Par une belle matinée c du mois de juin, vers la fin du siècle dernier, un beau jeune homme d s'avançait dans cette contrée admirable qui forme la base de l'Etna du côté de Catane, et qui, en raison e de sa position, porte le nom de regióne piemontése f. Il allait visiter g le volcan gigantesque de la Sicile, et comme h ce n'était pas la première fois qu'il entreprenait cette excursion i, il n'avait pas jugé nécessaire de se munir d'un guide surtout dans la j partie riante et habitée qu'il parcourait et dont chaque sentier, chaque vallon couvert de fleurs et de fruits, chaque coteau tapissé de vignes k, lui étaient devenus familiers dans ses fréquentes promenades. Il montait un beau et bon cheval qu'il laissa à Nicolosi 1, village d'un aspect assez sombre, bâti de laves et de basaltes, et servant de limite entre le pays enchanté que notre voyageur venait de franchir et l la région déserte et sauvage, qui s'élève rapidement vers la sommité de l'Etna. Après s'être reposé quelques heures et avoir loué une mule, la plus vigoureuse qu'il pût trouver dans le bourg, — et ce n'était pas beaucoup dire —, il m repartit vers 5 heures de l'après-midi, déterminé n à marcher toute la soirée et toute la nuit afin d'arriver o au cratère au lever du soleil et d'y contempler le plus magnifique spectacle de l'univers: toute la Sicile déployée en triangle sous ses pieds et baignée de l'immense mer, où la vue ne rencontre plus de bornes que du côté du détroit et des monts de la Calabre.
— Il me semble, mon bon Tricket, dis-je en interrompant le narrateur, que tu fais des phrases un peu longues.
— Elles ne le sont pas encore assez pour être à la mode, me répondit-il sans se déconcerter et il p continua.
Le voyageur q eut un assaut r à soutenir contre le {PGS17 p.10 col.2} babil de l'hôtesse de Nicolosi qui voulait l'engager à prendre un guide. « Sainte Vierge! disait-elle s, c'est une véritable folie que de vous engager ainsi tout seul t dans ces bois, où il est si facile de s'égarer, que nos pâtres eux-mêmes s'y égarent tous les jours u. {RDM 116} Et si vous alliez vous engloutir dans une de ces cheminées souterraines qu'on rencontre à chaque pas. Giesù v mio signore, ne vous exposez pas ainsi, car si vous échappez aux dangers de la route, qui sait w quels malins esprits peuvent se jouer de vous et vous jeter en bas de la montagne? Il y a un certain génie malfaisant x qu'on appelle...
— Vous me conterez cette histoire demain, ma bonne hôtesse, interrompit le voyageur. Aujourd'hui, elle retarderait trop mon départ. Je pense que les malins esprits m'attaqueront y aussi bien avec une escorte de cent hommes, s'ils ont envie de contrarier ma marche z. J'ai déjà fait cinq ou six fois ce chemin aa, et je dois le connaître assez bien pour m'y maintenir avec quelque attention.
— Et puis ab, pensa-t-il en s'éloignant de Nicolosi au trot de sa mule, et en traversant la plaine inclinée, couverte de cendres rougeâtres qui domine le village, mon plaisir sera sans mélange. Si je parviens seul au terme de ce désert terrible et majestueux, je n'aurai pas à essuyer les éternels et fatigans ac avis d'un guide qui veut se rendre nécessaire et doubler son importance, en vous exagérant les dangers du chemin. Je n'aurai pas non plus l'importune distraction de ses explications plates et grossières, ni l'inquiétante contrariété de ses fatigues feintes ou réelles, ni l'embarras de ces mille ruses perfides par lesquelles ils cherchent à faire doubler leur salaire et manquer votre voyage. Il faut être seul pour sentir toute l'exaltation qu'une nuit sur l'Etna est capable d'inspirer. La présence ad d'un être de mon espèce me rappellerait que je suis un homme, et seul avec le vent et la neige, j'espère l'oublier. Je veux pouvoir enfin abandonner ae mon âme au désordre de ces éléments af fougueux qui règnent en maîtres absolus sur une terre ag déchirée et bouleversée chaque jour au gré de leur caprice.
