WLADIMIR KARENINE
GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
**
1833-1838
Deuxi�me �dition


Paris; Libr. Plon - Plon-Nourrit et Cie, Impr.-Ed.; 1899 - 2�me �dition, tome **



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CHAPITRE VIII*
(1833-1835)

Alfred de Musset. — Fontainebleau. — Voyage en Italie. — Pietro Pagello. — Jacques. — La l�gende. — Voyage dans les Alpes et vie � Venise. — Retour en France. — La rupture et l'�pilogue du roman.



* Ce chapitre, ainsi que le suivant, a d�j� paru dans le Messager du Nord (1895, novembre-d�cembre) sous le titre « Histoire et non l�gende ». Quoi qu'il ait �t� publi� depuis dans des revues et journaux �trangers un grand nombre de documents et de lettres et une foule de recherches, sans parler d'articles de pol�mique sortis de la plume des partisans de George Sand et de Musset, nous nous croyons en droit de reproduire ici ce chapitre sans y apporter de changements, car, en l'�crivant, nous avons profit� de la plupart des sources publi�es depuis et avons exprim� notre opinion sur l'histoire Sand-Musset bien avant nos confr�res �trangers, [{2}] — MM. de Spoelberch, Maurice Clouard, Caban�s, Rocheblave, Mari�ton et autres. Mais les lecteurs russes ne nous firent pas l'honneur de remarquer la primeur de certains faits et de ce que nous avions fait notre possible pour d�truire la l�gende, bien avant que M. Rocheblave aussi se soit servi de ce mot. En reproduisant ici ces deux chapitres, nous omettons seulement ce qui a d�j� �t� dit dans les chapitres pr�c�dents et nous signalons dans les notes au bas des pages les sources, alors in�dites, maintenant publi�es. Le lecteur verra que l'opinion que nous avions d�j� exprim�e, en 1895, au sujet de cet �pisode, est devenue v�rit� admise par tout le monde.

{[1]} Chacun de nous voit « par ses yeux », entend � sa mani�re, poss�de un tact particulier. Nous sommes � table, o� il y a un verre de vin devant nous. Nous le regardons tous les deux, mais nous le voyons tr�s diversement, et le vin lui-m�me para�t tout autre � chacun de nous. Nous transmettre l'un � l'autre comment nous l'avons vu, quel go�t nous avons trouv� au vin, c'est ce que nous ne pourrons jamais faire. Nous nous contentons du mensonge des mots, et quand chacun de nous a affirm� que le verre est diaphane et brille, que le vin est doux ou sec, nous nous {2} imaginons qu'il est pour nous deux identiquement diaphane, qu'il est pour nous deux aussi �galement doux ou sec, que les mots employ�s r�pondent ad�quatement � la sensation que chacun de nous a per�ue, et que ces sensations se sont r�fl�chies, les m�mes et � un m�me degr� dans l'intelligence. Et nous croyons que nous nous comprenoris les uns les autres! Cependant ce n'est l� que nous d�cevoir en paroles, — cette pitoyable monnaie �trang�re (comme l'a fait remarquer depuis longtemps un homme d'esprit), qui ne peut jamais r�pondre compl�tement � la vraie valeur de notre monnaie, l'id�e � nous, mais tout au plus la rendre tr�s approximativement. Mais si un ph�nom�ne mat�riel ext�rieur, aussi insignifiant que l'aspect d'un verre et le go�t du vin qu'il renferme, se refl�te tout diff�remment sur deux esprits divers, produit des impressions, des sensations et des nuances d'id�es diff�rentes, se diversifie g�n�ralement en deux �mes humaines, combien cette diversit� se montre-t-elle plus profonde encore, plus tranchante, combien cette faible dissemblance d'impressions entra�ne-t-elle une plus grande divergence dans la tournure m�me de la pens�e, lorsque le ph�nom�ne, au lieu de se passer dans le monde ext�rieur, se produit dans notre vie int�rieure, psychique. Ce qui m'exasp�re, vous laisse parfaitement froid; ce que j'appelle amour n'est pas du tout pour vous de l'amour, mais simplement de l'amiti�; m�me ce que nous sommes {3} d'accord � appeler chagrin ou d�sagr�ment, joie ou bonheur, tout cela, pour chacun de nous, est tout autre, tout dissemblable; transmettre � un autre, en pleine exactitude, ses sensations, ses pens�es, ses sentiments et leurs nuances, c'est ce que personne ne peut, n'a jamais pu et ne pourra jamais faire. C'est ce que Guy de Maupassant a parfaitement compris quand il dit, dans Solitude : « Notre grand tourment dans l'existence vient de ce que nous sommes �ternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu'� fuir cette solitude... Je te parle, tu m'�coutes, et nous sommes seuls tous deux, c�te � c�te, mais seuls... Nous sommes tous dans un d�sert. Personne ne comprend personne... Et moi, j'ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les portes de mon �me, je ne parviens point � me livrer. Je garde au fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi o� personne ne p�n�tre. Personne ne peut le d�couvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, parce que personne ne comprend personne... »

C'est cependant ce que nous ne voulons ni voir, ni croire, nous nous acharnons, avec un d�sespoir, du reste, compr�hensible, � arriver � ce que l'on nous comprenne, nous nous effor�ons de sortir de notre moi, nous voulons rompre tous les liens, nous mettre en communication vraie, r�elle avec d'autres �mes, et nous parlons, �crivons, pr�chons, convainquons, contractons des amiti�s, nous aimons, et nous croyons que, gr�ce � tout cela, nous atteignons une communaut� spirituelle, une sorte d'unification avec d'autres �mes. Surtout lorsque nous aimons! C'est alors plus qu'en toute autre chose que nous nous laissons d�cevoir en paroles, et que nous n'aspirons m�me qu'� �tre d��us. Tu m'as dit : « Je t'aime », je suis {4} heureux, et je m'imagine que ces trois petits mots r�sonnent dans ton �me comme dans la mienne, que pour toi et pour moi, ils ont la m�me valeur. Faut-il davantage? Nous nous jurons et affirmons passionn�ment qu'il en est ainsi. Combien les amoureux sont prodigues de phrases dans le genre de celles-ci : « Je t'aime avec la m�me passion que tu m'aimes. Mes sensations sont les m�mes que les tiennes. »

« La m�me », « les m�mes! » Pauvres insens�s! Qui donc a pes�, mesur�, qui vous a donc dit que rien que le mot « de m�me » fait �galement vibrer vos nerfs auditifs? L'homme ne peut sortir de son moi, ne peut s'abstraire de ses yeux, de ses oreilles, de ses nerfs, de son cerveau, il est leur �ternel esclave, emprisonn� en eux comme dans une carapace imp�n�trable, et autour de lui, enferm�es aussi dans leur individualit� comme dans une coquille, d'autres �mes humaines! Et ces �mes s'imaginent qu'elles se comprennent et se connaissent! Certes, on ne peut nier que, malgr� les nuances qui se diversifient presque � l'infini entre les individualit�s, il n'y ait souvent entre elles similitude d�natures, que la m�me �ducation, les m�mes go�ts, et surtout la m�me mani�re d'exprimer en paroles nos id�es et nos go�ts nous portent � nous faire sentir que nous sommes plus pr�s des uns et plus �loign�s des autres, que nous nous mettons lentement � l'unisson de quelques-uns, tandis que nos sympathies pour d'autres naissent comme un coup de foudre. Mais c'est l� justement qu'est le danger. La sympathie, l'amiti�, l'ardeur � y arriver sont pr�cis�ment ce qui nous fait le plus facilement perdre de vue qu'une union parfaite, que l'identit� ne peut �tre qu'une chim�re. Et notre amour est-il donc autre chose que le r�ve ininterrompu de cette identit�, de cette union, la soif de les acqu�rir, la foi en la r�ussite? Plus forte sera cette {5} croyance, plus amer sera le doute, le r�veil apr�s l'ivresse, le d�senchantement; plus l'amour aura �t� profond, plus affreux deviendra le sentiment que l'�me des autres n'est pour nous que t�n�bres (proverbe russe). Ce sentiment, nous devons tous l'�prouver, plus t�t ou plus tard. Comment ne pas se r�jouir du bonheur de ceux qui ne l'ont pas encore �prouv�, comment ne pas b�nir le sort qui donne � chacun, ne f�t-ce qu'une ann�e, ne f�t-ce qu'une semaine de cette heureuse d�ception, de ce mirage, de cette foi en l'union de deux �mes, indispensable � tout homme assoiff� de la vie de l'�me? Comment ne pas s'�tonner que, envers et contre tous, les hommes aiment encore et peuvent se sentir heureux? Et cependant une des choses les plus �tranges que l'on observe dans l'humanit�, — bizarrerie qui frappe surtout l'observateur s�rieux des choses et des passions humaines, — c'est notre habitude de rechercher les raisons et de nous �tonner des motifs qui peuvent porter des amis, des amoureux ou des �poux � se quitter. Si peu que nous r�fl�chissions sur notre propre vie ou sur celle des autres, nous devrions bien plus �tre �tonn�s de voir les hommes se rapprocher, avoir des moments ou des ann�es d'une union presque parfaite avec d'autres hommes, d'autres �mes, de rencontrer dans la vie de nombreuses amiti�s, des amours heureux, en un mot, le bonheur sous une forme quelconque.

Nulle part cette habitude de juger ainsi n'appara�t plus souvent que lorsque dans la conversation ou les livres on traite les amours heureuses ou malheureuses (et quelles amours ne sont pas malheureuses?) dans la vie des grands hommes. Alors ce n'est que l'adage rebattu : « Comment se fait-il que ces gens-l� se soient quitt�s? Qu'est-ce donc qui a pu amener leur s�paration ou leur divorce? Quel est {6} le coupable? « Il faudrait, au contraire, s'�crier : « Comment, diable, deux individualit�s si diff�rentes ont-elles pu s'accorder? N'est-il pas �tonnant qu'elles aient pu s'aimer? Par quel heureux hasard ont-elles pu jouir d'un moment de bonheur, ce bonheur fut-il m�me empoisonn�? » Et cependant les causes de cette s�paration, de ce divorce sont faciles � trouver : elles sont en tout; elles sautent aux yeux.

Lorsque, en particulier, nous passons aux romans v�cus de George Sand, nous rencontrons avant tout, � leur �gard, du c�t� de ses biographes et du public, cette �tonnante habitude et cette curieuse mani�re de juger dont nous avons d�j� parl� au d�but de ce livre, — mani�re de juger dans le sens exact du mot et de condamner. Pour peu qu'il soit question de collisions psychologiques, voire de relations hmnaines bas�es sur tel ou tel autre sentiment, aussit�t nous nous transformons en procureurs pour accuser et condamner l'une ou l'autre des parties en cause*. Les biographes de George Sand l'absolvent a, cela va sans dire; ceux de Musset et de Chopin la condamnent, cela ne pouvait non plus manquer. C'est toujours un proc�s qu'on fait! Et pourtant, � tous les romans r�els de George Sand vient justement encore s'ajouter cette circonstance aggravante que l'h�ro�ne elle-m�me et presque tous les h�ros, ses favoris, furent de grands hommes, de grands talents, des g�nies, c'est-�-dire des natures deux fois, cent fois plus individuelles que chacun de nous et tout autrement impressionnables, {7} pensant par eux-m�mes, sentant par eux-m�mes, se diversifiant davantage encore des autres, emprisonn�s davantage aussi dans la carapace de leur personnalit�. Quoi d'�tonnant alors que tous les romans personnels de George Sand aient fini malheureusement pour l'un ou l'autre des amants, ou plut�t pour tous les deux. Il va sans dire que dans ces romans, comme partout ailleurs, celui des deux qui aimait le plus �tait le plus malheureux; dans les histoires ordinaires d'amour, ce sort est presque toujours r�serv� � la femme; mais dans les amours qu'a travers�s George Sand, le malheur est souvent �chu aux h�ros eux-m�mes, � ceux d'entre eux qui �taient plus faibles ou dont l'amour �tait plus fort.

[{6}] * Un des biographes de Musset, Lindau, dans les conclusions qu'il tire aux derni�res pages de son r�cit sur le roman entre son h�ros et George Sand, se prononce tr�s cat�goriquement en ce sens : « Deux esprits d'�lite se trouvaient en face l'un de l'autre comme deux ennemis en pr�sence. Le verdict, quel qu'il f�t, devait douloureusement frapper l'un ou l'autre... »

En amour, le code est tout particulier et tr�s �trange. En amour, celui-l� a toujours tort qui aime davantage. Disons mieux : La victoire est � celui qui n'aime plus, n'aime pas encore ou n'aime pas du tout. Plus on vous aime, plus on vous est d�vou�, plus on est sans d�fense, et plus celui qui aime est incapable de vous cacher la moindre nuance de ses pens�es , ne f�t-ce que pour d�fendre son �me contre vous, plus vous vous montrez n�gligent, cruel, m�prisant. Ce qui vous aurait enchant�, vous e�t paru le bonheur supr�me, — si vous aviez aim� vous-m�me, — vous semble maintenant insupportable, vous ennuie, vous met hors de vous. En pareil cas vous seriez capable de ha�r, et m�me de railler. Plus l'un des deux se montre bon, plus l'autre devient mauvais � son �gard. Il vous �crit de longues lettres en y mettant tout son cœur, sans vous rien cacher, dans le d�sir de vous livrer encore et toujours toute son �me, tout son �tre dans l'�ternel besoin de vous parler de soi, afin que vous sachiez tout — ces longues �p�tres vous fatiguent, vous sont � {8} charge, vous les lisez ou plut�t vous les parcourez n�gligemment, � peine daignez-vous y faire attention. Il n'aspire qu'� vous voir, il vous dit que sans vous il s'ennuie nuit et jour, — cela vous semble importun, petitesse d'esprit, manque de tact et d'int�r�ts s�rieux, preuve de faiblesse, attentat contre votre libert�. Il vous aime avec d�sint�ressement, se sacrifiant lui-m�me sans vous demander rien en retour. Pour vous , c'est l� se rabaisser, manquer de fiert� et d�roger au sentiment de sa propre dignit�. Il perd patience, les souffrances lui font jeter le masque et se d�clarer, son langage devient fou, passionn�; vous voil� irrit�e, r�volt�e, — il manque de d�licatesse, il est grossier, brutal et vulgaire, il vous accable de sa personne, et c'est ce que vous ne voulez � aucun prix.

Faut-il le dire en un mot? Toujours et toujours, c'est sa faute � lui, toujours vous avez raison. Mais si lui ou elle n'aime plus, n'aime pas encore ou n'aime pas du tout, mais que vous aimiez, vous! Ah alors! les choses changent de face. C'est vous alors qui �crivez, c'est vous qui �tes importun, c'est vous qui manquez de d�licatesse, qui n'avez pas le sentiment de votre propre dignit�; votre figure longue et morose ennuie; vos lettres, vos visites, vos questions, vos soucis, votre amour infini qui �clate dans chacune de vos paroles, dans chacun de vos gestes, chacun de vos actes, tout cela est insupportable, tout cela devient une v�ritable obsession. C'est vous alors qui avez tous les torts, c'est lui ou elle qui ont toujours raison! Væ victis.

Dans la vie de George Sand, on trouve, h�las! beaucoup d'histoires d'amour, on n'en trouve m�me que trop, et c'est peut-�tre ce qui la fait regarder comme ayant pr�ch� l'immoralit� dans tous ses romans, quoique ses h�ro�nes {9} soient le plus souvent loin de ressembler � Aurore Dudevant par leur caract�re et leur temp�rament.

Les ennemis de George Sand se sont �vertu�s � nous repr�senter son temp�rament � elle sous les plus noires couleurs, tandis qu'on dirait que ses amis et ses biographes, se sont impos�s le r�le hypocrite de se taire l�-dessus ou de recourir � tous les faux-fuyants pour jeter comme un myst�re sur l'un ou l'autre trait de la vie de leur h�ro�ne. Nous aimons � r�p�ter encore ici que nous ne voyons aucun besoin de chercher les circonstances att�nuantes dont il semble qu'on ne puisse se passer lorsqu'on parle des amours de notre �crivain. George Sand fut une femme tout exceptionnelle, g�niale, � laquelle il serait absurde d'appliquer la mesure de la morale courante, tout comme il serait insens� de l'appliquer � Byron ou � Lermontow. Si en chacun de nous les d�fauts sont �troitement li�s � nos qualit�s, et si chacun des traits de notre caract�re est presque ins�parable des autres, ce ph�nom�ne est bien plus frappant encore dans les natures fortes, complexes et exceptionnelles.

Avant d'arriver � la douce qui�tude objective du philosophe qui est sorti vainqueur de toutes les r�voltes, et � cette harmonie de l'�me qui nous frappe et nous charme dans Gœthe, — cet homme g�nial aussi eut une jeunesse orageuse et une vie pleine d'aventures et de rencontres de toutes sortes. On dirait que le sort s'est plu � lui donner les occasions de tout sonder, de jouir de tout, de tout �prouver, de recueillir partout des sons, des couleurs. En lisant l'histoire de sa vie, l'on voit que ce qui lui a peut-�tre rendu le plus grand service, lui a �t� le plus utile, c'est sa l�g�ret� devenue c�l�bre et son �go�sme presque sans exemple dans ses relations avec ses amis et avec les femmes {10} qui l'ont aim�. Il est certain que beaucoup de ceux qui ont servi de documents humains au po�te, dont le vaste esprit poss�dait le monde (ce qui ne l'emp�chait pas de faire des exp�riences in anima vili) ont d� �prouver bien des amertumes; mais maintenant que tout un si�cle s'est �coul�, il serait �trange de se lamenter encore sur le sort de ceux ou de celles qui ont servi de prototypes � Lotte, � Lilly, ou � Werther. On se r�volte contre Gœthe-homme et on le condamne ais�ment, on plaint la vraie Charlotte; mais quel regret, quelle perte pour nous si Gœthe-po�te n'e�t pas �prouv� cet amour dans sa jeunesse! Cet �pisode �tait n�cessaire dans l'histoire du d�veloppement de cet esprit sublime.

Nous ne serions gu�re moins ridicules si nous allions nous plaindre � propos des diverses histoires d'amour de Heine ou de Musset, de Pouchkine ou de Byron. D'o� pourrions-nous savoir ce que chacun de ces amours a laiss� dans l'�me de ces po�tes, ce qu'il a ajout� � leur croissance int�rieure, par quelles routes inconnues et vers quel point ces amours ont tourn�, � un moment donn�, leur pens�e ou les ont dirig�s dans la voie qu'ils ont suivie. Tous ces amours, tous ces �pisodes dont la port�e est cach�e aux acteurs eux-m�mes, � leur entourage, � leurs contemporains, sont les �tapes n�cessaires et souvent providentielles dans la vie de ces hommes hors ligne.

Ces voies providentielles, nous les ignorons, voil� tout. Personne de nous ne pourra jamais savoir de quelles circonstances, de quelles co�ncidences fortuites purement ext�rieures, de quels heurts, de quelles impressions d�pendent les bouleversements, les revirements, les remous qui se passent dans la vie de l'�me et � quoi ils aboutissent. Qui de nous pourrait savoir comment le moindre �pisode {11} ext�rieur de notre vie se r�percute — positivement et directement ou n�gativement et par la loi des contraires — dans notre vie int�rieure?

Il n'y a pas de fait, de rencontre humaine, qui soient inutiles dans le d�veloppement et la marche en avant de chacun de nous. A plus forte raison encore, tout cela est-il n�cessaire, devient-il un besoin, et, par cons�quent, l�gitime dans la carri�re de tout g�nie, de tout homme �minent.

Mettant donc de cot� tous les points de vue et les jugements g�n�ralement re�us, nous avons parl� et parlerons des romans personnels de George Sand avec le calme parfait et l'impartiaht� de l'historien, et pour jeter � l'avance l'�pouvante dans les �mes de nos vertueux lecteurs, nous dirons sans d�tour , que pour une femme ordinaire, la dixi�me partie de toutes ces amours serait impardonnable, mais qu'� nos yeux, George Sand ne nous para�t pas immorale, que toutes ses amours, si nombreuses soient-elles, ne l'amoindrissent nullement. Les passions, les entra�nements et les �v�nements personnels — c'est une chose; mais l'�l�vation fonci�re de l'�me, sa tendance incessante vers la lumi�re, le perfectionnement ininterrompu — (achet� souvent au prix de chutes et de repentirs) — l'ascension continuelle de l'esprit vers l'id�al du beau, du bien, de la v�rit�, — cela c'est une autre chose. Une grande �me ne vit pas comme nos petites �mes modestes; l'histoire de son d�veloppement est souvent m�lang�e de d�faites et de victoires, de luttes, de d�sespoirs et de joies, de doutes cuisants et de foi enthousiaste. L'important, c'est le mouvement progressif de l'�me sans aucun arr�t, et non le mode de son perfectionnement. S'il s'effectue paisiblement et graduellement, ou par bonds {12} et per aspera ad astra, c'est ce qu'il ne nous appartient pas de juger, ce r�le revient � la Cause de tout ce qu'il y a de g�nial et de divin dans l'homme.

Dans la vie romanesque de George Sand, il y a eu, nous le r�p�tons, du trop, et ce qui a jou� en tout cela un grand r�le, c'est le temp�rament passionn� qu'elle avait h�rit� de ses anc�tres, c'est sa nature �ternellement avide de nouvelles impressions. Mais il est hors de doute aussi que George Sand e�t pu se dire ce que sa c�l�bre amie Mme Dorval disait d'elle-m�me : « Est-ce que ce sont les sens qui entra�nent? Non, c'est la soif de tout autre chose. C'est la rage de trouver l'amour vrai qui appelle et fui toujours* »

* Histoire de ma Vie, IV, p. 224.

Mais George Sand e�t-elle �t� possible sans tous ses romans v�cus? Serait-elle un de ces esprits �minents dans la s�rie des ph�nom�nes de l'ordre spirituel, si l'on rejetait de l'histoire du d�veloppement de son �me tous ses entra�nements, toutes ses chutes, ses d�sespoirs, ses �lans et ses repentirs? Nous ne le croyons pas.

Peut-�tre George Sand n'a-t-elle aim� personne aussi passionn�ment, qu'elle a aim� Alfred de Musset; d'autre part elle n'a �t� aim�e aussi sinc�rement par personne que par Alfred de Musset. Cependant ce mutuel amour a-t-il apport� autre chose que chagrin et souffrance dans la vie de l'un et de l'autre? Cette triste histoire a d�j� �t� racont�e mille fois s�rieusement et ironiquement, avec calme ou avec rage, le fiel � la bouche, par des amis ou des ennemis, en vers et en prose, simplement ou dans des œuvres d'imagination plus fictives que r�elles. Sans parler des comptes rendus de cet �pisode, ins�r�s dans tous les cours de {13} litt�rature, des articles et des biograpliies o� l'on en parle comme en passant, nommons ceux qui en ont fait une �tude sp�ciale et s'y sont arr�t�s : MM. Paul de Musset, le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, Maurice Clouard, Paul Lindau, Arv�de Barine, de Pontmartin, Kertbeny, Sainte-Beuve, Maxime du Camp, Mari�ton, S. Rocheblave, la vicomtesse de Janz�, le docteur Caban�s, Adolphe Brisson, Niecks (dans sa Biographie de Chopin), Georges Brand�s, Mirecourt, miss Bertha Thomas, etc., etc.; ajoutons que ce roman d'amour a servi de th�me � la Confession d'un enfant du si�cle de Musset, � Elle et Lui, de George Sand, � Lui et Elle, de Paul de Musset, � Lui, de Louise Colet, et qu'il existe, outre cela, une s�rie innombrable de pamphlets fort peu d�cents et d'atroces libelles quasi satiriques, dans lesquels cette histoire, et avant tout la personnalit� de George Sand, sont repr�sent�es sous les traits les plus repoussants. Tels les articles de Babou, de Barbey d'Aurevilly, tels « Eux, drame contemporain par Moi » (Alexis Doinet) — « Eux et Elles, histoire d'un scandale, » par M. de Lescure, « les Amours d'un po�te, idylle en quatre colonnes » (attribu� � un homonyme de de Latouche, ce qui fut d�menti par la r�daction du Gaulois o� ce pamphlet avait d'abord paru), « L�lia ou la femme socialiste, po�me en quatre nuits, » et enfin, « le Songe de Mme Sand, pour faire suite au songe d'Athalie », tous deux par Alexandre Dufa�, le comble de la mauvaise foi et du mauvais go�t chez l'�crivailleur le moins estimable. On trouve en outre � partir de L�lia*, dans plusieurs romans et nouvelles de George Sand {14} les �chos de ses impressions pendant les derniers mois de 1833 et ceux de son c�l�bre voyage � Venise (Lettres d'un voyageur, Aldo le Rimeur, l'Orco, l'Uscoque, Matt�a, la Derni�re Aldini, le Secr�taire intime). Les r�miniscences de ce voyage en Italie se retrouvent aussi dans Gabriel, dans la premi�re partie de Consuelo et dans plusieurs autres œuvres post�rieures de George Sand. De son c�t�, c'est apr�s son retour d Italie que Musset a �crit ses plus belles po�sies lyriques (les Nuits, le Souvenir, la Lettre � Lamartine, A mon fr�re revenant d'Italie, etc.), et ce sont les souvenirs d'Italie et de George Sand qui lui ont inspir� Lorenzaccio, On ne badine pas avec l'amour, et plusieurs autres œuvres dramatiques. Cette liste succincte de productions suffit pour nous faire voir que ce drame du cœur, qui a soulev� tant de bruit en son temps et m�me en ces derni�res ann�es, eut une importance litt�raire consid�rable et qu'� ce titre seul il m�rite de fixer l'attention du critique.

[{13}] * Nous parlons ici de la seconde version de L�lia, c'est-�-dire du roman tel qu'il a �t� r�imprim� en 1839 et imprim� dans les œuvres compl�tes de George Sand, version qui est rest�e d�finitive. Voir plus loin, ch. XI.

