WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
**
1833-1838
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome **

CHAPITRE XIII
(1837-1838)

Le Monde. — Lettres � Marcie, Visite aux Catacombes. Luigi Calamatta. Andr�, Simon, Jacques, Mauprat. — La fin de 1837. — Nouveaux malheurs. — Fontainebleau. — F�licien Mallefille. — N�rac. — L'hiver de 1837-1838. — Balzac. — L'abb� Georges Rochet. — D�part pour Majorque.



{[394]} Nous avons parl� d'une mani�re fort d�taill�es des id�es et des doctrines de Lamennais qui eurent une action indubitable sur George Sand, mais nous n'avons rien dit encore de ses relations personnelles avec l'abb�, le troisi�me personnage de ce triumvirat qui contribua � la transformation morale de George Sand entre 1835 et 1837.

Comme nous l'avons d�j� dit, George Sand fit la connaissance de Lamennais, lors du proc�s d'avril. Il lui fut pr�sent� pair Liszt qui vint un jour chez elle, accomppagn� de Lamennais, et du petit Puzzi-Cohen. Dans le courant du printemps de 1833, l'abb� et George Sand se virent souvent, tant�t chez elle, tant�t chez Liszt*. Ensuite Lamennais partit pour la Bretagne, dans sa solitude de la Ch�naie. Il invita George Sand � venir l'y voir en autonme; mais celle-ci, comme elle le dit dans l'Histoire de ma Vie** n'osa pas {395} se rendre � son invitation : � cette �poque elle n'�tait pas encore assez intimement li�e nvec lui et, par modestie, elle se croyait trop insignifiante pour venir troubler, soit ses occupations, soit son repos. Elle consid�rait son invitation comme un honneur non m�rit�, comme un sacrifice que se serait impos� Lamemiais, sacrifice qu'elle n'�tait pas en droit d'accepter.

* Voir plus haut.

** Histoire de ma Vie, t. IV, p. 376.

Dans le courant de la seconde moiti� de 1835 et en 1836, pr�occup�e par son proc�s avec son mari, par sa lutte intellectuelle et ses relations avec Michel, partageant son temps entre son voyage en Suisse et ses travaux, George Sand continua � voir de temps en temps Lamennais, mais elle le craignait encore un peu, redoutant de trouver en lui un esprit par trop orthodoxe, des id�es sentant trop l'ancien cur�, un homme ne pouvant pas partager ses opinions extr�mes et sa libert� de pens�e � elle.

Mais lorsque George Sand v�cut en compagnie de Liszt et de la comtesse d'Agoult en Suisse et � l'H�tel de France, c'est-�-dire pendant l'automne et l'hiver de 1836, elle se lia plus intimement avec Lamennais; il gagna compl�tement sa confiance, et elle lui voua d�s lors cette admiration exalt�e et illimit�e dont sont empreintes les pages de l'Histoire de ma Vie consacr�es � la m�moire du grand enthousiaste, de m�me que ses deux Lettres � M. Lerminier parues dans la Revue des Deux-Mondes et ayant pour but de d�fendre Lamennais contre Lerminier qui avait �reint� le Livre du Peuple, et enfin son article ult�rieur sur les Amshaspands et les Darvands de Lamennais.

Ainsi, par exemple, encore au mois de mai de 1836* elle �crivait � la comtesse d'Agoult : « L'abb� de {396} Lamennais se fixe, dit-on, � Paris. Pour moi, ce n'est pas certain. Il y va, je crois, avec l'intention de fonder un journal. Le pourra-t-il? Voil� la question. Il lui faut une �cole, des disciples. En morale et en politique, il n'en aura pas s'il ne fait pas d'�normes concessions � notre �poque et � nos lumi�res. Il y a encore en lui, d'apr�s ce qui m'est rapport� par ses intimes amis, beaucoup plus du pr�tre que je ne croyais. On esp�rait l'amener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le faire. Il r�siste. On se querelle et on s'embrasse. On ne conclut rien encore. Je voudrais bien que l'on s'entend�t. Tout l'espoir de l'intelligence vertueuse est l�. Lamennais ne peut marcher seul.

* Correspondance, vol. I, p. 369.

« Si, abdiquant le r�le de proph�te et de po�te apocalyptique, il se jette dans l'action progressive, il faut qu'il ait une arm�e. Le plus grand g�n�ral du monde ne fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats �prouv�s et croyants. Il trouvera facilement � diriger une populace d'�crivassiers sans conviction qui se serviront de lui comme d'un drapeau et qui le renieront ou le trahiront � la premi�re occasion. S'il veut �tre second� v�ritablement, qu'il se m�fie des gens qui ne disputeront pas avec lui avant d'accepter sa direction. En r�fl�chissant aux cons�quences d'un tel engagement, je vous avoue que je suis moi-m�me tr�s ind�cise. Je m'entendrais avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais l�, je r�clamerais une certaine libert� de conscience, et il ne l'accorderait pas. S'il quitte Paris sans s'�tre entendu avee deux ou trois personnes qui sont dans les m�mes conditions de d�vouement et de r�sistance que moi, j'�prouverai une grande consternation de cœur et d'esprit. Les �l�ments de lumi�re et d'�ducation des peuples s'en iront, encore �pars, flottant sur une mer capricieuse, �chouant sur tous les rivages, s'y brisant avec douleur sans avoir pu {397} rien produire. Le seul pilote, qui e�t pu les rassembler leur aura retir� son appui et les laissera plus tristes, plus d�sunis et plus d�courag�s que jamais.

« Si Franz a sur lui de l'influence, qu'il le conjure de bien conna�tre et de bien appr�cier l'�tendue du mandat que Dieu lui a confi�. Les honnnes comme lui font les religions et ne les acceptent pas. C'est l� leur devoir. Ils n'appartiennent point au pass�. Ils ont un pas � faire faire � l'humanit�. L'humilit� d'esprit, le scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu d�fend aux r�formateurs. Si l'œuvre que je r�ve pour lui peut s'accomplir, c'est vous qui serez oblig�e de vous joindre � son bataillon sacr�, vous avez l'intelligence plus m�le que bien des hommes, vous pouvez �tre un flambeau pur et brillant!!...»

Mais, d�s que Lamennais eut l'id�e de fonder un journal, le Monde, George Sand y participa imm�diatement et, quoiqu'on y travaill�t quelque peu pour le roi de Prusse, elle ne fut pas tent�e par les propositions avantageuses qui lui furent faites par le Journal des D�bats, et aussi longtemps qu'elle se sentit utile au journal de Lamennais, elle resta sa collaboratrice. Elle �crivit, en r�ponse � Jules Janin qui s'�tait adress� � elle au nom du Journal des D�bats :

« Je ne travaille pas dans le Monde, je ne suis l'associ�e de personne. Associ�e de l'abb� de Lamennais est un titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son d�vou� serviteur. Il est si bon et je l'aime tant, que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera gu�re, car il n'a pas besoin de moi, Dieu merci. Je n'ai pas l'outrecuidance de croire que je le sers autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques abonn�s � son journal, lequel {398} journal durera ce qu'il voudra et me payera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abb� de Lamennais sera toujours l'abb� de Lamennais, et il n y a ni conseil ni association possible pour faire de George Sand autre chose qu'un tr�s pauvre gar�on*... »

* Correspondance, II, p. 48.

George Sand publia dans le journal de Lamennais, en 1837, trois articles de grandeur et d'importance dif��rentes, mais tous trois attirant l'attention du biographe et du critique. C'est d'abord son article : Ingres et Calamalla, puis un petit fragment po�tique : Une visite aux Catacombes et enfin les c�l�bres Lettres � Marcie.

George Sand fit la connaissance du jeune graveur Luigi Calamatta vers 1835, � l'occasion de son portrait, � elle, command� par la r�daction de la Revue des Deux-Mondes*, et spontan�ment elle eut de l'amiti� pour cet artiste consciencieux et pour cet homme sup�rieur. Calamatta grava trois portraits de George Sand : l'un d'apr�s celui peint par Delacroix et repr�sentant George Sand avec sa jaquette d'homme, en velours, une cravate au cou et les cheveux tombant sur les �paules; l'autre est ce m�me portrait, mais corrig� et plus id�alis�; enfin, le troisi�me fut dessin� au crayon par Calamatta lui-m�me, puis grav�, et repr�sente George Sand en robe � larges manches � la mode de 1837 et coiff�e de rubans comme on les portait alors, tombant des deux cot�s de son visage. Ce dernier portrait, selon toute apparence, a �t� fait par Calamatta, lors du s�jour de George Sand � l'H�tel de France, et imm�diatement apr�s, au commencement de 1837, {399} Calamatta fit les portraits de Liszt et de la comtesse d'Agoult. S'�tant intimement li�e avec le jeune graveur, ayant appr�ci� son amour passionn� de l'art, son d�sint�ressement, sa bonne foi, George Sand a, d'une part, comme nous l'avons dit � propos des Mosa�stes, peint Calamatta et son ami Mercuri sous les traits des deux fr�res Zucatti, de temp�raments et de caract�res si diff�rents, menant une existence si dissemblable, mais �galement �pris de leur art, pr�ts � supporter � cause de lui, toutes les infortunes, tous les d�boires et toutes les privations. Nous avons dit aussi que George Sand a profit�, en �crivant ses Nouvelles V�nitiennes, des conseils, des indications et m�me des dessins de Calamatta et de Mercuri pour les descriptions des costumes v�nitiens et pour des d�tails historiques et artistiques. D'autre part, voyant la g�ne dans laquelle se trouvait Calamatta, elle mit toute sa g�n�reuse ardeur � lui venir en aide. Elle �crivit non seulement elle-m�me un article sur lui dans le journal de Lamennais, mais elle en fit encore �crire par ses amis dans plusieurs autres journaux, ce qui fut une v�ritable r�clame pour ce jeune talent. C'est ainsi que Janin publia le sien dans le Journal des D�bats et Pelletan dans l'Artiste. L'article de George Sand intitul� : Ingres et Calamatta, comme ceux qu'elle �crivit plus tard sur la Joconde de Leonardo de Vinci, et la Vierge � la Chaise de Rapha�l**, grav�es par Calamatta, ne pr�sentent rien d'exceptionnel et ne frappent le lecteur, ni par la nouveaut� ou l'originalit� des id�es, ni par des paradoxes int�ressants sur l'art. Mais c'est encore une preuve de cette g�n�rosit� active, de ce d�sir {400} toujours �veill� de secourir tous ceux de ses amis, de ses connaissances ou m�me des �trangers qui avaient besoin d'aide et de protection, que George Sand manifesta toute sa vie. Par ce morceau, si l'on ne compte pas celui sur Obermann, s'ouvre la s�rie sans fin d'articles, de notes, de notices et de pr�faces sortis de la plume de George Sand. Pendant toute sa carri�re, elle ne refusa jamais ses services lorsqu'il fallait faire conna�tre une œuvre peu connue — comme Obermann, un talent mal appr�ci�, — comme le po�te George Maurice de Gu�rin***, mort pr�matur�ment, ou pour recommander simplement au public un nouvel auteur ou un nouvel artiste, un livre ou un tableau nouvellement parus.

* [{398}] Ce portrait parut dans le num�ro d'octobre de la Revue des Deux-Mondes de 1836. Il est sign� : Disegnato e inciso da me

L. CALAMATTA, 1836.        

** [{399}] Le second article fait maintenant partie du volume : Autour de la Table; le premier et le troisi�me furent r�imprim�s dans les Questions d'Art et de Litt�rature.

*** [{400}] Cet article de George Sand parut dans la Revue des Deux-Mondes de 1840, puis fut r�imprim� dans l'�dition actuelle du volume : Autour de la Table.

Le second fragment, publi� dans le Monde sous le titre : Une visite aux Catacombes, nous arr�te par sa profonde tristesse et la r�signation d�sol�e qui y r�gne. L'auteur y raconte sa visite aux Catacombes et ses m�lancoliques impressions au bord d'une source souterraine encaiss�e dans son cadre de granit et dont le sombr� miroir, priv� de tout rayon de lumi�re, ne refl�te rien. Ce triste spectacle fait na�tre dans l'�me du voyageur des r�flexions philosophiques et de sublimes pens�es sur la vie et la mort.

« Vie et mort, indissoluble fraternit�, union sublime, pourquoi repr�senteriez-vous pour l'homme le d�sir et l'ef�roi, la jouissance et l'horreur? Loi divine, myst�re ineffable, quand m�me tu ne te r�v�lerais que par l'auguste et merveilleux spectacle de la mati�re assoupie et de la mati�re renaissante, tu serais encore Dieu, esprit, lumi�re et bienfait! »...

{401} Les Lettres � Marcie, la troisi�me œuvre de George Sand parue dans le Monde, est certes bien plus importante que les deux articles dont nous venons de parler. Malheureusement, cet ouvrage, on le sait, n'a jamais �t� termin� et a �t� interrompu au chapitre VI. Lamennais ne l'a-t-il pas suffisamment lu avant d'en commencer l'impression, en fut-il m�content plus tard, ou bien encore, des amis lui firent-ils remarquer que les id�es pr�ch�es par George Sand diff�raient trop de ses propres opinions et des tendances du Monde*? C'est ce que nous ne saurions dire. Quoi qu'il en soit, d�j� le 28 f�vrier, c'est-�-dire apr�s l'apparition du n° 3 avec la suite des Lettres � Marcie, George Sand adressa une lettre � Lamennais pour lui demander ce qu'elle avait � faire. Elle avait �videmment touch� � des questions trop hardies qui avaient pu horripiler Lamennais : le mariage, le divorce, l'importance de la passion dans la vie des femmes. Elle n'avait pas su pr�voir que son r�cit la m�nerait si loin. Elle aurait voulu obtenir l'approbation du ma�tre, mais elle n'ose pas le consulter sur tous les d�tails.

* On pourrait admettre ce dernier cas en lisant dans le livre de M. Napol�on Peyrat sur B�ranger et Lamennais, le passage suivant d'une lettre de B�ranger : « Je l'ai r�p�t�e (une invitation) aussi � Lamennais, que je voudrais bien retirer du bourbier o� d'autres semblent vouloir l'enfoncer. N'en dites mot; il veut se mettre � la t�te d'un journal et je crains d'arriver trop tard pour lui �viter cette folie. Il m'a compris relativement � ses rapports avec Liszt et George Sand. Mais je crains bien que, facile et bon comme il est, il ne tombe de Charybde en Scylla..... » Un peu apr�s, pourtant, ce m�me B�ranger, en disant qu'il ne sait pas trop comment Lamennais et son Monde se tireraient d'affaire, ajoute : « A moins que George Sand n'invente quelque chose. »

« Pourtant, me voil� lanc�e et j'�prouve le d�sir d'�tendre ce cadre des Lettres � Marcie, tant que je pourrai y faire entrer des questions relatives aux femmes. Je {402} voudrais parler de tous les devoirs, du mariage, de la maternit�, etc. En plusieurs endroits, je crains d'�tre emport�e par ma p�tulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais, ai-je le temps de vous demander � chaque page de me tracer le chemin?... »

« ... Que faire, donc? Me livrerai-je � mon impulsion? ou bien vous prierai-je de jeter les yeux sur les mauvaises pages que j'envoie au journal? Ce dernier moyen a bien des inconv�nients; jamais une œuvre corrig�e n'a d'unit�. Elle perd son ensemble, sa logique g�n�rale. Souvent, en r�parant un coin de mur, on fait tomber toute une maison qui serait sur pied si on n'y avait pas touch�.