Le jeune homme dans son enthousiasme ne manqua pas ah de s'identifier avec Empédocle 2. Sa situation ai l'exigeait rigoureusement quoiqu'il aj fit le plus beau tems ak du monde, et que rien ne rendit l'approche du volcan périlleuse al.
Il arriva sans difficulté à la grotte des Chèvres am, station ordinaire des voyageurs et seul gîte qu'ils puissent trouver dans cette forêt inhabitable 3. Il y fit les préparatifs d'usage pour y passer le moins mal possible la première partie an de la nuit, c'est-à-dire qu'il coupa de l'herbe qu'il plaça devant sa mule attachée ao à un arbre {PGS17 p.11 ill., p.12 col.1} voisin; qu'il abattit du bois et alluma du feu {RDM 117} que la température glacée de cette région rend indispensable ap, et auprès duquel il fit un souper assez frugal dont aq il s'était précautionné en quittant l'auberge de Nicolosi ar. Après quoi, il donna un dernier coup d'œil à sa monture, que ses habitudes rustiques et sa sobriété naturelle préservèrent du besoin de l'enthousiasme pour s'accommoder de sa position as. Puis il ranima le feu en y traînant la moitié d'un bouleau desséché, et at s'enveloppant dans son vaste manteau, il chercha à goûter quelques heures de sommeil en au attendant celle av de se remettre en route; cependant il ferma en vain les yeux. En vain il s'étendit sur son lit de feuilles sèches et y changea vingt fois de position. Quoiqu'il s'assurât bien en examinant aw sévèrement son âme ferme et aventureuse, qu'elle ax ne recevait pas la plus légère émotion de crainte. Soit ay la nouveauté de sa situation dans cette imposante solitude, soit la subtilité d'un air qu'il n'était pas accoutumé à respirer, il lui fut impossible de s'endormir. L'abondance az et la vivacité de ses pensées fatiguaient son cerveau. Tous ba ses nerfs éprouvaient une excitation extraordinaire. Tantôt la chaleur du foyer le suffoquait bb, mais s'il écartait un peu son manteau pour s'alléger, le froid le saisissait et le faisait frissonner bc de la tête aux pieds: tantôt il lui semblait que des voix humaines se mêlaient aux plaintes du vent dans les vieux chênes de la forêt. Il les écoutait avec un plaisir bd mélancolique et puis son be imagination leur prêtant des modulalions qu'elles n'avaient pas, il bf les répétait intérieurement jusqu'à ce qu'il fût excédé de leur monotonie. Enfin, renonçant au sommeil, il s'assit et resta, les coudes bg appuyés sur ses genoux et ses yeux fixés sur la braise bh rouge de son foyer d'où bi s'échappaient sous mille formes bj et avec mille ondulations variées, des flammes blanches et bleues. C'est là, pensait-il, une image réduite des jeux bk de la flamme et des mouvements de la lave dans les irruptions de l'Etna bl. Que ne suis-je appelé bm à contempler cet admirable spectacle dans toutes ses horreurs! Ou bn que n'ai-je les yeux d'une fourmi pour admirer ce bouleau embrasé! Avec bo quels transports de joie aveugle et de frénésie d'amante, ces essaims de petites phalènes bp blanchâtres viennent s'y précipiter! Voilà pour elles le volcan bq dans toute sa majesté! Voilà le spectacle d'un immense incendie. Cette lumière éclatante les enivre et les exalte br comme ferait pour moi la vue de toute la forêt embrasée. La nature bs n'a rien fait {RDM 118} de misérable. Tout bt y jouit d'une richesse relative de sensations, tout y possède des trésors de jouissance et des torrents bu de délices. Au milieu de la Création l'homme bv est de tous les êtres celui qui, avec plus de facultés pour apprécier le bonheur, se montre plus ingrat devant tant de bienfaits bw...