Mais gr�ce � l'abondance des r�cits apocryphes relatifs � cet �pisode et notamment aux faits du voyage en Italie, l'histoire de cet amour est devenue et rest�e une l�gende; les faits y sont alt�r�s et d�figur�s au point qu'on ne s'y reconna�t plus. Les noms de George Sand et de Musset sont sur toutes les l�vres; mais la v�rit�, personne ne la sait. La cause de tout cela, nous l'avons d�j� dit, c'est la mauvaise foi et l'intemp�rance de langage des ennemis de George Sand, et la crainte �prouv�e par ses amis de parler simplement et franchement de choses qui ne sont pourtant ignor�es de personne. Ses amis se taisent ou parlent dans le vague et par r�ticences; les ennemis ne se g�nent nullement pour aller, dans leurs attaques, jusqu'� l'absurdit�. Et, ce qu'il y a d'�trange, c'est qu'amis et biographes ont toujours essay� de ne pas m�me {15} nommer le h�ros adversaire. « Personne, autour d'eux ne faisait cette r�flexion qu'en amoindrissant l'autre, on amoindrissait aussi son propre h�ros, » comme le remarque si judicieusement Arv�de Barine dans sa biographie de Musset. Tous les hommes impartiaux, qui ont eu l'occasion de conna�tre cette histoire, en se basant sur les documents authentiques, sont arriv�s � la m�me conclusion : la v�rit� sinc�rement d�voil�e rehausserait l'honneur des deux parties. C'est ce que Édouard Grenier* reconna�t sans ambages, et il a raison. C'est ce que reconna�t encore d'une mani�re plus explicite le c�l�bre bibliophile, pass� ma�tre relativement � l'histoire litt�raire de notre si�cle, le vicomte de Spoelberch, l'auteur des monographies sur Balzac et Gauthier, qui, parmi ses tr�sors bibliographiques d'un prix inestimable, poss�de les papiers de Sainte-Beuve, contenant entre autres la correspondance de celui-ci avec George Sand, quelques lettres de Musset � Sainte-Beuve et un grand nombre de documents et de lettres de George Sand elle-m�me. Depuis longtemps et plus d'une fois M. de Spoelberch a exprim� dans ses œuvres l'opinion que si la correspondance authentique de Musset et de George Sand et les lettres qu'elle �crivit � Sainte-Beuve � cette �poque eussent �t� publi�es, la m�moire de ces deux grands noms** n'en aurait nullement souffert, mais que ces lettres, par leur v�racit� et leur sinc�rit� n'eussent fait qu'augmenter le prestige du grand nom de George Sand, sans {16} nuire nullement � la paix de sa m�moire***. Aujourd'hui M. de Spoelbereh a ex�cut� le d�sir qu'il avait depuis longtemps, « de contribuer autant qu'il �tait en son pouvoir � la publication de cette correspondance » et il a fait para�tre un fragment de sa future Histoiire des œuvres de George Sand, dans lequel, sur des documents qu'il poss�de, il a racont� la V�ritable histoire de « Elle et Lui ». Il s'est conform� au d�sir des deux parties int�ress�es : on voit en effet par les lettres de Musset qu'ont publi�es Arv�de Barine, Grenier et Mari�ton, que le po�te avait eu le ferme d�sir de raconter � la post�rit� son amour pour George Sand, et de rehausser et de glorifier par l� le nom de son amante****. George Sand, de son c�t�, avait aussi exprim�, plus d'une fois, oralement et par �crit, le d�sir formel de livrer un jour au public les lettres de Lui et d'Elle, afin de se justifier au moins des trois principaux points d'accusation qu'on avait lanc�s contre elle*****.

[{15}] * Souvenirs litt�raires d'Édouard Grenier. Revue bleue, du 15 octobre 1892.

** Lettre du vicomte de Spoelberch dans l'Interm�diaire des chercheurs et curieux, du 20 novembre 1892, dans l'article du docteur Caban�s, r�imprim� ensuite dans un suppl�ment de l'Ind�pendance Belge, du 8 d�cembre 1892.

[{16}] *** Les Lundis d'un Chercheur, par le vicomte de Spoelbereh de Lovenjoul. Lettres in�dites de George Sand, Paris, 1894. Calmann L�vy.

**** Voir plus loin, p. 104.

***** Note de 1895. Dans ses lettres in�dites � Sainte-Beuve, du 20 janvier et 6 f�vrier 1861.

Note de 1898. Maintenant ces deux lettres sont publi�es dans le livre du vicomte de Spoelberch, dont nous avons parl� et dans les Lettres de George Sand � Musset et � Sainte-Beuve.

Depuis 1897 le d�sir des deux �crivains est, en partie, un fait accompli : on a imprim� les lettres de George Sand � Musset et � Sainte-Beuve; quelques unes de ses lettres � Pagello; une partie des lettres de Musset � George Sand et une foule d'autres documents, relatifs � cette histoire*. {17} Gr�ce � tous ces documents, � diff�reeontes recherches personnelles et � la possibilit� de profiter de certaines lettres du docteur Pagello, lettres enti�rement inconnues du public et tr�s importantes, m�ritant toute confiance par leur v�racit�, sobre et r�serv�e et leur sinc�rit� attachante, nous avons pu nous servir de tous les innombrables documents publi�s jusqu'ici, non comme de simples sources, mais en les soumettant � une critique raisonn�e.

[{16}] * Nous disions encore � cet endroit de notre chapitre, lors de sa publication dans une revue en 1895 : « J'ai eu la possibilit� de prendre connaissance de la correspondance compl�te de G. Sand avec Sainte-Beuve et d'y lire ce d�sir �crit de sa propre main de publier ses lettres � Alfred de Musset pour mettre au moins fin aux trois principales [{17}] accusations port�es contre elle. Je dois ajouter ici que l'enqu�te que j'ai faite chez ses amis et ses parents et la v�rification des documents conserv�s dans plusieurs archives ont enti�rement confirm� ce vœu de George Sand... » Depuis lors les personnes qui s'int�ressent � la question, ont pu s'en convaincre par une lettre de George Sand � Emile Aucante, publi�e par celui-ci, et qui sert, pour ainsi dire, d'introduction � ses lettres � Musset, mises en ordre par elle-m�me et imprim�es d'abord par M. Emile Aucante en 1896 dans la Revue de Paris.

George Sand fit la connaissance de Musset peu de temps avant l'apparition de L�lia. Tout le monde litt�raire de Paris s'int�ressait � la nouvelle �toile qui se levait. Au d�sir de faire conna�tre l'auteur d'Indiana si passionn�e, et de la po�tique Valentine, s'ajoutait encore, la curiosit� de voir la femme originale, tant soit peu excentrique, sur laquelle couraient d�j� des l�gendes, cette beaut� qui avait r�ussi � asservir le cœur de Sainte-Beuve, si exclusif et si raffin�, � s'attacher le pessimiste de Latouche et m�me Gustave Planche, l'intransigeant. Non moins c�l�bre �tait alors Musset, l'auteur des Contes d'Espagne et d' Italie qui avaient soulev� des temp�tes, de la moqueuse Ballade � la lune, de Namouna, etc., etc. Musset, qui n'avait pas encore vingt-trois ans, �tait un jeune homme svelte et blond, au teint d�licat, aux beaux yeux r�veurs, dont le regard �tait cependant souvent hardi, pour ne pas dire davantage*.

[{17}] * Pauline Viardot a dit une fois, en parlant � un de nos amis, que le regard de Musset �tait « tr�s arrogant, repoussant m�me, surtout [{18}] quand il regardait les femmes, parce qu'il avait les paupi�res rouges, sans cils, et qu'il n'avait pas de sourcils. Souvent il vous regardait si fixement que cela frisait l'insolence et le cynisme ... � C'est ce que confirme d'une mani�re tr�s int�ressante cette description de l'ext�rieur du po�te St�nio dans L�lia : � Ses yeux d�pourvus de cils n'avaient plus cette lenteur voil�e qui sied si Lien � la jeunesse. Son regard vous arrivait droit au visage, brusque, fixe et presque arrogant ... � (L�lia, 3e partie, ch. XLVII.) Nous avons d�j� mentionn� plus haut cette ressemblance du portrait de Musset, fait par Mme Viardot avec celui de St�nio, fait par l'auteur de L�lia.

{18} Malgr� sa grande jeunesse, l'auteur de Namouna et de Portia �tait loin d'�tre encore novice dans la litt�rature et dans la vie. Par les mani�res et la tenue, c'�tait un �l�gant, un dandy, correctement mis, g�t� par les femmes du monde, sp�cimen de la jeunesse dor�e dont il partageait les plaisirs et les passe-temps, du matin au soir, en commen�ant par un d�jeuner dans un restaurant � la mode, suivi de promenades sur le boulevard de Gand, et en finissant par les raouts et les bals du faubourg Saint-Germain. Ces passe-temps l'emp�chaient non seulement de travailler, mais �taient en disproportion avec sa situation de fortune, car il n'�tait pas riche; mais il avait des go�ts aristocratiques*.

* Le fr�re biographe dit : � Tour � tour, laborieux et dissip�, il travaillait avec une ardeur incroyable, pourvu que rien ne v�nt le distraire, car une fois le travail achev� ou interrompu, le po�te redevenait dandy. Ses amis, plus riches que lui, l'enlevaient trop souvent � ses livres. D'ailleurs, il ne se cachait pas de ses go�ts aristocratiques. Tous les endroits consacr�s � la fashion exer�aient sur lui un attrait irr�sistible. C'�tait l'Op�ra, o� il avait ses entr�es, le Th��tre-Italien, le boulevard de Gand, le Caf� de Paris, o� se r�unissaient des hommes fort distingu�s, mais sans aucun lien entre eux que celui de l'habitude. On jouait gros jeu : on faisait des parties de plaisir d'une dur�e illimit�e, des gageures insens�es dont il fallait l'emplir les conditions � la rigueur, d�t-on s'y casser le cou. La devise de l'endroit �tait : Pas de quartier! Un soir, on apprit qu'un des habitu�s de la r�union ne viendrait plus. Le bruit courut qu'il avait pris avec lui m�me l'engagement [{19}] de se br�ler la cervelle le jour o� il aurait perdu o� d�pons� son dernier louis et que, ce moment venu, il s'�tait tenu parole avec un sang-froid et un courage dignes d'une action meilleure. Ce lugubre �pisode ne fut pas �tranger � la conception de Rolla. Pour se mouvoir � l'aise sur un terrain si dangereux, il ne suffisait pas d'un habit � la mode, il fallait encore que la poche fut bien garnie, et quand ce lest indispensable lui manquait, le jeune dandy avait par bonheur, assez de raison pour retourner au travail ». (Notice biographique sur A. de Musset par Paul de Musset.)

Aux pages 210, 217, 218, 219, 221, 239 de la Bioqraphie, nous trouvons pourtant des indications un peu diff�rentes, montrant qu'Alfred de Musset ne s'inqui�tait pas beaucoup de ses dettes, ni de leur payement et que m�me l'argent qu'il prenait en avance chez son �diteur ne pouvait pas le faire travailler. D'un autre c�t� Mme de Janz� raconte dans son petit ouvrage Études et r�cits sur Alfred. de Musset, que quand Alfred �tait � coirt d'argent, il d�jeunait ou d�nait dans quelque m�chant petit restarant et qu'ensuite, son cure-dents � la bouche, il allait sur le boulevard de Gand, avec la figure d'un homme sortant d'un d�ner fastueux. Ce trait curieux caract�rise parfaitement le cercle que fr�quentait Musset, ainsi que ses pr�tentions � lui.

Il est vrai d'ajouter que, du soir au matin, il n'�tait pas rare de voir le favori des dames du faubourg Saint-Germain, passer son temps en des compagnies rien moins {19} qu'aristocratiques et vertueuses, et ceux de ses biographes sont parfaitement dans le vrai, qui font remarquer que, d�s ses jeunes ann�es, Alfred de Musset, h�las! ne connaissait que trop bien tous les myst�res de Pari; et les bas-fonds de la ville, et les savait mieux qu'on ne les conna�t souvent dans un �ge plus m�r.

Quel lecteur des Ballades andalouses, des Marrons du feu, de la Coupe et les L�vres n'a pas �t� frapp� de voir chez leur tout jeune auteur, � c�t� d'�clatantes images po�tiques, d'une rare observation et d'une pr�coce p�n�tration, un profond d�senchantement et une connaissance si pr�matur�e de la vie, avec tous ses c�t�s sombres et tous ses vices. Le fr�re biographe essaye inutilement de convaincre son lectuer que ce n'est l� que � pose �, que tout cela, comme on le dit, a �t� �crit � de t�te �, que l'auteur, � cet �ge, �tait un petit jeune homme vertueux, innocent, vivant sous l'aile de sa maman, ne s'�loignant jamais d'elle sans son consentement, et, n'ayant dans la t�te, autre chose {20} que « le souvenie de ses le�ons � et du banc d'�cole qu'il venait � peine de quitter. Paul Lindau, malgr� son amour pour son h�ros*, a cependant senti la n�cessit� de montrer la faiblesse de pareilles affirmations. Il dit: « Mais ne pourrait-on pas r�pliquer � cela que les instincts de ce petit jeune homme qu'on nous donne � peu pr�s comme innocent, sont cependant tr�s frappants, rt qu'ils conduisent tous (sammt und sonders) � une seule et m�me chose qui, si l'on employait le terme le plus fort, s'appellerait corruption? Je me crois bien libre de tout rigorisme exag�r� et, certes, je ne reprocherai pas au jeune po�te de s'�tre quelquefois �loign� (auschweifte) du chemin de la vertu et de s'�tre engag� par caprice ou par quelque autre raison, dans des sentiers que la vertu regarde comme d�fendus. Mais quand je remarque que le po�te erre uniquement dans ces sentiers boueux, que sa fantaisie ne recherche que les endroits �vit�s par la bonne soci�t� et qu'il manifeste d�j� une telle « connaissance de localit�s � qui , � son �ge, �pouvante tout simplement, alors il me devient difficile de me repr�senter ce blond jouvenceau comme un gar�on innocent que garde une tendre m�re. Alors il ne me reste plus qu'� regretter am�rement que ce talent �tonnant se soit montr� si pr�coce et ait pu si t�t se pervertir... �

* Paul Lindau. Alfred de Musset.

Mais Paul de Musset, dans son acharnement � vouloir cr�er � son fr�re une r�putation de candidat au prix Monthyon, trouve n�cessaire d'ajouter que m�me dans la suite, l'auteur de Rolla, de la Confession et de Lorenzaccio, resta toujours le jeune homme innocent, n'ayant rien vu de la vie que le salon malernel et les salles de bals, Paul de {21} Musset se gendarme contre une remarqua tr�s juste de Taine, et s'�crie : � Je ne sais pourquoi M. Taine, dans une �tude tr�s belle sur le po�te anglais Tennyson, a repr�sent� Alfred de Musset r�dant le soir dans les plus laides rues de Paris. Rien n'est plus inexact : Musset d�testait les cloaques et n'y passait jamais qu'en voiture...* » Puis, il consacre quelques lignes �nergiques au fatras de souvenirs apocryphes et de contes bleus racont�s sur 'Musset comme sur tous les grands hommes. Il n'y a pas de doute que les souvenirs et r�cits sur Musset p�chent probablement aussi souvent contre la v�rit� que tous les autres souvenirs. Pourtant, comment accorder cette affirmation absolue que Musset ne conn�t pas les bas-fonds, les tavernes, les bouges, avec ses prpres descriptions, telles que nous en trouvrons dans la Confession d'un enfant du si�cle ou avec les paroles suivantes tir�es d'une de ses œuvres in�dites : � Parmi les courreurs de tavernes, il y en avait de joyeux et de vermeils; il y en a de p�les et de silencieux. Peut-on voir un spectacle plus p�nible que celui d'un libertin qui souffre? J'en ai vu dont le rire faisait frissonner**... � Tout cela n'est-il pas peint d'apr�s nature? Dans la verit� et le r�alisme de ces descriptions, devons-nous encore ne voir que licence po�tique et � pose », comme dans les Contes d'Espagne et d'Italie? Et n'est-il pas tr�s etrange de voir plusieurs des biographes de Musset s'�vertuer � le repr�senter comme un fat de salon, toujours guind�, uniquement pr�occup� d'observer les biens�ances mondaines? Quoique Musset ait eu le travers de tenir au dandysme, et quelque grands {22} qu'aient �t� ses d�fauts et ses vices qui ont plus tard amen� le naufrage de sa sant� et de ses qualit�s morales, il fut vraiment un po�te, et il a suivi instinctivement le conseil de Gœthe:


� Greift nur hinein ins volle, Menschenleben,
� Ein yeder lebt's, nicht vielen ist's bekannt,
� Und wo Ihr's packt, da ist's interesant***.

[{21}] * Note � la page 18 de la Notice biographique sur Alfred de Musset.

** Ces paroles se trouvent dans un fragment des œuvres posthumes donn� par P. de Musset � la page 241 de la Bioqraphie.

[{22}] *** � Puisez en pleine vie humaine; chacun la vit; peu la connaisssent, et l� o� vous l'empoignez, — c'est l� que c'est int�ressant �...

Et ne dit-il pas lui-m�me, dans le Po�te et le Prosateur, en faisant le portrait d'un vrai po�te : � Le plus petit �tre, la moindre cr�ature, par cela seul qu'ils existent, excitent sa curiosit�. Le grand Gœthe quittait sa plume pour examiner un caillou et le regarder des heures enti�res; il savait qu'en toute chose r�side un peu du secret des dieux. Ainsi fait le po�te, et les �tres inanim�s eux-m�mes lui semblent des pens�es muettes... Regarder, sentir, exprimer, voil� sa vie; tout lui parle; il cause avec un brin d'herbe; dans tous les contours qui frappent ses yeux, m�me dans les plus difformes, il puise et nourrit incessamment l'amour de la supr�me beaut�; dans tous les sentiments qu'il �prouve, dans toute les actions dont il est t�moin, il cherche la vie �ternelle... � Un homme qui n'aurait rien vu que des salons de duchesses, et qui, n'e�t � pass� qu'en voiture � c�t� de tous les cloaques » de la vie, n'e�t jamais, � coup s�r, �crit des pages aussi �mouvantes, que la sc�ne finale de Rolla, ni des sc�nes d'un tragique aussi profond que celle de la taverne dans la Confession, ni les mots cit�s plus haut : � Parmi les coureurs de tavernes... �, ni enfin les lignes si profond�ment tristes {23} que tout le monde conna�t, de sa Lettre � Lamartine :


C'�tait dans une rue obscure et tortueuse
De cet immense �gout qu'on appelle Paris;
Autour de moi criait cette foule railleuse,...

Tous les biographes amis de Musset ne soup�onnent pas combien leurs plaidoyers, pour prouver sa candeur de pensionnaire, ravalent en lui l'homme et le po�te!

Or, sous les dehors de ce dandy et de ce coureur d'orgies nocturnes se cachait une �me ardente et passionn�e, d�licate, imp�tueuse, impressionnable, fr�missante � tout ph�nom�ne de la vie, avec une force inconnue aux hommes ordinaires, semblable � un � luth oubli� sue une chaise, que le moindre souffle de vent fait r�sonner* », une vraie �me de po�te, avec toutes ses faiblesses comme avec toutes ses sublimes qualit�s. Musset ne pouvait rester indiff�rent � quoi que ce f�t; un rien, inaper�u pour un simple mortel, la moindre impression de la vie ext�rieure, de la nature pouvait le faire tomber en extase ou le jeter dans le d�sespoir. Toute r�verie naissante et flottante en son imagination grandissait d�musur�ment, devenait pour lui r�alit�, et comme telle le torturait, ou l'enivrait de joie. Encore enfant, il manifestait d�j� cette mani�re de sentir, relativement aux moindres faits de la vie. Dans les premiers chapitres de sa Biographie, Paul de Musset nous raconte quelques �pisodes int�ressants et nous donne des d�tails sur l'enfance d'Alfred, d�tails excessivement caract�ristiques qui servent � nous �clairer sur toute la vie ult�rieure du po�te. A l'�ge de trois ans, on lui fit cadeau de souliers rouges, qu'il devait mettre � l'occasion {24} d'une f�te de famille. L'enfant br�lait d'impatience de mettre ces charmants souliers et ne pouvait rester en place pendant que sa m�re lui peignait ses boucles. Enfin il s'�cria presque en larmes: � D�p�chez-vous, maman, mes souliers neufs vont devenir vieux. � Et le fr�re-biographe fait justement remarquer : � On ne fit que rire de cette vivacil�; mais c'�tait le premier signe d'une impatience de jouir et d'une disposition � d�vorer le temps qui ne se sont jamais calm�es ni d�menties un seul jour. � Paul de Musset rapporte dans ses premi�res pages (les plus pr�cieuses � coup s�r de son livre) et dans ses derniers chapitres quelques faits analogues de la jeunesse et des ann�es de maturit� de Musset, qui nous montrent combien son �me �tait passionn�e, impatiente, d'une sensibilit� intense et presque maladive. Il ne pouvait voir souffrir; toujours il �tait pr�t � faire tout ce qu'il pouvait pour les hommes et les animaux, afin de se d�barrasser lui-m�me du sentiment, pour lui insupportable, de la compassion dans le sens litt�ral du mot, c'est-�-dire de sa souffrance avec les autres, sentiment maladif, qui allait jusqu'� lui faire perdre le repos et le sommeil. Et, en m�me temps, dans les moments d'irritation et d'emportement il �tait capable d'offenser cruellement une personne aim�e; par col�re ou chagrin il perdait aussi facilement la t�te que dans la joie ou le bonheur. Il n'avait ni fermet�, ni pers�v�rance; il n'a jamais pu se ma�trisee, Il ne savait pas aimer � moiti�, vouloir avec calme, attendre raisonnablement l'accomplissement de ses d�sirs. Il disait de lui-m�me : � Je ne suis pas tendre, je suis excessif. � Il �tait individualiste dans le meilleur et le pire sens du mot. Son fr�re �crit : � C'�tait en toutes choses l'homme le plus ind�pendant, tout entier � ses impressions et gouvern� par sa fantaisie. Perp�tuellement {25} il lui arrivait de sortir avec l'intention d'aller dans un endroit, et de changer d'id�e � moiti� du chemin**. �

[{23}] * C'est l'expression d'Alfred de Musset sur lui-m�me.

[{25}] ** Paul de Musset, Biographie d'Alfred de Musset, p. 360.

� Ind�pendant jusqu'� l'opini�tret�, confiant en son jugement jusqu'� s'opposer m�me � l'autorit� la pus respectable, cette autorit� f�t-elle le devoir envers soi-m�me, le respect de son propre talent, — sans aucun guide en dehors de sa propre volont�, de ses propres caprices et passions, il traversait orageusement la vie sans vouloir s'arr�ter devant aucune barri�re, sans se soucier de d�velopper los forces n�cessaires pour vaincre les obstacles que l'on trouve dans la vie ou pour r�parer les forces perdues, — il pr�f�rait au lieu de se reposer, se tra�ner plus loin avec peine, aussi longtemps que c'�tait possible et, lorsque les forces le trahirent, il tomba et resta immobile... » — Voil� par quelles paroles Lindau caract�rise la vie et la nature d'Alfred de Musset.

« C'est ainsi qu'il v�cut, c'est ainsi qu'il travailla. Tout ce qui lui paraissait r�gularit� et ordre, le rebutait. Quand il y �tait dispos�, il arrivait que pendant des jours et des semaines et quelquefois des mois entiers, il vivait exclusivement par le travail de l'esprit. Mais ensuite venaient des temps d'arr�t qui duraient de longues semaines, des mois et m�me des ann�es, — intervalles pendant lesquels il ne faisait rien ou n'�crivait que rarement, dans un moment favorable, une po�sie de circonstance, lorsque quelque motif le portait � le fairz. La preuve qu'il ne pouvait pas se ma�triser apparaissait aussi en cela, et , m�me au commencement de sa carri�re active, il perdait en futilit�s des jours et des semaines qui eussent d� lui �tre pr�cieux. Les reproches qu'il aurait d� {26} se faire, il t�chait de les �touffer dans les frivolit�s auxquelles il s'adonnait*. �

* Paul Lindau. Alfred de Musset, p.63.

Sa haine pour tout syst�me se manifeste aussi dans sa mani�re de prendre tout ce qui est du domaine des int�r�ts sociaux. Son esprit vif, railleur, purement gaulois, lui faisait voir les c�t�s ridicules ou faibles, l� o� les autres ne remarquaient rien. Il avait le go�t raffin�, analogue � celui d'un gastronome, qui emp�che ce dernier d'avaler indistinctement tout mets grossier ou mal assaisonn�. Il ne pouvait rien supporter de ce qui lui paraissait lieu commun, rh�torique banale, intol�rance de parti, grossi�ret�, lutte de mesquines ambitions personnelles se cachant sous des phrases pompeuses ou de grands mots creux, tout ce qui est criard, commun, vulgaire. Ce m�pris du clich� et la haine de l'esprit de parti, le portaient en mati�re d'int�r�ts sociaux � l'indiff�rence et au qui�tisme, mais ils lui pr�taient en m�me temps l'attrait d'une nature d'�lite, d'une �me solitaire, fi�re, libre et individuelle. Il ne prenait aucune part aux divisions politiques, sociales et religieuses de son �poque; aucun �v�nement de l'histoire de son temps ne le tirait de sa vie ordinaire ni des habitudes d'analyse personnelle o� il resta toujours plong�. Autour de lui grouillait la lutte des partis; des syst�mes se cr�aient; l'ancien ordre de choses vivait ses derniers jours; chacun mettait la main � l'�rection du nouvel �difice, ou y apportait sa pierre; les bonnes et les mauvaises passions remuaient la soci�t�; des tr�nes croulaient; d'autres s'�levaient, — Musset ne s'inqui�tait pas de cela, son esprit �tait ailleurs. Lindau fait remarquer avec raison, qu'un changement de dynastie laissait Musset indiff�rent, tandis {27} que la jolie nuque d'une jeune fille aper�ue au th��tre, lui inspira sa jolie po�sie : Une soir�e perdue. Et la chute des d'Orl�ans, avec qui il �tait li� depuis son enfance par les liens d'une amiti� intime (il avait fait ses �tudes avec le duc de Chartres), passa pour lui tout � fait inaper�ue. Il semblerait que 1848 et 1852 eussent d� soulever sa col�re ou ses regrets, et se refl�ter dans ses vers. Il n'en fut rien, tout lui fut �gal; il dit m�me un jour � son fr�re, en plaisantant, qu'il s'int�ressait plus � la mani�re dont Napol�on Ier mettait ses bottes, qu'� toute la politique contemporaine de l'Europe.

Ce confinement, cette claustration voulue dans le cercle de ses sentiments et de ses int�r�ts personnels ont-ils fatigu� Musset, ou comme toutes les �mes po�tiques a-t-il vu, de bonne heure, la triste contradiction entre nos r�ves et la r�alit�? Ce qui est positif, c'est que d�j� sur les bancs de l'�cole il s'�tait senti atteint de ce « mal consacr� » qui, � l'aurore de notre si�cle se nommait Weltschmerz, s'appela ensuite byronisme, pessimisme, mal qui existe encore de nos jours, et qui vraisemblablement ne mourra jamais chez les hommes. Comme beaucoup d'autres, Musset, sous l'influence de ses d�solants raisonnements, tombait parfois dans un profond d�sespoir et cherchait, h�las! l'oubli dans le vin, dans tout ce qui peut endormir.

