtemps pour s'en convaincre.

Encore une derni�re citation, la plus instructive de toutes peut-�tre, et la plus propre � caract�riser notre �poque: « La vraie gloire n'a pas couronn� mes peines, parce que je n'ai pas toujours mis ma conscience en face de mon imagination. Forc� de gagner de l'or, j'ai press� mon imagination de produire, sans m'inqui�ter du concours de ma raison; j'ai viol� ma muse, quand elle ne voulait pas c�der. Elle s'en est {Hi 210} veng�e par de froides caresses, et de sombres r�v�lations. Au lieu de venir � moi souriante et couronn�e, elle y est venue p�le, am�re, indign�e. Elle ne m'a dict� que des pages tristes et bilieuses, et s'est plue � glacer, de doute et de d�sespoir, tous les mouvemens g�n�reux de mon ame. C'est le manque de pain qui m'a rendu malade et spl�enetique; c'est la douleur d'�tre oblig� de me suicider intellectuellement qui m'a rendu �cre et sceptique ».

Mes yeux sont demeur�s long-temps attach�s sur ces lignes d�solantes. Si je les eusse connues avant que d'entreprendre la premi�re partie de mon travail, la plume me serait tomb�e des mains; un saint scrupule, un sentiment de d�licatesse irr�fl�chi m'eussent arr�t� peut-�tre. C�dant � l'influence d'une consid�ration toute personnelle, peut-�tre euss�-je abandonn� une pens�e d'int�r�t g�n�ral, tant j'eusse craint d'ajouter une goutte au calice d'amertume qu'a vid� l'�tre l'infortun�, vers lequel je me suis senti port� par une sympathie pleine de piti� et de respect.

Voil� donc, me suis-je dit, � quel degr� le malheur peut ravaler le g�nie, alors qu'il {Hi 211} pr�tend ne s'�tayer que sur lui-m�me? Et ma pens�e s'est report�e avec tristesse sur une admirable all�gorie de Schiller, si bien rendue par le crayon de Retsch (*). J'ai vu P�gase, le coursier divin, vendu au march�, attel� � la charrue, les ailes charg�es de viles entraves, et s'abattant dans la fange sous le fouet d'un rustre. Mais c'est l� sa derni�re �preuve; sa nature immortelle lutte victorieusement et brise d'indignes liens...... Voyez, il a repris son essor!

(*) Dans une s�rie de dessins au trait, grav�s � l'eau-forte, autant qu'il m'en souvient.



{Hi 213} II.



LA nouvelle tendance de George Sand; ce que je crois pouvoir appeler son mouvement d'ascension, se manifeste plus sensiblement encore, dans les fragmens de la troisi�me �dition de L�lia, qu'a publi�s la Revue des deux mondes. Le premier y a paru pr�c�d� d'une lettre de l'auteur, qui contient quelques passages fort significatifs (*); il semble vouloir y pr�parer ses amis � cette transformation, dont le travail s'op�re en lui. Apr�s leur avoir, en quelque {Hi 214} sorte, demande gr�ce en faveur de ces « complaisances instinctives pour la po�sie mystique, de cette fantaisie d'artiste qui le poussent au couvent, » il leur annonce que ses id�es tendent � un « rass�r�nement g�n�ral; � l'amour d'une r�gle intelligente, et � l'�ternel spiritualisme, sans lequel il n'est point de po�sie ». Il d�clare en outre que, docile sous le rapport de l'art, il se refusera � toute concession, quant aux principes. Ce rigorisme, si nouveau pour George Sand, est d�j� d'un bon augure.

{Hi 213} (*) N.° du 15 Juillet 1836.

Cependant il me semble voir, dans la r�serve qu'il a cru devoir faire contre les institutions catholiques, quelque injustice et un peu de mauvaise honte. Ce n'est pas � George Sand que j'aurai la pr�tention d'apprendre, combien la vie du clo�tre a d'attrait pour les ames r�veuses, et contemplatives; combien, dans certaines situations morales, elle devient pour elles un besoin imp�rieux, et � quel point cette retraite absolue, cette barri�re �lev�e, entre nous et le mouvement sans but, les vains bruits du monde, est de nature � nous faciliter le retour au calme, � la force, comme � tous les sentimens purs et vrais. Je me bornerai simplement � lui {Hi 2l5} rappeler que les institutions catholiques ont d�velopp� d'assez hautes vertus, inspir� d'assez puissans g�nies « pour qu'il soit au moins de bon go�t de ne pas se montrer si d�daigneux envers elles.