Une sorte de frémissement qui se fit entendre non loin {PGS17 p.12 col.2} du voyageur, interrompit le cours de ses pensées. Il porta la main à ses pistolets bx et levant les yeux il by aperçut de l'autre côté du foyer, au bz travers de la fumée qui se déployait en légers tourbillons tantôt blancs et opaques, tantôt transparens ca comme un voile de gaze, une longue et noire figure où brillaient deux gros yeux effarés cb et que surmontaient deux longues oreilles. Heureusement pour le voyageur il était esprit fort. Aucun cc sentiment de terreur n'altérait sa vue et son jugement; il reconnut cd sa pauvre mule qui transie de froid avait ce réussi à se détacher et, s'étant approchée machinalement du brasier fixait cf sur cet objet éclattant cg des regards d'une terreur panique et stupide. Son cavalier s'approcha d'elle, lui frotta les flancs avec une poignée d'herbe sèche, et lui replaçant la bride il se remit en marche comme la lune recommençait à blanchir l'horizon ch.
Il avait encore quelques milles à faire au travers des bois de chênes verts, de sapins et de bouleaux dont cette partie du mont, appelée regione silvosa cj, est couverte, avant que d'arriver à la région des neiges et des glaces qui environnent le cratère. Le chemin était facile et assez doux aux pieds de la mule quoique ck s'élevant rapidement à mesure qu'elle s'avançait. Le vent cl s'était calmé avec le lever de la lune et le froid devenait beaucoup moins rigoureux surtout cm dans les parties abritées par la forêt. Le voyageur cheminait sous l'influence de pensées riantes et de sensations nouvelles. Il respirait avec délices cet air éthéré de la montagne, qui peu à peu cn produit sur le cerveau une sorte d'ivresse. La solitude et la nuit exercent toujours sur nous un effet moral qui co se manifeste délicieux ou terrible suivant les nuances de notre caractère. Amédée — c'était le nom du voyageur— ne trouvait cp dans la majesté imposante de ces lieux que des sentiments de bien-être et d'enthousiasme. La Lune en s'élevant cq derrière les sapins, projetait cr leurs ombres {RDM 119} gigantesques d'une colline à l'autre. Son rayon oblique perçant dans les intervalles jetait cs sur les objets une blancheur lumineuse qui les revêtait de formes fantastisques. Chaque genêt épineux agité par le vent semblait ct un être animé, chaque bloc de lave {PGS17 p.13 col.1} qui présentait ses aspérités bizarres et ses boursouflures cu cassantes, ressemblait aux ruines d'un édifice moresque. Le voyageur était plongé dans une de ces rêveries vagues pendant lesquelles une partie de notre âme ne s'aperçoit cv pas de ce qui occupe l'autre, lorsqu'un chant doux et plaintif comme la brise, s'éleva cw avec la lune du coteau boisé qui bornait l'horizon. Cette fois, dit-il, ce n'est pas une illusion: un hasard cx peu ordinaire amène quelqu'un cette nuit dans la forêt. Il faut que ce soit un voyageur comme moi ou un pâtre égaré...
C'était en effet le lai mélancolique d'un berger mais cy les intonations avaient une justesse et une pureté que rencontrent rarement ceux qui suivent en chantant les seules inspirations de la nature. À mesure que cette mélodie se rapprochait, Amédée, qui était lui-même un excellent musicien et un chanteur plein de goût, acquérait la conviction qu'un artiste fort habile et doué d'étonnantes facultés était cz seul capable de remplir ainsi l'espace du son de sa voix puissante sans le secours d'aucun instrument. Pourtant cette voix da était trop suave, trop caressante, trop argentine parfois, pour s'exhaler d'une poitrine d'homme. Elle était aussi trop pleine, trop grave, trop sonore pour le gosier délicat d'une femme; c'était un mélange de ce qu'il y a de plus harmonieux dans les facultés musicales de chaque sexe. C'était db à la fois une basse, un contralto et un tenore dc, c'était enfin une voix comme Amédée n'en avait jamais entendue dd, même en ces chanteurs d'Italie qu'une consécration particulière dévoue au culte des muses et aux tourments des furies.