Une des erreurs les plus r�pandues, une de ces l�gendes auxquelles on ne devrait pas croire, mais auxquelles les lecteurs se pr�tent si volontiers parce que les biographes de Musset se plaisent � l'affirmer avec opini�tret�, c'est la croyance que Musset ne se serait mis � boire qu' « apr�s » s'�tre s�par� d'avec George Sand, que celle-ci est, par cons�quent, la cause ou le motif du d�veloppement {28} de cette funeste habitude, qui, avec les ann�es, devint un vice. Plus rarement, quelquefois cependant, des personnes qui connaissent parfaitement la vie de Musset rejettent cette accusation sur Mme de Groiselliez, cette charmante inconnue dont Paul de Musset parle � mots couverts, disant bien vaguement qu'elle habitait � Saint-Denis, qu'elle avait �t� le premier amour d'Alfred et la premi�re femme qui ait port� ses regards sur le jeune po�te. — De plus, nous savons qu'elle eut la cruaut� de se servir de l'amour timide du jouvenceau inexp�riment� comme d'un �cran pour d�tourner l'attention du monde d'un autre amour beaucoup moins innocent, en un mot, qu'elle aurait fait jouer � Musset le r�le de Fortunio dans le Chandelier (c'est ce qui aurait fait na�tre alors chez Musset l'id�e de cette com�die). Indignement offens�, bless� en son �me du r�le ridicule qu'elle lui avait attribu�, le jeune homme, dans un acc�s de d�sespoir, aurait cherch� l'oubli dans la boisson. — C'est ce passage de Paul de Musset qui a port� beaucoup de personnes � rendre Mme de Groiselliez responsable de la funeste habitude qu'aurait d�s lors contract�e Alfred, comme si un insucc�s en amour devait n�cessairement porter un homme � chercher l'oubli dans les « fum�es du vin ». Ne se met � boire que celui qui a un penchant pour le vin ou qui y est port� par quelque particularit� de son organisme; ce penchant, nous le trouvons d�j� chez Musset d�s son plus jeune �ge. Presque enfant encore, � dix-sept ans, il r�ve d�j� de chercher l'oubli dans n'importe quelle ivresse. Le 23 septembre 1827, il �crit � son ami Paul Foucher : « Je t'�cris pour te faire part de mes d�go�ts et de mes ennuis... Je n'ai plus le courage de rien penser. Si je me trouvais dans ce moment-ci � Paris, j'�teindrais ce qui me reste d'un peu noble dans le punch {29} et la bi�re, et je me sentirais soulag�. On endort bien un malade avec de l'opium, qaoiqn'on sache que le sommeil lui doive �tre mortel. J'en agirais de m�me avec mon �me*. » Le premier travail avec lequel Musset entra dans la carri�re litt�raire est une traduction des Confessions of an English Opium-eater, que Musset a intitul� : l'Anglais mangeur d'opium. La traduction est assez libre; mais le choix du sujet montre encore une fois l'opini�tre pens�e qui d�s lors poursuivait �trangement le jeune �crivain, la pens�e de chercher un oubli artificiel dans n'importe quels narcotiques. Lindau, en nous assurant, lorsqu'il parle du retour d'Italie de Musset, que c'est notamment � partir de ce moment, c'est-�-dire de l'�poque de sa rupture avec George Sand, qu'ont commenc� les « �carts p�riodiques » de Musset, se met �videmment en contradiction avec tout le reste de son livre. Au commencement de son ouvrage (p. 26) il arr�te avec raison l'attention du lecteur sur le sujet de la premi�re œuvre de Musset, faisant remarquer que d�j�, d�s l'�ge de dix-sept ans, appara�t chez lui l'id�e fixe « de noyer artificiellement son chagrin dans l'alcool et les anesth�siques », pour oublier ne f�t-ce que momentan�ment les d�boires de la r�alit�. L'auteur �tudie ensuite (p. 59) la mise � ex�cution de ce « programme d'an�antissement de soi-m�me, programme qui, dans la lettre � Foucher, se montre encore incertain », mais qui, dans sa po�sie les vœux st�riles, se manifeste d�j� avec une pr�cision terrifiante; plus loin (p. 70), il montre d'une mani�re frappante que les vers bien connus :


Aimer est le grand point, qu'importe la ma�tresse,
Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse?

{30} sont comme un adage qui revient constamment dans les œuvres de Musset, pour qui l'ivresse �tait un but qui justiiiait tous les moyens, et gr�ce auquel toute boisson �tait bonne. Mais lorsque Lindau raconte l'histoire des amours de Musset avec George Sand, il finit par s'embrouiller dans toutes sortes de contradictions. Ainsi il commence par reprocher � George Sand de n'avoir aim� Musset ni spontan�ment, ni avec abandon, mais froidement, en ne lui offrant son amour que « comme un rem�de, pour le sauver de l'ivresse et de la d�bauche ». Puis il nous raconte les exc�s de Musset � Florence et � Venise, ce qui ne l'emp�che nullement de nous assurer � la fin que Musset n'a cependant commenc� � boire, et notamment � devenir d�bauch�, qu'apr�s son retour d'Italie. Le lecteur voit maintenant la v�rit�; il peut se rendre compte par tout ce qui pr�c�de, que, toutes les accusations accumul�es sur ce point contre la m�moire de George Sand et de Mme de Groiselliez, qui nous est du reste parfaitement inconnue, croulent d'elles-m�mes.

[{29}] * « Œuvres posthumes, avec lettres in�dites et Notice biographique par son fr�re. » T. X des Œuvres compl�tes de Musset, in-8°, 1866, Charpentier, p. 271.

Mais on se demande alors : O� faut-il donc aller chercher la clef, la cause et l'origine du d�veloppement de cette funeste habitude chez le po�te? Sur quel terrain a-t-elle pu grandir? La r�ponse nous para�t bien simple et bien claire : la cause en est dans son �go�sme, dans son manque de volont� et de convictions, dans l'absence chez lui, de larges int�r�ts humains et sociaux; le mal n'est nullement venu du dehors. Byron n'a-t-il pas �t� �prouv� par le m�me malheur de la trahison, d'abord dans sa jeunesse, et, plus tard dans son mariage? Le chagrin que lui fit �prouver Mary Chaworth a rempli aussi son �me de douleur et lui a fait douter de l'amour et de la fid�lit�, mais ses vues larges, ses tendances humanitaires {31} ont soutenu le vol de son g�nie bien haut dans les airs et n'ont point permis au malheur de l'abattre et de le perdre. Et Byron est bien pourtant le chantre du doute et du d�senchantement personnel. Mais tandis que chez Musset il n'y a eu que des motifs personnels et point d'autres — Byron fut en m�me temps le po�te de la libert� et de l'affranchissement g�n�ral. C'est pourquoi ses malheurs ne lui firent sentir que plus profond�ment encore le n�ant et la petitesse des choses humaines, mais ne l'emp�ch�rent pas de mourir, non comme Musset, apr�s des ann�es d'inaction, de d�bilit� et de caducit�, d'une mort pr�matur�e, mais dans toute l'efflorescence de ses forces et � l'apog�e de sa gloire, dans le feu de la lutte pour conqu�rir la libert� d'un peuple qui n'�tait pas le sien!

La cause de la d�ch�ance de Musset, c'est son individualisme. Ses riches dons personnels ne se sont pas d�ploy�s comme ils l'auraient pu, s'il avait eu dans sa vie une mission, un id�al plus larges et plus �lev�s et, dans l'art des horizons plus vastes. Mais c'est cet individualisme m�me qui servait d'aimant cach� pour attirer � Musset tous ceux qui l'approchaient, amis et connaissances, hommes et femmes. Il y avait en lui un exc�s de vitalit�, une sinc�rit�, une franchise d�bordante, un constant besoin de se faire conna�tre « jusqu'au fin fond », de livrer ses pens�es, ses sentiments, son �me. Le biographe-fr�re lui applique avec bonheur les paroles de Manzo, le biographe du Tasse* : « Ces �tres dou�s d'une sensibilit� excessive versent involontairement les tr�sors de leur �me devant la premi�re personne qui s'offre � eux. Anim�s du d�sir de plaire, ils confient leurs pens�es et leur sentiments � quiconque {32} les �coute avec attention, et m�me � des indiff�rents. » Et ainsi, tous les proches, tous les amis de Musset devaient �ternellement prendre la plus vive part � la vie d'Alfred, l'�couter, partager ses joies et ses chagrins; il se distinguait, par la facult� de sugg�rer � son entourage ses sentiments et ses pens�es, il l'hypnotisait. « C'�taient des agitations, des inqui�tudes, des �motions perp�tuelles, — dit le fr�re du po�te, — un besoin incessant de confidences, de conversations expansives, soit avec son oncle Desherbiers, soit avec son fr�re. Il nous retenait au coin du feu, et nous ne pouvions pas plus nous en arracher, qu'il ne pouvait se r�soudre � nous laisser partir. Dans ces moments de fi�vre, il fallait s'inqui�ter avec lui, se d�soler, s'attendrir, s'indigner tour � tour! Cet exercice violent, ces mouvements extr�mes d'une �me singuli�rement active et sensible, devenaient parfois une fatigue pour son entourage; mais � cette fatigue se m�lait un charme inexprimable. La passion et l'exag�ration sont contagieuses. On �tait entra�n� malgr� soi; on se tourmentait, on s'exaltait; on y revenait comme � un exc�s dont on ne peut plus se passer pour s'exalter et se tourmenter encore. Qui me rendra cette vie agit�e et ces heures de d�licieuses souffrances**?... »

[{31}] * Paul de Musset. Biographie d'Alf. de Musset, p. 340-341.

[{32}] ** Paul de Musset. B�ographie d'Alf. de Musset, p. 366.

Cette �me �trange et passionn�e n'avait rencontr� sur sa route que de jolies poup�es mondaines, en admiration devant le sel de ses �pigrammes, de son vif esprit dans les charades, de ses vers aussi, mais surtout en voyant son adresse � la danse et la coupe de ses fracs et de ses redingotes. Ces �l�gantissimes et pr�cieuses cr�atures que Musset admira sinc�rement toute sa vie, comme il aurait admir� une poup�e de S�vres ou un vase v�nitien, {33} condescendaient m�me parfois jusqu'� flirter avec le jeune po�te. Ou plut�t le jeune favori du sort condescendait avec elles au jeu de l'amour, feignant de s'�tre laiss� prendre dans le filet de partenaires enchanteresses. A peine �g� de dix-huit ans, chez lui les histoires d'amour se succ�daient de pr�s l'une � l'autre, c'�tait comme un chapelet d'aventures plus ou moins int�ressantes. « Il y en avait de boccaciennes et de romanesques, quelques-unes approchant du drame. En plusieurs occasions, je fus �veill� au milieu de la nuit pour donner mon avis sur quelque grave question de haute prudence. Toutes ces historiettes m'ayant �t� confi�es sous le sceau du secret, j'ai d� les oublier; mais je puis affirmer que plus d'une aurait fait envie aux Bassompierre et aux Lauzun...*. » De s�rieux, il n'y avait �videmment rien dans ces « historiettes ». Musset, il est vrai, avait commenc� � s'�prendre s�rieusement de la charmante Mme du Groiselliez, mais ce ne fut que tr�s passag�rement, et il n'en resta d'autre souvenir dans l'�me du po�te qu'un peu d'amertume et d'humiliation. Depuis lors, il n'avait donn� son cœur � personne. Et � qui l'e�t-il donn�? Serait-ce parmi les charmantes h�ro�nes de ses « historiettes » sans nombre, que cette �me po�tique et passionn�e e�t pu se faire comprendre, e�t trouv� des sentiments � sa hauteur, un cœur de flammes comme le sien, une �me pareille � la sienne qu'il cherchait instinctivement.

* Paul de Musset. Biographie d'Alfred de Musset, p. 93.

Le sort allait heureusement lui faire rencontrer une autre grande �me, une femme non seulement diff�rente des femmes ordinaires, mais se distinguant encore du cercle exceptionnel, o� elle vivait, par son esprit, ses {34} vastes int�r�ts, le vol de sa pens�e, par cette simplicit� et cette profondeur d'une grande nature que les Allemands appellent : Eine gross angelegte Natur. Ajoutons � cela qu'Aurore Dudevant �tait alors en plein �clat de son �trange beaut�. En 1833, George Sand �tait une petite brune svelte, au teint d'une p�leur oliv�tre, � la luxuriante chevelure noire flottant sur les �paules, aux yeux noirs et velout�s, �trangement grands et sans �clat, comme ceux d'une indienne*. Ce n'�tait pas encore cette beaut� opulente, que Heine, en 1840, comparait � la V�nus de Milo, et encore moins cette muse s�v�re, que la plupart des lecteurs connaissent d'apr�s le portrait de Couture, grav� par Manceau. Aurore Dudevant, ainsi qu'elle le disait elle-m�me, �tait alors « maigre comme un f�tu et noire comme une taupe »; mais � ce portrait, un peu trop original, nous pr�f�rons celui que Charpentier a fait un peu plus tard de l'auteur de la Marquise et de Lavinia**. Ce portrait repr�sente Aurore Dudevant en robe de soie noire, mantille �galement noire, une touffe de fleurs rouges derri�re l'oreille, on dirait une v�ritable petite Espagnole. Tout en elle �tait original, jusqu'� son maintien et � ses mouvements extr�mement ais�s; au d�but, ses mani�res choqu�rent m�me le jeune dandy, mais cela ne dura pas longtemps. George Sand comprit aussi, qu'elle avait devant elle un �tre � part, un homme comme elle n'en avait pas rencontr� jusque-l�, po�te non seulement parce qu'il �crivait des vers, mais po�te par toute sa nature. Plus que tout autre, elle �tait � m�me de comprendre ce qu'�tait {35} une telle individualit�, isol�e dans la vie, incomprise et incompr�hensible, et dont le malheur �tait de ne pas ressembler aux autres, d'avoir une �me de po�te. Dans une des œuvres les plus charmantes de George Sand et des moins connues, Aldo le Rimeur, petit po�me en prose qu'elle �crivit apr�s avoir connu Musset, en ao�t 1833, le h�ros s'�crie : « O� est le but de mes insatiables d�sirs? dans mon cœur, au ciel, nulle part peut-�tre? Qu'est-ce que je veux? Un cœur semblable au mien, qui me r�ponde; ce cœur n'existe pas. On me le promet, on m'en fait voir l'ombre, on me le vante, et quand je le cherche, je ne le trouve pas. On s'amuse de ma passion comme d'une chose singuli�re, on la regarde comme un spectacle, et quelquefois l'on s'attendrit et l'on bat des mains, mais le plus souvent, on la trouve fausse, monotone et de mauvais go�t. On m'admire, on me recherche et on m'�coute, parce que je suis un po�te, mais quand j'ai dit mes vers, on me d�fend d'�prouver ce que j'ai racont�, on me raille d'esp�rer ce que j'ai con�u et r�v�. Taisez-vous, me dit-on, et gardez vos �glogues pour les r�citer devant le monde; soyez homme avec les hommes, laissez donc le po�te sur le bord du lac o� vous le promenez, au fond du cabinet o� vous travaillez. Mais le po�te, c'est moi! Le cœur hr�lant qui se r�pand en vers br�lants je ne puis l'arracher de mes entrailles. Je ne puis �touffer dans mon sein l'ange m�lodieux qui chante et qui souffre. Quand vous l'�coutez chanter, vous pleurez : puis, vous essuyez vos larmes et tout est dit. Il faut que le r�le cesse avec votre �motion : aussit�t que vous cessez d'�tre attentifs, il faut que je cesse d'�tre inspir�. Qu'est-ce donc que la po�sie? Croyez-vous que ce soit seulement l'art d'assembler des mots?... »

[{34}] * Expression de Musset.

** Il en existe une excellente reproduction grav�e sur acier par Robinson et une tr�s mauvaise lithographie par Lassalle. L'original appartient � la fille de George Sand, Mme Solange Cl�singer.

{36} Pour �crire ces lignes il fallait, sans aucun doute, �tre un po�te soi-m�me et avoir profond�ment compris et senti toute la po�tique nature d'Alfred de Musset. C'est dans cette compr�hension mutuelle de leurs natures po�tiques et exclusives que r�sida l'invincible attraction qui rapprocha subitement George Sand et Musset. Au milieu de tous les orages qui surgirent plus tard entre eux, malgr� tous leurs chagrins, cette attraction persista, les attirant irr�sistiblement l'un vers l'autre, leur faisant oublier les trahisons, les offenses et les querelles, et apr�s leur s�paration d�finitive, elle leur laissa dans le cœur, bien des ann�es encore, la m�moire d'un br�lant amour po�tique, le plus orageux peut-�tre, mais aussi le plus beau dans la vie de tous deux, le souvenir d'un �tre rare, cher � jamais.

Au commencement de ce chapitre, nous avons dit qu'il �tait bien difficile de trouver les raisons qui font que les hommes se conviennent et se rapprochent, et qu'il est inutile, quoique tout le monde le fasse, de rechercher les causes de leur refroidissement, de leurs d�senchantements b, et de leurs ruptures. George Sand et Musset en sont un exemple clair et bien remarquable. Il y avait entre eux tant de raisons de d�saccord, tant de dissemblance, que dans la suite, tous deux, l'un dans la Confession d'un enfant du si�cle, l'autre dans Elle et Lui (o� il faut chercher non des faits, mais les id�es et les sentiments qu'inspira l'histoire r�elle), les deux auteurs se sont, sans s'�tre concert�s et comme d'un commun accord, servis d'une personne secondaire et d'un fait ext�rieur et accidentel comme pr�texte de la rupture de leurs h�ros. Et c'est ce qui s'est pass� en r�alit�. George Sand et Musset, natures �galement po�tiques, �taient gens si diff�rents, que, par exemple, Maxime Ducamp {37} dans ses int�ressants Souvenirs* a exprim� la pens�e que, seules les sensations ont d� les rapprocher, c'est-�-dire, selon lui, que cet amour fut purement un amour sensuel. Il n'en est r�ellement pas ainsi. Pour nous, il est indubitable que le plus grand attrait qu'aient �prouv� George Sand et Musset � l'�gard l'un de l'autre, ce fut, comme nous l'avons d�j� dit, que tous deux avaient mutuellement compris et p�n�tr� la po�sie de leur �me, ce qui n'emp�chait nullement ces deux natures d'�tre diam�tralement oppos�es, et c'est pour cela qu'il leur arriva ce qui arrive presque toujours : l'amour, � peine triomphant, devint un tourment mutuel, une source de souffrances, et les deux amants tendirent irr�sistiblement � s'�loigner l'un de l'autre.

* Maxime Ducamp. Souvenirs litt�raires. Revue des Deux-Mondes, 1881.

Les deux po�tes se connurent de la mani�re la plus prosa�que. Sainte-Beuve, l'ami et le confident de George Sand, non seulement en litt�rature, mais aussi en affaires personnelles, lui proposa au printemps de 1833 de faire la connaissance de Musset. George Sand consentit d'abord, puis y renon�a, et �crivit � Sainte-Beuve* : « A propos, r�flexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de Musset. Il est tr�s dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus de curiosit� que d'int�r�t � le voir. Je pense qu'il est imprudent de satisfaire toutes ses curiosit�s, et meilleur d'ob�ir � ses sympathies. A la place de celui-l�, je veux donc vous prier de m'amener Dumas en l'art de qui j'ai trouv� {38} de l'�me, abstraction faite du talent. Il m'en a t�moign� le d�sir, vous n'aurez donc qu'un mot � lui dire de ma part... » Les gens dispos�s � voir en tout quelque chose de surnaturel, trouveront probablement dans ce refus de George Sand un myst�rieux avertissement du sort. Ils se diront aussi sans doute que l'on ne peut �viter sa destin�e, lorsqu'ils sauront que, malgr� ce refus, George Sand et Musset firent toutefois connaissance dans le courant de l'�t� de la m�me ann�e. Le directeur de la Revue des Deux-Mondes, nouvellement achet�e par lui, donna aux Fr�res Proven�aux un d�ner � ses collaborateurs**. Paul de Musset, qui, dans la biographie de son fr�re, a cru sans doute que le mieux �tait de ne pas citer le nom de George Sand (nous devons croire que c'est l�, selon lui, la haute �cole de la correction litt�raire), nous dit qu'� ce diner, il y avait « beaucoup de convives parmi lesquels une seule femme ». Il va sans dire que cette femme �tait George Sand, accompagn�e ce jour-l� de son fid�le chevalier Gustave Planche*** . « Alfred de Musset �tait son voisin de table. Elle l'engagea simplement et avec bonhomie � venir la voir. Il y alla deux ou trois fois, � huit jours d'intervalle, et puis il en prit habitude et n'en bougea plus, » ajoute P. de Musset****. Il para�t qu'une correspondance s'�tait �tablie entre eux, mais une correspondance toute c�r�monieuse; Musset commence ses {39} lettres par « Madame » et George Sand lui r�pond sur le m�me ton.

[{37}] ** Note de 1895. La lettre a paru pour la premi�re fois dans les Portraits contemporains de Sainte-Beuve. Mme Arv�de Barine en a reproduit une partie. L'original, dat� du 11 mars 1833, est entre les mains de M. de Spoelberch.

Note de 1898. La lettre fait aujourd'hui partie de la collection des lettres de George Sand � Sainte-Beuve, �dit�es par L�vy.

[{38}] ** Le r�cit souvent r�p�t� (entre autres par Brand�s et bon nombre d'�crivains cr�dules russes), d'apr�s lequel Buloz aurait fait faire � Musset la connaissance de George Sand dans un but purement pratique, esp�rant que des amours des deux po�tes na�traient des ouvrages pr�cieux pour sa revue, ce r�cit est � ranger parmi les l�gendes, qui ne m�ritent pas la peine d'�tre r�fut�es.

*** Jules Levalloisy,Souvenirs litt�raires. Revue Bleue. 19 janvier 1895. Sainte-Beuve, assure par contre, que le d�ner avait eu lieu chez Lointier et que Musset n'y avait pas assist�. V. Portraits contemporains, t. I, p. 508.

**** Biographie d'Alfred de Musset, p. 119.

Le 24 juin. Musset lui envoie sa pi�ce de vers : Apr�s la lecture d'Indiana, qui ne fait pas partie du recueil des Œuvres de Musset, mais qui fut mise au jour en 1878, dans la Revue des Deux-Mondes, par Paul de Musset.

Le 10 ao�t parut L�lia. Le nouvel ami de George Sand exprima le d�sir de recevoir de l'�crivain lui-m�me un exemplaire du roman. George Sand lui envoya les deux volumes avec deux d�dicaces toutes diff�rentes, mais toutes deux dans le m�me ton badin. Sur le premier volume elle �crivit : « A monsieur mon gamin d'Alfred! George. » Sur le second : « A monsieur le vicomte Alfred de Musset, hommage respectueux de son d�vou� serviteur George Sand*. » 1 Musset s'empressa de la remercier par une lettre dans laquelle, pour la premi�re fois, selon le plus v�ridique des biographes de Musset, Arv�de Barine, le « ton c�r�monieux fait place � un ton plus amical », et o�, en g�n�ral, on remarque d�j� les premiers indices d'un certain rapprochement. « Le mot Madame dispara�t d�s lors de leur correspondance. Musset s'enhardit, il fait sa d�claration d'amour, d'abord avec gentillesse, la seconde fois d�j� avec passion, et leur destin � tous, deux s'accomplit**... » L'amiti� �tait devenue amour, et « amour triomphant ». Le 25 ao�t, George Sand d�clare sans d�tours � Sainte-Beuve qu'elle est la ma�tresse de Musset, et elle ajoute qu'il {40} peut « en publier la nouvelle, car elle est dor�navant oblig�e de mettre sa vie au grand jour***.

[{39}] * Nous empruntons ces d�tails � l'article plein d'int�ressants documents, publi� par Maurice Clouard : « Alfred de Musset et George Sand Notes et documents in�dits. » (Revue de Paris, 15 ao�t 1896.)

** Arv�de Barine. Alfred de Musset, p. 58. Ces deux lettres sont maintenant imprim�es dans le volume de M. Mari�ton.

[{40}] *** A pr�sent cette lettre est imprim�e en entier dans la Revue de Paris et dans le volume des Lettres � Sainte-Beuve, publi� chez L�vy.

Lindau, autre biographe de Musset, fait � sa mani�re l'hisloire de l'amour des deux po�tes, et la traite si singuli�rement que nous croyons n�cessaire de nous y arr�ter un instant.

Quand commence le r�cit des d�buts de l'amour de Musset pour George Sand, Lindau, sans avoir l'air de condamner George Sand, choisit ses tournures, ses verbes, ses adjectifs, ses substantifs, l'on dirait m�me ses pr�positions, de mani�re � faire para�tre les choses les plus simples comme des ruses, les actions dignes de la sympathie la plus enti�re comme je ne sais quoi d'astucieux, cachant un but myst�rieux. Ainsi il dit, entre autres, qu'� la cour ardente que lui faisait, Musset, « elle opposa une sage barri�re et ce jugement froid et r�serv� qu'elle sut garder dans toutes les circonstances de la vie ». Si nous nous rappelons qu'au mois de mars, George Sand n'avait pas encore fait la connaissance de Musset, et que le 25 ao�t elle communiquait d�j� � Sainte-Beuve la nouvelle importante, mentionn�e un peu plus haut, les mots « jugement froid et r�serv� » nous para�tront une simple raillerie, car il ne viendra � l'esprit de personne d'accuser pr�cis�ment, en ce cas, George Sand d'un exc�s de raisonnement. Dans la m�me lettre, George Sand, il est vrai, dit � sa mani�re ordinaire, que si elle a agi comme elle l'a fait, c'�tait plut�t par amiti� que par amour. Amiti� bien �trange! Les mois restent des mots, et les faits des faits; nous avouons que, dans ce cas, nous aurions pr�f�r� voir chez George Sand plus de possession de soi-m�me et de « raisonnement, » ou plut�t une {41} r�sistance plus prolong�e. Y avait-il donc si longtemps que George Sand s'�tait d�senchant�e de Jules Sandeau, et qu'elle s'�tait afflig�e de son entra�nement pour M�rim�e? Et la voil� qui se jette en aveugle au-devant d'une nouvelle passion! En tout cela, il y a bien peu de « froideur », de « retenue » et de « jugement »!