« ..... La r�gle, dit L�lia, la r�gle, chose si excellente, si n�cessaire � la nature humaine, image de la divinit� sur la terre, religieuse pr�servatrice des abus, g�n�reuse gardienne des bons sentimens et des vieilles affections. . . . . . La r�gle, dont mon intelligence approfondit � chaque instant l'excellence ».

L'auteur de Jacques et de L�lia se r�conciliant � une r�gle quelconque, et en proclamant tout haut la n�cessit�; ceci n'a pas besoin de commentaire. George Sand la cherche cette r�gle, d�s-lors il la trouvera, n'en doutons pas; une fois fix�es quant au but, ces hautes intelligences n'ont pas � t�tonner long-temps, pour en trouver le chemin. Le retour de George Sand aux id�es sociales, me semble �tre d�sormais un fait �vident, pour tout esprit non pr�venu, et ce fait est assez grave pour qu'il en soit pris acte au nom des principes immuables et �ternels, que {Hi 2l6} ce puissant �crivain s'est complu si long-temps � r�voquer en doute. En vain le nierait-on: George Sand revient par degr�s vers les hommes d'ordre et de moralit�, � quelque nuance qu'ils appartiennent; il leur a donn� des gages.

A mesure qu'il se calme, son jugement reprend sa merveilleuse lucidit�, et recouvre la facult� d'embrasser, dans leur ensemble, ces m�mes id�es g�n�rales, que George Sand s'obstinait � m�conna�tre dans ses jours d'aveuglement et de fi�vre, « La soci�t�, dit-il dans une des lettres � Everard, est compos�e, ainsi que l'homme, de deux �l�mens: l'�l�ment divin et l'�l�ment terrestre. L'�l�ment divin, plus ou moins pur, plus ou moins alt�r�, se trouve dans les lois, je veux dire dans ces lois durables qui ont rapport � la morale publique ». L'entendez-vous? L'auteur de Jacques qui admet une morale publique! Puis il ajoute ces autres paroles non moins significatives dans sa bouche: « les soci�t�s, cherchant sans cesse le bien dans leurs institutions, sont toujours envahies par le mal ». Quel chemin a fait George Sand! Combien la transformation est compl�te, et qu'il est d�sormais loin de nous, le fougueux ap�tre de {Hi 217} l'individualisme, lui qui, actif auxiliaire du mal, ouvrait les portes toutes grandes � l'envahisseur!

Lecteurs, qui avez bien voulu me suivre patiemment dans les d�veloppemens conscieux que j'ai d� donner � la premi�re partie de mon travail, comparez l'impression que vous en avez conserv�e, avec l'esprit des passages ci-dessus et de ceux qui suivent, et reconnaissez avec moi l'immense intervalle qui s�pare le vieil homme de l'homme nouveau. George Sand peut dire d�sormais, comme l'aveugle de Silo�: « lavi et vidi ».

« Oh! vous outragez la bont� de Dieu, s'�crie L�lia, et vous m�prisez profond�ment ses dons, vous qui prenez, pour la plus noble partie de votre �tre, la faiblesse qu'il vous a inflig�e, comme correctif de la force dont vous eussiez �t� trop fiers! » Ce n'est plus ici cette morale de rel�chement et de laisser-aller, ce culte fanatique de la passion, qui nagu�res nous ont r�volt�s � bon droit. La lutte est termin�e; l'�l�ment divin l'a emport� sur l'�l�ment terrestre, et les lignes qu'on vient de lire, proclament �loquemment sa victoire.

{Hi 218} La nouvelle conclusion de L�lia offre, avec l'ouvrage tel que nous le connaissons, un contraste doublement frappant, et pour le fond et pour la forme. Le style y respire je ne sais quelle s�r�nit�, quelle placidit� majestueuse. On y sent le retour � la force et � la confiance, et l'on voit rena�tre par degr�s, dans l'ame de George Sand, le sentiment chr�tien d'une douce r�signation qui le reconcilie avec la vie.