Il s'arrêta pour mieux écouter. Mais de comme la voix semblait monter il df se remit en marche pour la suivre, s'étonnant avec raison qu'on pût dg chanter avec cette précision, cette longue haleine et cette force prodigieuse en gravissant une côte rapide dh au milieu d'un air vif et pénétrant. Ce chant mystérieux n'était ni moins bizarre ni moins ravissant que l'organe qui le modulait. C'était di une invocation tantôt plaintive tantôt passionnée dj adressée aux Esprits de la montagne. Les paroles dk semblaient à peine astreintes aux règles de la versification et {RDM 120} pourtant c'était une poésie enthousiaste et sauvage qui portait le caractère de l'improvisation. Elles arrivaient distinctes à l'oreille du voyageur, quoique le chanteur invisible parût marcher sur un autre sentier à quelque distance.
« Je te salue, Etna! disait la voix. Géant parmi les géants, roi de la terre et des mers! Esprits de la nuit; vents qui soufflez sur les vieux arbres, fins souterrains qui frémissez sous les bruyères; génies des ravins et des précipices, vous, qui légers dl comme l'air, reposez sur la pointe de ces roches fragiles que le poids dm d'un petit {PGS17 p.13 col.2} oiseau ferait écrouler, vous qui dansez sur l'arène des cendres bleues et rouges du volcan sans y imprimer la trace de vos pas. Vous dn qui prenez pour monture un flocon do de neige emporté par l'ouragan ou un brin de mousse desséchée, enlevée à l'écorce des bouleaux, saluez tous le mont Gibel, le mont à la triple tête, le roi à la couronne flamboyante, le monarque à la robe de feu. »
« Et toi, ajoutait la voix en modérant son éclat et s'abaissant dp par degrés vers une mélodie suave et religieuse, et toi douce et blanche dq reine des nuits, silencieuse Hécate, belle, éternellement jeune et belle, enveloppe-nous de tes reflets argentés, reçois l'hommage mystérieux et pur des enfants de la forêt antique. »
Ici le chanteur s'arrêta, et le voyageur transporté d'admiration et ravi de plaisir ne put résister au désir de voir l'incommparable artiste qui l'avait charmé. Il résolut de l'appeler par un chant du même genre. Se livrant dr donc aux inspirations de son génie musical qui le servit ds assez bien dans cette circonstance et trouvant facilement dt dans l'harmonie des terminaisons italiennes une sorte de rime libre à la manière de son compétiteur: du
« Toi qui ravis mon âme de tes accens dv divins, s'écria-t-il, toi qui m'as fait entendre une mélodie plus enchanteresse que la harpe d'or des Élus, qui que tu sois, homme ou femme, ange ou démon, sylphide ou nécroman, viens à moi, que je rende hommage au talent sublime dw que tu possèdes. »
La voix d'Amédée était fraîche et belle, mais, quoique plus mâle que celle de son compagnon invisible, elle ne remplissait pas de même les vallons et les collines. Il faut, pensa-t-il, que mon adversaire soit placé bien favorablement et qu'un écho propice se charge de doubler le volume de sa voix, car je défie le plus robuste chantre de lutter contre ce vent qui emporte {RDM 121} les sons avant qu'on les lui ait confiés. En même tems il dx regardait de tous côtés, impatient de voir arriver son inconnu dy, lorsque la lune s'élevant dans l'air pur et bleu du firmament jeta dz une vive clarté sur le chemin jusqu'alors enveloppé dans l'ombre des arbres. Amédée vit distinctement, à deux pas de lui, un homme qui marchait sur le même sentier, mais sans que ses pas légers fussent trahis par le craquement ea des lapilli eb et des scories dont le chemin était semé. Amédée allait lui adresser la parole, lorsqu'il s'élança sur une arête de laves qui bordait le chemin et qui s'élevant progressivement forma ec bientôt comme une muraille de vingt pieds de haut si mince, si découpée, si fragile, que ed c'était un spectacle effrayant à voir qu'un ee homme courant lestement sur cet édifice de cendre vitrifiée. Tout en {PGS17 14 col.1} voltigeant pour ainsi dire, il ef se remit à chanter les paroles suivantes sur un air animé et brillant:
« Esprits de la forêt vierge de toute domination, pourquoi eg laissez-vous violer votre sanctuaire par des pas humains? Vents du soir, emportez eh le téméraire, rochers ei sourcilleux, brisez-le contre vos flancs aigus! »
— Chante, chante, répondit Amédée, quand ej tu devrais me maudire, je m'enivrerais du plaisir de t'écouter. »
La crête volcanique que suivait l'inconnu se trouvant tout d'un coup interrompue, Amédée fut effrayé de le voir sur le haut de ce rempart fragile qui semblait prêt à se pulvériser sous ses pieds. Mais ek le chanteur fit un saut de dix pieds de haut, sans que le moindre bruit accompagnât la chute de son corps, et se trouva à côté d'Amédée marchant avec la grâce et l'aisance d'un jeune montagnard dont il avait le costume. Sa taille délicate annonçait un enfant el de ce climat brûlant de la Sicile qui ne permet pas à la force physique de se développer. Il était vêtu à la manière du pays. Son chapeau rond et pointu était surmonté de plumes d'aigle, et un ample manteau écarlate em, comme on en voit souvent aux banditi de quelque importance était en élégamment drapé autour de lui.
« Compagnon, lui dit Amédée, permettez que je vous remercie du plaisir que vous m'avez fait éprouver. Je ne m'attendais guères eo à trouver dans ce désert la voix enchantée du premier chanteur de l'Italie.
— Vous êtes louangeur, mon camarade, répondit le ragazzo en marchant toujours et sans se retourner vers Amédée: cela {RDM 122} seul vous ferait ep signaler pour un Français, si votre accent eq rude et fâcheux ne suffisait er pas pour cela. Mais vous pourriez bien vous tromper en me prenant pour un chanteur de profession.
— Je puis me tromper en ceci, mais du moins je suis certain que l'habit que vous portez n'est qu'un déguisement emprunté pour satisfaire une fantaisie, ou dans un but de commodité es.
— Voulez-vous dire que je sois une fille déguisée?
— Non. Il y a et bien dans la petitesse de votre taille et dans certaines notes de votre voix, de quoi faire naître quelques doutes à cet égard, mais vive Dieu! ceux qui vous verront gravir sur les rochers et sauter en bas comme un chamois, ne vous eu soupçonneront pas d'avoir jamais porté des jupes. Je vous tiens donc pour un être du sexe masculin des plus intrépides, mais non ev pour un pâtre des montagnes comme votre costume l'annonce. Ou la nature a fait de vous un prodige, ou vous avez fait vous-même de l'art du chant l'étude la plus approfondie, {PGS17 p.14 col.2} car je jure qu'il n'y a pas un chanteur à Paris, à Vienne ou à Naples qui puisse vous être comparé.
— Peut-être que si vous m'eussiez entendu sur le théâtre de la Scala, vous m'eussiez sifflé. Mais ew dans le désert de l'Etna, votre imagination enflammée m'a merveilleusement secondé.
— Je n'en crois rien, et ex j'espère que nous ne nous quitterons pas sans que vous m'ayez dit un nom qui doit être déjà célèbre ou qui ne tardera à le devenir. Allons, il faut que vous soyez Polidoro 5, dont parle toute l'Italie et que l'on attendait à Rome lorsque ey j'ai été forcé de quitter cette ville.
— Comme je me souviens fort bien de vous avoir vu à Rome, il est probable ez que je n'étais pas à cette époque sur la route de Milan, d'ailleurs, Polidoro a le double de mon âge.
— Nous sommes-nous donc rencontrés à Rome, dit Amédée, et ne voulez-vous pas vous faire connaitre à moi?