D'o� provient donc cette confusion d'id�es chez Lindau? — Il adapte une fiction de roman � des dates et � des faits r�els! Les longs raisonnements de Mlle Th�r�se Jacques, h�ro�ne de Elle et Lui, il les met dans la bouche de George Sand. Th�r�se, les lecteurs de l'ouvrage s'en souviennent peut-�tre, a employ� tous les moyens pour d�tourner Laurent de sa mani�re funeste de passer le temps avec des viveurs et des grisettes, et enfin elle se d�cide � le sauver par son amour. Dans quelle proportion ceci est-il d'accord avec la r�alit�, ou imagin� comme une th�se? C'est l� une question de critique purement litt�raire, qui ne se rapporte qu'au roman de Elle et Lui. Les faits prouvent que le roman v�cu de Musset et de George Sand, ou, du moins, le d�but de ce roman, ne ressemble en rien au roman de Th�r�se et de Laurent. Le roman r�el nous frappe par sa spontan�it�, par sa pr�cipitation : c'est presque un coup de foudre, tandis que le roman �crit se tra�ne en longueur, est plut�t froid et gradu�. Mais Lindau continue, � mesure qu'il raconte la vie de Musset, � puiser ses renseignements dans le roman de Elle et Lui, et voil� pourquoi nous trouvons dans son livre la page que voici :

« Sous ce rapport les r�les n'ont pas �t� justement distribu�s; c'�tait la femme qui dirigeait. Musset �tait d�raisonnable, passionn�; George Sand agissait en pleine connaissance de cause et avec calme (?!). Musset �tait amoureux, {42} George Sand ne l'�tait pas (?!). Elle traitait le po�te comme mi gamin d�sob�issant. Elle lui expliquait avec la sagesse d'une gouvernante (?!) — qui exasp�rait le jeune homme ador� de tous, l'�l�gant dandy, habitu� aux conqu�tes, — que l'amour entra�ne avec lui toutes sortes de chagrins et qu'il vaudrait beaucoup mieux que les relations de sa part, � elle, restassent celles d'une m�re ou d'une sœur. Ainsi, nous travaillerions mieux, disait-elle. Elle variait de toutes les mani�res les paroles du chevalier Toggenbourg : « N'exige pas d'autre amour, car cela me chagrine. » Mais le Toggenbourg des temps modernes ne consentit pas � « s'�loigner d'elle avec un chagrin muet »; elle-m�me t�cha de le garder aupr�s d'elle. Musset, profond�ment attrist� de voir son amour refus�, se lan�a de nouveau dans le tourbillon des plaisirs; — alors elle eu des remords. Pour sauver le malade, elle r�solut de lui offrir, comme m�decine, l'amour qu'elle lui avait refus� jusque-l�. Sans passion comme sans entra�nement, sans oubli d'elle-m�me, elle crut qu'il lui fallait, au jour qui lui conv�nt le mieux, changer en amour sa disposition amicale, ou, du moins, en donner la preuve supr�me... Avec quel froid jugement George Sand fit � son bien-a�m� l'aveu d�finitif, nous le savons par ce qu'elle en dit elle-m�me. Elle se fit � sa nouvelle position, qui ne l'avait aucunement prise au d�pourvu, avec un discernement vraiment �tonnant... »

Lindau expose ensuite, mais toujours � sa mani�re, le commencement du cinqui�me chapitre d'Elle et Lui, en r�p�tant la phrase c�l�bre : « que des nuits de r�flexions douloureuses avaient pr�c�d� »... ce nouvel ordre de choses. Nous laissons au lecteur le soin de juger lui-m�me, jusqu'� quel point on peut dire, en ce cas, de George {43} Sand, qu'elle a « agi en plein calme, » et « en raisonnant »; qu'elle n'�tait pas �prise », qu'il y a eu l� « sagesse de gouvernante », « manque de passion », « absence d'oubli de soi-m�me », « amour administr� comme m�dicament » (!!), etc.

Par tout ce qui a �t� dit plus haut, on voit que Lindau s'est propos� de nous donner un r�cit captivant d'un th�me psychologique tr�s int�ressant, mais ce n'est pas l� de l'histoire, c'est uniquement de la litt�rature. Il est �vident que Lindau n'est gu�re plus heureux lorsqu'il essaie de repr�senter George Sand comme une Mme Putiphar (et Musset comme un autre Joseph!) comme une intrigante menteuse qui entortillait le jeune homme � sa guise, et qui, le p�trissant comme une cire molle, faisant de lui, tant�t une figure douce et humble, tant�t une figure bouillonnante de passion. Il ressemblait bien peu � un jouvenceau innocent, d�tourn� de la bonne voie par une intrigante froide et hypocrite, celui qui racontait � son fr�re des historiettes « dans le go�t de Lauzun et de Bassompierre », lui, l'auteur de Mardoche, de Namouna et de Rolla! Il en est de m�me de George Sand, si passionn�e, si impressionnable, si facile � entra�ner, habitu�e « � tout risquer � tout propos », si peu constante et si peu ressemblante � Th�r�se Jacques, cette femme si calme et si raisonneuse.

Cette confusion entre des �tres si dissemblables, entre des personnages fictifs et des personnages r�els, am�ne le sourire sur les l�vres du lecteur. Un fait nous arr�te encore, qui a servi souvent d'arme � ceux des ennemis de George Sand qui cherchent � l'accuser d'hypocrisie comme femme et comme �crivain : c'est que les h�ro�nes de George Sand sont un peu phraseuses et prolixes dans {44} les moments d�cisifs de leurs amours � elles, et que leur auteur a une tendance marqu�e � expliquer et � justifier leur « chute » par diff�rents motifs tr�s �lev�s, comme si l'amour par lui-m�me n'�tait pas un motif suffisant. La plupart des biographes de Musset et les critiques d'histoire litt�raire tombent dans la m�me erreur que Lindau en voulant affubler George Sand elle-m�me de ces belles tirades et de sa mani�re d'invoquer « les circonstances att�nuantes », lorsqu'il s'agit de ses propres romans v�cus. Ces deux traits de la physionomie litt�raire de George Sand ont une double explication. La premi�re, c'est que tr�s ardente et de nature passionn�e, se laissant facilement entra�ner et allant sans jugement et presque subitement jusqu'aux plus d�cisives manifestations de la passion, lorsqu'elle cr�ait ses h�ro�nes avec l'intention de repr�senter non pas elle, mais des femmes id�alis�es, George Sand s'est ing�ni�e � chercher toutes les causes logiques possibles, propres � justifier et � excuser leurs chutes. Ce proc�d� ressort directement de sa nature complexe : d'un c�t�, temp�rament passionn�, de l'autre une �me tendant �ternellement � l'id�al et au « rationnel ». Et si dans sa propre vie elle a eu � d�plorer si am�rement ses entra�nements et n'a jamais su se justifier en rien � ses propres yeux, elle s'est d'autant plus �vertu�e, dans ses romans, � cr�er des types de femmes comme elle aurait voulu �tre elle-m�me. D'autre part ce n'est pas sa faute, si ses phrases et ses h�ro�nes nous paraissent souvent trop ampoul�es ou trop « immacul�es »; nous sommes trop �loign�s de 1830, de son style, des go�ts et des sentiments qui r�gnaient alors. George Sand fut fid�le � son �poque en faisant parler � ses h�ro�nes un langage id�al et quelque peu emphatique. Alexandre Herzen, cet esprit libre et sobre, n'employait-il {45} pas le m�me langage lorsqu'il �crivait � sa fianc�e, Nathalie Alexandrovna*?

* La Correspondance r�cemment publi�e du c�l�bre �crivain russe avec sa fianc�e (plus tard sa femme) a excit� un int�r�t g�n�ral en Russie.

Les discours et la prolixit� des h�ro�nes de George Sand s'expliquent donc parfaitement par leur �poque; et si elle les fait c�der � leurs passions seulement lorsqu'elles peuvent justifier leur chute par des motifs de l'ordre le plus �lev�, et qu'elle leur fait expier leur entra�nement, cela ressort, comme nous l'avons dit plus haut, de la tendance de George Sand vers le vrai, le beau, le raisonnable dans la vie, tendance souvent en contradiction avec ses propres entra�nements et ses propres passions. Voil� pourquoi les critiques qui oublient ou ne voient pas cette dissemblance absolue entre Aurore Dudevant et le type favori des h�ro�nes de George Sand, seront constamment en contradiction avec eux-m�mes, ou accuseront George Sand d'hypocrisie.

Cette contradiction se manifeste surtout chez Lindau, lorsqu'il raconte le d�but du roman qui s'est pass� entre elle et Musset. Il n'est certes pas plus heureux lorsqu'il essaye de la repr�senter comme une « lady Tartuffe » ou comme une Mme Putiphar, que Paul de Musset en voulant faire passer son fr�re pour une rosi�re.

Les premi�res semaines — comme tous les « commencements » dont parle Mme de Sta�l — furent heureuses; une harmonie parfaite r�gnait entre les deux amants. Tous deux, semble-t-il, avaient trouv� l'un dans l'autre ce qu'ils r�vaient, ce qu'ils cherchaient. Ils ne se cachaient pas du monde et �taient ins�parables.

Dans une lettre in�dite du 7 mars 1834 � Boucoiran, George Sand le prie — pour �viter tout malentendu avec {46} M. Dudevant, qui devait se rendre � Paris en l'absence de Goorge Sand — « d'enlever toutes les hardes d'Alfred de Musset qui ont pu rester dans sa chambre ». Dans une autre lettre, du 6 avril, elle le prie de donner la clef de sa chambre � Musset, revenu � Paris et qui voulait y prendre quelques effets � lui, des tableaux, des livres, etc. On voit, par l�, qu'ils habitaient ensemble le quai Malaquais dans l'automne de 1833, et le petit logement �tait un vrai petit nid d'amoureux. Paul de Musset, lui-m�me, n'a pu trouver autre chose � dire sur cette lune de miel que de proclamer bien haut qu'il r�gnait dans le jeune m�nage, non seulement le bonheur, mais encore une folle ga�t�, une joie exub�rante. Tant�t, c'�taient des mascarades spontan�es; tant�t, dans ce cercle d'intimes, on mystifiait, d'un commun accord, l'un ou l'autre des amis et des connaissances par des repr�sentations improvis�es. Debureau, le Pierrot bien connu d'un petit th��tre, talent primesautier et vraie nature d'artiste, prit, m�me une fois, part � ces divertissements. George Sand lui a consacr� quelques lignes touchantes dans l'Histoire de ma Vie, et, apr�s sa mort, elle publia, sur lui, dans le Constitutionnel (1846), un petit article, r�imprim� ensuite dans la collection compl�te de ses œuvres*. Dans cet article, George Sand caract�rise surtout Debureau comme une nature artistique et spontan�e, une ame droite et franche. Un jour que Musset et George Sand s'�taient imagin� de mystifier M. Lerminier, le critique, Debureau lui fut pr�sent� en qualit� de diplomate anglais, et pendant tout le d�ner, empes� et plein de morgue, il ne desserra pas les dents. Ce ne fut qu'� la fin d'une conversation sur la politique, qu'� l'�bahissement {47} de tous les non-initi�s, il se mit tout � coup — afin, dit-il, de mieux faire comprendre l'�quilibre europ�en, — � jongler avec son assiette. Ce soir-l�, Musset �tait d�guis� en gentille soubrette normande, — tr�s maladroite de ses mains, — qui tant�t arrosait d'eau les convives en les servant, tant�t les poussait sans c�r�monie, et, pour comble, se mit � table � c�t� du diplomate. Bref, ce furent des plaisanteries et des rires sans fin... Parfois toute la compagnie se rendait au th��tre, parfois les deux amants se promenaient sur les boulevards, ou bien l'on restait � la maison, et alors on lisait, on dessinait, on faisait de la musique et l'on causait amicalement d'art et de litt�rature. D'autres fois les deux amants travaillaient ensemble ou jouaient comme des enfants. En un mot, on e�t dit l'id�al d'une union d'artistes**.

[{46}] * Voir : Questions d'art et de litt�rature.

[{47}] ** Nous n'ajoutons foi qu'� ce que Paul de Musset dit de cette �poque dans la Biographie, en laissant de c�t� le tableau qui en est fait dans Lui et Elle, o� certains biographes et critiques ont pourtant puis� des d�tails pittoresques sur la vie que menaient alors Musset et George Sand. Dans le roman dont nous parlons, ces d�tails sont certes pleins de verve et de coloris et peignent bien la vie de boh�me des deux po�tes. N�anmoins, on ne doit pas oublier que c'est l� une œuvre d'imagination et non d'histoire.

Dans le courant de septembre, ennuy�s du bruit de Paris et �videmment lass�s de l'esp�ce de tutelle exerc�e par le tr�s cher fr�re Paul, qui, on le voit, n'avait pas quitt� le jeune couple — lassitude dont ce t�moin importun ne se doutait point, ce qui explique pourquoi il ne comprit pas la raison qui les faisait s'envoler si vite de Paris, — Alfred de Musset et George Sand s'�tablirent d'abord � Fontainebleau, o� ils pass�rent quelque temps dans une enti�re solitude, faisant des promenades et des excursions dans la c�l�bre et admirable for�t.

Ce voyage est devenu historique, depuis que les deux {48} �crivains, dans la Confession d'un enfant du si�cle et le Souvenir, ainsi que dans Elle et Lui, l'ont c�l�br� et l'ont fait passer � la post�rit�. Ni l'un ni l'autre ne purent jamais aller � Fontainebleau sans se rappeler aussit�t ces premiers temps heureux de leur amour, jamais ils ne purent parler indiff�remment de la foret. Aussi George Sand y retourna-t-elle plus d'une fois, en r�alit� ou en pens�e, et en parle-t-elle plusieurs fois dans ses �crits. En 1837, elle y passa plusieurs semaines avec son fils et il en r�sulta quelques pages lyriques intitul�es : Une lettre �crite de Fontainebleau en 1837*, parues en 1853 dans le volume collectif intitul� : « Fontainebleau. » Dans la pr�face de la Derni�re Aldini, George Sand �crit** : « J'ai r�v�, en me promenant � travers la for�t de Fontainebleau, t�te � t�te avec mon fils, � tout autre chose qu'� ce livre, que j'�crivais le soir dans une auberge, et que j'oubliais le matin, pour ne m'occuper que de fleurs et de papillons. Je pourrais raconter toutes nos courses et tous nos amusements avec exactitude, et il m'est impossible de dire pourquoi mon esprit s'en allait le soir � Venise. Je pourrais bien chercher une bonne raison; mais il sera plus sinc�re d'avouer que je ne m'en souviens pas : il y a de, cela quinze ou seize ans. »

* Plus tard cette « Lettre » fut r�imprim�e dans les Œuvres compl�tes de George Sand, au cours du volume les Sept Cordes de la Lyre. La lettre fait aussi partie du n° III de ses Impressions et Souvenirs.

** Le roman a �t� �crit et imprim� en 1837. La pr�face fut �crite en 1853 pour l'�dition des Œuvres de George Sand, publi�es chez Hetzel avec illustrations de Tony Johannot et de Maurice Sand.

Nous supposons que le lecteur comprend clairement pourquoi et par quel encha�nement d'id�es et de souvenirs les sentiers myst�rieux de la for�t de Fontainebleau faisaient revivre dans l'�me de l'�crivain les r�miniscences de Venise; nous supposons aussi que « quinze ans auparavant », {49} c'est-�-dire en 1837, George Sand elle-m�me s'expliquait parfaitement pourquoi Fontainebleau et Venise vivaient ins�parablement en son �me. C'est le souvenir des jours les plus doux et les plus sombres de son amour pour Musset qui en faisait le lien... Bien plus tard encore, en 1872, George Sand consacra de nouveau � la for�t de Fontainebleau quelques pages �loquentes; c'�tait une r�ponse � l'appel adress� aux savants et aux artistes sur la n�cessit� de conserver intacte cette foret historique dont le Gouvernement voulait vendre une partie. George Sand �leva aussi la voix contre l'ali�nation de cette propri�t� nationale; et cela tant au point de vue utilitaire (� cause du dommage qui r�sulte de la destruction des for�ts si peu nombreuses en France) qu'au point de vue esth�tique, pour ne pas priver le peuple, et surtout les enfants, d'un de ces coins de « nature » que l'on fait dispara�tre de plus en plus et que l'on rel�gue toujours plus loin des endroits habit�s; cependant c'est la seule source de po�sie, d'observation, de contemplation pour bien des enfants des villes, c'est un �l�ment indispensable � leur �ducation*.

* Cette lettre imprim�e d'abord dans le Temps, fait partie du volume Impressions et Souvenirs des Œuvres compl�tes, o� elle porte le n° XX.

La plupart des biographes et des critiques racontent avec beaucoup de d�tails le voyage � Fontainebleau, en se basant sur ce que l'on trouve dans Elle et Lui, Lui et Elle et dans la Confession. Nous ne les imiterons pas. Bien plus, nous ne pouvons partager compl�tement l'opinion de $Mme Arv�de Barine, qui prend ici pour guide une lettre post�rieure de George Sand � Mme d'Agoult, lettre �crite � propos de la publication de la Confession d'un enfant du si�cle, et dans laquelle George Sand dit que c'est avec �motion qu'elle a lu « cette peinture vraie et d�taill�e d'une {50} intimit� malheureuse* ». Se basant sur cette lettre, Mme Arv�de Barine introduit, notamment en cet endroit de sa biographie de Musset, des fragments de la Confession racontant comment le h�ros, d�s le d�but de son amour, se comportait d�j� �trangement et in�galement avec Brigitte (c'est-�-dire avec George Sand). Il ne pouvait se d�faire des habitudes de son ancienne vie de d�bauche, il tourmentait par sa jalousie r�trospective la pauvre femme aim�e. Tant�t il l'adorait � genoux comme une sainte, tant�t il l' outrageait, comme une ignoble courtisane et la traitait grossi�rement. Quand parut la Confession d'un enfant du si�cle, o� l'auteur a pu, gr�ce au but artistique qu'il poursuivait, disposer et grouper les faits, non dans leur ordre historique, mais conform�ment � son plan artistique (chose � laquelle il avait parfaitement droit), George Sand fut satisfaite de la mani�re dont il avait trait� tout ce qui s'�tait pass�, elle en reconnut l'exactitude. C'est ce qu'elle �crivit en 1836 � Mme d'Agoult. Musset avait donc dit la v�rit� sur lui et sur elle. Mais il importe de savoir � quel temps s'applique cette v�rit�, � l'automne de 1833 ou bien � une �poque post�rieure? A propos de l'automne de 1833, il serait plus juste de citer d'autres paroles authentiques de George Sand tir�es d'une lettre qu'elle �crivit � Sainte-Beuve le 21 septembre 1833, paroles du reste rapport�es aussi par Mme Arv�de Barine elle-m�me :

* Cette lettre, dat�e du 25 mai 1836, est imprim�e dans la Correspondance de George Sand, mais sans ces lignes sinc�res et importantes au point de vue biographique. Nous en donnons un fragment plus loin.

« ... Moi, j'ai �t� malade, mais je suis bien. Et puis, je suis heureuse, tr�s heureuse, mon ami. Chaque jour je m'attache davantage � lui; chaque jour je vois s'effacer {51} en lui les petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois luire et briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par-dessus tout ce qu'il est, il est bon enfant, et son intimit� m'est aussi douce que sa pr�f�rence m'a �t� pr�cieuse*... »

* On ne trouve que quelques fragments de cette lettre dans l'ouvrage de Mme Barine. L'original appartient � M. de Spoelberch. Le paragraphe que nous venons de citer fut imprim� d'abord dans les Portraits contemporains; la lettre tout enti�re a paru maintenant dans la Collection des Lettres � Sainte-Beuve.

Une lettre de la fin de septembre, �galement cit�e par Arv�de Barine, confirme encore davantage cette impression de bonheur et de paix descendue dans l'am� agit�e de l'auteur de L�lia. De tristesse et de d�saccords, il n'y a pas encore trace.

Mais h�las, ils arriv�rent bient�t, et cela presque d�s le commencement du voyage en Italie, que Musset et George Sand entreprirent dans le courant de d�cembre de la m�me ann�e. L'un et l'autre tenaient � s'�loigner du bruit de Paris, des amis et des parents, et � vivre seuls en pleine libert�, au milieu d'une nature merveilleuse et des monuments de l'art.

M. Dudevant n'avait, en apparence, oppos� aucun emp�chement au voyage de sa femme; la petite Solange restait aupr�s de son p�re, � Nohant; George Sand avait confi� temporainement Maurice, pour les f�tes de No�l, � ses deux a�eules : Mme Dupin, et la belle-m�re de son mari, la baronne Dudevant, et vers la mi-d�cembre* Musset et George Sand quitt�rent Paris. Ils pass�rent par Marseille et G�nes, Livourne et Pise, et se rendirent � Florence, d'o� ils all�rent � Venise par Ferrare et Bologne. Remarquons bien cet {52} itin�raire, uniquement pour ne pas tomber dans l'erreur de Messieurs les biographes qui aiment � prendre les romans comme documents et ont pu faire ainsi se promener Musset et George Sand, � la suite de Fauvel et d'Olvmpe, ou de Laurent et de Th�r�se, � la Spezzia et � Naples, o� il n'ont jamais mis les pieds. Du reste, Lindau, qui reproduit toujours servilement Paul de Musset, s'�loigne tout � coup de son original en parlant du d�part, et au lieu de la soir�e brumeuse et des mauvais pr�sages de toutes sortes** qui accompagn�rent ce d�part dans le r�cit du fr�re, il nous dit qu'il s'est effectu� dans la joie « par une gaie journ�e ensoleill�e du mois d'octobre » (?!)

[{51}] * Dans sa lettre � Mme Dupin, dat�e de : « Jeudi, d�cembre, 1833 ». (Correspondance, t. I), elle �crit : « Je pars ce soir », et dans une lettre in�dite � son mari, du « mardi, 11 d�cembre », elle �crit, qu'elle partira « jeudi », ce qui indique qu'elle est partie de Paris le jeudi, 13 d�cembre.

[{52}] ** Biographie d'Alfred de Musset, par Paul de Musset.

George Sand �crivit � son fils de Marseille, le 18 d�cembre, sa premi�re lettre, dans laquelle elle lui dit qu'ils ont jusque-l� voyag� sans rel�che*. A Marseille, ils rest�rent jusqu'au 22, d'o� il partirent pour G�nes. L'album de voyage de Musset renferme quelques dessins tr�s curieux repr�sentant George Sand dans des attitudes toutes diff�rentes : fumant tranquillement sa cigarette sur le tillac, tandis que Musset a l'air penaud d'un homme qui souffre du mal de mer; ailleurs Musset repr�sente sa compagne en costume d� voyage, achetant un bibelot dans une boutique de bric-�-brac, puis en toilette d'appartement, encore plus loin costum�e en Turque et fumant la chibouque; ou encore souriante, un �ventail � la main. Sur le bateau du Rh�ne, les jeunes gens rencontr�rent Beyle (Stendhal, l'auteur de Rouge et Noir), et, � ce qu'il semble, ils pass�rent gaiement le temps avec lui, quoique George Sand ne partage�t gu�re ses go�ts ni ses id�es. Le voyage commen�ait tr�s agr�ablement.

* Correspondance, t. I, p. 256.

{53} A G�nes, les deux voyageurs se mirent, sans se lasser, � visiter les palais et les mus�es, admirant en vrais artistes toutes les merveilles d'art diss�min�es avec tant de profusion dans cette charmante ville. De G�nes ils se rendirent � Florence par Livourne.

A Florence commenc�rent � s'�lever entre eux les premi�res discordes, d'abord passag�res, mais elles prirent bient�t un caract�re mena�ant et d�montr�rent aux deux amoureux, si heureux nagu�re, qu'ils �taient deux individualit�s diff�rentes, ce qui est le sympt�me le plus vrai et le plus fatal d'une rupture mena�ante et du commencement de la fin. Ils �taient cependant encore parfaitement heureux, mais il y avait d�j� des nuages � l'horizon, et les biographes de Musset (les deux meilleurs, du moins : Arv�de Barine et Lindau) sont oblig�s de reconna�tre que la cause de ces premiers malentendus �tait due � Musset lui-m�me. C'est ici qu'il faut rapporter la page de la Confesnon que cite Mme Barine, en parlant de la course � Fontainebleau. Un pass� trop orageux avait laiss� en Musset des traces ineffa�ables; il avait �prouv� par lui-m�me ce qu'il avait d�j� si souvent pris pour sujet de ses po�mes et de ses drames comme par exemple de : la Coupe et les l�vres. La vie de d�bauche qu'il avait auparavant men�e le rendait incapable d'un amour candide, confiant, plein d'estime et d'amiti�; elle avait empoisonn� � jamais dans son �me la source du pur d�vouement et de la foi, et l'avait souill�e. Vainement essayait-il d'oublier le pass�, de croire � une femme fid�le, de l'aimer avec respect, « saintement ». Des souvenirs affreux, hideux, d'am�res exp�riences ne lui faisaient voir en elle que la source de grossi�res jouissances et de tromperies plus grossi�res encore. Et la fantaisie sans frein, cette {54} facult� de s'adonner � toute id�e � peine n�e dans l'imagination, faisait de tout soup�on une r�alit�, et pouvait faire succ�der tout � coup aux minutes les plus heureuses des moments o� il regardait son amante comme la derni�re des femmes, et il �tait capable de la ha�r sur les soup�ons les plus honteux et les plus invraisemblables pour la porter ensuite au plus haut des cieux et l'adorer comme une divinit�.

George Sand ne comprenait pas ces perp�tuels changements. Elle aimait autrement. Dou�e d'un temp�rament passionn�, elle avait pourtant l'�me calme et bien pond�r�e. Elle ne savait point aimer sans croire et sans voir dans le bien-aim� le meilleur des hommes. Elle joignait � cela une bont� toute mis�ricordieuse, une grande patience, et aussi longtemps qu'elle ne vit dans les emportements de Musset que les d�fauts et les exc�s d'une po�tique nature passionn�e, elle n'y fit aucune attention. Mais le jour o� elle vit enfin qu'ils �taient gens diff�rents, qu'ils envisageaient les choses tout diff�remment, qu'ils les comprenaient autrement, qu'elle eut cess� de croire � Musset, l'�loignement et le refroidissement commenc�rent � travailler imperceptiblement et inconsciemment son �me. Les relations entre les deux amants rest�rent passionn�es comme par le pass�, mais leurs �mes ne vibraient plus � l'unisson. De l� la trag�die qui s'ensuivit, de l� la dur�e de cette trag�die, qui n'arriva pas de sit�t � son �pilogue. Leur amour, de cha�ne de roses qu'il �tait, devint une cha�ne de fer, une cha�ne meurtrissante, mais elle leur �tait si ch�re, que tous deux de longtemps encore ne purent la briser. Ils diff�raient tellement par leurs convictions, leurs go�ts, leurs habitudes! Au moment de leur liaison, Musset et George Sand n'avaient fait attention qu'aux grandes lignes {55} po�tiques de leur caract�re et de leur �me, par lesquelles ils se ressemnblaient, avec le temps ils commenc�rent � se convaincre que leurs habitudes, leur genre de vie �taient tout diff�rents et ne pouvaient point s'accorder. On peut s'�tonner qu'ils ne s'en soient pas aper�us plus t�t. Voici ce que nous dit de Musset l'un de ses amis mondains, le comte d'Alton-Shee : « Avec les hommes, il parlait peu et riait volontiers de l'esprit des autres. Aux femmes il r�servait toutes les gr�ces et tous les charmes de sa coquetterie; pr�s d'elles il �tait gai, amusant, �loquent, moqueur, dessinant une caricature, composant un sonnet, �coutant la musique avec d�lices, jouant des charades improvis�es, ayant comme elles l'horreur de la politique et des sujets s�rieux. » George Sand, tout au contraire, ne pouvait souffrir la causerie pour la causerie m�me, elle avouait volontiers qu'elle pr�f�rait la conversation des hommes � celle des femmes, celles-ci la fatiguant par leur vain bavardage et leurs coq-�-l'�ne. Elle aimait � causer et � jouer avec des enfants, elle s'entendait � les faire rire en riant elle-m�me, mais elle manquait compl�tement d'esprit dans les conversations de salon. Quand on causait devant elle de choses qui lui �taient peu connues ou qui n'avaient pour elle aucun int�r�t, elle se taisait. Mais aussit�t qu'il �tait question de quelque chose qui lui tenait au cœur, elle prenait une vive part � la conversation, discutait, exigeait qu'on lui prouv�t ce qui l'avait frapp�e ou l'avait touch�e au vif. Nous avons d�j� cit� le passage de la cinqui�me partie (vol. IV, p. 149) de l'Histoire de ma Vie o� elle nous dit quelles questions religieuses, politiques et sociales l'avaient remu�e si profond�ment � la veille d'�crire L�lia : « Mais il est une {56} douleur plus difficile � supporter que toutes celles qui nous frappent � l'�tat d'individu. Elle a pris tant de place dans mes r�flexions, elle a eu tant d'empire sur ma vie, jusqu'� venir empoisonner mes phrases de pur bonheur personnel, que je dois bien la dire aussi...* » etc.