« Je crois qu'il faudrait, pour obvier � tous ces inconv�nients, convenir de deux choses : c'est que je vous confesserai ici les principales hardiesses qui me passent par l'esprit et que vous m'autoriserez � �crire dans ma libert�, sans trop vous soucier, que je fasse quelque sottise de d�tail. Je ne sais pas bien jusqu'� quel point les gens du monde vous en rendraient responsable et je crois d'ailleurs, que vous vous souciez fort peu des gens du monde. Mais j'ai pour vous tant d'affection profonde, je me sens command�e par une telle confiance, que lors m�me que je serais certaine de n'avoir pas tort, je me soumettrais encore pour m�riter de vous une poign�e de main... »

Ensuite, George Sand parle � Lamennais d'une s�rie de questions concernant la femme, soulev�es dmis ces Lettres, et finit par dire :

« R�pondez-moi un mot. Si vous me d�fendez d'aller plus avant, je terminerai les Lettres � Marcie o� elles en sont, et je ferai toute autre chose que vous me commanderez, je puis me taire sur bien des points et ne me crois pas {403} appel�e � r�nover le monde. Adieu, p�re et ami, personne ne vous aime et ne vous respecte plus que moi. »

Lamennais ne daigna pas lui permettre « d'aller plus avant », et les Lettres � Marcie ne furent jamais termin�es.

Dans la pr�face de l'�dition de librairie des Lettres, George Sand assure qu'elle n'a pas eu l'intention de propager ses propres id�es philosophiques et que ces six premi�res Lettres n'�taient qu'une esp�ce de prologue o� elle voulait « peindre pour commencer, l'ennui de l'isolement ». Il devait seulement faire voir au lecteur l'�tat d'�me de l'h�ro�ne qui ne devait �tre vue qu'� travers les lettres de son ami, sans que le lecteur ait devant lui aucune de ses lettres � elle. George Sand affirme encore que :

« ... Le roman a �t� interrompu par des circonstances qui n'avaient rien de commun avec le sujet..... Je n'avais accept� l'honneur de concourir � la collaboration du journal le Monde que pour faire acte de d�vouement envers M. Lamennais, qui l'avait cr�� et qui en avait la direction. D�s qu'il l'abandonna, je me retirai sans m�me m'enqu�rir des causes de cet abandon; je n'avais pas de go�t et je manquais de facilit� pour ce genre de travail interrompu, et pour ainsi dire hach�. N'ayant pas eu l'occasion de continuer en temps et lieu les Lettres � Marcie, j'ai eu bient�t oubli� l'esp�ce de plan que j'avais con�u... »

Ayant dit plus loin que certains journaux lib�raux lui ont reproch� d'avoir c�d� devant les difficult�s, George Sand �met � ce propos une opinion tr�s judicieuse et tr�s juste en disant que toute œuvre na�t compl�te, enti�re, dans l'esprit de l'artiste et que pour cette raison, il est tr�s difficile, presque impossible, de la corriger ou de la changer dans la suite, opinion caract�risant parfaitement la mani�re de travailler de George Sand, mais qui est en {404} contradiction avec le fait qu'un an � peine auparavant, elle avait corrig� et refait L�lia.

Bien que George Sand ne consid�re elle-m�me les Lettres � Marcie que comme le prologue d'un vrai roman, nous nous croyons en droit de les analyser comme une œuvre purement th�orique, comme l'expression de ses id�es sur le mariage, sur l'affranchissement de la femme, sur son �galit� avec l'homme, etc., etc.

Nous pouvons nous convaincre par ces Lettres, que depuis L�lia, les id�es et les vues g�n�rales de George Sand se sont pr�cis�es, affirm�es, et ont beaucoup m�ri. Jadis, c'�tait une protestation passionn�e et po�tique. A pr�sent, c'est l'exposition d'une th�orie claire et bien d�finie sur l'�galit� des droits de l'homme et de la femme. Aussi, n'y a-t-il rien d'�tonnant qu'apr�s les Lettres � Marcie, ainsi qu'apr�s Indiana, Valentine et Jacques, les r�trogrades et les bigots cri�rent au renversement de l'institution sacr�e du mariage, etc., etc. Lamennais lui-m�me fut intimid�.

Marcie a vingt-cinq ans; elle est d�sabus�e de la vie, elle aspire � quelque chose de mieux, ne peut se r�signer � une existence mesquine, s'ennuie dans le monde, s'ennuie quand elle n'y est pas, pense m�me pour quelque temps � s'enfermer dans un clo�tre (comme L�lia ou comme George Sand elle-m�me). Marcie r�ve au mariage, tout en se r�voltant contre ses abus; elle ne trouve pas de vraie consolation dans la religion, et pourtant, elle a peur d'analyser ses croyances en critique et en philosophe; elle ne sait m�me pas si une femme peut oser s'occuper de philosophie. Marcie ne trouve pas dans son entourage un homme qui lui semble digne d'elle; ses exigences de la vie sont trop grandes; elles ne ressemblent nullement � celles {405} de son monde, et pourtant elle a une peur pusillanime de rester vieille fille...

Son ami et correspondant, par la bouche duquel l'auteur �met ses id�es et dans lequel beaucoup de personnes ont voulu voir la personnification des th�ories et des conseils donn�s � George Sand par Lamennais, cet ami commence par conseiller � Marcie de ne pas donner tant d'importance � toutes les douleurs humaines, � tontes les d�sillusions personnelles.

« Ne sommes-nous pas insens�s, dans nos m�contentements, et n'est-ce pas une chose digne de piti� que de voir de si ch�tifs atomes avoir besoin de tant d'espace et de bruit pour y promener une mis�re si obscure et si commune?... Nous ne sommes qu'enflure et vanit�; nos plaintes ne sont qu'emphase ou blasph�me! ... »

Le pessimisme et m�me les d�ceptions bien fond�es, selon l'ami de Marcie, n'engendrent que l'orgueil, font na�tre le sentiment d'une sup�riorit� imaginaire, la s�cheresse et la froideur.

Ensuite, cet ami t�che de vaincre chez Marcie la crainte de rester vieille fille. Il lui prouve ab adverso l'inanit� de cette crainte, en lui racontant deux histoires qu'il eut l'occasion de conna�tre. D'abord il lui raconte celle d'une malheureuse jeune fille de seize ans, h�riti�re riche, mais malingre et contrefaite, qui, de peur de rester vieille fille, s'�tait laiss� marier � un homme qui ne cherchait et ne pouvait chercher en elle que la richesse. Cette jeune fille paya cette malheureuse pusillanimit� par une vie d'humiliation; m�pris�e et abreuv�e de d�go�ts par son mari, meurtrie dans ses aspirations vers le bonheur terrestre, min�e par un d�sespoir cach� au milieu d'une opulence ext�rieure, elle mourut dans la {406} plus atroce mis�re morale, dans la solitude et l'abandon absolus.

Ensuite l'auteur �voque une autre histoire, celle des trois sœurs vivani chez leur oncle, cur� italien (cette partie des Lettres � Marcie a �t� reproduite par diff�rents journaux sous le titre de Les trois sœurs). La cadette, Arpalice, s'�prend d'un jeune lord anglais, qui l'aime � son tour. Elle pourrait devenir heureuse, se marier (car l'amour de ce jeune couple finit par vaincre les pr�jug�s de caste et par d�sarmer les pr�ventions de la m�re du jeune lord), mais Arpalice ne veut pas abandonner ses sœurs; elle renonce volontairement � sa passion et revient � son ancienne vie, soucieuse du bonheur des autres et se vouant tout enti�re, avec ses deux sœurs, aux œuvres de piti�, afin de servir l'humanit�.

D�j�, avant d'avoir commenc� l'histoire des trois sœurs, l'auteur ayant devanc� ainsi de bien des ann�es les id�es �mises dans la Sonate � Kreutzer de Tolsto�, disait � Marcie... « Vous �tes instruite, vous �tes pure, voil� de vrais �l�ments de bonheur, » et lui conseillait d'aspirer � l'ind�pendance, d'�tudier, de se d�velopper intellectuellement, de ne point se marier ou de n'�pouser qu'un homme dont elle serait s�re, de n'accepter de croyances, qu'apr�s les avoir soumises � une critique et � une analyse s�rieuse et libre.

Mais tout en disant cela, l'auteur se voit oblig� de refroidir un peu les �lans de Marcie vers une vaste activit�, car, dit-il, � pr�sent, il n'y a pas encore pour la femme de champ d'activit�, outre l'art et la famille; les autres professions sont insupportables m�me pour les hommes, du moins pour ceux qui ont des vues un peu larges et qui ont certaines exigences. (Ici, nous voyons {407} encore des points de ressemblance avec les id�es de Tolsto�, exprim�es dans son article « Aux femmes »; on y trouve m�me l'antith�se identique entre le travail de l'homme hors de la maison et celui de la femme dans la maison, la femme ayant pour charge l'organisaiion de l'int�rieur et l'�ducation des enfants; elle est le vrai chef de la maison et de la famille, c'est son devoir sacr�, etc., etc.)

Puis, l'ami de Marcie, apr�s avoir t�ch� de lui pr�cher le calme, et apr�s l'avoir �clair�e sur ses doutes, veut lui prouver son droit � la libert� des croyances, � la libert� de l'analyse, � la libert� personnelle, et vient � lui exposer ses th�ories quant � la vie qu'elle doit mener, et sur ce qu'elle doit faire. Ses conseils, alors nouveaux, sont aujourd'hui tant soit peu vieillis, l�g�rement rebattus, mais peut-�tre ne le sont-ils que parce que George Sand a exist� et que des g�n�rations enti�res ont �t� �lev�es dans ces id�es. Il est donc bien inutile aussi de tant crier au « vieux jeu », parce que, Dieu merci, tout cela a vieilli et n'est plus n�cessaire � pr�cher! Il fut un temps o� cela fut bien utile.

« Je sais que certains pr�jug�s refusent aux femmes le don d'une volont� susceptible d'�tre �clair�e, l'exercice d'une pers�v�rance raisonn�e. Beaucoup d'hommes aujourd'hui font profession d'affirmer physiologiquement et philosophiquement que la cr�ature m�le est d'une essence sup�rieure � celle de la cr�ature femelle. Cette pr�occupation me semble assez triste, et si j'�tais femme, je me r�signerais difficilement � devenir la compagne ou seulement l'amie d'un homme qui s'intitulerait mon dieu; car au-dessus de la nature humaine, je ne con�ois que la nature divine; et, comme cette divinit� terrestre serait difficile � justifier dans ses �carts et dans ses erreurs, je craindrais fort de voir bient�t la douce ob�issance, naturellement inspir�e par {408} l'�tre qu'on aime le mieux, se changer en haine instinctive qu'inspire celui qu'on redoute le plus. C'est un �trange abus de la libert� pliilosophique de s'aventurer dans des discussions qui ne vont � rien de moins qu'� d�truire le lien social dans le fond des cœurs, et ce qu'il y a de plus �trange encore, c'est que ce sont les partisans fanatiques du mariage qui se servent de l'argument le plus propre � rendre le mariage odieux et impossible. R�ciproquement l'erreur affreuse de la promiscuit� est soutenue par les hommes qui d�fendent l'�galit� de nature chez la femme. De sorte que deux v�rit�s incontestables, l'�galit� des sexes et la saintet� de leur union l�gale, sont compromises de part et d'autre par leurs propres champions*...

* Lettres � Marcie, p. 228.

« ... Dieu serait injuste s'il eut forc� la moiti� du genre humain � rester associ�e �ternellement � une moiti� indigne d'elle; autant vaudrait l'avoir accoupl�e � quelque race d'animaux imparfaits. A ce point de vue, il ne manquerait plus aux conceptions syst�matiques de l'homme que de r�ver, pour supr�me degr� de perfectionnement, l'an�antissement complet de la race femelle et de retourner � l'�tat d'androgyne.

« Eh quoi, la femme aurait les m�mes passions, les m�mes besoins que l'homme, elle serait soumise aux m�mes lois physiques, et elle n'aurait pas l'intelligence n�cessaire � la r�pression et � la direction de ses instincts? On lui assignerait des devoirs aussi difficiles qu'� l'homme, on la soumettrait � des lois morales et sociales aussi s�v�res, et elle n'aurait pas un libre arbitre aussi entier, une raison aussi lucide pour s'y former! Dieu et les hommes seraient ici en cause. Ils auraient commis un crime, car ils auraient {409} plac� et tol�r� sur la tere une race dont l'existence r�elle et compl�te serait impossible. Si la femmes est inf�rieure � l'homme, qu'on tranche donc tous ses liens, qu'on ne lui impose plus ni amour fid�le ni maternit� l�gitime, qu'on d�truise m�me pour elle les lois relatives � la s�ret� de la vie et de la propri�t�; qu'on lui fasse la guerre sans autre forme de proc�s. Des lois dont elle n'aurait pas la facult� d'appr�cier le but et l'esprit aussi bien que ceux qui les cr�ent seraient des lois absurdes et il n'y aurait pas de raison pour ne pas soumettre les animaux domestiques � la l�gislation humaine*!...

* Lettres � Marcie, p. 229-230.

« Les femmes re�oivent une d�plorable �ducation; et c'est l� le grand crime des hommes envers elles. Ils ont port� l'abus partout, accaparant les avantages des institutions les plus sacr�es*! Ils ont sp�cul� � consommer cet esclavage et cet abrutissement de la femme qu'ils disent {410} �tre aujourd'hui d'institution divine et de l�gislation �ternelle»**!...

* [{409}] « Je trouve, dit Daniel de Fo� dans son Essay on projects, que l'une des manifestations les plus grossi�res de nos mœurs est d'exclure les femmes des privil�ges que donne l'�ducation. Nous nous croyons un peuple chr�tien et civilis� et reprochons toujours aux femmes leur ignorance et leur manque d'�ducation, tandis que je suis s�r que si nous leur donnions une �ducation semblable � celle dont nous jouissons nous-m�mes, elles n'auraient jamais donn� l'occasion de leur adresser ce reproche... Peut-on les accuser de stupidit�, si la seule cause en est notre d�sir de ne pas leur donner la possibilit� de devenir plus sages? La femme est mieux dou�e que l'homme; elle saisit plus vite, ce que l'on observe facilement par l'exemple de quelques femmes instruites. On croirait que nous ne leur donnons pas d'�ducation � dessein dans la crainte qu'elles ne nous surpassent... Est-ce qu'une femme d'esprit est pire qu'une femme stupide, et est-ce que les femmes instruites sont si dangereuses qu'il faille les priver d'�ducation?... Il est difficile de montrer une plus hideuse manifestation de l'ingratitude et de la b�tise de l'homme que la privation pour les femmes de l'�clat que l'�ducation et la culture donnent � la beaut� inn�e de l'esprit. Une femme instruite et bien �lev�e est incomparable; c'est un d�lice que les relations avec elle; elle ressemble � un ange, elle est tout amour, paix et d�lices; elle est l'id�al supr�me, et l'homme auquel une femme pareille a �t� donn�e, n'a qu'� se r�jouir et � b�nir son sort. Mais repr�sentez-vous cette m�me femme sans instruction. Si elle est bonne [{410}] par nature, cette absence de culture la rend faible et sans r�sistance; si elle a de l'esprit, elle bavarde trop; si elle a quelque savoir, mais pas d'�ducation, elle a une trop grande opinon d'elle-m�me, mais si elle est m�chante par nature, alors elle est arrogante, vaniteuse, querelleuse et ressemble � un �tre insens�. Tous ses d�fauts font d'elle souvent un diable...