« Mon cœur abjure son ancien fiel, dit L�lia, et se r�signe � vivre, dans le temps et dans l'espace que Dieu lui assigne. . . . . . L�lia ne maudit plus le jour qu'il lui est ordonn� de remplir. . . . Elle s'est soumise, elle vit! Elle accomplit la loi, et ne r�siste pas � l'ordre universel. . . . . . . L'amour de l'ordre s'est r�v�l� en moi. . . . . A pr�sent que je suis appais�e, je comprends que la force est dans le calme et dans la douceur ».

Et ce ne sont pas l� de vaines paroles; ce que L�lia dit ici, George Sand l'a fait En but � une derni�re �preuve, � la plus cruelle de toutes, au moment o� il a retrouv� le calme et croit pouvoir respirer enfin, il s'�crie, redevenu fort: « on remet en question mon avenir, mon {Hi 219} honneur, mon repos; l'avenir et le repos de mes enfans! Il me faut de nouveau combattre.... Soit! Que la volont� de Dieu s'accomplisse en moi. Ce n'est pas sans un sentiment de d�go�t, qui va jusqu'� l'horreur, que je me prends encore une fois corps � corps avec l'existence mat�rielle; mais je me r�signe, et j'observe religieusement un calme sto�que ». La force nouvelle qui se manifeste en lui nous est expliqu�e par les admirables paroles suivantes; elles font pressentir l'approche du Dieu inconnu:

« La foi, que les petits esprits appellent faiblesse, superstition, ineptie; la foi qui est la volont� jointe � la confiance, magnifique facult� donn�e � l'homme, pour d�passer les bornes de la vie animale, et pour reculer � l'infini celles de l'intelligence ».

La nouvelle, qui a pour titre le Dieu inconnu, n'est pas susceptible d'�tre analys�e en d�tail; elle y perdrait trop. C'est un coup d'œil douloureux jet� sur un pass� plein d'orages; c'est une pens�e d'avenir, une pens�e toute chr�tienne, que George Sand a formul�e avec une na�vet� de sentiment, une force et un bonheur d'expression qu'il a d�, si je ne me trompe, {Hi 220} puiser ailleurs que dans sa fantaisie d'artiste. Ce ne peut �tre que des profondeurs les plus intimes de la cousdenre que jaillissent, pleines de vie, des paroles semblables � celles qu'il nous fait entendre.

L'auguste et touchante simplicit�, la na�ve grandeur du christianisme � son berceau; le saint enthousiasme du martyre, et son action contagieuse sur les pers�cuteurs; les d�ceptions du culte des faux Dieux; tout ce que nos joies terrestres ont de souffrances, de vanit� et de n�ant; le vide affreux, l'amer d�go�t que laissent apr�s elles les passions �teintes; cet �lan instinctif d'une ame d�sabus�e qui a soif de repos, et aspire � la seule f�licit� compatible avec sa nature immortelle; ce que la foi chr�tienne renferme d'efficaces consolations, de promesses magnifiques, de spiritualisme sublime; le calme proph�tique, la sainte confiance que go�te, au moment de s'endormir dans la paix du Seigneur, la femme pa�enne r�g�n�r�e par l'expiation et le bapt�me, tout cela se trouve r�sum�, avec un art admirable, dans ces trente pages, les plus pleines, les mieux suivies, les plus intimement senties peut-�tre que George Sand ait jamais {Hi 221} �crites. La beaut� exquise, la chaste puret� de la forme y est presque constamment � la hauteur de la magnificence du sujet, dont l'�crivain n'a pas fait choix arbitrairement. On aime � voir, dans le Dieu inconnu, un nouveau et �clatant t�moignage de cette tendance vers un « rass�r�nement g�n�ral, vers l'amour d'une r�gle intelligente, » que lui-m�me a d�j� signal�e � ses lecteurs.

Quelques citations ach�veront de caract�riser cette production si remarquable � tant d'�gards, et destin�e, je le r�p�te, � faire �poque dans la carri�re de George Sand, envisag� comme homme, puis comme �crivain.