* Voir le chapitre VII.

Et Musset dit dans sa c�l�bre d�dicace � Alexandre Tatett :


D'ailleurs, il n'est pas dans mes pr�tentions
D'�tre l'homme du si�cle et de ses passions.
Si mon si�cle se trompe, il ne m'importe gu�re :
Tant mieux s'il a raison, et tant pis s'il a tort;
Pourvu qu'on dorme encore au milieu du tapage,
C'est tout ce qu'il me faut et je ne crains pas l'�ge
O� les opinions deviennent un remords.

Si les lignes de cette d�dicace qui viennent apr�s celles-ci font tant d'honneur � la libre pens�e de Musset, � sa tol�rance en mati�re de religions et de nationalit�s, � son m�pris pour ce que l'on est convenu d'appeler « patriotisme », et nous le montrent comme un homme pla�ant l'humanit� au-dessus de la nationalit� — les lignes cit�es t�moignent au moins de son inertie et de son indiff�rence envers les questions qui ont agit� ou agitent encore les plus grands esprits de notre si�cle.

Tout en prenant enti�rement � cœur les grandes causes g�n�rales, George Sand �tait en m�me temps un �crivain de vocation par toutes les tendances de sa nature. Son art, elle l'aimait plus que tout au monde; son travail, elle le regardait comme le premier des devoirs, sinon comme la chose qui, dans sa vie, primait toutes les autres; elle {57} travaillait comme les vrais artistes : partout et toujours, dans la joie comme dans la tristesse, qu'elle aim�t ou qu'elle n'aim�t point, au foyer comme en voyage. Ecrire �tait pour elle une n�cessit�, elle ne pouvait vivre sans cela. Plus tard, elle se plaignit parfois de « son travail de for�at », et souvent elle se sentait vivement fatigu�e, car son labeur �tait au-dessus de ses forces. Mais ceci �tait indispensable, car son travail �tait presque sa seule ressource. Nous savons, en effet, par son proc�s avec Dudevant, qu'il ne lui payait presque jamais exactement les mis�rables 1.500 francs assign�s par leur contrat de mariage. Elle voulait, en outre, vivre de sa plume sans d�pendre de son mari et sans faire de dettes. Il lui fallait travailler d'arrache-pied, rien que pour pouvoir, apr�s avoir v�cu six mois � Nohant, passer les six autres mois de l'ann�e � Paris avec sa petite fille. Ce n'�tait qu'� condition d'un labeur sans rel�che qu'elle �chappait � la pauvret� et qu'elle n'avait pas � se refuser les plus modestes plaisirs. Son voyage en Italie entra�na de nouvelles d�penses assez consid�rables. Avant son d�part, pour avoir quelques centaines de francs de plus en poche, elle emprunta une certaine somme � Buloz et � Sosth�ne de La Rochefoucauld, en promettant � Buloz de r�gler son compte en lui envoyant de la copie � mesure qu'elle �crirait en Italie. En effet, tout en passant ses journ�es, � G�nes ou � Florence en promenades, et en jouissant de la nature et des arts en compagnie de son bien-aim�, George Sand, le soir, se mettait � sa table de travail, �crivait par vocation et par n�cessit�, et rien ne pouvait la d�tourner de son œuvre �crire �tait pour elle une seconde nature.

Musset, lui, �crivait � b�tons rompus, passant parfois {58} des semaines et des mois sans prendre une plume : son amour de l'art �tait celui d'un dilettante. Des d�saccords ne tard�rent pas non plus � s'�lever sur ce terrain. Musset ne voulait travailler qu'� ses heures, mais �tait toujours pr�t � courir les rues le soir et � s'amuser. George Sand, tout enti�re � son travail, ne pouvait ni ne voulait l'accompagner*. Elle n'admettait pas comme {59} possible qu'il p�t s'�lever entre eux des d�saccords pour la seule raison qu'elle se voyait oblig�e de travailler et qu'il lui fallait, � lui, des spectacles ou des pique-niques, car elle comprenait ses relations avec Musset comme quelque chose de beaucoup plus s�rieux. Les discordes arriv�rent cependant.

[{58}] * Dans l'exposition de ce fait la partialit� de Lindau �clate de nouveau aux yeux. Il dit : « Deux natures toutes diff�rentes s'�taient heurt�es : d'un c�t�, un jeune homme passionn�, effr�n�, qui disposait sans m�nagement de sa sant�, de sa cassette et de son g�nie, sans se soucier de savoir comment �a finirait, et qui, dans la fum�e de l'entra�nement et des plaisirs, allait au hasard sans savoir o� (ziellos dahinlaumelle); de l'autre, une femme mod�r�e, calme, un peu p�dantesque, qui, chaque soir, v�rifiait sa caisse et pensait au moyen de la remplir d�s qu'elle la voyait diminuer, et qui se poss�dait assez elle-m�me pour se mettre en tout temps � sa table de travail et �crire le nombre de pages voulu, une femme que rien ne pouvait arracher � ce travail et qui pouvait r�sister � toutes les tentations... »

Lindau confond ainsi dans une m�me phrase deux choses compl�tement diff�rentes, mais toutes deux faisant honneur � George Sand : son amour du travail, — vrai travail d'artiste enti�rement vou� � son œuvre, — et la n�cessit� de vivre de ce travail en tenant ses comptes, v�rifiant sa caisse et s'inqui�tant de savoir comment elle payerait ses divertissements, alors que Musset, lui, s'en souciait fort peu. Confondre ces deux choses et en parler d'un ton railleur ne fait nullement honneur ni � la p�n�tration ni � la probit� litt�raire de Lindau. Mais le d�sir de rejeter sur George Sand la responsabilit� de toutes les peccadilles de Musset; porte Lindau � un v�ritable jeu de mots, en sorte qu'il devient difficile de saisir ce qu'il veut dire � la page suivante, que nous reproduisons en entier :

« A. de Musset voulait user de la vie et en jouir au moment donn�, George Sand qui, � beaucoup d'autres qualit�s, joignait encore celle d'�tre une bonne et soigneuse m�nag�re, bien �conome, voulait faire quelque chose qui f�t bien (rechtschaffenes), gagner de l'argent et r�unir des mat�riaux pour ses travaux futurs. Il voulait courir le monde sans aucun but, elle voulait travailler selon le plan qu'elle s'�tait form�. A la fin des fins, il alla son chemin, elle resta � la maison. Seul, il devint triste, il se mit � chercher la soci�t� que l'on trouve toujours facilement, celle des chanteuses et des danseuses, pour la plupart d'une r�putation douteuse, avec lesquelles il fit connaissance par l'entremise du consul de France � Venise, soci�t� joyeuse, amusante, dans laquelle il s'oubliait, et, en tout cas, plus agr�able que celle qu'il trouvait aupr�s de son amante, taciturne, glaciale (?) appliqu�e au travail, et qui, lorsqu'il lui fallait travailler, fermait momentan�ment sa porte m�me � l'amour. Il passait ainsi ga�ment son temps. [{59}] Ga�ment? Nous n'en savons rien. Au fond de son �me, il �tait tout � fait d�mont�. Il �tait m�content de sa bien-aim�e. Il trouvait injuste que gr�ce � ses calculs p�dantesques — c'est ainsi que lui paraissaient les motifs qui l'encha�naient � sa table de travail — elle l'abandonn�t � son sort. Il lui pesait de n'avoir pas la consolation d'avoir � c�t� de lui une complice de sa faute. Il s'irritait contre lui-m�me, car il voyait qu'il agissait mal. Au milieu de sa vie de d�bauche et de ses soupers joyeux, il devait se souvenir de l'amie consciencieuse qui, dans sa petite chambre et � la clart� de sa lampe, �tait assise � son travail, tandis que lui passait dans les plaisirs une nuit apr�s l'autre. Rien ne nous rend si injuste � l'�gard des autres que la conscience de n'avoir pas rempli notre devoir. Aussi, quand, moralement abattu, il retournait au logis fort tard dans la nuit et qu'il retrouvait son amie encore en train de travailler, ou qu'il entendait de la chambre voisine la respiration �gale de son sommeil, sentait-il l'imp�rieuse n�cessit� non seulement de s'accuser lui-m�me, mais encore le besoin d'en vouloir � celle qui lui donnait l'occasion de s'accuser ainsi. Pour mettre sa conscience en paix, il s'asseyait parfois � table au milieu de la nuit et �crivait quelques heures sans s'arr�ter. Mais le travail ne lui donnait aucune joie et il accusait am�rement celle qui lui paraissait coupable de ce travail sans plaisir... »

Positivement, il est difficile de s'expliquer � quoi tend ici Lindau, [{60}] Tant�t il a l'air d'approuver George Sand, tant�t il trouve que c'e�t �t� mieux si elle s'�tait amus�e � souper ga�ment et � s'�tourdir avec Musset. Ce dernier, selon lui, ne se serait pas alors chagrin� et n'e�t pas recherch� la soci�t� des danseuses, n'aurait senti aucun remords de conscience et aurait eu « une complice », etc. Il ressort de ce que Lindau dit ensuite — en ajoutant foi aux paroles de Louise Colet prises dans Lui — qu'il rejette d�j� uniquement sur George Sand tous les d�saccords et les querelles qui survinrent post�rieurement, et dont il attrihue principalement la cause � sa mani�re de traiter maternellement Musset, ce qui donnait au po�te des rages blanches et fut le coup de gr�ce qui le jeta dans les bras des courtisanes. Il est g�n�ralement re�u de s'attacher � ce c�t� maternel de George Sand. Les uns en font l'�loge, d'autres le bl�ment. Si George Sand, dans sa vieillesse, f�t vraiment une m�re � l'�gard de plusieurs de ses jeunes amis comme Flaubert, Plauchut, Amic, si elle devint maternelle � quarante ans pass�s, lors des derni�res ann�es de sa vie commune avec Chopin, alors malade, il est � pr�sumer que, dans les premi�res ann�es de sa jeunesse, elle �tait bien loin d'�tre maternelle avec ses amants, et en cela il n'y a rien d'�tonnant, rien qui m�rite la louange ou le bl�me. Si plus tard elle s'est imagin� qu'elle l'avait fait, elle s'est tromp�e elle-m�me de bonne foi. Dans sa correspondance avec Musset, on ne trouve de son c�t� rien de maternel, et Musset n'a pas l'air de s'en plaindre. Nous croyons que Mme Colet s'est �loign�e ici de la v�rit�, — ce qui lui est du reste arriv� assez souvent, — et Lindau a tort de r�p�ter les paroles des autres.

D�j�, � Florence, les premi�res discussions s'�taient manifest�es. George Sand s'�tait aper�ue, avec horreur, que son amour n'avait non seulement aucune influence bienfaisante sur les habitudes et le genre de vie de Musset, mais ne le retenait pas m�me de la trahir de la mani�re la plus grossi�re. Deux fois en sa vie elle avait d�j� �prouv� le d�go�t de semblables trahisons : pendant son mariage avec Dudevant, et, plus tard, lorsque Jules Sandeau ne s'�tait point g�n� pour la tromper avec une blanchisseuse. Musset l'aimait comme auparavant, mais, au point de vue masculin de Musset, cet amour ne l'emp�chait {60} pas de courir les aventures. George Sand, qui l'aimait tendrement de son cot�, �tait pr�te � les lui pardonner. Seulement la saintet�, la puret� du sentiment avait �t� viol�e, ce qui l'offensait et la blessait profond�ment. Le fait m�me qu'elle eut � pardonner fut, selon nous, et � en juger d'apr�s sa nature, le coup mortel port� � son amour. Il lui fallait adorer l'�tre aim�, ne trouver en lui aucun d�faut, �tre subjugu�e par son charme. C'est alors qu'elle aimait en effet passionn�ment, de toute son �me, non dans le sens vulgaire de ce mot, mais en ce sens que toutes les forces de son �me, que toutes ses facult�s : esprit, volont�, imagination, sentiment, tout appartenait au bien-aim�. Lorsqu'elle commen�a � pardonner, � « fermer les yeux » sur les d�fauts et sur le manque d'entente, elle aimait d�j� autrement. Peut-�tre aimait-elle mieux alors, dans le sens chr�tien de l'amour, avec cette nuance {61} de pardon g�n�ral, cette sollicitude infinie et cette bont� maternelle dont elle raffolait toujours; ce sentiment d'amour �tait peut-�tre plus conscient, mais il ne l'envahissait plus comme auparavant, ne la remplissait plus du bonheur de l'amour inconscient, le seul vrai qui puisse exister. D'abord elle avait aim� pour elle, maintenant elle aimait pour lui. Ce n'�tait plus cela, et tous deux, semble-t-il, avaient d�j� commenc� � le sentir.

D�s l'arriv�e � Venise se d�roule pour George Sand toute une s�rie d'�preuves, de chagrins et de soucis. A peine install�e � l'h�tel Danieli, �tant d�j� indispos�e � partir de G�nes, et pouvant � peine se tenir sur ses jambes � Pise et � Florence, elle tomba tout � fait malade et dut garder le lit pendant deux semaines enti�res*.

* a). Lettres in�dites � son fils, � sa m�re et � Boucoiran, des 25, 28 et 29 janvier 1834. b). Histoire de ma Vie, t. IV, p. 186-188. Elle y dit qu'apr�s la fi�vre qu'elle avait eue � Venise, elle a souffert toute sa vie de violentes migraines.

Elle n'�tait pas encore compl�tement, r�tablie qu'elle se remettait � b�cher pour rattraper le temps perdu, lorsqu'une circonstance inattendue vint la mettre dans la n�cessit� absolue de travailler encore davantage. M. Plauchut nous a racont�, d'apr�s ce que lui avait dit Buloz*, que Musset, pendant son s�jour � Venise avait �t� entra�n� dans un brelan o� il avait perdu dix mille francs. L'imprudent joueur ne pouvait et n'aurait jamais pu payer cette dette d'honneur, il lui fallait choisir entre le suicide ou le d�shonneur. George Sand n'h�sita pas un instant. Elle �crivit aussit�t au directeur de la Revue, en le priant de lui avancer cet argent. Buloz, sinc�rement bien dispos� pour son {62} collaborateur, envoya la somme par retour du courrier, sans autre condition que celle d'�tre rembours� en manuscrit. George Sand se mit � l'œuvre et exp�dia l'un apr�s l'autre, de Venise � Paris, plusieurs romans, entre autres deux de ses œuvres les plus charmantes, Andr� et Teverino**. « Je fus tellement touch� de l'�nergie de George, m'a dit Buloz, — il ne l'appelait jamais autrement, ajoute M. Plauchut, — �merveill� de la valeur litt�raire de ces romans que je ne voulus jamais qu'elle pay�t sa dette... » Nous laisserons ici � Buloz la responsabilit� de son d�sint�ressement, car par les lettres in�dites de George Sand � Boucoiran, son ami et factotum, nous voyons qu'elle travaillait, au contraire, presque au del� de ses forces, ne sachant comment se tirer d'affaire pour envoyer � temps le nombre de feuilles d'impression que Buloz r�clamait***, qu'elle demandait constamment � Boucoiran de prier Buloz de ne pas �tre si pressant, de lui donner du temps. Enfin, dans une de ses lettres elle lui demande de lui envoyer l'argent de son travail, sans quoi elle ne pourrait payer le docteur ni le pharmacien, ni son retour en France. Dans ses lettres du 4 et 5 f�vrier**** George Sand prie Boucoiran de t�cher de s'arranger, en tout cas, avec un autre �diteur, Dupuy, pour une nouvelle �dition � faire de ses œuvres publi�es jusque-l�. {63} Elle ne cesse de faire des d�marches pour mettre ses comptes en ordre et payer ses dettes. Elle exp�die m�me d'avance ses conditions pour le cas o� Dupuy consentirait � faire un contrat. MM. Plauchut et Ulbach assurent que la famille de Musset n'ignorait pas alors et n'ignore pas aujourd'hui cet �pisode — chose d'autant plus honteuse, que plus tard le fr�re du po�te ne se g�na nullement pour propager sur George Sand les plus vilaines calomnies. Quoi qu'il en soit, cette « p�dante » qui �crivait sans rel�che pendant des nuits enti�res, et cette « bonne m�nag�re, qui dressait ses comptes chaque soir », sauva l'insouciant po�te*****. Par l� elle avait d� contracter une nouvelle dette envers Buloz et travailler deux ou trois fois plus qu'elle ne l'avait fait auparavant. Un peu plus tard, le 16 mars, elle �crit � son fr�re Hippolyte Ch�tiron : « L'amour du travail sauve de tout. Je b�nis ma grand'm�re qui m'a forc�e d'en prendre l'habitude. Cette habitude est devenue une facult� et cette facult�, un besoin. J'en suis arriv�e � travailler, sans �tre malade, treize heures de suite, mais en moyenne, sept ou huit heures par jour, bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup d'argent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, si je n'avais rien � faire, � avoir le spleen, auquel me porte mon temp�rament bilieux. Si, comme toi, je n'avais pas envie d'�crire, je voudrais du moins lire beaucoup. Je regrette {64} m�me que mes affaires d'argent me forcent de faire toujours sortir quelque chose de mon cerveau sans me donner le temps d'y faire rien rentrer. J'aspire � avoir une ann�e tout enti�re de solitude et de libert� compl�te, afin de m'entasser dans la t�te tous les chefs-d'œuvre �trangers que je connais peu ou point. Je m'en promets un grand plaisir et j'envie ceux qui peuvent s'en donner � discr�tion. Mais, moi quand j'ai barbouill� du papier � la t�che, je n'ai plus de facult� que pour aller prendre du caf� et fumer des cigarettes sur la place Saint-Marc, en �corchant l'italien avec mes amis de Venise. C'est encore tr�s agr�able, non pas mon italien, mais le tabac, les amis et la place Saint-Marc. Je voudrais t'y transporter d'un coup de baguette et jouir de ton �tonnement****** ...»

[{61}] * Le m�me fait, est racont� par M. Plauchut dans ses int�ressants articles intitul�s : Autour de Nohant, publi�s dans le Temps (5, 6 et 7 septembre 1891), et r�unis maintenant en volume (L�vy, 1898).

[{62}] ** C'est l� une erreur sans doute involontaire que M. Plauchut commet aussi dans le Temps en nommant Andr� et Teverino. Teverino n'a paru que onze ans plus tard, en 1845. Une lettre in�dite � Boucoiran nous apprend qu'� Venise George Sand avait travaill� au Secr�taire intime (elle en fait mention le 28 janvier). Le 7 mars elle parle d'Andr�, de Jacques qui est promis � Buloz pour le mois de mai, et de Leone Leoni. Enfin, � Venise aussi, ont �t� �crits Mattea et les premi�res Lettres d'un voyageur.

*** On voit d�j� dans la lettre du 28 janvier qu'elle travaillait �norm�ment. Le 4 f�vrier elle �crit : « Je m'�chine � le satisfaire... Je cr�ve de travail.... »

**** Lettres in�dites.

[{63}] ***** Maxime Ducamp, dans ses int�ressants Souvenirs litt�raires, raconte une conversation qu'il a eue avec George Sand en 1868, Elle lui disait entre autres choses que son ambition �tait de « poss�der 3 000 livres de rente? Je fis un bond : « Comment, vous, George Sand, vous ne « les avez pas? » Elle r�pondit : « Non, j'ai gagn� beaucoup, beaucoup d'argent, je l'ai d�pens�; j'en aurais gagn� davantage, je l'aurais d�pens� de m�me. » Elle eut alors un sourire m�le, o� l'orgueil de la domination exerc�e, le sentiment d'une sup�riorit� accept�e, se m�laient � une expression de m�pris, dont la cause n'�tait pas difficile � deviner : elle ajouta : « Je ne regrette rien! » Ce fut un �clair...

[{64}] ****** Correspondance de George Sand, t. I, p. 262.

Mais nous anticipons un peu sur les �v�nements. A la fin de janvier George Sand �tait de nouveau tomb�e malade et avait d� rester quelques jours au lit. Elle �crit � Boucoiran, le 4 f�vrier, � la suite des questions d'affaires dont il a �t� parl� plus haut : « Je viens encore d'�tre malade cinq jours d'une dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est tr�s malade aussi. Nous ne nous en vantons pas parce que nous avons � Paris une foule d'ennemis qui se r�jouiraient en disant : “Ils ont �t� en Italie pour s'amuser et ils « ont le chol�ra! quel plaisir pour nous! ils sont malades!” Ensuite Mme de Musset serait au d�sespoir si elle apprenait la maladie de son fils, ainsi n'en soufflez mot. Il n'est pas dans un �tat inqui�tant, mais il est fort triste de voir languir et souffroter une personne qu'on aime et qui est ordinairement si bonne et si gaie. J'ai donc le cœur aussi barbouill� que l'estomac. Par-dessus le march� M. Buloz {65} fait le Cassandrc et le gouverneur avec moi ce qui ne m'amuse gu�re*... » George Sand �tait alors tr�s inqui�t�e aussi de ne recevoir aucune nouvelle de son fils Maurice et de ne pas savoir s'il �tait bien portant, elle s'inqui�tait �galement de sa fille, qu'en son absence, son mari voulait mettre en pension. George Sand t�chait de s'y opposer par l'interm�diaire de son fr�re Hippotyte et de Boucoiran; elle songea m�me � abr�ger son voyage et � retourner au plus vite � Paris. Mais elle ne pouvait quitter Venise : elle n'avait pas la somme n�cessaire pour partir; d'autant plus que l'argent que devait lui envoyer Salmon, le banquier de son mari, ne lui arrivait pas � la suite de quelque imbroglio ou de quelque retard. Il fallait donc travailler co�te que co�te, et le plus possible. Et avec tout cela, il n'y avait plus entre elle et Musset l'harmonie des beaux jours. Jusqu'� sa maladie, il avait pass� son temps � Venise comme il l'avait fait � Florence; les sc�nes orageuses devenaient plus fr�quentes, alternant avec des tr�ves passionn�es. « Il avait fait pleurer ces grands yeux noirs qui le hant�rent jusqu'� la mort, et il n'�tait pas accouru un quart d'heure apr�s demander son pardon**. »

* Ce fragment de la lettre du 4 f�vrier est cit� aussi (avec des coupures) par Arv�de Barine.

** Arv�de Barine, p. 65.

Mais bient�t George Sand eut � oublier tous ses chagrins et soucis pour un autre souci plus important encore! La maladie de Musset que George Sand mentionnait comme l�g�re dans sa lettre du 4 f�vrier prit le caract�re le plus s�rieux, et le po�te fut bient�t � l'article de la mort.

Le 5 f�vrier, elle �crit � Boucoiran : « Je viens d'annoncer � Buloz l'�tat d'Alfred qui est fort alarmant ce soir, et en m�me temps je lui d�montre qu'il me faut absolument {66} de l'argent pour payer les frais d'une maladie qui sera s�rieuse et pour retourner en France. Comme au bout du compte, c'est un assez bon diable et qu'il a de l'attachement pour Alfred, je crois qu'il comprendra ce que notre position a de triste et qu'il n'h�sitera plus... Voyez-le � cet �gard... » Ensuite, apr�s les explications que nous avons d�j� donn�es relativement aux pourparlers � engager avec Dupuy, aux comptes � r�gler avec Buloz et � tous ses int�r�ts mat�riels, elle ajoute :

« Adieu, mon ami, je vous �crirai dans quelques jours, je suis rong�e d'inqui�tudes, accabl�e de fatigue, malade et au d�sespoir. Embrassez mon fils pour moi. Mes pauvres enfants, vous reverrai-je jamais? Gardez un silence absolu sur la maladie d'Alfred � cause de sa m�re qui l'apprendrait infailliblement et en mourrait de chagrin. Recommandez � Buloz de n'en pas parler et � Dupuy aussi. »

Le 8 f�vrier, elle �crit :

« Mon enfant, je suis toujours bien � plaindre. Il est r�ellement en danger et les m�decins me disent : poco a sperare, poco a disperare, c'est-�-dire que la maladie suit son cours sans trop de mauvais sympt�mes alarmants. Les nerfs du cerveau sont tellement entrepris, que le d�lire est affreux et continuel. Aujourd'hui, cependant, il y a un mieux extraordinaire. La raison est pleinement revenue et le calme est parfait. Mais la nuit derni�re a �t� horrible. Six heures d'une fr�n�sie telle que malgr� deux hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des hurlements, des convulsions, � mon Dieu, mon Dieu, quel spectacle! Il a failli m'�trangler en m'embrassant. Les deux hommes ne pouvaient lui faire l�cher le collet de ma robe. Les m�decins annoncent un acc�s du {67} m�me genre pour la nuit prochaine, et d'autres encore peut-�tre, car il n'y aura pas � se flatter avant six jours encore. Aura-t-il la force de supporter de si horribles crises? Suis-je assez malheureuse et vous qui connaissez ma vie, en connaissez- vous beaucoup de pires.

« Heureusement j'ai trouv� enfin un jeune m�decin, excellent, qui ne le quitte ni jour ni nuit et qui lui administre des rem�des d'un tr�s bon effet. »

« P.-S. : Gardez toujours un silence absolu sur la maladie d'Alfred*, et recommandez le m�me � Buloz. Embrassez mon fils pour moi. Pauvre enfant! le reverrai-je? »

* Il a �t� beaucoup parl� dans la presse de la maladie de Musset que personne, � commencer par le m�decin, n'a jamais os� appeler de son vrai nom. Le m�decin l'a poliment appel�e « fi�vre typho�de », mais en r�alit�, c'�tait le « delirium tremens », effet final de la vie de d�bauches de Musset.