« ... J'ose affirmer que tout le monde agit injustement envers les femmes, car je ne puis penser que le Tout-Puissant cr�a de ces �tres si tendres, si charmants, les doua de traits si agr�ables et des m�mes capacit�s que les hommes, seulement pour en faire des m�nag�res, des cuisini�res et des esclaves!... »

Il est fort douteux que George Sand s�t que par la bouche de l'ami de Marcie elle disait presque mot pour mot ce que l'auteur du Robinson avait dit cent quarante ans avant elle, il y a juste deux cents ans de cela, en 1698. Nous nous sommes permis de donner cette longue citation de l'Essay on projects en supposant que la mise en regard des id�es de Daniel de Fo� et des opinions de George Sand est fort curieuse, et pour montrer qu'il ne faut pas �tre une femme pour les avoir et les �mettre. Amos Com�nius (ou Komencki) l'a dit aussi. Cela ne signilie-t-il pas que les grands esprits doivent souvent r�p�ter les uns apr�s les autres, une grande v�rit� bien simple jusqu'� ce qu'elle devienne accessible � l'esprit de tout le monde?

** Lettres � Marcie p. 230.

« ... Pour emp�cher la femme d'accaparer par sa vertu l'ascendant moral sur la famille et sur la maison, l'homme a d� trouver un moyen de d�truire en elle le sentiment de la force morale, afin de r�gner sur elle par le seul fait de la force brutale; il fallait �touffer son intelligence ou la laisser inculte, c'est le parti qui a �t� pris. Le seul secours moral laiss� � la femme fut la religion, et l'homme, s'affranchissant de ses devoirs civils et religieux, trouva bien que la femme gard�t le pr�cepte chr�tien de souffrir et se taire.

« Le pr�jug� qui interdit aux femmes les occupations s�rieuses de l'esprit est d'assez fra�che date. L'antiquit� et le moyen �ge ne nous offrent gu�re, que je sache, d'exemples d'aversion et de syst�mes d'invectives contre celles qui s'adonnent aux sciences et aux arts. Au moyen �ge et � la renaissance, plusieurs femmes d'un rang {411} distingu� marquent dans les lettres. La po�sie en compte plusieurs. Les princesses sont souvent vers�es dans les langues anciennes, et il y a un remarquable contraste entre les t�n�bres �paisses o� demeure le sexe et les vives lumi�res dont les femmes de haute condition cherchent � s'�clairer. Ces honorables exceptions n'excitent aucune haine chez les contemporains, et sont, au contraire, mentionn�es par les �crivains de leur si�cle sur un pied d'�galit� qui serait � tort ou � raison fort contest� dans les mœurs litt�raires d'aujourd'hui*... »

* Lettres � Marcie, p. 231.

L'ami de Marcie fait � ce propos la remarque assez mordante qu'� pr�sent on oublie tous les ap�tres et qu'on viole toutes les autres prescriptions religieuses; mais que les maris se souviennent de saint Paul et de son imp�rieux principe, avec une ardeur extraordinaire et exigent que les lois bas�es sur ce principe soient toujours observ�es.

Les Lettres � Marcie se terminent par un aper�u historique o� l'auteur expose comment, � l'�poque o� les guerres et la vie sociale moins bien organis�e attiraient les hommes hors de chez eux, et o� les femmes devaient diriger toutes les affaires domestiques, le m�nage, l'�ducation des enfants, et en avaient la responsabilit�, tout allait � merveille. Mais lorsque les grandes guerres de religion et les autres prirent fin, les hommes livr�s � une sorte d'inaction s'occup�rent plus des petites choses de la vie; le si�cle de Louis XIV amena « l'amoindrissement et l'�nervement du caract�re masculin »; le XVIIIe si�cle, comme une �poque de vice brillant, porta aussi un coup mortel � la dignit� du lien conjugal. Et voil� qu'� pr�sent, m�me dans les relations jadis si nettes et si pr�cises, tout est sens dessus {4l2} dessous. Somme toute, nous vivons aujourd'hui dans une �poque de transition, satur�e de puissance cach�e, d'aspirations r�prim�es, de fermentation g�n�rale, de d�composition universelle, alors que le vieux monde meurt et que le nouveau n'est pas encore n�. C'est sur cette peinture d'une �poque troubl�e que les Lettres � Marcie s'arr�tent : leur dernier mot est : Esp�rons! Et Marcie elle-m�me est comme la personnification de cette �poque de transition dans l'histoire de la femme. C'est une �me en fermentation; la recherche du vrai dans les t�n�bres, c'est le cr�puscule pr�curseur de l'aurore, comme celui dont l'auteur nous parle � la fin de la quatri�me Lettre � Marcie, l'une des plus belles pages de George Sand :

« Marcie, il est une heure dans la nuit, que; vous devez conna�tre, vous qui avez veill� au chevet de malades, ou sur votre prie-Dieu, � g�mir, � invoquer l'esp�rance : c'est l'heure qui pr�c�de le lever du jour; alors, tout est froid, tout est triste; les songes sont sinistres et les mourants ferment leurs paupi�res. Alors, j'ai perdu les plus chers d'entre les miens, et la mort est venue dans mon sein comme un d�sir. Cette heure, Marcie, vient de sonner pour nous; nous avons veill�, nous avons pleur�, nous avons souffert, nous avons dout�; mais vous, Marcie, vous �tes plus jeune : levez-vous donc et regardez : le matin descend d�j� sur vous � travers les pampres et les girofl�es de votre fen�tre. Votre lampe solitaire lutte et p�lit; le soleil va se lever, son rayon court et tremble sur les cimes mouvantes des for�ts, la terre, sentant ses entrailles se f�conder, s'�tonne et s'�meut comme une jeune m�re, quand, pour la premi�re fois, dans son sein, l'enfant a tressailli*. »

* Lettres � Marcie, p. 217.

{413} Marcie et L�lia sont comme les jalons de la voie que George Sand a parcourue depuis 1833. L�lia est la question, Marcie est la r�ponse. Entre ces deux romans, ces deux types de femmes, entre L�lia la pessimiste qui nie tout et ne croit � rien, ni � l'amour, ni � Dieu, ni aux honnnes, type tout n�gatif, et Marcie, cherchant la consolation chez son sage conseiller, qui t�che de lui tracer l'id�al positif, doivent �tre plac�s trois romans, trois h�ro�nes de George Sand, �crits entre 1834 et 1837, et dont nous n'avons rien ou presque rien dit jusqu'ici : la Sylvia de Jacques, la Fiamma de Simon, l'Edm�e de Mauprat.

En parlant de Jacques dans le chapitre IX 1, nous n'avons effleur� que sa donn�e g�n�rale, et dit quelques mots par rapport � la solution toute nouvelle de l'�ternelle question de la trahison en amour, solution donn�e par Jacques, qui, tout en adorant sa jeune femme, cette tendre et faible Fernande, s'�loigne d'elle et lui permet de jouir du bonheur coupable avec Octave, le plus banal des jeunes-premiers, admirateur �conduit de la myst�rieuse Sylvia. Cette derni�re se trouve �tre, dans la suite, la sœur de Fernande et de Jacques, car elle est le fruit de l'amour adult�re du p�re de ce dernier et de la m�re de Fernande. Sylvia est en tout sup�rieure � Octave; c'est une sœur de L�lia, l'�gale de Jacques; c'est une amante de la solitude, une �me fi�re et hardie, un esprit scrutateur, ne reculant devant aucune d�duction, une pessimiste qui ne se permet pas de regarder la vie � travers un voile rose, qui ne veut pas errer dans les t�n�bres et qui juge des gens et de leurs actions avec une s�v�rit� extr�me et une droiture inflexible. Evidemment, Octave n'est pas � sa hauteur; elle l'�clipse de sa sup�riorit�, comme L�lia �crase St�nio. Octave s'�prend de Fernande � sa premi�re rencontre avec elle. Sylvia le c�de sans aucun regret. Elle {414} pr�f�re l'amiti� de Jacques et la met au-dessus de l'amour. Dans cette amiti� calme et fraternelle, elle trouve l'�gal de son esprit, un soutien pr�cieux, une pleine entente; elle trouve ce que ni elle ni Jacques ne trouveront jamais dans l'amour, ce que George Sand elle-m�me n'avait jamais trouv� chez ses amants, ce qu'elle n'a rencontr� que chez Fran�ois Rollinat et chez deux ou trois de ses amis qui, depuis leur jeunesse et jusqu'� leurs derniers jours, sans �tre comme Rollinat, ses alter ego, savaient pourtant la comprendre, l'appr�cier, partager ses id�es et lui �tre fid�les dans la joie comme dans le malheur.

Nous avons vu quelques �crivains russes, ainsi que des auteurs �trangers, bl�mer George Sand d'avoir cr�� des types comme L�lia et Jacques. Qu'est-ce donc que ces h�ros imaginaires, que personne n'a jamais rencontr�s sur la terre, impossibles dans la vie r�elle, disent-ils! Ce sont des �tres divins, des inutilit�s, rien qu'� cause de leur irr�alit�. Cependant, � nos yeux, l'exceptionnel n'est pas l'impossible, et nous nous demandons pourquoi il nous faudrait croire qu'il n'y a pas, qu'il ne peut y avoir des hommes « meilleurs », aristocrates du cœur et de l'esprit? Faudrait-il vraiment d�sirer qu'il n'y e�t point d'hommes extraordinaires? Nous sommes, au contraire, persuad�s que si cela arrivait, l'humanit� enti�re s'arr�terait dans son d�veloppement, dans son progr�s qui n'avance que gr�ce � des Jacques, des Sylvia, des George Sand, tous exceptionnels, tous extraordinaires. S'il n'existait que des hommes « ordinaires », si tous �taient des Octaves, aimant simplement de bonnes �mes comme Fernande, ne tourmentant personne, ne connaissant pas l'ennui, contents de tout, ne se sentant point isol�s au-dessus des autres, comme se sentait Jacques, ne m�prisant point le monde avec ses {415} int�r�ts mesquins, ses sentiments passagers, s'il n'existait pas des George Sand et des L�lia, — oh! combien alors la vie en ce monde serait ennuyeuse, �touffante, mesquine! Quant � nous, nous vivons dans l'espoir qu'il y a �� et l� de par le monde — deux ou trois �tres par peuple, cinq ou six par si�cle, — comme L�lia et Jacques, qui sont « de la race des Ess�niens, gens solitaria ». Ils s'�lancent au-devant de l'id�al; mais il ne leur �choit que rarement en partage le bonheur de pouvoir se dire, comme L�lia disait � Trenmor, Sylvia � Jacques, George Sand � Rollinat : « Je t'entends, parle; je suis comme toi, moi aussi, je suis solitaire, moi aussi je suis un r�veur, je ne ressemble pas aux autres; je tourmente les autres, car je me tourmente moi-m�me; mais je vaux mieux que les autres, je le sais, comme toi tu le sais aussi... » Oh oui! s'il fallait ne plus croire qu'ils existent, ces r�veurs inutiles, ces pr�tendus fain�ants qui ne sont bons � rien — la vie serait alors insupportable, � nous comme � vous, chers lecteurs.

Malgr� tout l'invraisemblable que l'on peut trouver dans ce roman, si l'on se met au point de vue de la vie bourgeoise de tous les jours, il nous transporte par la profondeur de la pens�e, par son ardeur passionn�e et par ses grandes qualit�s po�tiques. Combien charmantes ces premi�rss pages, racontant l'amour heureux de Jacques et de Fernande! Quelle fra�cheur dans la peinture des sentiments et des premi�res sensations de la jeune femme! Et l'on est d'autant plus saisi par le tragique de la vie, lorsqu'on les voit, eux qui semblaient si heureux, s'�loigner peu � peu l'un de l'autre, et se sentir si diff�rents. Puis arrive la rencontre d'Octave, l'amour que Fernande �prouve pour lui, l'abn�gation et enfin le suicide de Jacques. Peut-on lire sans �motion les lettres de Jacques � Silvia dans la seconde moiti� {416} du roman? Ces lettres respirent une telle profondeur du sentiment conscient de lui-m�me; on y voit un homme si parfaiteinent humain, si fid�le � ses id�es g�n�reuses jusqu'� la fin, m�me lorsqu'elles lui co�tent la vie et qu'elles exigent sa mort : Fort comme la mort. D'apr�s le plan de l'auteur, Sylvia devait jouer le r�le de soprano secondo dans le roman, ne servir qu'� expliquer la donn�e g�n�rale, montrer que ni la tendresse du mari, ni la douceur, l'innocence et l'amour de la femme ne suffisent � donner le vrai bonheur; que la plus charmante jeune fille sera mauvaise �pouse, s'il n'y a pas de vraie amiti� entre elle et son mari; que le mari le plus instruit, le plus spirituel, adorant sa femme, f�t-elle la plus gentille et la plus pure, se sentira isol�. Mais il n'est que trop certain que ce puissant et dramatique soprano secondo nous int�resse infiniment plus que la prima donna — un petit soprano legiere insignifiant, — et que toutes nos sympathies sont pour Sylvia et non pour Fernande, probablement parce que Sylvia �tait aussi plus proche du cœur de l'auteur.

Fiamma Falier, l'h�ro�ne de Simon, est tout aussi ch�re � George Sand. Ce roman est d�di� � la comtesse d'Agoult et la d�dicace est ainsi con�ue :

        « A Madame la comtesse ***

« Myst�rieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre conte.

« Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique.

« Madame, ne dites � personne que vous �tes sa sœur.

« Cœur trois fois noble, descendez jusqu'� lui et rendez-le fier...

« Comtesse, soyez pardonn�e.

« Étoile cach�e, reconnaissez-vous � ces litanies. »


{417} Et dans l'une de ses premi�res lettres � la comtesse, si coquettes et si enthousiastes, �crites en 1835 au plus fort de la pr�dication de Michel et au commencement des relations de George Sand avec Lamennais, celle-ci disait � cette m�me amie :

« ..... Vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment noble que j'aie vue briller dans la sph�re patricienne. Il faut que vous soyez en effet bien puissante pour que j'aie oubli� que vous �tes comtesse. Mais � pr�sent vous �tes pour moi le v�ritable type de la princesse fantastique, artiste, aimante et noble de mani�res, de langage et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps po�tiques. Je vous vois comme cela, et je veux vous aimer comme vous �tes et pour ce que vous �tes. »


Supposons que ceci ne soit pas dit par George Sand, mais par un jeune pl�b�ien, �pris d'une adorable patricienne, lequel ne pardonne et n'oublie que la jeune fille qu'il aime est comtesse, qu'� force de l'adorer, et nous aurons Simon F�line, fils unique de cette v�n�rable vieille Jeanne F�line, paysanne illettr�e, mais toute confite dans ses vertus r�publicaines, vraie matrone romaine en coiffe berrichonne, filant sa quenouille au seuil de sa cabane et lan�ant des regards implacables au ch�teau seigneurial que s'�l�ve au sommet de la colline. Simon fut �lev� par cette vieille r�publicaine et dirig� par son oncle l'abb� F�line, qui « comprenait la formule chr�tienne de l'amour et de l'�galit� comme la comprenaient les premiers chr�tiens ». Le jeune paysan re�oit une bonne instruction et, sans doute gr�ce � l'influence de ma�tre Michel, ami de l'auteur, il se dispose � entrer au barreau, � l'aide du vieil {418} ami de la famille, vrai repr�sentant du tiers �tat, ma�tre Parquet. Sur ces entrefaites, l'ancien seigneur revient dans son domaine qu'il rach�te � ses propri�taires actuels, paysans cupides qui s'en �taient empar�s au moment o� les terres seigneuriales �taient devenues propri�t�s nationales. C'est un certain comte de Foug�res, un �migr� revenu dans sa patrie apr�s un s�jour en Autriche, o�, pour gagner son pain quotidien (lisez : par suite de son esprit de lucre et la bassesse de ses sentiments), il s'occupait, comme un parfait �picier, � vendre des chandelles, de la cannelle, du poivre et du suif, et o� il s'�tait appel� de l'humble nom « de signor Spazetta », qui lui allait certes mieux que le grand nom de ses anc�tres. Il ram�ne avec lui dans son ch�teau sa fille Fiamma.