Quelle ame d'ap�tre que celle de son pr�tre Pamphile! Avec quelle douce et affectueuse charit� il �coute la femme pa�enne, qui vient chercher, aupr�s du Dieu des Galil�ens, ce qu'elle a vainement demand� � ses Dieux de marbre et d'or; je veux dire le tr�sor de l'amour ou celui de l'oubli. Comme il s'efforce patiemment de lui ouvrir les yeux � la lumi�re, et de l'initier, par degr�s, � la sublimit� de la pens�e chr�tienne! « Notre Dieu, lui dit-il, nous �coute et nous exauce, et, pour parler votre langage, {Hi 224} l'homme qui t'a offens�e; condamne-toi � la solitude, � la retraite, � la douleur; offre � Dieu tes souffrances et tes ennuis, et ne te lasse pas de les supporter. Lorsque tes souffrances te sembleront au-dessus de tes forces, n'invoque ni Vesta, ni Venus; oublie ces fant�mes. Mets-toi � genoux, et regarde le ciel o� r�gne le Dieu vivant; alors tu lui diras ces paroles: vrai Dieu! fais que je te connaisse et que je t'aime, car je ne veux conna�tre et aimer que toi ».

« — Et alors, quel miracle fera-t-il en ma faveur? dit la Romaine avec �tonnement.

» — La v�rit� descendra dans ton cœur l'amour divin rel�vera ton courage, le calme rena�tra dans tes sens et tu seras consol�e.

» — A jamais?

» — Non! l'homme est faible, et ne peut rien sans un continuel secours d'en haut; il faudra prier toutes les fois que tu seras afflig�e.

» — Et je serai consol�e chaque fois?

» — Si tu pries avec ardeur et sinc�rit� ».

Le tableau de la mort de L�a offre un sublime caract�re de grandeur et de simplicit�; il y r�gne {Hi 225} quelque chose de ce calme solennel, de cette �motion � la fois aust�re et douce, qui accompagnent les derniers momens du juste. La patricienne expirante a voulu confesser le Dieu des chr�tiens, et recevoir le bapt�me; elle appelle � son chevet le saint pr�tre Eus�be, ami de Pamphile. « Il y a deux ans, lui dit-elle, que je prie le Dieu inconnu, et que je pleure en invoquant son nom. Ma douleur m'est devenue ch�re, et mes larmes ont cess� de me br�ler. . . . . . . . . J'ai v�cu comme Pamphile me l'avait dit: J'ai abandonn� les plaisirs, le cirque et les festins; j'ai pri� toutes les fois que j'ai senti le regret de mes funestes joies me tourmenter, et toutes les fois, un calme miraculeux, un �trange bonheur, sont descendus en moi. . . . . . . . . . Je sens que je meurs, et que je vais rejoindre le foyer d'imp�rissable beaut� appel�, par le divin Platon, le souverain bien. Lui aussi a devin� le Dieu inconnu, et plac� aux cieux la source d'amour et de perfection. . . . . . . . . O Pr�tre! cette eau, que tu verses sur mon front, n'est-elle pas l'embl�me de la source in�puisable o� je vais me d�salt�rer? »

Ajouter � ces paroles y serait les affaiblir.

{Hi 226} J'ai promis de montrer George Sand « reprennant son vol vers ces hautes et pures r�gions, d'o� il s'�tait laisse d�choir ». Cette partie de ma t�che, je l'ai consciencieusement accomplie, et j'esp�re y avoir r�ussi. Le Dieu inconnu, le R�dempteur des esclave, s'est r�v�l� � George Sand, ainsi qu'il se manifesta jadis � son peuple, du haut du Sina�, au milieu des �clats de la foudre, et des bruits de la temp�te. L'auteur de Jacques et de L�lia est remont� au christianisme; o�, s'il n'y est d�j�, il y touche. Il suffira d'un dernier rayon du « soleil �ternel, » pour dissiper ce qui peut rester des t�n�bres qui ont voil� cette puissante intelligence. Achevant de d�pouiller son pass�, comme un v�tement souill�, bient�t George Sand nous appara�tra calme, purifi�e et radieuse. La soci�t�, ce jour-l�, aura r�alis� une de ses plus pr�cieuses conqu�tes.


Variantes

  1. sophisme {Hi} (nous corrigeons)
  2. reparer (nous corrigeons)
  3. cette, ame (nous corrigeons)

Notes

  1. Ces guillemets n'ont pas �t� ouverts.