Le jeune docteur dont George Sand fait mention dans cette lettre �tait Pietro Pagello � qui il �tait r�serv� de jouer un grand r�le dans la vie de George Sand et de Musset, et qui durant cinquante ans* sut garder le silence avec une r�serve admirable, sans jamais r�pondre un seul mot � tout ce qui fut dit ou �crit sur son compte dans la presse italienne ou fran�aise (quoiqu'il l�t tout). Ce ne fut qu'� la suite d'instances r�it�r�es que, comme malgr� lui, il raconta enfin, de son c�t�, en 1887, avec une modestie qui lui fait honneur, les �v�nements de l'ann�e 1834. Et nous nous empressons de dire qu'entre tous ceux qui ont parl� du drame de Venise, la palme revient, sans contredit, � Pagello pour la simplicit�, la sobre v�racit�, la d�licatesse dont il a fait preuve dans ses lettres et dans son r�cit oral, transmis, d'apr�s ses propres {68} paroles, par le docteur Garibaldi-Locatelli. Nous sommes en possession : 1° d'une copie de la lettre du docteur Pagello au professeur Moreni (�crivain italien, qui se proposait aussi d'�crire une biographie de George Sand), lettre dict�e, par suite d'une paralysie du doigt, au fils de son vieil ami, le docteur Garibaldi Locatelli; 2° d'une lettre de Pagello au r�dacteur du journal Provincia di Belluno, publi�e �galement dans le journal Adriatico, � propos d'une po�sie de Pagello, Serenata, imprim�e dans le m�me journal et d�di�e � George Sand; 3° d'une autre lettre de lui au Corriere della sera (avec une notice du r�dacteur de ce journal**), et enfin, 4° d'une lettre du docteur Garibaldi-Locatelli � Ercole Moreni, lettre compl�tant la premi�re par des renseignements puis�s dans les r�cits oraux de Pagello. Ajoutons que ce dernier poss�dait de George Sand, trois lettres qu'il ne voulait publier qu'apr�s sa mort, gardant saintement la parole qu'il s'�tait donn�e � lui-m�me***. Mais avant de parler, de la maladie de Musset, en nous appuyant sur ces documents, nous nous arr�terons sur ce qui en a �t� dit dans les biographies ou les quasi-biographies du po�te, et particuli�rement sur ce qu'en dit Paul Lindau. {69} Cet �crivain qui, comme nous le savons d�j�, voit tout par les yeux du fr�re de Musset, accepte, comme v�rit� d'�vangile, les sc�nes connues de Lui et Elle, o� le malade, Edouard Falconey, gr�ce aux ombres projet�es sur le paravent et � un seul verre laiss� sur la table, apprend la trahison d'Olympe. Se basant l�-dessus dans sa biographie de Musset, Lindau nous donne le r�cit de cette sc�ne r�voltante et invraisemblable. Il dit � cette occasion : « La Sand reconnut plus tard que Musset �tait dans le vrai; mais, en public, elle persista � affirmer que ce qui �tait arriv� en r�alit� n'�tait qu'une suggestion diabolique de la br�lante fantaisie d'un malade en d�lire... » Lindau accuse ensuite George Sand d'avoir su, dans les Lettres d'un voyageur, m�ler avec un talent remarquable, la v�rit� � la fiction (Wahrheit und Dichtung) et d'avoir si bien teint� de vague son r�cit, qu'il n'est plus possible de d�m�ler les vraies couleurs, et que l'on peut, � volont�, conclure qu'au nombre des hallucinations du malade, il faut ranger la sc�ne o� figurent le paravent et le verre sur la table. Mais dans Elle et Lui, George Sand, selon Lindau, s'exprime d�j� {70} d'une mani�re « plus d�cisive encore; il ne lui suffit plus de laisser au lecteur le choix de croire si son infid�lit� envers Musset �tait un mensonge ou non, elle voulait affirmer cela et emp�cher le lecteur d'admettre qu'il en f�t autrement. Dans Elle et Lui, elle d�clare cat�goriquement que Musset, dans le d�lire de la fi�vre, s'�tait mis dans la t�te qu'elle le trompait, »

[{67}] * Il est mort quand notre travail �tait d�j� fini, au printemps de 1898 �g� de plus de quatre-vingt-dix ans.

[{68}] ** La notice du r�dacteur et la lettre de Pagello ont paru en 1881 dans le Figaro, mais consid�rablent alt�r�es et mal traduites.

*** Mme Luigia Codemo, il est vrai, a publi� dans son livre, sans toutefois indiquer la source, une partie du journal de Pagello r�imprim�e maintenant presque en entier dans le livre de M. Marieton. Mais Pagello a d�clar� que tout ce que Mme Codemo c �crivit sur son compte �tait fantastico. Il est vrai aussi qu'en 1881, M. Cambiano a racont� sur George Sand, � R. Barbiera, quelques d�tails qu'il dit tenir du Dr Pagello. Cependant celui-ci lui-m�me n'a rien fait imprimer. Il y a deux ans, le Dr Caban�s a publi� � Paris, sous le titre : D�claration d'amour de George Sand une des lettres de George Sand dont il avait eu copie par le fils de Pagello. Le r�cit de son interwiew avec Pietro Pagello, qu'il y a ajout�, �claircit plusieurs d�tails relatifs au s�jour de Pagello � Paris et � sa rupture avec George Sand. Les amis de George Sand en France, r�volt�s par ces articles, r�pondirent par bon nombre de lignes dures et injustes � l'adresse du Dr Pagello. L'antagonisme national, semble-t-il, entrait pour beaucoup [{69}] dans cette hostilit�, et le lecteur impartial, tout en restant dans la v�rit�, peut, sans porter pr�judice � la m�moire de George Sand, rendre justice � la mani�re d'agir de Pagello. La seule chose que l'on puisse lui reprocher, c'est de ne pas avoir �t� fid�le � sa premi�re d�cision et d'avoir permis � son iils de donner au Dr Caban�s la copie de la D�claration d'amour. Mais d'un autre c�t�, il nous semble impossible d'exiger d'un homme vivant, et encore plus de son fils, qu'il reste absolument insensible aux fables qui se colportent sur son compte et sur celui de la femme autrefois aim�e. Selon nous, il ne pouvait r�pondre autrement aux questions directes qu'on lui adressait qu'en disant la v�rit� dans toute sa simplicit�. Quant � la D�claration, c'est une des plus belles pages qui soient jamais sorties de la plume de George Sand, et ses amis n'ont qu'� se r�jouir de la savoir publi�e. Nous ne pouvons comprendre non plus pourquoi, aussit�t qu'il s'agit de d�fendre George Sand contre de fausses accusations, il faut absolument accuser quelqu'un et, si ce n'est Musset, du moins Pagello. Nous insistons encore une fois sur la n�cessit� d'abandonner ce proc�d� de procureur dans les questions psychologiques.

Lindau ajoute, apr�s avoir cit� les paroles du d�lire de Laurent dans Elle et Lui, : « Elle seule a le droit de me tuer, disait-il, je lui ai fait tant de mal. Elle me hait, qu'elle se venge. Ne la vois-je pas � toute heure sur le pied de mon lit, dans les bras de son nouvel amant? Allons, Th�r�se, venez donc, j'ai soif, versez-moi le poison... » — C'est l� le tableau du moment d�cisif — dit Lindau, qui a le plus r�volt� les amis de Musset et qui les a oblig�s � r�pondre � George Sand. Si elle e�t le moindre soup�on que Paul de Musset f�t en possession de la communication de cette sc�ne, dict�e par Alfred � son fr�re, elle se serait certainement tue l�-dessus. Elle e�t renonc� � se d�fendre de l'accusation d'avoir au moins contribu�, en partie, au triste sort de Musset, et cela d'autant plus que la plupart, toujours enclins � justifier une jolie femme, se seraient d�clar�s contre le po�te; elle n'e�t pas provoqu� cette riposte foudroyante (niederschmetternde) qui allait sortir de la plume de Paul de Musset. Celui-ci entra effectivement en sc�ne et mit � nu toute l'horrible v�rit�. Quelques semaines avant sa mort, Alfred dicta � son fr�re un compte rendu d�taill� de cette sc�ne, communication si pleine et si exacte que toute tentative d'�branler cette exactitude devait d'avance �chouer, elle �tait si persuasive que ni George Sand, ni ses amis n'os�rent jamais essayer de le faire. Cette communication faite par Alfred de Musset, son fr�re {71} l'a ins�r�e litt�ralement dans son ouvrage. Comme il rapporte de la mani�re la plus exacte (die zuverlæsigste Kunde giebt) cette communication rest�e secr�te jusque-l�, en reproduisant les paroles m�mes de celui qui avait �t� en jeu dans l'affaire, je me fais ici un devoir de reproduire aussi litt�ralement cette communication. Je me bornerai � faire remarquer que ma traduclion est tout � fait exacte, en reconnaissant cependant que j'ai chang� les pseudonymes (c'est-�-dire les noms des h�ros du roman) en leurs vrais noms... »

Apr�s quelques mots sur la beaut� physique et la pauvret� d'esprit du docteur Pagello, Lindau met ensuite dans la bouche d'Alfred de Musset lui-m�me, le fameux r�cit d'Edouard de Falconey, sur la sc�ne de trahison. Nous ne nous arr�terons pas ici � r�futer les inexactitudes relatives aux faits rapport�e par Lindau, et nous ne dirons pas encore comment et quand George Sand a �crit son roman, comment a agi Paul de Musset, comment George Sand lui a r�pondu dans sa pr�face de Jean de la Roche, et comment elle et ses amis ont non seulement « os� » faire une tentative de mettre en doute la v�racit� de la calomnie de Paul de Musset, mais ont pris toutes les mesures pour imprimer la correspondance authentique de Musset et de George Sand, qui suffit � r�futer toutes ces fables*. Le lecteur trouvera tout cela un peu plus loin, lorsqu'il sera question {72} de toutes les œuvres litt�raires se rapportant � ce sujet. Nous nous contenterons, pour le moment, d'examiner le c�t� psychologique de cette affirmation de Lindau.

[{71}] * Note de 1895. — C'est dans ce but que Georges Sand �crivit � Sainte-Beuve les lettres du 20 janvier et du 6 f�vrier 1861, dont nous avons d�j� plusieurs fois fait mention, et dont nous aurons encore � parler en d�tail. Dans la lettre du 6 f�vrier, George Sand proteste surtout « contre trois horribles choses », et en premier lieu contre l'accusation « d'avoir donn� le spectacle d'un nouvel amour aux yeux d'un mourant ». La lettre sera bient�t publi�e.

Note de 1898. Depuis 1895, les lettre, � Musset ont �t� publi�es par M. Aucante, de m�me que les deux lettres � Sainte-Beuve, d'abord dans le livre du vicomte de Spoelberch, puis dans le volume de L�vy.

Nous n'oserions jamais prendre sur nous de d�mentir le fait, ni (comme le font Lindau et d'autres biographes de Musset), d'affirmer qu'il ait eu lieu et qu'il se soit ainsi pass�. Il nous semble que trois personnes seules seraient ici en droit d'affirmer ou de nier : Musset, George Sand ou Pagello. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que pareil fait n'a pu avoir, non parce que George Sand n'aurait pu devenir infid�le � Musset dans le sens grossier du mot; nous savons parfaitement, que Pagello fut, plus tard, l'heureux rival de Musset, mais nous sommes aussi intimement convaincus, qu'une sc�ne si basse, si impudente, si sotte n'a pu avoir lieu dans la chambre d'un moribond. Comme Niecks, biographe de Chopin, le fait judicieusement remarquer, « Paul de Musset ne peut �tre absous du reproche d'exag�ration — nous savons de quel nom Arv�de Barine appelle cette « exag�ration » de Paul de Musset — et que, s'il fallait choisir entre les deux versions, celle de George Sand, appelant d�lire la sc�ne des ombres, est certainement plus digne de foi que celle de Paul de Musset, qui l'appelle v�rit� ». Mais ce qui nous porte le plus � ne pas croire � cette sc�ne, c'est que Musset, le Musset qui a �crit la Confession d'un enfant du si�cle, les Nuits, la Quenouille de Barberine, Il ne faut jurer de rien, n'a jamais pu dire rien de semblable � qui que ce f�t, pas m�me � son fr�re, pas m�me � lui-m�me, en �crivant son journal. Comment? Ce gentilhomme, ce grand seigneur, cette nature d�licate, cette �me si finement sensitive, aurait pu raconter, ne f�t-ce qu'en allusion, pareille ignominie, pareille d�pravation, pareille chute de la femme {73} nagu�re aim�e? Et nous persisterions, apr�s cela, � l'appeler d�licat, distingu� et gentleman? Mais cet ignoble bavardage n'aurait jamais pu sortir de sa bouche. Et l'on voudrait nous faire croire qu'il comm�t cette indiscr�tion de parti pris, atin de se venger, atin de d�voiler quelque chose? Et � qui voudrait-on attribuer une action aussi basse, aussi mesquine? A notre po�te bien-aim�, � l'un de nos rares �lus, � ce raffin�, tant au-dessus de la tourbe grossi�re! Non, quoi qu'il ait pu souffrir, quelques aveux que George Sand ait pu faire plus tard, nous ne croyons pas, nous nous refusons � croire que Musset ait pu agir si vilainement. Nous rejetons donc tout le poids de cette communication sur le compte de ses z�l�s biographes, et disons ce qui a �t� plus d'une fois dit de Musset : Quoi qu'il ait souffert, jamais pendant sa vie il n'a prononc� un mot pour accuser George Sand; jusqu'au moment supr�me, il a su rester le gentilhomme correct envers la femme nagu�re aim�e, il est rest� tel que l'ont connu tous ses amis et tous les objets de son amour. Et c'est pour cela que nous nous permettons de nier l'authenticit� de la pr�tendue communication.

Une fois que George Sand, Musset et Pagello ne disent eux-m�mes rien de semblable, pourquoi croirions-nous � cette ignoble histoire? Qui nous ferait croire � sa r�alit�? Laissons donc ce grossier r�cit � la responsabilit� des officieux amis de Musset et oublions bien vite qu'ils ont voulu le m�ler � la propagation de cette l�gende odieuse et psychologiquement incroyable*. Mettant au rancart tous ces potins, passons plut�t au sobre r�cit et {74} aux lettres si simples de Pagello, qui respirent la v�racit�.

[{73}] * M. Maurice Clouard, quoique partisan de Musset, a eu le courage d'�tre impartial en �non�ant l'opinion suivante, en tout analogue � la n�tre : « Mais c'est Paul de Musset et non Alfred qui a �crit cela, et pas [{74}] une ligne d'Alfred ne fait allusion � ce fait; il reproche bien des choses � sa ma�tresse, mais jamais cela. Il ne nous para�t gu�re possible d'admettre que George Sand �puis�e par les veilles, malade elle-m�me, se soit donn�e � un autre homme sous les yeux de celui qu'elle soignait avec un d�vouement sans bornes. Toute sa vie elle a protest� l� contre; elle s'est d�fendue, non pas d'avoir �t� la ma�tresse de Pagello, mais de l'�tre devenue dans des circonstances que voil�. Je parle du fait mat�riel et non de la « d�claration », adress�e par elle � Pagello et signal�e r�cemmentpar le docteur Caban�s... » — M. Mari�ton donne dans son livre la fameuse « page dict�e », mais elle est �crite, r�p�tons-le, par Paul de Musset!...

« ... Je ne me rappelle ni le jour, ni l'heure, mais je sais qu'on m'a d'abord engag� � venir, non pour Alfred de Musset, mais pour faire une saign�e � George Sand... ce fut dans les premiers jours de mars 1834*... » — Ainsi commence son r�cit sur le docteur Pagello**...

* En r�alit� c'�tait au commencement de janvier.

** Lettera del Dr Pietro Pagello al signor prof. Ercole Moreni � Portoferrajo. 16 nov. 1877.

« George Sand souffrait de violents maux de t�te dont elle ne fut sauv�e que gr�ce aux saign�es*, — ajoute, d'apr�s les paroles de Pagello, le docteur Garibaldi-Locatelli. — Dans un de ces acc�s n�vralgiques, le docteur Pagello fut appel� pour faire une saign�e, ce qu'il fit avec succ�s ayant tr�s bonne vue et le toucher tr�s fin. Mme Sand produisit sur lui une impression qui le charma tout particuli�rement par l'expression de sa physionomie intelligente, de ses yeux �tonnants (per gli occhi stuipendi); elle n'avait aucun embonpoint, ses l�vres �taient �paisses et laides, ses dents peu blanches, car elle fumait constamment des cigarettes qu'elle savait faire avec une rapidit� �tonnante; � Venise, elle les faisait avec le meilleur tabac turc**. »

* Dans VHistoire de ma Vie, George Sand dit qu'elle conn�t pour la premi�re fois � Venise « d'atroces douleurs de t�te qui se sont install�es depuis lors dans mon cerveau en migraines fr�quentes et souvent insupportables ».

** Lettera del Dr Garibaldi-Locatelli al signore prof. Ercole Moreni, [{75}] �crite le lendemain de celle de Pagello, le 17 nov. 1887. La lettre contient de tr�s int�ressants et sympathiques d�tails sur le Dr Pagello, homme fort honn�te, fort s�rieux et tr�s s�v�re envers lui-m�me. Il y est dit entre autres que deux mois auparavant, ce travailleur infatigable de quatre-vingts ans, toujours d�vou� � la science, s'�tait bless� au doigt lors d'une op�ration qu'il faisait � un malade et que le doigt est rest� paralys�.

{75} « Je ne puis me le rappeler positivement, continue le docteur Pagello, mais il me semble qu'avant moi on avait d�j� fait venir un autre chirurgien* pour George Sand, afin de la saigner, parce qu'elle avait une veine fort difficile (vena difficilissima) , et ce fut moi qu'on appela ensuite. Lorsque je saignai George Sand, elle demeurait avec Musset � l'�tage sup�rieur, de l'H�tel Danieli, o� elle occupait une chambre et un petit salon. Quand je fus appel� pour Alfred de Musset, je les trouvai � l'�tage au-dessous, avec des fen�tres sur la Riva dei Schiavoni, dans une grande chambre o� il y avait un canap�, une chemin�e prot�g�e par un paravent, une grande table au milieu, et, � c�t�, une chambre mi-obscure avec deux lits... »

* Ce n'�tait pas le Dr Rebizzo, comme on l'a plusieurs fois affirm�, mais le Dr Santini.

« Je fis la connaissance de la Sand en f�vrier 1834 et voici comment : un domestique de l'h�tel Danieli �tait accouru m'appeler pour une dame fran�aise malade, » — dit le docteur Pagello dans une lettre publi�e par le Corriere della sera*.

* « La Provincia di Belluno. » Martedi, il marzo 1881, n° 20.

« Je m'empressai de me rendre � l'invitation, et je trouvai cette dame avec un foulard rouge sur la t�te; elle �tait couch�e sur un divan, et, � c�t� du divan, se tenait un jeune homme blond, svelte, grand de taille, qui me dit : « Cette dame souffre d'un violent mal de t�te dont une saign�e seule peut la gu�rir. » Apr�s avoir t�t� le pouls, qui �tait agit� et intense, j'op�rai ma saign�e et m'en {76} allai. Je la revis le surlendemain, elle �tait lev�e, vint aimablement me recevoir, et me dit qu'elle se sentait bien. Environ une quinzaine de jours plus tard, le m�me domestique de l'h�tel revint m'appeler en me remettant un billet sign� George Sand*. Le billet �tait �crit en mauvais italien, mais assez clairement cependant pour me faire comprendre que le monsieur fran�ais (signor francese), que j'avais vu dans la chambre de la dame �tait tr�s malade, plong� dans un d�lire continuel, et qu'on me priait, si faire se pouvait, de venir au plus vite en me faisant accompagner d'un autre docteur pour une consultation, car il s'agissait d'un homme dou� dun grand g�nie po�tique et d'un �tre qu'elle aimait par-dessus tout au monde. J'y courus aussit�t et le docteur Juannini se joignit � moi, jeune homme excellent, mon coll�gue, adjoint � l'h�pital de Saint-Jean et Paul...

* Cette lettre et le r�cit du Dr Pagello sont imprim�s dans l'Illustrazione Italiana du 1° mai 1881, dans l'article de Raffaelo Barbiera Una lettera inedita di Giorgio Sand. Le vicomte de Spoelberch en a donn� dans le Cosmopolis et puis dans son livre la V�ritable histoire, avec la traduction fran�aise, le texte italien qui avait �t� reproduit photographiquement pour lui par les h�ritiers de M. Minoret. Nous le traduisons sur l'original.

« L'impression que me fit l'ext�rieur de Musset n'�tait pas nouvelle pour moi, » — dit Pagello dans sa lettre au professeur Moreni, — « elle resta la m�me que quinze jours aupavant : figure fine et spirituelle, organisme enclin � la phtisie, ce que l'on voyait � ses mains longues et maigres, au faible d�veloppement de sa poitrine, � sa figure tir�e et � la rougeur de ses pommettes... »

« D'apr�s notre diagnostic, la maladie consistait en une fi�vre nerveuse thypho�de*. La cure fut longue et difficile, {77} par suite surtout de l'�tat agit� du malade, qui fut mourant durant plusieurs jours. Enfin le mal prit une tournure favorable et le malade se r�tablit peu � peu**.

[{76}] * Nous avons d�j� dit que par d�licatesse et discr�tion de m�decin le Dr Pagello n'a pas appel� la maladie de son vrai nom.

[{77}] ** Corriere della Sera.

« George Sand durant toute la maladie, le soigna avec l'empressement d'une m�re, constamment assise, nuit etjour aupr�s de son lit, prenant � peine quelques heures de repos, sans se d�shabiller et seulement lorsque je la rempla�ais*... »

* Tous les biographes de Musset, m�me son fr�re, m�me Lindau et la vicomtesse de Janz� sont d'accord, qu'il ne s'est r�tabli que gr�ce aux soins de George Sand et � l'art du m�decin. Voir : « Biographie de Alfred de Musset », « Étude et r�cits sur A. de Musset », « Alfred de Musset ». Voir aussi l'article de Maurice Clouard avec les lettres de la m�re de Musset et celles de George Sand � A. Tattet.

Le malade passa ainsi presque dix-sept jours entre la vie et la mort et il fallut encore � peu pr�s autant de temps pour arriver � une gu�rison compl�te*. Le 7 mars George Sand �crivait � Boucoiran. « Je ne puis pas encore partir, il me faut attendre la gu�rison enti�re de mon malade (lettre in�dite).

* Histoire de ma Vie, t. IV, p. 188.

« ... Lorsque Musset alla mieux, — �crit Pagello � Moreni, — et qu'il eut quitt� le lit, George Sand m'avoua que ses finances �taient tant soit peu embarrass�es, et je lui conseillai de quitter cet h�tel trop co�teux. Effectivement, ils all�rent habiter un logement plus modeste de la rue delle Razze, � c�t� de l'h�tel Danieli.

« C'est de l� que partit Musset avec un gar�on coiffeur, qui l'accompagna jusqu'� Paris. George Sand ne les suivit que jusqu'� Mestre. C'�tait environ vingt-quatre jours apr�s le complet r�tablissement de Musset...*. »

* Il partit le 29 mars 1834, date indiqu�e sur le passeport.

Ce ne fut pas seulement parce que le docteur Pagello {78} avait �t� subjugu� par le charme des « grands yeux noirs », ni parce que George Sand, fatigu�e de l'amour orageux et maladif de Musset s'imagina qu'elle avait enfin trouv� cet « amour vrai qui appelle et fuit toujours »* qu'elle resta � Venise. Sans aucun doute, la passion simple, enti�re et sinc�re du jeune docteur aux cheveux d'or**, qui avait soign� avec tant de d�vouement son ami malade, apparaissait aux yeux de George Sand comme un amour vrai et rare et elle r�vait de trouver enfin le repos et la paix de l'�me. George Sand ne se f�t cependant pas s�par�e de Musset, si la sant� du po�te n'avait pas rendu cette s�paration indispensable et si, enfin, elle avait pu se lib�rer de ses engagements envers son �diteur et s'acquitter des dettes qu'elle avait contract�es � Venise. La sant� de Musset exigeait qu'il part�t seul, et les affaires de George Sand qu'elle rest�t loin de Paris. Voici ce qu'elle �crivait � Boucoiran, le 6 avril (cette lettre est ins�r�e, mais toute d�figur�e dans la Correspondance, t. I, p. 265)**** :

* Expression de Mme Dorval (voir plus haut).

** Le docteur Garibaldi dit : « Da giovine era biondo, quasi rosso, robustissimo, alto, bello. Vecchio ora di ottant'anni venerando all aspetto, e ancor vigoroso, si leva di buon mattino, fa delle passegiate, può leggere senza occhiali, � sempre di umore allegro : da molti anni, però, � completamente sordo... » (En ses jeunes ann�es il �tait blond, presque roux, tr�s robuste, grand et beau. A pr�sent, �g� de quatre-vingts ans, d'aspect v�n�rable, il est vigoureux, se l�ve de grand matin, fait des promenades, peut lire sans lunettes, est d'une humeur toujours gaie; mais depuis longtemps d�j� il est compl�tement sourd...)

On voit par tout ceci que c'�tait physiquement et moralement une nature tout � fait saine.

*** Arv�de Barine en reproduit quelques fragments in�dits. Depuis la publication de ce chapitre dans le Messager du Nord de 1895, M. Rocheblave dans son article : Fin d'une l�gende a donn� un fragment de cette lettre, autre que celui publi� par Arv�de Barine.

{79} « ... Alfred est parti pour Paris sans moi et je vais rester ici quelques mois encore. Vous savez les motifs de cette s�paration. De jour en jour elle devenait plus n�cessaire et il lui e�t �t� impossible de faire le voyage avec moi sans s'exposer � une rechute... La poitrine encore d�licate lui prescrivait une abstinence compl�te, mais ses nerfs, toujours irrit�s, lui rendaient les privations insupportables. Il a fallu mettre ordre � ces dangers et � ces souffrances et nous diviser aussit�t que possible. Il �tait encore bien d�licat pour entreprendre ce long voyage, et je ne suis pas sans inqui�tude sur la mani�re dont il le supportera. Mais il lui �tait plus nuisible de rester que de partir et chaque jour consacr� � attendre le retour de sa sant� le retardait au lieu de l'acc�l�rer. Il est parti enfin sous la garde d'un domestique tr�s soigneux et tr�s d�vou�. Le m�decin m'a r�pondu de sa poitrine en tant qu'il la m�nagerait. Je ne suis pas bien tranquille, j'ai le cœur bien d�chir�, mais j'ai fait ce que je devais. Nous nous sommes quitt�s peut-�tre pour quelques mois, peut-�tre pour toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma t�te et mon cœur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour souffrir. La mani�re dont je me suis s�par�e d'Alfred m'en a donn� beaucoup. Il m'a �t� doux de voir cet homme, si ath�e en amour, si incapable (� ce qu'il m'a sembl� d'abord) de s'attacher � moi s�rieusement, devenir bon, affectueux et plus loyal de jour en jour. Si j'ai quelquefois souffert de la diff�rence de nos caract�res et surtout de nos �ges, j'ai eu encore plus souvent lieu de m'applaudir des autres rapports qui nous attachaient l'un � l'autre. Il y a en lui un fonds de tendresse, de bont� et de sinc�rit� qui doivent le rendre adorable � tous ceux qui le conna�tront bien et qui ne le jugeront pas sur des actions {80} l�g�res. S'il conservera de l'amour pour moi, j'en doute, et je n'en doute pas. C'est-�-dire que ses sens et son caract�re le porteront � se distraire avec d'autres femmes, mais son cœur me sera fid�le, je le sais, car personne ne le comprendra mieux que moi et ne saura mieux s'en faire entendre. Je doute que nous redevenions amants. Nous ne nous sommes rien promis l'un � l'autre sous ce rapport, mais nous nous aimerons toujours et les plus doux moments de notre vie seront ceux que nous pourrons passer ensemble. Il m'a promis de m'�crire durant son voyage et apr�s son arriv�e. Mais cela ne suffit pas � calmer mes craintes. Je vous prie d'aller le voir. Il arrivera � Paris probablement en m�me temps que cette lettre-ci. Dites-moi sinc�rement dans quel �tat de sant� vous l'aurez trouv�. S'il vous demande la clef de mon appartement et de mes papiers, remettez-lui tout ce qu'il d�sirera sans exception. Je crois qu'il a des lettres et des effets parmi les miens, plusieurs tableaux et petits meubles qui sont chez moi lui appartiennent. S'il a envie de les faire transporter chez lui dites � mon portier de les laisser passer. »

La fin de cette lettre, imprim�e aussi en partie seulemeni, concerne l'histoire du duel entre Gustave Planche et Capo de Feuillide, et le m�contentement de George Sand � ce sujet.