Nous ne nous int�ressons pas � la fable du roman, et il n'y en a presque pas d'ailleurs, car tout le roman peut se r�sumer en quelques mots. Simon, l'ennemi implacable des aristocrates, malgr� le m�pris et l'indignation du comte de Foug�res, et surtout malgr� la protestation de sa propre conscience r�publicaine et de son orgueil pl�b�ien, ne tombe pas seulement sous le charme de la noble Fiamma, mais finalement il l'�pouse. Il va sans dire que l'auteur fait couver dans l'�me de sa fi�re et intr�pide amazone les sympathies et les sentiments les plus r�publicains, et que pour la parfaite glorification du peuple et le plus grand abaissement des vils aristocrates (du moins des aristocrates fran�ais qui n'avaient pas �t� �lev�s dans les traditionnelles vertus r�publicaines, comme les nobles v�nitiens), il d�voile finalement aux lecteurs le crime du comte de Foug�res qui doit assurer � Fiamma toutes leurs sympathies, aussi bien que l'adoration de Simon, et r�v�le en m�me temps la source et la raison du caract�re aristocratiquement {419} ind�pendant de Fiamma et de ses id�es d�mocratiquement r�publicaines. Lorsque le comte de Foug�res �tait dans une f�cheuse situation et ne s'�tait pas encore enrichi en vendant de la cannelle et du suif, il avait �pous� la noble h�riti�re de la grande maison des Falier ou Faliero, de ces m�mes Falier dont l'un des anc�tres, le c�l�bre Marino, a pay� de sa vie son ambition et sa trahison � la cause de la R�publique. On comprend que la descendante des Falier souffre de son union avec un homme aussi prosa�que que Spazetta-Foug�res. Et ce dernier n'invente rien de mieux, au bout d'un certain temps, que de faire de sa femme un objet d'op�ration commerciale avantageuse, c'est-�-dire de la vendre � un seigneur autrichien, le comte de Strabenbach (ou Stagenbracht, — dans la premi�re �dition). La comtesse est sauv�e de cette ignominie par un g�n�reux homme du peuple qu'elle suit dans les montagnes, qu'elle aime et de qui elle a plus tard une fille, Fiamma. Apr�s la mort de la comtesse, Spazetta-Foug�res consent � reconna�tre Fiamma pour sa fille, mais — cela va sans dire — � la condition de la d�sh�riter. On comprend d�s lors que Fiamma — n�e, comme George Sand, de la fusion du sang pl�b�ien et du sang noble — ne peut �tre qu'une V�nitienne r�vant au moyen de secouer le joug des Autrichiens, qu'une �me d�sirant la libert� pour tout le monde et surtout le triomphe des sublimes prol�taires sur les mis�rables aristocrates. Il est clair aussi qu'ayant les oreilles rebattues par les d�bats du proc�s d'avril et par les r�cits de Michel sur ses premiers pas au barreau, sur les roueries du m�tier, George Sand nous donne un compte rendu d�taill� du d�but oratoire de Simon; elle suit pas � pas sa premi�re plaidoirie et raconte avec complaisance son triomphe. Elle n'oublie pas non plus de signaler que le {420} p�re de Simon — cet avocat paysan (sic) — le vieux r�publicain F�line, a �t� tu� en 1793 par les chouans (comme le p�re de Michel, en 1799).

Ce roman pr�sente par cons�quent le reflet intense des sentiments et des id�es de George Sand en 1835, et l'œuvre, quoique d�di�e � la comtesse d'Agoult, est, par son fond et ses d�tails, semblable � une offrande sur l'autel de Michel, son idole d'alors. En m�me temps, Simon est comme le pendant du roman pr�c�dent de George Sand, Andr�, ou plut�t, c'est la contre-partie d'Andr�. L�, c'est le fils d'un marquis qui s'�prend d'une jeune prol�taire, ici, la fille d'une comtesse qui tombe amoureuse d'un paysan.

Quoique Andr� ait �t� �crit � Venise, il ne doit � cette ville que la raison de sa naissance. George Sand raconte dans la pr�face du roman qu'en entendant un jour le babillage de deux couturi�res v�nitiennes, travaillant dans la chambre voisine, et aiguisant leur langue sur les grandes familles de Venise, elle s'�tait tout � coup crue transport�e � La Ch�tre, tellement les mœurs, les habitudes, les gens et les types, vus � travers le bavardage des grisettes v�nitiennes, ressemblaient aux mœurs, aux gens et aux types que Mme Dudevant avait connus en Berry. Sous l'impression de ce qu'elle venait d'entendre, atteinte du mal du pays, que ces souvenirs avaient �veill�, elle �crivit Andr�.

Ici encore la fable du roman n'est pas compliqu�e. Un jeune homme noble, Andr�, fils du marquis de Morand, fait la connaissance d'une jolie fleuriste, nomm�e Genevi�ve, et la s�duit : ou plut�t il ne la s�duit pas du tout, mais il l'aime pour tout de bon et ne songe pas � trouver une femme plus parfaite que cette gentille petite grisette, si aimante et si d�vou�e. Mais Andr� est faible et ind�cis; il ne sait pas {421} lui-m�me ce qu'il veut ni ce qu'il ne veut pas. N'ayant apparemment aucune ressource pour vivre, il est enti�rement sous la d�pendance de son p�re, qu'il craint. Le p�re s'oppose naturellement au mariage de son fils avec la fleuriste. Genevi�ve, qui finalement va devenir m�re, et dont les forces sont �puis�es par une lutte trop in�gale avec les pr�jug�s du marquis et le faible caract�re de son fils, tombe malade de chagrin et de honte. Au dernier moment, Andr� l'�pouse, mais il est trop tard : Genevi�ve meurt dans les bras de celui qui n'a pas su l'appr�cier plus t�t. Le sujet du roman, on le voit, est des plus simples, mais c'est peint avec une fra�cheur et une d�licatesse de couleur tout � fait extraordinaires, surtout la premi�re partie. La sc�ne de la rencontre des jeunes gens dans le pr� fleuri au bord de l'Indre; les impressions que la nature fait na�tre dans le cœur simple de Genevi�ve, ignorante, mais sensible � toutes les beaut�s; la vie modeste de la jeune fleuriste dans sa chambrette; la naissance de son amour pour Andr�, tout cela sont autant de tableaux charmants. D'un autre cot�, le p�re Morand, la sc�ne de l'invasion inattendue de son ch�teau par un essaim de gaies grisettes, sous la conduite du joyeux ami d'Andr�, nomm� Joseph Marteau, et le portrait de ce Joseph lui-m�me, sont enlev�s avec beaucoup de verve et d�notent chez l'auteur une observation et une parfaite connaissance de la vie provinciale et de ses types.

Ce que George Sand nous dit des motifs qui l'ont amen� � �crire Andr�, est tr�s curieux � noter. Car cela montre combien elle �tait impressionnable, et � quel degr� la direction de son esprit et de ses �crits d�pendait du monde ambiant. Le temps serein ou morne, le ciel clair ou couvert, une lumi�re plus ou moins vive, les barcarolles m�lodiques des gondoliers ou les simples chansons et le babil de quelques {422} modistes, le bruit du vent dans les vieilles chemin�es de Nohant ou le chant du rossignol au jardin, tout avait sur elle une influence tant�t directe, tant�t par contraste. L'entretien des deux couturi�res v�nitiennes qu'elle entend par hasard, lui suffit pour transporter son esprit dans les rues de La Ch�tre, au milieu des pauvres modistes qu'elle a connues autrefois — et elle �crit Andr�. Le chant des rossignols dans les lilas de Nohant r�veille en elle le souvenir des rossignols qu'elle a entendus chanter � San-Fantino ou au Ponte di Barcaroli, � Venise — et elle �crit les Ma�tres mosa�stes. Pr�tant l'oreille au g�missement du vent autour du ch�teau de Nohant, ses pens�es s'envolent dans les pays m�ridionaux, son imagination lui dessine les plages ensoleill�es de la belle Adriatique et des �les Ioniennes, th��tre des exploits du terrible Uscoque, ou bien, au contraire, les lugubres impressions d'une nuit orageuse font na�tre les sombres sc�nes du ch�teau des Mauprat.

Mauprat est avec raison consid�r� comme un des meilleurs romans de George Sand, on le lit encore avec le m�me int�r�t qu'� l'�poque de son apparition*. Et la premi�re raison en est que la donn�e g�n�rale du roman, tr�s caract�ristique pour George Sand, n'est nullement vieillie, mais a plut�t un int�r�t d'actualit� palpitant de nos jours, o�, d'une part, le Gant de Bj�rsnson et la Sonate � Kreutzer nous pr�chent la n�cessit� d'une parfaite moralit� avant le mariage tant pour l'homme que pour la femme, et o�, d'autre part, le d�terminisme r�aliste proclame le pouvoir tout-puissant et absolu des lois d'h�r�dit� et de l'ambiance sur tout individu, l'impossibilit� de se soustraire � leur joug. {423} Or, les �crivains amis de cette derni�re th�orie, condamnent les h�ros de leurs romans � rester inertement confin�s dans les vices h�r�ditaires et toujours au m�me niveau moral, et cela depuis leur premi�re apparition devant le lecteur juscq'� la derni�re page du livre, sans nulle possibilit� de changer, sans aucune lutte avec les circonstances, sans moyen de se corriger, de devenir meilleur, de s'�lever, comme s'il n'y avait dans la vie qu'immobilit� et inertie.

* [{422}] Il fut �crit � la fin de 1836 et au commencement de 1837 et parut en 1837 dans les nos des 1er 15 avril, du 1er mai et du 15 juin de la Revue des Deux-Mondes, mais dans toutes les �ditions, nous trouvons [{423}] dans la pr�face ces mots : « Je crois que j'ai �crit ce roman en 1846, mon proc�s en s�paration � peine termin� ». Il est clair que c'est une simple faute d'impression, non corrig�e, et qu'il faut lire : 1836.

George Sand avait d'autres croyances. Elle vovait la vie autrement. Malgr� sa condescendance sans bornes, sa g�n�rosit� envers les faibles, les criminels, les hommes vicieux, malgr� sa compr�hension des circonstances fatales qui peuvent entra�ner au crime des personnes que la nature a faites bonnes, elle crovait � la libre volont�, au libre arbitre; comme Rousseau, elle �tait persuad�e que l'homme est bon en sortant des mains de Dieu et que c'est la soci�t� qui le corrompt*. Elle croyait donc � la possibilit� pour chacun, f�t-il le plus d�prav� des hommes, le plus ignorant, le plus obscur, le plus malheureux, le plus sauvage ou le plus criminel, de se corriger, de se sauver, de s'amender, de s'�lever et de s'�clairer. C'est m�me l� un de ses th�mes favoris. Trenmor, gr�ce � un esprit hors ligne, � une ferme volont� et plus encore � la vive piti� qu'il porte aux malheureux, de joueur, d'assassin, et de for�at banni de la soci�t�, redevient un ami et un membre utile de l'humanit�. Bernard Mauprat, de {424} petite b�te sauvage, ha�e de tout le monde, et ha�ssant chacun, de rejeton brutal, digne �l�ve de ces derniers chevaliers coupe-gorge qui ne connaissaient que la rapine et la violence, ce Bernard Mauprat, par la force de son amour pour la fi�re, pure et g�n�reuse Edm�e, se transforme en homme cultiv� et instruit, devient non seulement un brave et honn�te citoyen, mais encore une individualit� rare, capable de sacrifice, d'abn�gation. Ce qui plus est, la force de cet amour modifie si compl�tement sa nature sans frein, qu'en finissant le r�cit de son existence, il peut s'�crier :

* [{423}] Elle dit dans une lettre � son fils, dat�e du 15 d�cembre 1835, presque la m�me chose que Rousseau dans sa c�l�bre formule.

« Elle fut la seule personne que j'aimai dans toute ma vie : jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'�treinte de ma main. »

George Sand revient souvent, dans ses romans ult�rieurs, � cette donn�e de la r�demption, de l'�ducation et de la purification de l'�tre humain par l'amour. Nous la retrouvons encore dans Nanon, Cadio, Valv�dre et les Ma�tres sonneurs.

Dans Mauprat, la transformation morale et la renaissance de l'homme sous l'effet de l'amour et sous l'intluence d'un �tre sup�rieur, sont peintes avec un talent extraordinaire. De jeune animal qui ne voulait rien conna�tre que la chasse et la table, Bernard devient d'abord une brute dangereuse, qui veut violemment se rendre ma�tre de sa jeune cousine tomb�e entre ses mains, puis un homme sauvage et follement passionn�, mais noble, mettant d�j� l'amour au-dessus de la possession, et t�chant d'obtenir cet amour, assez gauchement, il est vrai, mais y travaillant quand m�me. Puis s'�tant rendu compte de son ignorance compl�te et de ses d�fauts, il se met � �tudier avec toute l'opini�tret� de sa nature fougueuse; il en arrive m�me, � �tre p�dant, orgueilleux de ses connaissances, et tombe dans {425} un amour-propre maladif. Mais, de plus en plus �clair� par la lumi�re de resprit et soutenu par le v�ritable amour, il devient enfin un homme distingu�, capable d'abn�gation et, plut�t que d'�tre un objet de terreur et de haine pour Edm�e, en profitant de sa parole arrach�e dans un moment de danger, il pr�f�re renoncer � la jeune fille ador�e, et mourir loin de sa patrie, et dans la guerre pour l'ind�pendance de l'Am�rique, afin de m�riter son estime. Revenu pourtant dans son pays, il trouve l� bonheur; mais au moment de l'atteindre, le dernier des Mauprat, le hideux Jean le Tors attente � la vie d'Edm�e. Le soup�on retombe sur Bernard. Il est arr�t� et jug�. A la fin tout s'explique et Bernard �pouse sa bien-aim�e. Les �tapes successives que traverse cette nature exceptionnelle et puissante sont trac�es de main de ma�tre. L'apparition d'Edm�e sous les vo�tes sombres du castel des Mauprat; le si�ge du ch�teau par la mar�chauss�e royale; la sc�ne passionn�e de la chapelle, dont il n'existe de pendant que dans le dialogue nocturne d'Esmeralda et de Claude Frollo; la veill�e � la tour Gazeau; la sc�ne de jalousie de Bernard � propos de M. de la Marche, un autre pr�tendant � la main d'Edm�e, et l'explication en sa pr�sence, entre Bernard et Edm�e; enfin, l'�pisode final, un peu m�lodramatique il est vrai, mais grandement puissant et hardiment beau, et l'apparition inattendue de Jean de Mauprat, la tentative de meurtre d'Edm�e et la sc�ne du tribunal, — voil� des pages que le lecteur n'oubliera jamais. Le souffle des si�cles pass�s, de farouche m�moire, semble traverser le roman, l'air de ces temps o� les hommes et les passions �taient d�sordonn�s, violents, excessifs. Et avec cela, quel charme dans cette adorable figure d'Edm�e qui semble mieux que toute autre m�riter l'�pith�te de « forte et {426} ferme dans sa puret� » que Dosto�evsky a donn�e aux h�ro�nes de George Sand. Edm�e, cette brave, fi�re et intr�pide jeune fille, qui aime Bernard d�s le premier moment, mais ne le lui montre pas, qui le guide et le transforme, faisant de lui un homme digne d'elle et de sa propre estime; ee grand esprit et ce grand caract�re nous rappelle toujours la Portia du Marchand de Venise, notre h�ro�ne pr�f�r�e de toutes les femmes de Shakespeare. Oui, il nous semble qu'Edm�e est la sœur cadette de cette vaillante et spirituelle jeune fille qui, travestie en docteur es lois, se nomme Baltazar, marche � grands pas, contrefait sa voix en parlant gravement au doge et aux juges, et sauve le pauvre Antonio des griffes de Shylock. Il nous semble que ce charmant justicier donne en souriant la main � la blonde Edm�e, v�tue en amazone de drap gris, soutach�e d'argent, chapeau � plumes et � larges bords, cravache � la main, qui entre fi�rement dans la sombre salle du ch�teau des Mauprat, t�chant vainement de masquer la terreur qui l'envahit, soutenant sans sourciller le terrible t�te-�-t�te avec Bernard, dangereux comme un loup en libert�, et parvenant � le dompter par l'ascendant de son �me indomptable, par celui de son esprit, et par le charme de sa puret� virginale. On trouve dans le roman des longueurs, des d�clamations, des r�miniscences des th�ories de Michel et de Rousseau dans la bouche de Patience. Mais, on peut assurer que cette œuvre artistique occupe une place � part parmi les romans de George Sand, par l'ensemble de toutes ses parties comme par ses d�tails, par son coloris, par son style, par la puissance de la peinture des personnages principaux aussi bien que des figures secondaires, sans en excepter m�me le bon petit chien Blaireau. Jamais ni Bernard, ni Edm�e, ni Patience, ni Marcasse ne se {427} confondront dans notre m�moire avec les autres h�ros de George Sand; jamais nous ne les oubiierons!