Musset n'avait pas encore quitt� Venise qu'il s'�tait �tabli entre lui, George Sand et Pagello des relations fort �tranges, enthousiastes, id�alement sublimes. Arv�de Barine les appelle « vertige du sublime et de l'impossible ». « Ils imagin�rent, dit-elle, les d�viations de sentiment les plus bizarres, et leur int�rieur fut le th��tre de sc�nes qui �galaient les fantaisies les plus audacieuses de la litt�rature comtemporaine. Musset, toujours avide d'expiation, s'immolait {81} � Pagello, qui avait subi � son tour la fascination des grands yeux noirs. Pagello s'associait � George Sand pour r�compenser par une amiti� sainte leur victime volontaire et h�ro�que, et tous les trois �taient grandis au-dessus des proportions humaines par la beaut� et la puret� de ce lien id�al. George Sand rappelle � Musset dans une lettre de l'�t� suivant combien tout cela leur avait paru simple : « Je l'aimais comme un p�re et tu �tais notre enfant � tous deux. » Elle lui rappelle aussi leurs impressions solennelles, « lorsque tu lui arrachas � Venise l'aveu de son amour pour moi, et qu'il te jura de me rendre heureuse. Oh! cette nuit d'enthousiasme, o� malgr� nous tu joignis nos mains, en nous disant : “Vous vous aimez et vous m'aimez pourtant, vous m'avez sauv� �me et corps.” Ils avaient entra�n� l'honn�te Pagello qui ignorait jusqu'au mot romantisme, dans leur ascension vers la folie. Pagello disait � George Sand : « Il nostro amore per Alfredo. » George Sand le r�p�tait � Musset, qui en pleurait de joie et d'enthousiasme... » Voil� comment Arv�de Barine parle de cette �poque de leur vie, et, ici, comme partout ailleurs, nous souscrirons � ses paroles. Nous devons toutefois attirer l'attention sur un c�t� de la question qui a �chapp� � Arv�de Barine. Tous nos lecteurs se rappellent probablement l'histoire de Jacques, roman qui a �t� �crit justement au printemps de 1834; ils n'auront pas oubli� comment ce mari g�n�reux, en apprenant l'amour de sa femme pour un autre, se d�cide d'abord, pour son bonheur � elle, � la laisser vivre comme elle l'entend, et se r�sout ensuite non seulement � s'�loigner d'elle, mais � dispara�tre, en se tuant et en laissant croire que son suicide n'�tait d� qu'� un accident fortuit, pour �pargner tout remords � sa femme. Dans le temps on abeaucoup parl� de Jacques, soit pour, soit {82} contre, car dans aucun des romans de George Sand nous ne trouvons, exprim�e d'une mani�re plus incisive, sa croyance en la libert� et l'irresponsabilit� de la passion et � l'injustice qu'il y aurait � vouloir la punir. La mani�re d'agir si g�n�reuse et noble de Jacques envers sa femme, qu'il aime, mais dont il ne se croit pas en droit de g�ter la vie pour la seule raison qu'elle a cess� de l'aimer, stup�fiait les contemporains, comme quelque chose d'inou� et d'impossible. Les uns y virent aussit�t — et c'est juste — de la part de l'auteur une conception large et profonde des questions du sentiment, et sa tendance � d�montrer la possibilit� de r�soudre les drames matrimoniaux sans sc�nes de jalousie, ni querelles, ni meurtre, ni aucun des moyens humiliants et cruels, si souvent en usage en pareil cas. D'autres, raillant ce suicide, — et c'est juste aussi — faisaient remarquer que si tous les maris bern�s par leurs femmes, devaient aller se jeter dans un pr�cipice des Alpes, ou dans une crevasse de glacier, et c�der galamment la place � l'amant, ce serait certes l� un moyen vraiment trop commode pour les femmes et les amants, mais assez peu d'accord avec la justice et l'�quit�.

Jacques a fait na�tre une foule d'imitations dans toutes les litt�ratures de l'Europe. A qui la faute*? Pauline Sax**, Comment faire***? sont, cela est hors de doute, des enfants l�gitimes de Jacques. Quoi qu'il en soit, on n'a jamais attir� l'attention sur le fait que Jacques n'est pas un personnage aussi « invent� » que cela le parait. George Sand n'avait-elle {83} elle pas elle-m�me sous les yeux un exemple de la grandeur magnanime et g�n�reuse d'un homme envers une femme qui s'�tait mise � en aimer un autre? Musset ne lui donnait-il pas la preuve de cette douceur, de cette tendresse, de cette abn�gation ? Ce m�me Musset qui lorsqu'elle l'aimait, l'avait tant de fois offens�e, outrag�e, martyris�e par ses soup�ons et sa jalousie r�trospective, avait su, tout � coup, accepter, avec une g�n�rosit� profond�ment humaine, le refroidissement � son �gard de la femme aim�e. Au lieu d'�crire sur le drame de Venise tous ces vilains contes bleus, les biographes de Musset eussent bien mieux fait s'ils s'�taient born�s � ce seul mot : Musset fut le prototype de Jacques. Et toutes les t�tes se seraient inclin�es devant celui qui a su, dans la vie r�elle, faire preuve de tant d'id�alisme en perdant son amante : ce qui, m�me dans un roman, nous semble une pure utopie. C'est l� vraiment chose sublime, tout extraordinaire, et Mme Arv�de Barme a tort de railler ainsi ces nouveaux rapports entre Musset et George Sand, — Musset nous y appara�t comme un homme au-dessus du commun des mortels par sa mani�re ind�pendante et profonde de prendre les choses de sentiment.

[{82}] ANAME'Ali100n1'* Roman d'Alex. Herzen, ayant fait �poque en Russie, un des chefs-d'œuvre de la litt�rature russe.

** C�l�bre nouvelle de Drouginine.

*** Roman � th�se de Tchernichevsky, pendant de longues ann�es consid�r� comme l'Évangile des lib�raux russes par rapport aux questions de la morale conjugale.

Musset parti, l'affreuse tension dans laquelle George Sand avait pass� les derniers mois cessa aussit�t de se faire sentir. Elle raconte que ce ne fut qu'apr�s avoir quitt� Musset, qu'elle avait accompagn� jusqu'� Mestre*, et en revenant chez elle en gondole, qu'elle sentit cesser cette �nergie surnaturelle et cette tension nerveuse qui l'avaient {84} soutenue pendant tout un mois, pass� sans sommeil, dans l'agitation et les soucis de tous les moments. Elles l'abandonn�rent et firent place � une prostration compl�te; sa vue �tait « si us�e par les veilles qu'elle eut une esp�ce d'hallucination oculaire, elle voyait tous les objets renvers�s, et particuli�rement les enfilades de ponts des petits canaux, qui se pr�sentaient comme des arcs retourn�s sur leur base »**. Travailler en cet �tat de surmenage, il ne fallait pas y penser. Sur ce, arriva l'admirable printemps italien. George Sand sentait l'absolue n�cessit� de se reposer et de reprendre de nouvelles forces. Elle endossa sa ch�re blouse bleue, prit un b�ton et f�t avec Pagello un petit voyage dans les Alpes v�nitiennes qu'il parcoururent en tous sens jusqu'au Tyrol***. Ils faisaient jusqu'� sept ou huit lieues par jour, se reposaient dans les rustiques auberges villageoises, sans craindre ni les ardeurs du soleil, ni le mauvais temps, et George Sand semblait humer par tous les pores de son �tre les adorables effluves du printemps m�ridional dans ce sauv�ge pays montagnard. Elle a su les rendre, en un merveilleux langage enthousiaste et po�tique, dans les premi�res Lettres d'un voyageur. Mme Sand et Pagello ne revinrent � Venise que lorsque les v�tements vinrent � leur manquer et qu'ils furent � court d'argent**** « Je suis rentr�e � Venise avec sept centimes dans ma poche! » �crit-elle � Boucoiran, ajoutant {85} que dans quelques jours elle repartirait. Eu effet, peu apr�s, elle alla visiter avec Pagello les �les de l'Archipel V�nitien*****.

[{83}] * Dans les lettres � Boucoiran — celle de la Correspondance et l'in�dite — G. Sand dit qu'elle l'a accompagn� jusqu'� Vicence. D'apr�s l'Histoire de ma Vie et les lettres de Pagello, elle l'aurait conduit jusqu'� Mestre.

[{84}] ** Histoire de ma Vie, t. IV, p. 189.

*** Nous trouvons dans la lettre du Dr Pagello au prof. Ercole Moreni l'indication suivante : « Nous part�mes pour Bassano, nous all�mes � la grotte Parolini (pr�s Oliero), � Crespano et rev�nmes � Bassano... » G. Sand dit � Boucoiran qu'elle « visita encore les bords de la Brenta ».

**** On voit par une lettre in�dite d'Aurore Dudevant � son mari, dat�e du 6 avril, que le voyage se fit entre le 1er et le 6 avril. (Maintenant publi�e par M. de Spoelberch.)

[{85}] ***** « Plus tard, nous visit�mes les �les de l'Archipel V�nitien, » dit Pagello.

« Apr�s le d�part de Musset, raconte le docteur Pagello, Mme Sand se transf�ra � San-Fantino dans un petit logement, s�par� par une salle des chambres que j'habitais; mais au bout d'un mois, elle r�solut de d�m�nager pour s'�tablir pr�s du Ponte di barcaroli dans une ruelle qui conduisait au pont, mais dont je ne me rappelle pas le nom... C'est dans cette maison que George Sand �crivit les Lettres dun voyageur et le roman de Jacques. »

« Le soir venaient chez nous le peintre F�lice Schiavoni, Lazzaro Rebizzo — un mien ami, G�nois tr�s cultiv�, — le n�gociant David Weber, et enfin le gentilhomme Fallier. Ces derniers �taient d'ardents chasseurs, avec lesquels je faisais des parties de chasse. Parfois, George Sand se joignait � nous, errant le long des marais de l'Archipel... George Sand �tait peu connue � Venise comme �crivain et il lui fut tr�s agr�able de vivre loin des amateurs de litt�rature. » Pagello ajoute : « Ni elle ni moi n'avions aucun d�m�l� avec la police autrichienne », faisant sans doute allusion au fameux incident ind�cent racont� par George Sand dans l'Histoire de ma Vie. Dans le Corriere della sera, Pagello dit encore : « Lorsque Musset fut parti, George Sand s'�tablit dans deux petites chambres que j'avais lou�es pour elle, � sa demande, dans la maison o� je demeurais moi-m�me, car, apr�s payement des comptes de l'h�tel, il lui fallait vivre tr�s �conomiquement. Elle v�cut ainsi � c�t� de moi, qui avais toujours �t� �conome et pauvre. {86} Apr�s le d�part de Musset, Mme Sand se remit � travailler sans rel�che. Elle �crivit d'abord les Lettres d'un voyageur, pour lesquelles je lui pr�tai mon aide, en riant de m'y voir repr�sent� comme un vieillard portant perruque. Elle �crivit ensuite Jacques. Elle �crivait tr�s vite et sans rature pendant sept ou huit heures et envoyait ainsi � l'imprimerie son travail de premier jet. » Le docteur Pagello raconta oralement la m�me chose au docteur Garibaldi : « Elle �crivait sans jamais s'arr�ter, sans faire aucune rature, et apr�s avoir �crit une page, elle l'envoyait � l'�diteur sans m�me la relire. » Pagello, lorsqu'elle �crivait les Lettres d'un voyageur, l'aidait en lui fournissant les renseignements locaux. « Il lui convenait de me repr�senter de mani�re � ce que je ne fusse pas soup�onn� d'�tre un successeur de Musset : et c'est pour cela qu'elle m'affubla d'une perruque et qu'un lot d'ann�es vint me tomber sur les �paules, » dit Pagello � propos de ces Lettres o� effectivement elle le repr�senta sous la figure d'un vieux m�decin, ce que Pagello acceptait de bon cœur et avec indiff�rence. Mais il n'en �tait pas de m�me des proches et des amis du docteur, et surtout de son p�re, qui ne voyait rien moins que d'un bon œil pareil roman dans la vie de son fils et lui �crivit, � ce propos, une lettre tr�s s�v�re, pleine des plus vifs reproches.

A l'occasion de cette lettre, racontons un fait curieux, montrant combien s'abusait George Sand, en nous assurant qu'elle �tait m�diocre causeuse, taciturne, peu int�ressante en soci�t�, qu'elle manquait d'esprit et de ressources, et que ses amis et connaissances, en le confirmant, ne nous disent que la moiti� de la v�rit�. La v�rit� vraie est que, lorsque George Sand venait � rencontrer une personne qui lui fut sympathique, ou qu'elle voulait charmer ou {87} convaincre sur quoique ce f�t, elle devenait alors ebtra�nante, extraordinairement �loquente, et savait trouver un langage auquel on ne pouvait r�sister. Et Musset, et Chopin, � qui elle ne plut pas d'abord, tomb�rent tous deux sous le charme de leurs entretiens avec elle. Mme de Musset se refusait � laisser partir son fils pour l'Italie, et il s'�tait d�j� presque soumis � la d�cision de sa m�re, quand, un beau soir, on annon�a qu'une dame, arriv�e en voiture, la priait de vouloir bien descendre pour causer un instant avec elle. Mme de Musset descendit, accompagn�e d'un laquais. La dame inconnue — le lecteur a devin� qui c'�tait — demanda � Mme de Musset de permettre � son f�ls de partir pour l'Italie, lui promettant de le soigner comme son propre fils. Mme de Musset ne put r�sister � cette �loquence qui avait trouv� le chemin de son cœur, et Musset partit pour l'Italie*. Il en fut de m�me avec le p�re de Pagello. Celui-ci, homme d'esprit et tr�s instruit, — (qui demeurait � Castelfranco, dans la province de Treviso) — avait donc �crit � son fils une lettre de vifs reproches. « Alors, dit Pagello, ayant toujours d�test� le mensonge, je partis de Venise avec George Sand, pour aller chez mon p�re. Il me re�ut s�chement, mais il accueillit George Sand avec l'hospitalit� la plus courtoise (cortese ospitalita); et, apr�s avoir caus� et discut� litt�rature fran�aise avec elle, il fut tellement subjugu� par son �loquence po�tique, qu'il pensa �videmment : “ Ce d�serteur du foyer paternel n'a pas si grand tort! ” Nous pass�mes une heure avec lui, et nous nous rend�mes, par Bassano, � la grotte de Parolini... »

* Paul de Musset. Biographie d'Alfred de Musset, p. 125-126.

Voil� comment George Sand savait, par son �loquence {88} irr�sistible, mettre � ses pieds les gens les plus mal dispos�s � son �gard! Il n'est pas �tonnant, que Pagello affirme, ce qui se dit rarement de George Sand, savoir que « son plus grand charme �tait son �loquence magnifique, vraiment brillante, irr�sistible ».

Dans le souvenir de Pagello, George Sand, d'ailleurs, est toujours rest�e comme une femme �minemment dou�e, propre � tout, aux grandes choses comme aux petites, et jusqu'aux moindres minuties de la vie de tous les jours. Il a racont� au Dr Garibaldi que, « pour George Sand, �crire �tait une n�cessit�, mais, qu'en m�me temps, elle aimait passionn�ment tous les devoirs d'une m�nag�re (erra apassionatissima per tutti gli uffici di una massaja); elle savait en perfection assaisonner le gibier et le poisson, broder, faire des bo�tes en carton, en un mot, c'�tait une tr�s brave m�nag�re*.

* Mme Antonini, la fille du Dr Pagello raconte que George Sand fut un jour si mortifi�e d'avoir �t� bl�m�e par Roberto Pagello de ne pas savoir cuire les artichauts, qu'elle lui tricota, — pour le d�dommager de ce plat mal pr�par� — quatre paires de chaussettes. (Paul Mari�ton. « Une histoire d'amour, » p. 144).

Durant sa vie en comnum avec Pagello, elle lui broda un canap� et six chaises; le peintre Lamberto, la trouva, un jour, assise par terre et occup�e � clouer la tapisserie de l'une de ces chaises ».

George Sand passa ainsi, apr�s le d�part de Musset, une p�riode de calme et de travail, et il semble que dans les premiers temps, elle ait �t� contente, m�me heureuse, de son nouveau genre de vie. Venise l'attirait et la retenait par tous ses c�t�s pittoresques, par ses mœurs, par la vie libre et simple que l'on y menait, par la bonhomie de son aimable peuple, la po�sie de ses souvenirs historiques, la douceur de son climat, et la vie � bon march�. Dans {89} l'Histoire de ma Vie et dans ses lettres, elle d�crit souvent, en d�tail, l'existence qu'elle menait � Venise, et dit que, si ses enfants eussent �t� avec elle, elle n'e�t pu se figurer une ville plus agr�able; que, si elle devenait riche, elle ach�terait, � l'instant, un de ces vieux palais abandonn�s et s'y fixerait avec son fils et sa fille, pour y vivre et y travailler en libert�... George Sand �crivait dans la journ�e; elle passait ses soir�es � la Piazza San Marco, en y prenant, tasses sur tasses de caf� noir, persuad�e que l'usage du caf� �tait absolument n�cessaire dans un climat comme celui de Venise; ou bien elle s'en allait fl�ner, � pied, par les vieilles rues, ou en gondole, par les canaux et les lagunes.

C'est probablement pendant une de ces promenades que Pagello composa la charmante barcarolle, en dialecte v�nitien, reproduite dans le num�ro II des Lettres d'un voyageur et servant aussi d'�pigraphe — sans indication du nom de l'auteur — au chapitre XVIII du Si�ge de Florence de Guerazzi. La voici :


Coi pensieri malinconici
Non te star a tormentar,
Vien con mi, montemo in gondola,
Andaremo in mezzo al mar... etc., etc.

Dans le m�me num�ro des Lettres d'un voyageur, nous trouvons une autre po�sie de Pagello :


Con lei soll' onda placida
Errai dalla laguna.
Ella gli sguardi immobili
In te fissara, o luna!
E a che pensava allor?
Era un morrente palpito?
Era un nascente amor?

En g�n�ral, les amis fran�ais de George Sand et de {90} Musset se sont trop �vertu�s � repr�senter Pagello comme un illettr�; il a �crit quantit� de vers et de chansons qui sont chant�es jusqu'aujourd'hui par les p�cheurs de sa po�tique patrie.

Et cependant Musset, durant le temps que prit son retour � Paris, �crivait � Venise � chaque relais, et ses lettres montrent qu'il connaissait la valeur de celle qu'il abandonnait. Il �crit « qu'il a bien m�rit� de la perdre, pour ne pas avoir su l'appr�cier quand il la poss�dait, et pour l'avoir fait beaucoup souffrir. Il pleure la nuit dans ses chambres d'auberge, et il est n�anmoins presque heureux, presque joyeux, parce qu'il savoure les volupt�s du sacrifice. Il l'a laiss�e aux mains d'un homme de cœur qui saura lui donner le bonheur, et il est reconnaissant � ce brave gar�on; il l'aime, il ne peut retenir ses larmes en pensant � lui. Elle a beau ne plus �tre pour l'absent qu'un fr�re ch�ri, elle restera toujours l'unique amie...* ».

* Arv�de Barine, p. 88.

De son c�t� George Sand �crivait d�j� � Musset le 3 avril : « Ne t'inqui�te pas de moi. Je suis forte comme un cheval, mais ne me dis pas d'�tre gaie et tranquille. Cela ne m'arrivera pas de sit�t... Ah! qui te soignera, et qui soignerais-je? Qui aura besoin de moi, et de qui voudrais-je prendre soin d�sormais? Comment me passerais-je du bien et du mal que tu me faisais?... Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu'il te pleure presque autant que moi. » Puis le 15 avril elle lui �crit : « Ne crois pas, ne crois pas, Alfred, que je puis �tre heureuse avec la pens�e d'avoir perdu ton cœur. Que j'aie �t� ta ma�tresse ou ta m�re, peu importe; que je t'aie inspir� {91} de l'amour ou de l'amiti�, que j'aie �t� heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ue change rien � l'�tat de mon �me � pr�sent. Je sais que je t'aime, et c'est tout... » C'est le cas de dire : « Quand on est ensemble, tout para�t �troit, lorsqu'on est s�par�, tout para�t ennuyeux »; ce proverbe russe tout trivial qu il soit, est cependant bien juste. A peine se furent-ils s�par�s que Musset et George Sand comprirent combien leur �tait cher cet amour plein de tourments, agit�, maladif, qui les avait li�s l'un � l'autre, et qui �clata bient�t avec une nouvelle force! George Sand commen�a � regretter celui qui l'avait martyris�e, outrag�e et qu'il lui avait fallu soigner et m�nager comme, un enfant capricieux, celui qui, apr�s l'avoir maudite, se jetait � genoux pour l'adorer. Son nouvel amour lui apparaissait d�j� fade, insipide, ennuyeux. Elle n'y trouvait ni « inspiration » ni tourment, ni passion. « Pagello est un ange de vertu — �crit-elle... Il est si sensible et si bon... Il m'entoure de soins et d'attentions... Pour la premi�re fois de ma vie j'aime sans passion... Eh bien, moi, j'ai besoin de souffrir pour quelqu'un; j'ai besoin d'employer ce trop d'�nergie et de sensibilit� qui sont en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude, qui s'est habitu�e � veiller sur un �tre souffrant et fatigu�. Oh! pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux sans appartenir ni � l'un ni � l'autre?... »

Musset cependant, continuait � penser qu'il n'�tait plus qu'un « ami » et t�cha, aussit�t r�tabli, de se distraire et de s'amuser; mais ce fut en vain qu'il se lan�a de nouveau dans son ancienne vie de d�bauche, son cœur �tait rest� � Venise. Les lettres de lui, les lettres d'elle devinrent de plus en plus agit�es, plus ardentes, quoique tous deux ne {92} parlassent que d'amiti� et que George Sand ne dout�t pas de son amour pour Pagello. Aussi quand apr�s avoir termin� le travail qu'elle s'�tait impos� elle re�ut de Buloz l'argent qui avait malencontreusement tra�n� pendantp)r�s de deux mois dans les caisses de la poste, George Sand engagea Pagello � la suivre � Paris. Pour le faire, Pagello (raconte le docteur Garibaldi Locatelli) se vit oblig� de vendre tout ce qu'il avait de pr�cieux : argenterie de table, vieilles gravures, peintures consistant en paysages, etc.

Pagello dit que, partis de Venise, lui et George Sand firent leur voyage par les lacs de la Lombardie, et que de Milan ils se dirig�rent sur Chamounix, firent l'ascension du Mont-Blanc* jusqu'au Grand Glacier, du Montanvers (Monteverde), et de l�, en passant par Gen�ve, se rendirent � Paris o� ils arriv�rent le 14 ao�t**.

* Dans une lettre in�dite � M. Dudevant, dat�e du 30 juillet, George Sand raconte qu'elle a visit� les lacs Garda, Iseo, Maggiore, travers� le Simplon, s�journ� � Martigny, et fait l'ascension du Mont-Blanc et du Saint-Bernard. Elle d�crit la cath�drale et le mus�e de Milan, les beaut�s de la nature de l'Italie, l'agriculture en Lombardie. Quant � l'�tat des voies de communication elle donne raison � son mari qui pr�tendait que les gouvernements absolus �taient les meilleurs sous ce rapport-l�.

** La lettre de George Sand � Rollinat, dat�e de Paris, 15 ao�t 1834, commence par les mots : « J'ai trouv� ta brave lettre du mois d'avril, hier en arrivant de Venise o� j'ai pass� toute l'ann�e... » Par les lettres � son fils on voit qu'elle se h�tait de revenir � Paris pour le 18 ao�t, jour de la distribution des prix au coll�ge Henri IV. Ce qu'elle dit dans l'Histoire de ma Vie : « Je suis partie de Venise � la fin du mois d'ao�t », n'est donc pas exact. Elle a quitt� Venise, dans les derniers jours de juillet.

Lorsque Pagello et George Sand arriv�rent � Paris, les trois h�ros du drame (ou de « cette farce-bouffe, o� je jouai et r�citai un r�le!... », comme s'exprime Pagello), se trouv�rent dans une position �trange et fort peu commode. Ce qui avait �t� id�al, beau, sublime � Venise, {93} semblait � Paris absurde, insens� et m�me ridicule. Les amis de George Sand accueillirent Pagello par des railleries cach�es, et une malveillance peu d�guis�e. George Sand se d�go�tait de son amour, et le pauvre Pagello sentait beaucoup mieux la difficult� de la situation o� il s'�tait aveugl�ment jet� que ne le pensent tous les biographes de Musset et George Sand elle-m�me, car, comme cela se voit dans ses lettres et dans ses r�cits, Pagello �tait un homme d�licat, sensible, loin d'avoir la grandeur d'�me de Musset dans les questions de sentiments, mais point du tout le « bell�tre », nul et simplet que nous d�peint entre autres, Lindau. Entre lui et George Sand il y eut d�s lors tension et g�ne.

Sur ces entrefaites, Musset qui avait appris le retour de George Sand, la suppliait de lui accorder une entrevue, pour dire un �ternel adieu � leur amour et se r�signer ensuite. Cette entrevue fut h�las fatale! D'abord, ils crurent �prouver tous deux comme un calme et un soulagement et jur�rent qu'il ne leur restait du pass� « qu'une sainte amiti� ». Sous l'impression de cette entrevue, Musset �crivit le lendemain � George Sand*. Sa lettre, — charmante par sa candeur et la puret� du sentiment, — n'�tait encore qu'une m�prise sur lui-m�me, un vrai mirage, et comme toute illusion ne peut s'�terniser, {94} cette d�ception aussi ne fut pas de longue dur�e. Musset et George Sand virent tous deux qu'ils n'avaient pas cess� de s'aimer; chacun se reprochait d'avoir perdu le bonheur par sa propre faute. La passion de Musset �clata avec une force invincible, il reconnut clairement, une fois de plus, combien George Sand �tait sup�rieure � toutes les femmes qu'il avait rencontr�es sur son chemin. Son d�sespoir n'eut plus de bornes, George Sand �prouvait la m�me chose. Le regret du bonheur perdu, les remords, une tristesse d�sesp�r�e commenc�rent � la ronger � tel point, qu'elle en vint � des pens�es de suicide. Plong�s dans l'horreur et le chagrin de ne pouvoir r�parer tout ce qui s'�tait pass� entre eux, conscients de l'engrenage survenu dans leurs rapports et dans lequel eux tous s'�taient jet�s t�te baiss�e, George Sand et Musset s'enfuirent de Paris, l'une � Nohant, l'autre � Bade. Pagello avait promis d'aller � Nohant, et avait m�me re�u une invitation ad hoc de la part de Dudevant, mais il eut la d�licatesse et le bon sens de ne pas profiter de cette invitation, et il resta seul � Paris.