Mauprat fut fini et publi� en 1837, sous des impressions plus riantes que celles qui pr�sid�rent � sa naissance, et c'est pour cela que George Sand put dire, plus tard, dans la pr�face du roman, que ce ne fut qu'apr�s avoir plaid� en s�paration que le mariage, dont jusque-l� elle avait combattu les abus, lui « apparut dans toute la beaut� morale de son principe comme une institution sacr�e ». Mauprat est comme la solution pos�e � la question soulev�e dans Jacques, et une solution bien positive : le bonheur est possible dans un mariage indissoluble et vraiment saint, lorsque ce mariage est bas� sur l'estime mutuelle, l'amour constant et la fid�lit� des �poux; mais il faut savoir conqu�rir et m�riter ce bonheur.

On voit par l� que vers 1837, une p�riode plus paisible commen�ait pour George Sand. Sa vie de famille prit un caract�re de stabilit� et de calme, ses id�es se fix�rent et s'�claircirent dans son esprit.

A partir de ce moment, les heures orageuses de doute et de d�sespoir font place chez elle � une compr�hension plus philosophique de l'existence; ses entra�nements et ses passions, sans dispara�tre de sa vie, n'accaparent plus toute son �me, comme dans le pass�. H�tons-nous d'ajouter cependant que cette �volution ne se fit pas sans lutte et sans souffrance. Peut-�tre m�me que la fin de l'ann�e 1837 fut une des p�riodes les plus tristes de sa carri�re.

Ce fut pour George Sand une �poque de chagrins, d'inqui�tudes et de larmes. Un jour, au moment du d�ner, probablement vers la fin de juillet, un des derniers jours que Liszt et Mme d'Agoult pass�rent � Nohant, George Sand re�ut une lettre de Pierret, une lettre lui annon�ant {428} que sa m�re �tait gravement malade. Elle partit le jour m�me pour Paris, par Ch�teaurOux, et arriva � temps: elle trouva sa m�re encore en vie et put l'entourer de soins et de consolations pendant ses derniers jours. Quoique George Sand nous dise dans l'Histoire de ma Vie que ses rapports avec sa m�re, durant les derni�res ann�es, avaient �t� meilleurs, les pages qu'elle consacre � sa maladie et � sa mort sont ti�des, on y sent une certaine contrainte, et dans les lettres de George Sand � des tiers, on voit souvent des phrases comme celles qui suivent :

« La pauvre ch�re femme a �t� si bonne et si tendre pour moi au moment de mourir, que sa perte m'a caus� une douleur tout � fait exc�dant mes pr�visions*... »

* Correspondance, t. II, p. 89. Lettre � Duteil.

« ... Le lendemain matin, je l'ai trouv�e raide dans son lit et j'ai senti en embrassant son cadavre que ce qu'on dit de la force du sang et de la voix de la nature n'est pas un r�ve, comme je l'avais souvent cru dans mes jours de m�contentements.

« Me voil� revenue � Fontainebleau, �cras�e de fatigue et bris�e d'un chagrin auquel je ne croyais pas, il y a deux mois. Vraiment le cœur est une mine in�puisable de souffrances*. »

* Correspondance, p. 80, Lettre � la comtesse d'Agoult.

On dirait, � en juger par ces phrases, que George Sand �tait elle-m�me comme �tonn�e du chagrin qu'elle �prouvait � l'occasion de cette mort, et cela ne fait qu'augmenter l'impression de froid et de g�ne que nous causent les pages de l'Histoire de ma Vie, consacr�es � cet �v�nement. Évidemment, il n'�tait plus question de l'adoration romanesque que, dans son enfance, elle avait port�e � sa m�re, {429} et ses relations envers elle avaient pris cette nuance de piti� d�daigneusement condescendante, que l'on a pour les d�s�quilibr�s. Et toutes les phrases, officiellement chagrines, dans le genre de « pauvre excellente femme », « j'ai perdu ma pauvre m�re », ne peuvent d�truire l'impression produite par l'ensemble de tout ce que George Sand dit des derniers jours et des derni�res ann�es de la vie de sa m�re. Ces phrases ne sont que l'expression de ce sentiment de culpabilit� que chacun de nous �prouve envers les d�funts, alors qu'il est d�j� trop tard pour r�parer nos torts. George Sand �tait loin d'�tre coupable envers sa m�re, bien au contraire, mais elle �tait peut-�tre tourment�e par la pens�e de n'avoir eu dans les derniers temps que de la calme impartialit� envers sa m�re, et de ne l'avoir plus aim�e passionn�ment et aveuglement.

Notons pourtant ici ce que dit George Sand de l'int�r�t que Mme Dupin prenait � sa carri�re litt�raire :

Ma renomm�e litt�raire produisait sur elle les plus �tranges alternatives de joie et de col�re. Elle commen�ait par lire les critiques maveillantes de certains journaux et leurs insinuations perfides sur mes principes et sur mes mœurs. Persuad�e aussit�t que tout cela �tait m�rit�; elle m'�crivait ou accourait chez moi pour m'accabler de reproches; en m'envoyant ou m'apportant un ramassis d'injures qui, sans elle, ne fussent jamais arriv�es jusqu'� moi. Je lui demandais alors si elle avait lu l'ouvrage incrimin� de la sorte. Elle ne l'avait jamais lu avant de le condamner. Elle se mettait � le lire apr�s avoir protest� qu'elle ne l'ouvrirait pas. Alors, tout aussit�t, elle s'engouait de mon œuvre avec l'aveuglement qu'une m�re peut y mettre; elle d�clarait la chose sublime et les critiques inf�mes; et cela recommen�ait � chaque nouvel ouvrage. {430} Il en �tait ainsi de toutes choses � tous les moments de ma vie. »

Il est tr�s int�ressant de comparer ces lignes de George Sand avec une lettre in�dite de Sophie-Antoinette � Casimir, �crite en 1834, dans laquelle Mme Dupin t�che d'apaiser et de calmer le m�contentement de Dudevant en vers sa femme. S'adressant d'abord � ses sentiments paternels, et lui rappelant que c'est � lui et � Aurore qu'il incombe de penser � une vie de famille r�guli�re pour Maurice et Solange, elle continue en lui rem�morant qu'Aurore n'est pas une femme ordinaire, qu'elle m�rite d'�tre appr�ci�e, car « son nom doit �tre plac� � c�t� de celui de Mme de Sta�l », — preuve que malgr� le peu d'�ducation qu'elle avait re�ue, Sophie-Antoinette �tait dou�e de sens critique et artistique, et qu'elle savait appr�cier le talent de sa fille.

Les paroles que pronon�a Sophie-Antoinette Dupin avant de mourir furent : « Arrangez-moi mes cheveux. » Elle ne d�mentit donc pas, m�me � sa derni�re heure, son caract�re et les habitudes de sa vie*. Apr�s l'enterrement, George Sand ne revint pas � Nohant, mais s'en retourna � Fontainebleau o� elle s'�tait install�e d�s avant la mort de sa m�re. Dans l'Histoire de ma vie, il est dit qu'elle s'y installa avec Maurice, donnant � penser qu'elle ne l'avait fait que pour lui; mais il n'en est pas ainsi. Il est vrai que, dans la Correspondance, on ne trouve en fait de lettres de Fontainebleau, que celles qui furent �crites apr�s le 24 ao�t, c'est-�-dire � l'�poque o� Maurice y �tait d�j�. Mais parmi les lettres in�dites il y en a une de La Ch�tre, du 22 juillet, deux de Fontainebleau, du 24 et du 26 juillet, une autre ne portant que {431} « juillet », sans autre date, et enfin une dat�e du 1er ao�t : ces lettres portent donc les m�mes dates que celles des lettres imprim�es, mais ant�rieures d'un mois, et ce n'est pas l� une erreur : les lettres imprim�es dans la Correspondance ont r�llement �t� �crites un mois plus tard, mois pass� en majeure partie � Fontainebleau, toutefois d'abord sans Maurice. La preuve en est que plusieurs des lettres in�dites, dat�es de juillet, sont justement adres�es � Maurice au ch�teau d'Ars, pr�s de La Ch�tre, o�, en l'absence de sa m�re, il demeurait chez Gustave Papet, et elle lui dit entre autres qu'elle l'« attendra � Fontainebleau ». Dans d'autres lettres in�dites, adress�es � Girerd, elle dit que « Michel a l'intention de se faire �lire d�put� du Cher », et que, d'apr�s les nouvelles qu'elle a re�ues, il se propose de venir � La Ch�tre, tandis que les lettres imprim�es dat�es de la fin d'ao�t nous apprennent que Girerd et Michel sont d�j� �lus. George Sand s'�tait donc �tablie � Fontainebleau � la fin du mois de juillet. Il para�t que Mallefille s'y trouvait �galement � cette �poque, car pendant que George Sand soignait sa m�re mourante, il se passa ce qui suit : on annon�a � Mme Sand que Dudevant est � La Ch�tre et qu'il a l'air de vouloir enlever Maurice. « Alors — dit George Sand, dans sa lettre � Duteil — je fais atteler en poste mon cabriolet que j'avais amen� � Fontainebleau et j'envoie Mallefille chercher mon fils. Dudevant ne para�t pas en Berry. C'�tait une fausse alerte, une menace en l'air. Je me rassure**. »

* [{430}] Elle mourut le 19 ao�t 1837.

** [{431}] Correspondance, t. II, p. 89.

En effet, Mallefille ramena heureusement et sans obstacle, Maurice pr�s de sa m�re, � Fontainebleau, o� ils demeur�rent quelque temps dans une petite auberge perdue {432} � la lisi�re de la for�t. On passait les jours en promenades � cheval, � �ne; on faisait des chasses aux papillons. Et pendant la nuit, George Sand continuait son excessif labeur litt�raire. C'est l� qu'elle �crivit cette Lettre de Fontainebleau, dont un fragment est seul publi�, et dont nous avons parl� au chapitre VIII, et la Derni�re Aldini. Nous avons dit dans le m�me chapitre quels souvenirs, unissant dans l'esprit de George Sand Venise � Fontainebleau, firent na�tre ce roman. Contentons-nous d'ajouter ici que d'apr�s une rumeur qui a couru, et que nous ne pouvons ni rejeter ni affirmer, Mallefille aurait collabor� � cette œuvre.

Pendant que George Sand et son fils jouissaient du calme de la for�t et des beaut�s de la nature, travaillaient et herborisaient, M. Dudevant accomplit r�ellement un enl�vement; il emmena de Nohant la petite Solange. Ayant en toute h�te confi� Maurice aux soins de Mme Marliani*, sans perdre une minute, George Sand se mit � faire des d�marches, fit jouer le t�l�graphe**, se procura des lettres de recommandation de la part des ministres, se munit des autorisations n�cessaires, mit sur pied toutes ses connaisances et vola � N�rac. Gr�ce � l'aide du sous-pr�f�t, le baron Hausmann, — plus tard pr�fet de la Seine, — et de l'administration locale, gr�ce surtout aux papiers dont elle s'�tait fort prespicacement munie, elle se pr�senta � Guillery flanqu�e des fonctionnaires de la justice et de la gendarmerie, et exigea que sa fille lui f�t rendue***.

* C'est ce que George Sand dit dans la Correspondance; dans l'Histoire de ma vie, elle dit avoir confi� son fils � M. Louis Viardot.

** Correspondance, t. II, p. 90 : « Je cours � Paris. Je braque le t�l�graphe. J'invoque la police... », etc.

*** Correspondance, t. II, p. 88-92. Histoire de ma vie, t. IV, p. 419-422. Voir aussi � ce sujet les M�moires du baron Hausmann, t. II, p. 129-136.

{433} Dudevant voyant qu'il ne lui restait qu'� se soumettre � la loi, remit la fillette � sa femme sur le seuil de la propri�t�, car George Sand avait refus� d'y entrer, ce qui lui �tait, du reste, d�fendu en vertu du jugement pronon�ant la s�paration de corps et d'habitation. Cet �pisode amena, comme nous l'avons dit, le second proc�s entre les deux �poux, par lequel il fut d�cid� que les deux enfants seraient d�finitivement confi�s aux soins de leur m�re.

Apr�s avoir d�livr� Solange, George Sand, se trouvant � quelques pas de ses ch�res Pyr�n�es, ne put r�sister � la tentation de les visiter encore une fois. Elle revit, en compagnie de sa belle enfant, tous les sites enchanteurs de jadis : Cauterets, Bagn�res, Saint-Sauveur, et poussa jusqu'au Marbor�. Toute l'excursion ne dura que quatre jours et de l�, sans s'arr�ter nulle part, elle revint � Nohant o� elle passa avec ses enfants l'automne et presque tout l'hiver.

En dehors de la mort de sa m�re, du refroidissement de son amiti� avec Mme d'Agoult, et des inqui�tudes que lui avaient donn�es l'enl�vement de sa fille, George Sand eut encore � cette �poque � traverser une autre �preuve : sa rupture d�finitive avec Michel. Toutes les lettres in�dites � Girerd, leur ami commun, de m�me que les Lettres de femme in�dites, nous donnent les d�tails de la douloureuse fin de ce grand amour, plein d'abn�gations de la part de George Sand, et qui lui avait donn� aussi peu de bonheur que son premier amour mystique pour de S�ze et sa br�lante passion pour Musset.

C'est aussi � cette �poque que se rapporte la Fauvette du docteur, charmant petit po�me en prose, dat� de juillet 1837, mais qui n'a �t� imprim� qu'en 1844. Nous trouvons en note sur la derni�re page, d'apr�s les renseignements {434} pris par l'�diteur, George Sand n'avait alors parmi ses amis aucun docteur de quatre-vingt ans, et que ce docteur ne peut �tre que l'auteur lui-m�me. Mais, pour nous, avant m�me que nous ayons vu ce petit fragment �crit dans les feuillets du journal de Piffo�l, il n'�tait que trop clair que c'est le docteur Piffo�l qui l'a �crit. Au moment o� il �crivait ces quelques pages racontant comment un petit oiseau qu'il avait sauv�, en r�compense des tendres soins qu'il lui avait prodigu�s, s'�tait attach� � lui dans l'espace et dix jours, l'ami Piffo�l n'�tait certes plus le brave et gai docteur-voyageur, qui avait su calmer doucement l'�me malade et rong�e par le doute de la « princesse Mirabella ». Il �tait lui-m�me profond�ment triste et d�senchant�, et tout ce qu'il dit des attachements humains et de l'ingratitude des hommes, trahit d'autant plus l'amertume et le m�pris qui remplissaient son cœur, qu'il vient de peindre en quelques traits pleins de tendresse l'histoire touchante de la petite fauvette qu'il avait sauv�e.

C'est � ce moment aussi que se rapportent les lettres in�dites � Girerd*, dont la premi�re est dat�e de juillet, sns autre indication de jour, et qui sont comme l'�pilogue des Lettres de Femme :

* Fr�d�ric Girerd, avocat et homme politique �minent, naquit en 1810 et mourut eb 1859. Il a rempli des fonctions municipales � Nevers, fut b�tonnier de l'ordre des avocats de cette ville, collabora � diff�rents journaux de l'opposition, et fonda lui-m�me une feuille locale : l'Association. Il �tait l'ami intime de Michel et de Cavaignac, fut d�put� du Nivernais en 1848, et ensuite commissaire du gouvernement provisoire � Nevers, et enfin membre de l'Assembl�e constituante. Apr�s le [{435}] coup d'État, il renon�a � la carri�re politique, reprit son ancienne profession, tout en restant fid�le � ses opinions r�publicaines, dans lesquelles il �leva aussi son fils, M. Cyprien Girerd, qui, � son tour, joua un r�le politique tr�s connu.

    « Bon fr�re,

« Je suis � Paris; on m'y renvoie ta lettre. Je suis venie soigner ma pauvre m�re qui est mourante, et j'y resterai {435} jusqu'a ce que sa triste position se d�cide. Certainement d�s que je pourrai retourner � Nohant, tu viendras m'y voir et j'y compte.

« Tu me crois heureuse, mon ami. Je suis loin de l�; outre la maldie douloureuse � laquelle j'assiste, j'ai souffert de la part de Michel tout ce que tu avais pr�vu. Ce que tu m'avais pr�dit dans ta derni�re lettre est arriv� aussi. Lasse de d�vouement, ayant combattu ma fiert� avec toutes les forces de l'amour, et ne trouvant qu'ingratitude et duret� pour r�compense, j'ai senti mon �me se briser et mon amour s'�teindre. Je suis gu�rie; ne me f�licite pas trop de ce triste bonheur, et ne me plains pas non plus, car, relativement, j'ai � remercier ma destin�e. Ces affreuses angoisses ont c�d� � leur propre exc�s. A force de saigner, la plaie s'est ferm�e, et cette fois, je suis s�re de mon fait : je n'aime plus. Je sens que le voile est tomb� et que j'ai recouvr� mes forces. J'en ai besoin, car je suis arriv� au dernier degr� de d�senchantement. Mais qu'importe? sommes-nous ici bas pour �tre heureux? Et de quel droit le serions-nous? Nous sommes en mer, la volont� des vents et des flots soit faite!

« Je ne suis point ingrate! Je sens le bonheur d'avoir des enfants, et quoique profond�ment triste que je sois, l'amiti� me trouvera toujours digne de ses bienfaisantes sollicitudes. Combien la tienne a �t� grande, intelligente, attentive et d�licate!

« Ne crains pas que je t'oublie jamais et quand tu seras malheureux, songe qu'il y a une �me qui t'appartient et qui a droit � la moiti� du fardeau.

{436} « Ecris-moi � Nohant. Je te tiendrai au courant de ce que je fais. »


Et � Duteil elle �crit de Fontainebleau le 1er ao�t.

« Michel est venu en mon absence. Il a pass� une heure � Nohant et la journ�e � Ars. Est-il venu pour moi ou pout t�ter la d�putation � La Ch�tre*? Il ne faut pas flairer les choses de trop pr�s. De ce c�t�-l�, du moins, mon esprit est bien portant. Michel n'a pas de chances � La Ch�tre, on dit qu'on le porte � Niort. Est-ce vrai? Je crains que cela ne lui passe devant le nez encore une fois. Le vent ne souflle pas de ce c�t�.

* Il est fort probable que Michel s'y rendit tout autant pour voir le fils de George Sand, que pour t�ter Gustave Papet au sujet des �lections.

« Adieu! Adieu! »        


Mais un peu plus tard, elle dit de nouveau � Girerd :

« Je re�ois en m�me temps une lettre de Duplan qui m'apprend que Michel est pr�s de toi! Vous avez caus�, vous vous �tes dit tout ce que vous aviez � dire. Tu n'as pas pu mal dire et mal faire. Tout ce qui part d'un cœur comme le tien, doit �tre vrai, g�n�reux et juste. Je suis donc bien tranquille. Tu n'as pas abandonn� ma cause, j'en suis s�re, et tu connais trop le fond de mon �me pour ne pas m'avoir d�fendue �loquemment. D'ailleurs, qu'importe � pr�sent! Je ne puis plus d�sirer que ce lien terrible soit renou�! Je ne le d�sire plus, je ne le peux plus, je ne le veux plus.

« Peut-�tre un jour viendra, o� Michel sentira qu'il a bris� durement le cœur le plus d�vou� qui ait jamais battu pour lui. Si ce jour vient et que mon amiti� lui soit d�sirable, il {437} retrouvera en moi un sentiment que l'�ge aura rendu plus calme et que le temps n'aura pas rendu moins sinc�re et moins tendre. Mais ce temps est loin; il faudra des ann�es pour fermer la blessure profonde que j'ai au travers de la poitrine.

« Dans la lettre que Duplan m'�crit, Michel semble d�sirer une entrevue avec moi. Moi, je l'�viterai. Fais-le comprendre � Michel, s'il est encore pr�s de toi. Je vois � la mani�re d�tourn�e dont il m'exprime sa fantaisie, qu'il met beaucoup d'orgueil � toutes ces choses. Il ne peut plus y en avoir dans mon �me. M�nage le sien, et dis-lui que je vais voyager, que je ne sais moi-m�me o� j'irai. Le fait est que je retourne � Nohant au mois d'octobre, pendant que Michel sera � Paris (car il para�t devoir y aller, d'apr�s la lettre de Duplan).

« Il faudra que tu viennes me voir, n'est-ce-pas, mon bon fr�re! oh! que tu as �t� bon pour moi! Comme tu as compris et senti ma souffrance!

« Adieu, cher fr�re, je ne te dis rien du pr�sent, afin que si l'on t'interroge l�-dessus, tu n'aies pas d'embarras pour r�pondre. Tout se r�sume dans ce mot qui est notre devise � tous, � lui, l'orgueilleux, comme � moi, le boh�mien :

« Malheur! Malheur! Malheur! »


Il est vrai que le 18 septembre encore, elle annonce � Girerd qu'elle a re�u une lettre de Michel « avec sommation sans autre forme de proc�s, de me rendre � Ch�teauroux pour le voir. Tu penses que je n'y suis pas all�e? Tu te trompes. J'ai fait huit lieues au galop par une nuit glac�e pour le voir un instant. Il est rest� alors deux jours avec moi. Il allait � Niort; et � son retour, bien qu'il m'e�t jur� qu'il ne remettrait jamais les pieds � Nohant, il est arriv� {438} au milieu de la nuit. Il est avec moi d'une tendresse et d'une bont� inconcevables, apr�s tout ce qui s'est pass� de cruel entre nous. Au reste, notre position respective est chang�e, et il y a de si �tranges complications que je ne puis te les dire que verbalement; ce serait trop long. Viens me voir. »

Mais quelques jours plus tard, elle r�p�te ce qu'elle avait dit pr�c�demment.

« Je crois que j'ai enfin terrass� le dragon et que cette passion tenace et ruineuse de toutes mes facult�s a enfin �t� gu�rie par une autre affection plus douce, moins enthousiaste, moins �pre aussi, et j'esp�re, plus durable. Michel est maintenant � l'abri de tout chagrin venant de moi. Il est dans l'�l�ment qu'il lui fallait pour vivre, il voit de temps en temps des personnes de mes amis auxquelles il dit que je suis le seul amour de sa vie. Quel amour! mais je n'en suis plus bless�e. Le calme et la justice sont rentr�s dans mon cœur, et je l'aime aujourd'hui comme tu l'aimes toi-m�me. Du moins, je me flatte qu'il en est ainsi, je l'esp�re, j'y travaille, je fuis Paris. J'irai en Italie au printemps, je passerai par Nevers, pour te voir, pour rester deux ou trois jours pr�s de toi.

« Adieu, cher bon, je t'embrasse de toute mon �me; mes enfants aussi t'embrassent. »


Il est � croire que les mots sur « l'affection plus douce, moins enthousiaste» se rapportent � F�licien Mallefille qui, d'apr�s une lettre in�dite de George Sand � Mme Marliani, — arriva � Nohant aussit�t apr�s son retour de N�rac : « deux lieures apr�s mon retour dans mes foyers respectives (toujours) », �crit-elle � Mme Marliani — et qui, ayant {439} remplac� Pelletan dans ses fonctions de pr�cepteur du jeune Maurice, passa tout l'hiver de 1837-1838 � Nohant.

Ainsi, c'�tait d�j� pour la seconde fois qu'apr�s la passion malfaisante et torturante d'un grand homme, George Sand esp�rait trouver le bonheur et le repos dans l'amour calme d'un simple mortel. Apr�s Musset, Pagello, apr�s Michel de Bourges, Mallefille. Certes, elle s'abusait encore une fois l�-dessus! Et peut-�tre est-ce � ce propos que nous revient bien souvent � l'esprit une charmante analogie que nous trouvons dans le Roudine de Tourgu�niew :

« Roudine se mit � arpenter la chambre, puis tournant brusquement sur ses talons, il dit :

— « Avez-vous jamais remarqu� que sur le ch�ne, cet arbre robuste, les vieilles feuilles ne tombent que lorsque les nouvelles commencent � pousser.

— « Oui, r�pliqua Nathalie lentement, je l'ai remarqu�.

— « Il en est de m�me d'un vieil amour dans un cœur puissant. Cet amour est d�j� mort, mais il tient encore et ce n'est qu'un autre, un nouvel amour qui peut l'extirper... »

Pendant l'hiver de 1837-1838, George Sand consacra presque tout son temps � ses enfants, s'occupant avec ardeur de leur instruction et esp�rant qu'il lui serait possible de remplir seule, ou bien avec le secours d'amis comme Mallefille, les fonctions de tous les professeurs et de faire faire � ses enfants toutes les �tudes exig�es par les programmes re�us.

Encore au printemps de 1837, le 16 avril, George Sand �crivait � Auguste Martineau-Deschenez :

« Eh bien, que de venez- vous, mademoiselle Benjamin? M'aimez-vous? Pensez-vous � moi? Il me semble que vous {4i0} �tes bien paresseuse. Pour moi, il y a longtemps que je t'aurais �crit, sans la corv�e de Mauprat, et mes enfants malades, chacun � son tour. Solange m'a beaucoup inqui�t�e. Elle a eu la petite a �role volante, qui est une assez laide et une assez rude maladie. J'ai m�me craint pour ses belles joues, tant l'�ruption �tait forte. Mais heureusement, il n'y para�t pas; les roses et les lys ont refleuri sur son visage. Elle est gaie, folle, fantasque, aimable et d�testable au supr�me degr�.

« Maurice, apr�s avoir �t� tr�s bien pendant six semaines, est redevenu ch�tif depuis quelques jours. C'est un bon enfant. Ma vie se partage entre eux deux, et le vieux �poux, que je vois de temps en temps, et pr�s de qui je vais passer quelques heures � des intervalles assez �loign�s. Le cours ordinaire du temps s'�coule dans ma chambre depuis que j'ai quitt� Paris, et maintenant elle est bruyante comme une classe. On y braille des le�ons de latin et d'anglais toute la journ�e, tandis que je dors, car, selon ma coutume, je me couche au grand jour, et quelquefois je m'�veille en sursaut, au r�gime direct, ou bien j'entends dans les nuages du sommeil, des voix fantastiques, qui conjuguent en chœur des verbes r�fl�chis. »


Il semble qu'outre Maurice et Solange, ce sont les enfants de Pierre Leroux, que George Sand voulait encore adopter, vu la position p�cuniaire tr�s p�nible o� se trouvait alors Leroux*, qui faisaient les voix de ce chœur. Ce projet n'eut pourtant pas de suite. George Sand avait d'ailleurs bien assez � faire avec ses propres enfants. Il para�t qu'il n'�tait pas facile de venir � bout de Solange, et Maurice, que sa m�re g�tait beaucoup, ne manifestait de go�t que {441} pour la peinture. Aussi George Sand dut-elle se d�cider bient�t � faire entrer Solange dans un pensionnat, chez Mme Bascans, et Maurice s'adonna enti�rement � la peinture, d'abord sous la direction de Mercier, fr�re du c�l�bre sculpteur, puis il entra dans l'atelier d'Eug�ne Delacroix. Mais durant les ann�es 1837-1838, George Sand fut elle-m�me l'institutrice et la gouvernante de ses enfants, et si l'on se rappelle d'une part les paroles de Heine :

* [{440}] Correspondance, t. II, p. 94.

« J'ai assist� pendant de longues heures aux le�ons de fran�ais qu'elle donnait � ses enfants, et c'est bien dommage que l'Acad�mie fran�aise, in corpore, n'assist�t pas � ces le�ons, car elle en aurait pu tirer beaucoup de choses utiles*. »

* Lut�ce, p. 297.

Et si d'autre part, l'on relit attentivement les r�flexions sur l'enseignement, et les d�ductions que George Sand avait tir�es de sa longue pratique p�dagogique et qu'elle publia plus tard dans les chapitres XI, XII et XIII de ses Impressions et souvenirs sous le titre de : « Les id�es d'un ma�tre d'�cole »*, il faut reconna�tre que Maurice et Solange n'auraient pu d�sirer une meilleure institutrice.

* « Le ma�tre d'�cole, c'est moi. » C'est ainsi que George Sand commence ces articles p�dagogiques si remarquables et pourtant si compl�tement ignor�s du public. Puis, elle nous dit qu'elle a le droit de s'intituler ainsi, ayant, toute sa vie, enseign� et appris � lire � quelqu'un : � ses enfants, � ses neveux, � ses petits-enfants et � une foule d'autres �l�ves de tous �ges, sans en excepter les grands gars villageois. Et quoiqu'elle nous dise qu'elle n'est arriv�e � ces id�es sur l'�ducation que par voie d'exp�rience et qu'elle a commis d'abord beaucoup d'erreurs, surtout lorsqu'elle donnait des le�ons � ses propres enfants, nous voyons justement par toutes ses judicieuses remarques, observations et conclusions, que ses le�ons n'�taient pas affaire de routine, que son enseignement devait �tre anim� d'un souffle de vie et guid� par un esprit d'observation psychologique tout � fait exceptionnels.

Mais ces occupations p�dagogiques extra ne pouvaient aller de front avec le constant travail auquel George Sand {442} consacrait ses nuits, et qui, � ce moment, �tait d'autant plus urgent qu'il devait servir � r�gler la somme de 50.000 francs qu'elle devait payer imm�diatement � Dudevant en �change des revenus de l'h�tel de Narbonne auxquels il avait renonc�. Mais George Sand avait d'ailleurs subi d'autres pertes encore, par suite du proc�s qu'elle avait eu dans le courant de cette m�me ann�e 1838 contre son �diteur, proc�s qu'elle gagna, il est vrai, mais dont la cons�quence imm�diate fut la rupture du contrat, ce qui fit que pendant qu'elle �tait � la recherche d'un autre �diteur, l'argent s'�tait fait assez rare chez elle, ce qui l'amena � �crire peu apr�s au major Pictet :

« J'ai gagn� deux proc�s et me voici ruin�e*. »

* Correspondance, t. II, p. 108.