* La lettre a �t� publi�e par M. H�douin (Yorick) dans l'Homme libre du 14 avril 1877. Elle a �t� r�imprim�e dans le Figaro du 28 avril 1882. Des fragments en sont ins�r�s dans les Souvenirs de Grenier et dans le livre de Mme Barine. Elle se termine par des vers, qui, comme les cinq sonnets d�di�s � George Sand, n'ont �t� reproduits dans aucune �dition des œuvres de Musset. Nous trouvons encore dans le volume des Po�sies Nouvelles une pi�ce de vers que Paul de Musset n'a pas daign� orner d'un titre, car elle se rapporte �galement � George Sand. C'est celle qui commence par les mots, « Se voir le plus possible... » et ne porte aucune date.

George Sand, arriv�e � Nohant, s'abandonna au plus sombre d�sespoir. La pens�e du suicide la tint opini�trement sous son pouvoir, et la vue de ses amis : Fleury, Duvernet, Papet, Rollinat, N�raud, et de leurs femmes, loin de la consoler, ne fit qu'envenimer ses plaies et lui prouver quelle distance la s�parait de son cher pass� et combien l'amiti� la plus d�vou�e est impuissante � donner le bonheur � l'homme tourment� par un autre sentiment. Elle sentit surtout — ce que l'on sent toujours dans le malheur — l'�ternelle solitude de tout �tre humain. Toutes les lettres imprim�es ou in�dites de George Sand, datant de cette �poque : � Rollinat, Papet, Boucoiran et {95} N�raud et les Lettres dun voyageur respirent un si sombre d�sespoir, un si cuisant chagrin, un tel abattement qu'on ne peut douter de sa sinc�rit� lorsqu'elle dit qu'elle devrait en finir au plus vite avec la vie, comme elle le d�clare sans ambages � Boucoiran*. « La vie m'est odieuse, impossible et je veux en finir absolument avant peu... » La pr�occupation de Pagello, qu'elle avait laiss� seul � Paris, la tourmentait aussi. Elle supplie Boucoiran d'avoir soin de lui et de sa sant�. « Il a peut-�tre besoin d'argent, mais il n'en acceptera jamais d'une femme, m�me comme pr�t »... �crit-elle au m�me Boucoiran, le 10 septembre**. Il faut donc qu'il arrange cette af�aire, mais sans que Pagello sache que l'argent vient d'elle. Elle demande de lui persuader de venir � Nohant, mais elle ne se r�sout point, on ne sait pourquoi, � lui �crire, tout inqui�te qu'elle soit de pas recevoir de lui les lettres qu'il avait promis de lui adresser. Elle va dans sa sollicitude, jusqu'� prier Boucoiran de faire loger dans la chambre voisine de celle de Pagello, une bonne ou la cuisini�re Ad�le Lacouture, pour qu'il ne f�t pas seul s'il tombait malade. Mais Pagello, malgr� sa modestie et sa pr�tendue m�diocrit�, n'�tait pas de ces hommes qui permettent � des �trangers, et surtout � des femmes de s'occuper de leur personne. Il ne parvint pas, il est vrai, � accepter avec la g�n�rosit� de Musset, le refroidissement de George Sand � son �gard. Pendant qu'elle �tait encore � Paris, il lui faisait de violents reproches et se montrait si jaloux qu'il alla jusqu'� {96} qu'� d�cacheter une de ses lettres. Mais quand il comprit que son r�le �tait fini, il ne permit plus, dans sa fiert�, que George Sand se pr�occup�t de lui et rompit court et net avec elle. Tout ce que disent sur son d�part Lindau et Arv�de Barine, n'est pas exact. Non seulement Pagello ne fut pas « imm�diatement exp�di� » � Venise, mais il ne rentra m�me pas de sit�t dans ses foyers. Abandonn� par Aurore Dudevant, il se tourna vers la seule ma�tresse qui console toujours ses fid�les adorateurs, — la science, et, en elle, il trouva af�ectivement la consolation qu'il cherchait. Profitant de son s�jour � Paris, il se mit s�rieusement � suivre les cours de chirurgie dont les diff�rentes branches l'int�ressaient particuli�rement, et s'enrichit de connaissances qui firent de lui, dans la suite, un des premiers chirurgiens de l'Italie (il se distingua surtout par des op�rations de lithotritie). Apr�s avoir termin� ses �tudes, il partit comme il �tait venu, presque sans le sou. Toute sa vie il a gard� saintement le secret de son amour; pas une seule fois il ne r�pondit aux articles �crits sur son compte, et que ne disait-on pas cependant de lui, dans la presse italienne, fran�aise ou �trang�re? Ce ne fut qu'en 1881, lorsque M. Barbiera remit au jour sa Serenata qui donna naissance, dans la presse italienne, � toute une litt�rature sur le voyage de George Sond � Venise, que, sur les instances pressantes de ses amis, Pagello consentit enfin � �crire et � publier dans le Corriere della Serra et dans la Provincia di Belluno, les lettres dont nous avons reproduit quelques fragments.

[{95}] * Dans � Histoire de ma Vie, t. IV, p. 299-300. George Sand explique sa disposition d'esprit � cette �poque par une maladie de foie et s'efforce d'att�nuer l'impression que produisent les Lettres d'un Voyageur. Il serait plus juste de dire que la maladie de foie que George Sand avait h�rit�e de sa m�re s'�tait alors aggrav�e par suite de ses malheurs.

** Lettre in�dite.

Revenons � Musset et � George Sand. Pendant qu'elle se tourmentait et se chagrinait � Nohant, Musset �tait en train de se reposer � Bade. Mais c'est bien en vain que son fr�re le biographe essaie de nous faire croire que le {97} cœur du po�te s'�tait d�j� d�finitivement calm�. Ses lettres � George Sand nous disent le contraire; malheureusement tout ce qui subsiste de leur texte n'a pas encore �t� publi� int�gralement jusqu'ici, et Grenier, Arv�de Barine, Ducamp, Mari�ton ne nous en donnent que des fragments. Elles forment tout un po�me d'amour, po�me qu'on ne peut lire sans une profonde �motion et une vive sympathie. Ces pages respirent tout � la fois nue passion br�lante, douloureuse et une profonde tendresse. Des paroles enflamm�es, insens�es se m�lent � ces gracieux enfantillages qui accompagnent toujours un amour sinc�re. Musset accable George Sand de lettres, implore son amour, promet de tout oublier, se dit indiff�rent au fait qu'elle en aime un autre, qu'il se moque bien de tous ces fant�mes du devoir, de toutes les phrases, mais qu'il y a cinq cents lieues entre eux; voil� ce qui importe, car il ne sait qu'une chose, c'est qu'il l'aime, qu'il l'aime, qu'il en d�p�rit, qu'il meurt de cet amour, qu'il a soif d'elle. George Sand redoutant de croire � ce renouveau de bonheur, avait peur de capituler; mais sa premi�re lettre � Boucoiran qui suit celle du 10 septembre dont nous avons donn� des fragments, lettre dat�e du 13 septembre, nous montre le changement survenu dans son esprit. Pas trace de chagrin ni de d�sespoir. Pleine de verve et d'entrain, elle finit par ces mots : « Adieu, nous nous reverrons bient�t. Donnez-moi des nouvelles de notre ami. Trouvez-moi une servante... »

Le mois de septembre se passa encore en tiraillements mutuels et en souvenirs dont l'un et l'autre savouraient le poison. Enfin, au commencement d'octobre, George Sand arriva � Paris, et tout fut oubli�, hors l'amour! Mais ce ne fut pas pour retrouver la joie que se {98} reprirent les malheureux amants. L'ancien bonheur �tait empoisonn� par d'affreux souvenirs, il �tait souill� et mutil�. Leur nouvelle liaison ramena les extravagances d'antan, les anciennes souffrances, les querelles, les reproches, les r�conciliations; mais la premi�re union des deux �mes �tait � tout jamais rompue. Leur vie n'�tait plus supportable. Leur dignit� faisait naufrage au milieu de ces humiliations perp�tuelles, de ces injures, de ces repentirs poignants et de ces r�conciliations bient�t suivies de nouveaux orages. Musset se fatigua et rompit le premier, apr�s quoi, comme ils en avaient l'habitude, ils crurent n�cessaire d'instruire leurs confidents respectifs de leur rupture : lui, Tattet; elle, Sainte-Beuve. Ceci se passait en novembre; George Sand retourna � Nohant. Il leur sembla � tous deux que c'�tait d�finitivement bien fini entre eux; l'un et l'autre �taient mortellement fatigu�s. George Sand n'�tait pas seulement persuad�e que c'�tait la fin, elle voulait encore le persuader � ses amis. Elle �crivait le 14 d�cembre � Boucoiran : ... « Si vous savez quelque chose de d�sagr�able pour moi, ne m'en avertissez pas. Comme je ne retomberai pas dans ce malheureux amour, il est inutile que mes souffrances soient augment�es*... »

* Lettre in�dite.

Un peu avant cela, le 6 d�cembre, avec plus de d�tachement encore, elle parlait de son amour comme d'une chose absolument finie. Mais lorsqu'� la fin de d�cembre elle retourna � Paris, toutes ses belles r�solutions s'�vanouirent comme une fum�e. Cet amour qui, � Nohant, lui paraissait un martyre insupportable, et dont elle semblait heureuse de se voir lib�r�e, lui semblait � pr�sent le {99} paradis perdu, le seul bonheur de sa vie; — lui — tout; sans lui — rien! C'est Musset maintenant qui refuse de la voir. Elle ne peut s'en consoler; son d�sespoir n'a pas de bornes; �puis�e, malade, jour et nuit sans repos, elle ressemble � un spectre; � son tour, elle est folle d'amour, elle le supplie de lui accorder une entrevue, de lui rendre son ancien bonheur*. Ne sachant comment prouver sa sinc�rit�, elle coupa ses admirables cheveux que Musset avait tant aim�s, et les lui envoya. Lorsque Musset, en ouvrant le paquet, vit coup�es ces lourdes boucles noires qu'il avait si souvent bais�es, il fondit en larmes et... le 14 janvier. George Sand ne se refuse pas le triomphe d'�crire � Tattet : « Alfred est redevenu mon amant. »

* Pendant toute cette p�riode, George Sand tint une sorte de journal, dans lequel elle s'adresse parfois directement � Musset. (Nous avons eu occasion de le lire.) Ces feuillets ne lui furent remis qu'apr�s leur rupture d�finitive. Ce sont des pages merveilleuses comme style, merveilleuses de passion et de sinc�rit�. Il en existe plusieurs copies dans des archives priv�es. Nous y reviendrons plus loin.

Musset, on le voit, s'�tait abus� sur lui-m�me, en assurant que tout �tait fini chez lui : le vieil amour couvait toujours en son cœur.

Mais ce fut l� le dernier et le plus affreux acc�s de leur maladie. Toutes les sc�nes orageuses qui se pass�rent entre eux, les folles caresses et les �pouvantables querelles pr�c�dentes ne sont rien en comparaison de ce qui se produisit dans le courant de ce mois de janvier 1835. Tous deux, n'en pouvaient plus de ces humiliations perp�tuelles, de ces r�conciliations, de ces vains efforts pour s'aimer, « saintement », de l'impuissance de croire mutuellement l'un en l'autre et de vivre dans l'union de leurs �mes. De leur amour il ne leur restait que la passion. Les amis d'autrefois {100} avaient compl�tement cess� de se comprendre, ils avaient fini par se convaincre qu'ils �taient deux �tres absolument dissemblables, que leur vie � deux n'�tait plus possible. Seulement, ils ne savaient comment rompre.

Cette fois ce fut George Sand qui prit l'initiative de la rupture. Voici la curieuse lettre qu'elle �crivit � Boucoiran le 6 mars 1835 :

Mon ami, aidez-moi � partir aujourd'hui. Allez au courrier � midi et retenez-moi une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu'il faut faire.

Cependant si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car j'aurai bien de la peine � tromper l'inqui�tude d'Alfred, je vais vous l'expliquer en quatre mots. Vous arriverez � cinq heures chez moi et, d'un air empress� et affair�, vous me direz que ma m�re vient d'arriver, qu'elle est tr�s fatigu�e et assez s�rieusement malade, que sa servante n'est pas chez elle, qu'elle a besoin de moi tout de suite et qu'il faut que j'y aille sans diff�rer. Je mettrai mon chapeau, je dirai que je vais revenir, et vous me mettrez en voiture. Venez chercher mon sac de nuit dans la journ�e. Il vous sera facile de l'emporter sans qu'on le voie, et vous le porterez au bureau. Faites-moi arranger le coussin de voyage que je vous envoie. Le fermoir est perdu. Adieu, venez tout de suite si vous pouvez. Mais si Alfred est � la maison, n'ayez pas l'air d'avoir quelque chose � me dire. Je sortirai dans la cuisine pour vous parler*.


* Note de 1895 : Lettre in�dite.

Note de 1898 : Depuis la publication de ce chapitre dans le Messager du Nord (novembre, d�cembre 1895), cette lettre fut publi�e par le vicomte de Spoelberch dans son livre la V�ritable histoire.

Tout se fit comme George Sand l'avait arrang� : le 9 mars, Musset �crit � Boucoiran :

        Monsieur,

Je sors de chez Mme Sand et on m'apprend qu'elle est � Nohant. Ayez la bont� de me dire si cette nouvelle est vraie. Comme vous avez vu Mme Sand ce matin, vous avez pu savoir quelles �taient {101} ses intentions, et, si elle ne devait partir que demain, vous pourriez peut-�tre me dire si vous croyez qu'elle ait quelques raisons pour d�sirer de ne point me voir avant son d�part. Je n'ai pas besoin d'ajouter que dans le cas ou cela serait, je respecterais ses volont�s.

ALFRED DE MUSSET*.        


* Depuis la publication de ce chapitre en russe, cette lettre fut publi�e par M. Clouard dans son article « Alfred de Musset et George Sand » (Revue de Paris, 1896).



Le 9 mars, George Sand �crit de Nohant � Boucoiran :

        Mon ami,

Je suis arriv�e en bonne sant� et nullement fatigu�e � Ch�teauroux, � trois heures de l'apr�s-midi. J'ai vu, hier, tous nos amis de la Ch�tre. Rollinat est venu avec moi, de Ch�teauroux. J'ai d�n� avec lui chez Duteil. Je vais me mettre � travailler pour Buloz. Je suis tr�s calme. J'ai fait ce que je devais faire. La seule chose qui me tourmente, c'est la sant� d'Alfred. Donnez-moi de ses nouvelles, et racontez-moi, sans y rien changer et sans en rien att�nuer, l'indiff�rence, la col�re ou le chagrin qu'il a pu montrer en recevant la nouvelle de mon d�part. Il m'importe de savoir la v�rit�, quoique rien ne puisse changer ma r�solution. Donnez-moi aussi des nouvelles de mes enfants. Maurice tousse-t-il toujours? Est-il rentr� gu�ri dimanche soir? Solange toussait aussi un peu*.

* Note de 1895 : Lettre in�dite.

Note de 1898 : Un fragment s'en trouve aussi dans le livre de M. de Spoelberch.


En partant, George Sand charge Boucoiran de remettre « un paquet » � Musset. Il contenait ce journal qu'elle avait �crit dans le courant de l'hiver, pendant qu'elle �tait s�par�e d'Alfred, et qui contenait sa confession. Elle la fait avec une sinc�rit� extraordinaire, et parle de son amour pour Musset dans les termes les plus ardents, les plus insens�s et tout palpitants de passion. Chaque ligne y {102} respire la douleur du bonheur perdu, est pleine d'une souffrance cuisante et d'une profonde tendresse. Nous avons d�j� parl� de ce journal*. Paul de Musset en a certainement profit� pour son roman, cela ne fait honneur ni � lui, ni � Alfred, qui l'avait si mal gard�.

* Arv�de Barine, le vicomte de Spoelberch, MM. Mari�ton et Roclheblave en ont d'ailleurs cit� des fragments.

Il semble que Boucoiran, pour avoir aid� les deux amants � se s�parer l'un de l'autre, se soit cru en droit de condamner Musset ou de dire, du moins, tout ce qu'il pensait de lui. Pour r�pondre � la question de George Sand, il avait parl� en termes peu flatteurs de Musset, car voici ce qu'elle lui �crivit le 15 mars* :

* Lettre in�dite. Arv�de Barine en donne aussi des fragments qu'elle date du 14 mars.

        Mon ami,

Vous avez tort de me parler d'Alfred. Ce n'est pas le moment de m'en dire du mal. Je n'ai que trop de force, et si ce que vous en pensez �tait juste, il faudrait me le taire. M�priser est beaucoup plus p�nible que regretter. Au reste ni l'un ni l'autre ne m'arrivera. Je ne puis regretter la vie orageuse et mis�rable que je quitte, je ne puis m�priser un homme que sous le rapport de l'honneur je connais aussi bien. J'ai bien assez de raisons pour le fuir, sans m'en cr�er d'imaginaires.. Je vous avais pri� seulement de me parler de sa sant� et de l'effet que lui ferait mon d�part. Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montr� aucun chagrin. C'est tout ce que je d�sirais savoir, et c'est ce que je puis apprendre de plus heureux. Tout mon d�sir �tait de le quitter sans le faire souffrir. S'il en est ainsi, Dieu soit lou�. Ne parlez de lui avec personne, mais surtout avec Buloz. Buloz juge fort � c�t� de toutes choses et de plus il r�p�te imm�diatement aux gens le mal qu'on dit d'eux et celui qu'il en dit lui-m�me. C'est un excellent homme et un dangereux ami. Prenez-y garde, il vous ferait une affaire s�rieuse avec Musset, tout en vous encourageant � mal parler de lui. Je me {103} trouverais m�l�e � ces cancans et cela me serait odieux. Ayez une r�ponse pr�te � toutes les questions : « Je ne sais pas. » C'est bient�t dit et ne compromet personne*.

*. Nous ferons remarquer en passant, que, lorsque George Sand �tait encore � Venise, et que Musset se trouvait d�j� � Paris, Boucoiran et Musset y arrangeaient ensemble ses affaires d'argent et celles avec Buloz.

Voir les lettres in�dites de George Sand du 9 mai, des 20 et 31 juin 1834.


Il ressort clairement de tout cela, que George Sand, tout en reconnaissant que sa liaison avec Musset ne devait se prolonger, ne pouvait cependant cesser de l'aimer et de l'estimer connne homme, comme une belle �me, ni entendre mal parler de lui, ni souffrir qu'on le condamn�t. D�j� un an auparavant, le 17 juillet 1834, lorsque Musset quitta Venise, Boucoiran s'�tait permis une phrase irr�v�rencieuse sur son compte, George Sand lui r�pondit alors : « Les causes qui pouvaient livrer ma vie au hasard sont � jamais d�truites. J'en ai fini avec les passions. La derni�re est celle qui m'a fait le plus de mal, mais c'est la seule, dont je ne me repente pas, car il n'y a eu dans mes chagrins ni de ma faute, ni de celle d'autrui. Vous dites que vous ne l'approuvez pas, mon ami. Il y a tant de choses entre deux amants dont eux seuls au monde peuvent �tre juges!... » Cette derni�re phrase devrait toujours �tre pr�sente � tous ceux qui jugent bon d'accuser tant�t l'une, tant�t l'autre des deux parties de ce triste roman. Musset, de son c�t�, garda non seulement dans le fond de son �me le souvenir de sa bienaim�e, mais se mit � ex�cuter le « monument » qu'il avait r�v� « de lui �lever », comme il le lui disait dans une lettre de l'ann�e pr�c�dente : « Je m'en vais faire un roman... J'ai bien envie d'�crire notre histoire. Il me semble que cela me {104} gu�rirait et m'�l�verait le cœur. Je voudrais te b�tir un autel fut-ce avec mes os »!... Et encore : « ... Mais je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait un livre sur moi et sur toi (sur toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fianc�e, tu ne te coucheras pas dans cette froide terre sans qu'elle sache qui elle a port�. Non, non, j'en jure par ma jeunesse et par mon g�nie, il ne poussera sur ta tombe que des lis sans tache. J'y poserai de ces mains que voil� ton �pitaphe en marbre plus pur que les statues de nos gloires d'un jour. La post�rit� r�p�tera nos noms comme ceux de ces amants immortels, qui n'en ont plus qu'un � eux deux, comme Rom�o et Juliette, comme H�lo�se et Ab�lard. On ne parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. Ce sera l� un mariage plus sacr� que ceux que font les pr�tres, le mariage imp�rissable et chaste de l'intelligence... Je terminerai ton histoire par mon hymne d'amour*... »

* Paul de Musset, qui, dans la suite, s'est efforc� de toutes les mani�res de rabaisser le r�le que George Sand et son amour avaient jou� dans la vie de son fr�re, a essay�, mais sans succ�s, de d�mentir l'authenticit� de cette lettre. C'est celle qui fut imprim�e par M. H�douin dans l'Homme libre et que nous avons d�j� cit�e. Voir plus haut, p. 93.

Si avant cela d�j�, Musset et George Sand, ob�issant � la tendance, bien commune � tous les po�tes, avaient exhal� leurs souffrances, l'un dans les Nuits, l'autre dans les Lettres d'un Voyageur, œuvres purement lyriques, � pr�sent Musset mit consciemment � ex�cution son projet d'�crire un livre sur lui et sur elle. En 1836 parut la Confession d'un enfant du si�cle, qui est la « version » donn�e par Musset de leur commune histoire. Le lecteur se rappelle sans doute aussi l'Hymne d'amour, qui termine la troisi�me partie du livre; jamais, peut-�tre, l'amour triomphant ne s'est exhal� en plus enthousiastes paroles que par les {105} lignes si c�l�bres, qui commencent le chapitre XI : « Ange �ternel des nuits heureuses, qui racontera ton silence? O baiser! myst�rieux breuvage, que les l�vres se versent comme des coupes alt�r�es. »

Nous parlerons plus loin de la Confession, comme des autres œuvres de Musset et de George Sand, qui sont �closes ou ont �t� �crites sous l'influence que les deux po�tes ont exerc�e l'un sur l'autre.

Citons maintenant ce que George Sand �crit � Mme d'Agoult, apr�s avoir lu le livre qui lui avait �t� envoy� par Alfred lui-m�me avec quelques mots de d�dicace. Nous avons d�j� fait, plus haut, mention de cette lettre du 25 mai, ins�r�e dans la Correspondance, mais o� ces lignes, qui concernent Mussset, ont �t� omises � dessein : « Je vous dirai que cette Confession d'un enfant du si�cle m'a beaucoup �mue en effet. Les moindres d�tails d'une intimit� malheureuse y sont si fid�lement rapport�s depuis la premi�re heure jusqu'� la derni�re, depuis la sœur de charit� jusqu'� l'orgueilleuse insens�e, que je me suis mise � pleurer comme une b�te, en fermant le livre. Puis, j'ai �crit quelques lignes � l'auteur pour lui dire je ne sais quoi : que je l'avais beaucoup aim�, que je lui avais tout pardonn�, et que je ne voulais jamais le revoir... Je sens toujours pour lui, je vous l'avouerai bien, une profonde tendresse de m�re au fond du cœur. Il m'est impossible d'entendre dire du mal de lui sans col�re. »

D'un c�t�, comme de l'autre, il n'y avait, comme on le voit, rien d'hostile. Musset et George Sand continu�rent, apr�s cela, non seulement � s'�crire, ou � se charger mutuellement de quelque affaire pour rendre service � quelque ami respectif, mais ils se virent m�me quelquefois. Ainsi, par exemple, le chansonnier saint-simonien Vin�ard nous {106} raconte dans ses M�moires* que, lorsque George Sand assista, en 1836, � une des r�unious saint-simoniennes, elle �tait accompagn�e, par Alfred de Musset.

* laquo M�moires �pisodiques d'un vieux chansonnier saint-simonien » par Pierre Vin�ard. (Paris, Dentu et Grassart, 1878.)

Les bons amis (?!) faisaient n�anmoins tous leurs efforts pour semer la discorde entre eux, quoi que fissent George Sand et Musset, pour se d�fendre l'un l'autre contre les m�disances et les calomnies. Le 19 avril 1838, George Sand �crit � Musset :

        Mon cher Alfred,

(Un premier paragraphe a trait � une personne qu'il lui avait recommand�e.)

Je n'ai pas compris le reste de ta lettre. Je ne sais pas pourquoi tu me demandes si nous sommes amis ou ennemis. Il me semble que tu es venu me voir l'autre hiver* — (donc en 1837 ils se sont encore vus), et que nous avons eu six heures d'intimit� fraternelle, apr�s lesquelles il ne faudrait jamais se mettre � douter l'un de l'autre, f�t-on dix ans sans se voir et sans s'�crire, � moins qu'on ne voul�t aussi douter de sa propre sinc�rit�; et, en v�rit�, il m'est impossible d'imaginer comment et pourquoi nous nous tromperions l'un l'autre � pr�sent...

* Ni Paul de Musset, ni les autres biographes hostiles � George Sand ne font mention de ces entrevues amicales. Arv�de Barine seule fait exception. La lettre enti�re est publi�e par M. de Spoelberch.


Les ann�es se suivaient, les anciennes blessures ne saignaient plus et se cicatrisaient; de nouvelles amours faisaient oublier l'amour d'autrefois, la vie d�sunissait de plus en plus les anciens amants.

Ils se voyaient de moins en moins souvent et tout � fait fortuitement. En 1841, traversant la for�t de Fontainebleau, pour se rendre � la campagne, chez Berryer, Musset {107} repassa avec une joie am�re les heureux souvenirs de l'automne de 1833. A peine de retour � Paris, il rencontra George Sand au th��tre. Ses vers charmants : Le Souvenir, sont dus � cette simple co�ncidence.

Les deux anciens amis se revirent pour la derni�re fois en 1848*.

* Avec Lindau, nous ne pouvons ajouter foi � ce qu'un auteur inconnu raconte sur Musset et George Sand dans le petit journal Daheim (n° du 26 mars 1865). On ne peut non plus prendre en consid�ration les biographies peu s�rieuses que nous donnent Mirecourt et Kertheny, lesquelles ne contiennent que des bavardages et des racontars emprunt�s � d'autres.

C'est en cette ann�e que finirent leurs relations personnelles, mais non l'histoire de leur amour, qui, de la vie r�elle, allait passer dans la litt�rature. A son tour, ce roman v�cu a lui-m�me aujourd'hui toute une histoire, que nous allons raconter, en exposant en m�me temps l'influence r�ciproque que les deux �crivains ont exerc�e l'un sur l'autre, et en analysant les « Nouvelles V�nitiennes » de George Sand.


Variantes

  1. l'absolcent {PN} (nous corrigeons)
  2. d�s enchantements {PN} Nous rectifions
  3. Mme Codem {PN} (nous corrigeons)

Notes

  1. Ces d�dicaces � Musset sont reproduites dans {Carteret1976} II,306.