Elle pouvait donc, moins que jamais, diminuer ses heures de travail.

Durant l'hiver de 1837-1838, Mallefille lui vint en aide, quant � ses occupations avec ses enfants. Nous trouvons d'ailleurs quelque chose d'�trange et d'inexplicable dans les relations de George Sand et de Mallefille.

D'une part, dans ses lettres � la comtesse d'Agoult et � Pierre Leroux, elle dit que Mallefille est « une nature sublime », un excellent cœur, et elle assur� m�me qu'elle est pr�te � donner pour lui « la moiti� de son sang », qu'elle « l'aime de toute son �me »... et d'autre part, dans ses rapports personnels avec lui on sent un peu de d�dain ou m�me de m�pris. Ainsi, par exemple, il arriva que Mallefille �crivit, au cours de cet hiver, une lettre soit mal tourn�e, soit trop peu respectueuse, soit enfin pas assez correcte, orthographiquement parlant, � la charmante comtesse � qui il avait d�j�, pendant l'�t�, fait un {443} brin de cour. George Sand avait envoy� la lettre avec la sienne, sans y jeter les yeux. La comtesse d'Agoult en fut fort irrit�e et ne tarda pas � le faire voir dans une lettre � George Sand, tout en ayant aussi l'air de s'�tonner que celle-ci e�t os� lui envoyer pareille missive. Mallefille, de son cot�, crut pouvoir reprocher � George Sand de ne lui avoir pas appris � �crire. Alors, malgr� la place que Mallefille occupait d�j� dans sa vie, George Sand le livra, pieds et poings li�s, en �crivant � la comtesse la lettre la plus dr�le et la plus charmante du monde, mais mortellement d�daigneuse pour le pauvre jeune homme, lettre dont voici le sens : « Je ne suis pas responsable des actes de Mallefille, je ne me sens nullement oblig�e de lui apprendre � �crire des lettres, et s'il commet des b�tises, tant pis pour lui. »

Cela se passait au mois de janvier, et au mois de septembre de la m�me ann�e 1838, lorsque Mallefille se permit « des b�tises » � l'�gard de George Sand elle-m�me, en ne pouvant se d�cider � prendre au s�rieux la r�solution qu'elle avait prise de ne plus avoir pour lui que de l'amiti�, (apr�s six mois d'intimit� plus compl�te) et qu'il se permit de la tourmenter par des sc�nes de jalousie, elle s'en plaignit, cette fois sans plaisanteries, � leur ma�tre et ami commun Pierre Leroux, et lui demanda de sermonner Mallefille � la premi�re occasion. (Mallefille devait, en effet, se rendre avec Rollinat chez Leroux, pour parler philosophie.) Elle demanda donc � Leroux, dans une lettre dat�e du 26 septembre 1838, de calmer la passion tragique de Mallefille, qui « est all�, ces jours-ci, faire un esclandre tout � fait coupable envers moi, et se battre en duel avec un de mes amis. Il semble gu�ri aujourd'hui, et je m'attends � ce qu'avant huit jours, il viendra me demander pardon. {444} Mais tout ce vacarme pourrait recommencer au premier jour avec quelque autre. Il a abdiqu� provisoirement sa jalousie. » Il faut donc que Leroux use de toute son influence pour l'apaiser; « ... il a beaucoup travaill�, mais mal, et ses �tudes ont plus d�velopp� son orgueil que sa sagesse ».

Elle d�finit plus loin ce qu'elle demande pr�cis�ment.

« Quand viendra entre vous la question des femmes, dites-lui bien qu'elles n'appartiennent pas � l'homme par droit de force brutale, et qu'on ne raccommode rien en se coupant la gorge... »

Elle peut assurer qu'elle fut toujours sinc�re avec Mallefille; elle l'avait aim� de tout son cœur pendant six mois, mais voil� trois mois qu'il n'y a plus d'intimit� entre eux et deux mois qu'elle lui a franchement d�clar� que tout est fini.

Quant � celui qui viendra chez Leroux avec Mallefille, c'est un homme tout diff�rent. « Je ne vous dirai de Rollinat que ce que je vous ai d�j� dit plusieurs fois. C'est un saint et un martyr. Depuis l'�ge de vingt ans, il plaide pour le mur mitoyen afin de nourrir et d'�lever honorablement p�re, m�re et onze fr�res et sœurs dont il est l'a�n�. Il les a tous men�s � bien... Il porte leurs vieilles bottes et leurs vieux habits, afin qu'ils aient bonne fa�on, tandis que lui peine et va comme un pleutre! et il n'a pas d'amours, le vertueux gar�on. »

George Sand avait mis sous le m�me pli une petite image colori�e, comme celles qu'on trouve sur des cartonnages, et repr�sentant saint Pierre secouru par le Seigneur, au moment o� les vagues vont l'engloutir. C'est � l'occasion de cette petite image que, jouant sur les mots, et faisant allusion au nom de Pierre que porte Leroux, George Sand ajoute :

« Soyez le sauveur de celui qui se noie et le consolateur {445} de l'autre, du martyr inconnu, adonn� � une profession qu'il d�teste, mais qu'il n'abandonne pas, tant qu'il y a une responsabilit� qui p�se sur lui* »

* Poss�dant une copie de la lettre enti�re, nous ne nous permettons d'en citer que les extraits qui furent publi�s dans la Revue des Autographes, d'Eug�ne Charavay.

Pourtant, malgr� ce caract�re complexe et double de ses relations avec Mallefille*, tant�t tout amicales, tant�t c�toyant le d�dain, elle lui pr�ta secours et aide � ses d�buts litt�raires. Mallefille se trouvait alors dans une position p�cuniaire fort embarrass�e et ne parvenait pas � faire publier une œuvre qu'il avait �crite. Alors George Sand, pour l'aider et pour lui donner le moyen de gagner le plus possible, signa de son nom, � elle, son œuvre, � lui : Le dernier Sauvage**, qui fut imprim� comme �tant de George Sand, tout comme, quelques ann�es plus tard, elle signa de son nom le r�cit de Balzac : Voyage d'un moineau de Paris. Balzac avait, � cette �poque, besoin d'argent et Stahl (Hetzel) refusa d'ins�rer dans son livre : Sc�nes de la vie priv�e des animaux (2 volumes 1842) cette fantaisie de Balzac, qui avait d�j� donn� dans ce recueil plusieurs autres articles. Alors George Sand signa de son nom le Voyage d'un moineau de Paris, et de cette mani�re, Balzac toucha la somme dont il avait besoin � ce moment***.

* On peut trouver des d�tails fort int�ressants sur Mallefille et son amour pour George Sand, dans l'article de Perret : Souvenirs Litt�raires (le Gaulois, 29 septembre 1885), ainsi que dans deux articles anonymes publi�s dans le m�me journal, le 25 septembre 1885, dans le Temps le 30 octobre 1884, et enfin dans un article de la Libert� du 30 novembre 189i, intitul� « George Sand, Musset, Mallefille », et sign� P. P.

** La lettre de Mallefille au directeur de l'Artiste, Deiaunay, � propos de cette œuvre, lettre dat�e du 27 juillet 1838, existe encore.

*** Voir l'Etude bibliographique sur les œuvres de George Sand, par le Bibliophile Isaac (vicomte de Spoelberch de Lovenjoul). Bruxelles, 1868, in-8°, 36 p. Nous en avons d�j� dit quelques mots plus haut. C'est une œuvre unique et inestimable.

{446} Comme nous n'avons pas parl� jusqu'� pr�sent des relations personnelles des deux grands romanciers, saisissons cette occasion pour en dire quelques mots; cette occasion nous semble d'autant plus propice que ce fut pr�cis�ment au commencement de 1838 que Balzac vint voir George Sand � Nohant. Ils avaient fait connaissance tout au d�but de sa carri�re litt�raire, presque imm�diatement apr�s son installation � Paris. Ce fut Jules Sandeau qui les pr�senta l'un � l'autre, bien qu'il fut lui-m�me peu en relations avec Balzac � cette �poque. Les rapports entre le c�l�bre �crivain et la romanci�re en herbe furent d'embl�e de nature cordiale : ils devinrent vite camarades. L'Histoire de ma Vie, nous peint des soir�es et des d�ners absolument curieux chez Balzac, et l'impression que fit alors sur la jeune femme ce r�veur incorrigible, cet �ternel cr�ateur des projets fantastiques, na�f comme un enfant, simple comme un g�nie, esprit sinc�re et loyal, infatigable travailleur, v�ritable artiste adorant son art et lui ayant vou� un v�ritable culte. George Sand nous raconte encore comment, un jour, le grand original les accompagna (elle et Sandeau) jusque chez elle en robe de chambre �carlate et en pantoufles, avec un chandelier en vermeil � la main, leur �clairant la route � travers les rues d�sertes et sombres. Elle raconte aussi ses discussions avec Balzac, sur l'art et la litt�rature, discussions qui finissaient ordinairement par la fuite de Balzac, d�talant et jurant de la mani�re la plus comique du monde, de ne plus mettre les pieds chez elle, mais se terminant d'autres fois aussi par la constatation bien calme qu'ils avaient deux mani�res diverses de voir les choses, qu'ils suivaient dans leurs œuvres des voies tout oppos�es et des syst�mes tout diff�rents.

Il y avait, au fond, peu de points communs entre eux, {439} peu d'attraction; mais c'�taient de vrais fr�res d'armes, pleins d'estime r�ciproque et d'admiration mutuelle pour leur talent, chacun saluant les œuvres de l'autre avec le plus vif et le plus bienveillant int�r�t. Ils se traitaient d'�gal � �gal; jamais il n'y eut entre eux la moindre jalousie de m�tier, jamais non plus la moindre vell�it� d'aucun autre sentiment, que celui de bons et francs camarades*. Ils se voyaient pourtant assez rarement et finirent m�me par ne plus se voir du tout, lorsque George Sand rompit avec Sandeau. Mais bient�t ce dernier se montra tout aussi perfide et tra�tre en amiti� pour Balzac qu'il l'avait �t� en amour pour Aurore Dudevant. C'est ainsi que Balzac qui, en 1838, se trouvait non loin de Nohant se souvint de sa promeesse d'antan, et vint voir George Sand; il s'y rendit de Frapesles**. Ce qui l'attirait surtout � Nohant, c'�tait, semble-t-il, son d�sir de s'entretenir de celui qui fut la cause de leurs relations et qui les avait tous les deux abus�s si cruellement et si compl�tement. La lettre de Balzac � Mme Hanska, d�crivant sa visite chez George Sand, lettre dans laquelle nous trouvons de plus un portrait admirable et fort curieux de George Sand, fut publi�e et il y a quelques mois dans la Revue de Paris. Balzac y raconte aussi en quelques lignes {448} l'histoire de ses relations ant�rieures avec la grande femme et de leur amiti� pr�sente. Nous nous permettons de citer ici la lettre presque in extenso, sans aucun commentaire :

* [{447}] Voir la Correspondance de Honor� de Balzac (1819-1830). Avec portrait et fac-simil�. (Œuvres compl�tes, in-8°. Calmann-L�vy, 1876-1882, vol. XXIV.) Une notice biographique par Mme Laure Surville, n�e de Balzac, sert d'introduction � ce volume. Nous trouvons dans les pages de Mme Surville, consacr�es � son illustre fr�re, une appr�ciation tr�s remarquable de George Sand faite par Balzac, et en g�n�ral beaucoup de d�tails et d'indications par rapport � l'amiti� et � l'estime de Balzac pour George Sand.

** George Sand dit � Duvernet dans une lettre in�dite du 20 janvier 1838 : « J'attends Balzac. S'il vient chez moi, faut-il te l'amener? Mallefille te remercie pour l'invitation, mais il part pour Paris et no reviendra pas avant huit jours. »

« Frapesles*, 2 mars 1838.    

« Cara Contessina,

« J'ai appris que George Sand �tait � sa terre de Nohant, � quelques pas de Frapesles, et je suis all� lui faire une visite : aussi aurez-vous vos deux autographes souhait�s, et, aujourd'hui, je vous envoie du George Sand; � ma premi�re lettre, vous en aurez un autre, sign� Aurore Dudevant. Ainsi, vous aurez l'animal curieux sous ses deux faces. Mais il en est un troisi�me, c'est son surnom d'amiti�, le docteur Piffo�l. Quand il m'adviendra, je vous l'enverrai. Comme vous �tes une �minentissime curieuse, ou une curieuse �minentissime, je vais vous raconter ma visite.

« J'ai abord� le ch�teau de Nohant le samedi gras, vers sept heures et demie du soir, et j'ai trouv� le camarade George Sand dans sa robe de chambre, fumant un cigare apr�s le d�ner, au coin de son feu, dans une immense chambre solitaire. Elle avait de jolies pantoufles jaunes, orn�es d'effil�s, des bas coquets et un pantalon rouge. Voil� pour le moral. Au physique, elle avait doubl� son menton comme un chanoine. Elle n'a pas un seul cheveu blanc malgr� ses effroyables malheurs; son teint bistr� n'a pas vari�; ses beaux yeux sont tout aussi �clatants; elle a l'air tout aussi b�te quand elle pense, car, comme je lui ai dit apr�s l'avoir �tudi�e, toute sa physionomie est dans l'œil. {449} Elle est � Nohant depuis un an, fort triste, et travaillant �norm�ment. Elle m�ne � peu pr�s ma vie. Elle se couche � six heures du matin et se l�ve � midi; moi, je me couche � six heures du soir et me l�ve � minuit; mais, naturellement, je me suis conform� � ses habitudes, et nous avons, pendant trois jours, bavard� depuis cinq heures du soir, apr�s le d�ner, jusqu'� cinq heures du matin; en sorte que je l'ai plus connue, et r�ciproquement, dans ces trois causeries, que, pendant les quatre ann�es, pr�c�dentes, o� elle venait chez moi quand elle aimait Jules Sandeau, et que quand elle a �t� li�e avec Musset. Elle me rencontrait seulement, vu que j'allais chez elle de loin en loin.

* [{448}] C'�tait la propri�t� de ses amis, M. et Mme Carraud. On sait que Mme Zulma Carraud fut une amie intime et une correspondante fid�le de Balzac.

« Il �tait assez utile que je la visse, car nous nous sommes fait nos mutuelles confidences sur Jules Sandeau. Moi, le dernier de ceux qui la bl�maient sur cet abandon, aujourd'hui, je n'ai que la plus profonde compassion pour elle, comme vous en aurez une profonde pour moi, quand vous saurez � qui nous avons eu affaire : elle en amour, moi en amiti�.

« Elle a cependant �t� encore plus malheureuse avec Musset, et la voil� dans une profonde retraite, condamnant � la fois le mariage et l'amour, parce que, dans l'un et l'autre �tat, elle n'a eu que d�ceptions.

« Son m�le �tait rare, voil� tout. Il le sera d'autant plus qu'elle n'est pas aimable, et, par cons�quent, elle ne sera que tr�s difficilement aim�e. Elle est gar�on, elle est artiste, elle est grande, g�n�reuse, d�vou�e, chaste; elle a les traits de l'homme : ergo, elle n'est pas femme. Je ne me suis pas plus senti qu'autrefois pr�s d'elle, en causant pendant trois jours � cœur ouvert, atteint de cette galanterie d'�piderme que l'on doit d�ployer en France et en Pologne pour toute esp�ce de femme.

{450} « Je causais avec un camarade. Elle a de hautes vertus, de ces vertus que la soci�t� prend au rebours. Nous avons discut� avec un s�rieux, une bonne foi, une candeur, une conscience, dignes des grands bergers qui m�nent les troupeaux d'hommes, les grandes questions du mariage et de la libert�.

« Car, comme elle le disait avec une immense fiert� (je n'aurais pas os� le penser de moi-m�me) : « Puisque par « nos �crits, nous pr�parons une r�volution pour les mœurs futures, je suis non moins frapp�e des inconv�nients de l'un que de ceux de l'autre. »

« Et nous avons caus� toute une nuit sur ce grand probl�me. Je suis tout � fait pour la libert� de la jeune fille et l'esclavage de la femme, c'est-�-dire que je veux qu'avant le mariage, elle sache � quoi elle s'engage, qu'elle ait �tudi� tout; puis que, quand elle a sign� le contrat, apr�s en avoir exp�riment� les chances, elle y soit fid�le. J'ai beaucoup gagn� en faisant reconna�tre � Mme Dudevant la n�cessit� du mariage; mais elle y croira, j'en suis s�r, et je crois avoir fait du bien en le lui prouvant.

« Elle est excellente m�re, ador�e de ses enfants; mais elle met sa fille Solange en petit gar�on et ce n'est pas bien.

« Elle est comme un homme de vingt ans, moralement, car elle est chaste, prude, et n'est artiste qu'� l'ext�rieur. Elle fume d�mesur�ment, elle joue peut-�tre un peu trop � la princesse, et je suis convaincue qu'elle s'est peinte fid�lement dans la princesse du Secr�taire intime. Elle sait et dit d'elle-m�me ce que j'en pense, sans que je le lui aie dit : qu'elle n'a ni la force de conception, ni le don de construire des plans, ni la facult� d'arriver au vrai, ni l'art du path�tique; mais que sans savoir la langue fran�aise, elle a le style; c'est vrai. Elle prend assez, comme moi, sa gloire en {451} raillerie, a un profond m�pris pour le public, qu'elle appelle Jumento.

« Je vous raconterai les immenses et secrets d�vouements de cette femmne pour ces deux hommes, et vous vous direz qu'il n'a rien de commun entre les anges et les d�mons. Toutes les sottises qu'elle a faites sont des titres de gloire aux yeux des �mes belles et grandes. Elle a �t� dupe de la Dorval, de Bocage, de Lamennais, etc., etc.; par le m�me sentiment, elle est dupe de Liszt et de Mme d'Agoult; mais elle vient de le voir pour ce couple comme pour la Dorval, car elle est de ces esprits qui sont puissants dans le cabinet, dans l'intelligence, et fort attrapables sur le terrain des r�alit�s.

« C'est � propos de Liszt et de Mme d'Agoult qu'elle m'a donn� le sujet des Gal�riens ou des Amours forc�s, que je vais faire, car dans sa position elle ne le peut pas. Gardez bien ce secret-l�. Enfin, c'est un homme et d'autant plus un homme qu'elle veut l'�tre, qu'elle est sortie du r�le de femme, et qu'elle n'est pas femme. La femme attire, et elle repousse, et, comme je suis tr�s homme, si elle me fait cet effet-l�, elle doit le produire sur les hommes qui me sont similaires; elle sera toujours malheureuse. Ainsi, elle aime maintenant un homme qui lui est inf�rieur, et, dans ce contrat-l�, il n'y a que d�senchantement et d�ception pour une femme qui a une belle �me; il faut qu'une femme aime toujours un homme qui lui soit sup�rieur, ou qu'elle y soit si bien tromp�e que ce soit comme si �a �tait.

« Je n'ai pas �t� impun�ment � Nohant, j'en ai rapport� un �norme vice : elle m'a fait fumer un houka et du Latakieh; c'est devenu tout � coup un besoin pour moi..... »


Apr�s ce s�jour de Balzac � Nohant, ses relations avec George Sand devinrent encore plus amicales; une {452} correspondance tr�s active s'ensuivit, correspondance encore in�dite, mais heureusement conserv�e et qui pr�sente non seulement le plus palpitant int�r�t pour l'historien et pour le psychologue, mais qui offre encore un grand charme pour tout lecteur, car on y voit deux grands �crivains montrant leur �me � nu, causant de toutes choses avec abandon et franchise, intimement, simplement, tout en admirant et en reconnaissant mutuellement le talent, le m�rite de chacun d'eux. Ils s'int�ressent aux œuvres l'un de l'autre, donnent et demandent des conseils*, se communiquent leurs projets, leurs esp�rances. La lecture de ces lettres n'est pas moins attrayante que celle de la correspondance de Gœthe avec Schiller, de Pouchkine avec Joukovsky.

* Nous avons mentionn� dans le chapitre IX l'enthousiasme de Balzac pour Gabriel et ses conseils � George Sand d'en faire un drame pour le th��tre.

On retrouve l'�cho et le reflet de cette illustre amiti� dans les belles pages et les paroles �mues que nous ont laiss�es ces deux grands �crivains en parlant l'un de l'autre.

Outre les passages de l'Histoire de ma Vie consacr�s � son ami, apr�s sa mort George Sand �crivit une notice sp�ciale qui a �t� publi�e en guise de pr�face � l'�dition des Œuvres compl�tes de Balzac �dit�e par Houssiaux en 1855. Quant � Balzac, comme nous l'avons d�j� dit, il a d'abord repr�sent� George Sand sous le nom de Camille Maupin ou de F�licit� des Touches dans son roman de B�atrix. Nous trouvons ensuite dans ses lettres plusieurs passages fort sympathiques sur George Sand, dont le plus int�ressant, si on ne compte pas la lettre � Mme Hanska que nous venons de citer, se trouve dans une lettre dat�e de 1839, adress�e � sa sœur Mme Surville et ins�r�e dans la Correspondance de Balzac, lettre que Mme Surville reproduit {453} encore une fois dans la notice biographique qu'elle a consacr�e � son fr�re.

« Elle n'a aucune petitesse en l'�me ni aucune de ces basses jalousies qui obscurcissent tant de talents contemporains. Dumas lui ressemble en ce point. George Sand est une tr�s noble amie, et je la consulterais en toute confiance dans mes moments de doute sur le parti logique � prendre en telle ou telle occurrence; mais je crois que le sens critique lui manque, au moins de prime saut; elle se laisse trop facilement persuader, ne tient pas assez � ses opinions et ne sait pas combattre les motifs que lui oppose son adversaire pour se donner raison. »

Il semble impossible de mieux pr�ciser en quelques mots, les grandes lignes, les puissances et les faiblesses de l'�tre moral de George Sand.

Il nous semble impossible aussi de clore le chapitre de cette amiti� par un �pilogue autre que par cette d�dicace des M�moires de deux jeunes mari�es, que nous citerons encore in extenso, roman pour lequel Balzac, comme nous le supposons et comme nous l'avons d�j� dit, s'est bien certainement servi des r�cits oraux que George Sand lui avait faits sur sa vie de jeune fille ou des lettres de ses amies de couvent qu'elle avait pu lui pr�ter.

        « A George Sand,

« Ceci, cher George, ne saurait rien ajouter � l'�clat de votre nom, qui jettera son magnifique reflet sur ce livre; mais il n'y a l� de ma part ni calcul ni modestie. Je d�sire attester ainsi l'amiti� vraie qui s'est continu�e entre nous � travers nos voyages et nos absences, malgr� nos travaux et les m�chancet�s du monde. Ce sentiment ne s'alt�rera {454} sans doute jamais. Le cort�ge de noms amis, qui accompaguera mes compositions, m�le un plaisir aux peines que me cause leur nombre, car elles ne vont point sans douleur, � ne parler que des reproches encourus par ma mena�ante f�condit�, comme si le monde qui pose devant moi n'�tait pas plus f�cond encore. Ne sera-ce pas beau, George, si quelque jour l'antiquaire des litt�ratures d�truites ne retrouve dans ce cort�ge que de grands noms, de nobles cœurs, de saintes et pures amiti�s, et les gloires de ce si�cle? Ne puis-je me montrer plus fier de ce bonheur certain que de succ�s toujours contestables? Pour qui vous conna�t bien, n'est-ce pas un bonheur que de pouvoir se dire comme je le fais ici :

« Votre ami,            

« De Balzac. »    

    « Paris, juin 1840. »


Ce fut en 1838 aussi que l'abb� Rochet vint encore une fois � Nohant*. Les relations entre George Sand et ce cur� berrichon ne servirent jamais de p�ture aux journaux et l'on n'en a presque pas parl�. Seul Charles de Mazade leur a consacr� quelques lignes myst�rieuses et malveillantes dans ses Souvenirs. Mais � pr�sent, apr�s la publication d'abord des fragments de cette correspondance des plus curieuses, et puis des lettres m�mes de George Sand � l'abb� Rochet dans la Gironde litt�raire, dans les Nouvelles de l'Interm�diaire, et enfin dans la Nouvelle revue de 1895, on peut parler d'une mani�re plus d�taill�e, plus pr�cise, de cette amiti� int�ressante et singuli�re. L'abb� Georges Rochet, modeste cur� de village, eut le malheur de douter un jour de sa vocation, et de se sentir attir� vers la litt�rature. Le souffle de libert� {455} qui traversait l'�poque, et l'exemple de Lamennais y furent certes pour beaucoup. Voil� donc notre abb� tout � ses po�sies et � ses livres, et se demandant s'il n'tait pas temps de jeter le froc aux orties. Il ne se d�cida pas pourtant � entrer ouvertement dans la carri�re litt�raire, craignant de s'attirer pr�matur�ment la condamnation du haut clerg�, peut-�tre m�me l'excommunication. Il doutait aussi de son talent. Il n'�tait pas non plus convaincu de son droit d'abandonner sa vocation. Qu'entreprend-il alors? Il s'adresse � sa c�l�bre compatriote dont la gloire �tait alors � l'apog�e et lui demande conseil. C'�tait, comme nous l'avons vu, en l'hiver de 1835-1836. Bient�t il fit personnellement la connaissance de George Sand � Nohant, puis il la rencontra par hasard, dans un h�tel � Ch�teauroux. Il faut admirer et s'incliner devant le tact, la bont�, la prudence et la sagesse dont George Sand fit preuve en cette occurrence. Profond�ment touch�e de la candeur, de la confiance et de la sinc�rit� avec lesquelles l'abb� lui parlait et lui �crivait, elle le prit d�s lors en amiti� et lui rendit la m�me sinc�rit�, la m�me confiance. Mais au lieu d'attiser, d'encourager les r�ves de libert� du malheureux homme, d'approuver son intention d'abandonner la soutane, de rompre avec son pass� et de se faire �crivassier, elle fit tous ses efforts pour le calmer, pour diriger ses r�ves, ses tendances dans la bonne voie, et le r�concilier avec la vie. George Sand voyait d'une part trop clairement que ce n'�tait pas l� un talent hors ligne, qui exigeait et valait qu'on lui sacrifi�t toute une vie d'homme; puis, elle avait du voir aussi que l'abb� ne ressemblait en rien � Lamennais, cette volont� in�branlable, ce champion inflexible, ce caract�re de fer, et que le r�le d'apostat d�passait les forces de {456} l'abb� Georges. Aussi, avec quelle d�licatesse admirable, quelle constance ne t�che-t-elle pas dans toutes ses lettres de d�tourner l'abb� d'une r�solution irr�parable et de lui faire croire en m�me temps que la vie peut �tre supportable, heureuse. Elle lui conseille de ne point abandonner ses occupations litt�raires, d'�crire, ne fut-ce que pour lui-m�me, car « le travail nous sauve de bien des choses » (elle en parle en connaissance de cause!).

* [{454}] Voir plus haut, ch. XI.

Elle lit toujours volontiers les œuvres de l'abb�, lui donne des conseils, fait m�me, � ce qu'il semblerait du moins, des d�marches pour que l'une de ses productions soit imprim�e, mais elle ne se permet jamais de mentir, m�me pour �tre charitable, de donner trop d'esp�rance � l'auteur, de l'encenser outre mesure. Elle lui conseille m�me franchement de renoncer � faire des vers, car il ne s'en produit d�j� que trop; elle lui dit carr�ment que les siens n'ont pas assez d'originalit� et de spontan�it�, qu'ils n'ajouteraient rien � « l'œuvre de sa vie ». Cette correspondance nous montre George Sand sous un point de vue tout nouveau et extraordinairement sympathique.

Nous voyons cette r�volt�e, cette amante insatiable de la libert�, qui �tait « toujours pr�te � tout risquer, � tout propos », comme elle le dit dans ce fragment curieux de la premi�re version de Elle et lui qui n'eut pas de suite, nous la voyons sauver et pr�server un autre d'un risque trop grand, d'un pas imprudent. L'abb� Rochet resta pr�tre, il poursuivit jusqu'� la lin de ses jours sa correspondance avec George Sand, et il lui fut certainement toujours reconnaissant de la sympathie et du secours amical qu'il avait trouv� chez elle.

En 1838, comme nous venons de le dire, il vint, selon toute apparence � Nohant et devint l'ami intime de toute la {457} maison. En tout cas, nous voyons que, depuis l'�t� de 1838, George Sand lui parle en d�tail dans ses lettres de sa vie et de tous les membres de sa famille. Elle lui annonce le d�part de Maurice et de Mallefille pour le Havre, lui parle de ses visites chez Mme Marliani, de son amiti� pour Lamennais, etc., etc.

Au printemps de cette m�me ann�e s�journa aussi � Nohant le peintre Charpentier qui, comme nous le voyons par les lettres in�dites, ex�cuta le portrait de George Sand et de ses enfants. Ainsi par exemple, nous lisons dans une lettre � Mme Marliani dat�e du 20 mai 1838 :

    « Ch�re et bonne!

« Je suis malade � mourir d'un rhume mal gu�ri � Paris qui m'a repris ici avec une fureur remarquable. J'ai la fi�vre et je suis sur les dents... Ce que j'aime est malade aussi en masse dans ce moment, Maurice n'est pas bien, le temps humide ram�ne tous ses inaux, Solange souffre toujours de la t�te; Mallefille a aussi la migraine obstin�ment. Le pauvre Charpentier par-dessus le march� est tr�s souffrant. Il travaille n�anmoins comme un cheval... »


Il semble qu'au printemps et en l'�t� de cette ann�e George Sand alla fr�quemment � Paris et qu'en automne elle y passa quelque temps dans un isolement complet, cachant son s�jour � tout le monde. Elle �tait log�e dans une mansarde de la rue Laffitte, au num�ro 38, sous le nom de Madame Dupin et ne recevait ses amis que le soir dans le logement de Mme Marliani, 7, rue Grange-Bateli�re, « travaillant comme un for�at � un nouveau roman* » (qui fut {458} Spiridion). Elle ne le termina pourtant qu'� m'�le Majorque o� elle se rendit, au mois d'octobre, avec ses enfants et Chopin, et o� elle passa tout l'hiver de 1838-1839.

* [{457}] Comme elle le dit dans la lettre in�dite � Pierre Leroux.

Ce nouveau voyage fut le d�but d'une nouvelle phase dans l'existence de la grande romanci�re; d'autre part il peut �tre consid�r� comme l'�pilogue de sa jeunesse tourment�e et orageuse. Ses doutes se dissipent compl�tement, surtout gr�ce � Pierre Leroux, — comme elle le disait souvent plus tard; — ses vues g�n�rales et son id�al se prononcent et se d�gagent d�finitivement; la p�riode de la cr�ation sereine commence. Nous nous permettons donc aussi de clore par cet �pisode la premi�re partie de notre travail.


Notes

  1. Jacques : C'est plut�t dans le chapitre VIII, pp. 82-83 que ce roman est �voqu�.