— Avant tout je vous ferai fa observer que vous êtes monté sur votre mule, tandis que je suis à pied, ce qui fb n'est pas commode pour faire la conversation. Je ne me soucie fc pas de fatiguer ma voix et de m'essouffler pour satisfaire votre curiosité.
— Cela est trop juste, je vais mettre pied à terre et nous monterons alternativement sur la mule. Il serait fâcheux fd qu'une aussi belle voix s'altérât, quoique en vérité vous ne fe paraissiez pas tout à l'heure très soigneux de la ménager.
— Ne croyez pas cela, ma voix c'est ma vie, et j'aimerais ff {RDM 123} autant perdre l'une que l'autre. Mais fg, si les longs discours me fatiguent, il n'en est pas ainsi des plus longs airs. Je suis organisé pour chanter comme vous pour parler et c'est en chantant que je me repose. Mais ne descendez pas de votre mule, je suis fh fort léger et elle ne s'apercevra fi pas de ce surcroît de bagage. D'ailleurs je fj ne vous serai pas inutile, car je connais mieux que vous tous les sentiers de la contrée.
Sans attendre de réponse, l'homme sauta en croupe derrière Amédée, avec une agilité qui tenait du prestige 6. La mule qui ne s'attendait pas à ce renfort fit un bon si rapide que son cavalier, qui ne se tenait pas sur ses gardes, ne put l'empêcher de tourner subitement de la tête à la queue et de prendre le galop en descendant la montagne. Il s'efforça de la calmer et de la retenir mais fk tout fut inutile; à chaque instant elle fl doublait de vitesse. Amédée qui fm était un tort bon cavalier et un homme naturellement intrépide, ne songea d'abord qu'à rire de cette aventure; mais il conçut fn de l'humeur, lorsqu'il vit que son malicieux {PGS17 p.15 col.1} compagnon pressait les flancs de l'animal et lui frappait continuellement les jarrets avec sa houssine pour le faire courir; l'impatience finit par se changer en colère chez fo Amédée dont fp toutes les représentations ne faisaient qu'exciter la gaieté de l'inconnu.
— Si vous ne finissez cette mauvaise plaisanterie, dit-il enfin, je vous avertis que je me débarrasse de vous en vous jetant fq par terre.
— Essaye donc! dit le bizarre compagnon en redoublant ses coups sur la pauvre mule.
— C'en est trop, » dit Amédée; et faisant fs un demi-tour sur lui-même, il ft s'attendait à démonter d'un coup de poing son adversaire en apparence fort grêle. Mais fu il trouva une résistance sur laquelle il ne comptait pas. L'inconnu se cramponna autour de lui et le serrant de ses deux bras avec une force surnaturelle lui fit par cette strangulation ressentir une si horrible souffrance qu'il abandonna les rênes. La mule, saisie fv d'un nouveau vertige, courait comme le vent, franchissant les amas de rochers et les courants de lave, qui s'opposaient à sa fuite rapide. De plus en plus effrayée de la lutte que ses deux cavaliers se livraient sur son dos, elle perdit jusqu'au sentiment de sa propre conservation et se précipita avec eux dans un ravin de plus de trois cents toises de profondeur.
La lune dans tout son éclat brillait au milieu d'un ciel pur. L'arène de neige fx du milieu de laquelle s'élève la triple cime de l'Etna et qu'on appelle regione scoperta fy étincelait de blancheur aux reflets de l'astre argenté. Après avoir passé entre Monte Nuovo et Monte Frumento fz en laissant sur la droite la Schiena del asino, on ne trouve plus de chemin tracé et l'on s'oriente vers l'Etna principal qui se trouve à découvert de tous côtés. C'est ga dans cette dernière région nommée fort improprement piano del frumento, que gb s'élevait jadis un monument quadrangulaire dont la tradition attribue la fondation à Empédocle. Au tems où se rapporte cette histoire, il n'offrait plus qu'une enceinte de pierres disposées en carré gc et ensevelie dans les cendres qu'elles ne dépassaient 7 que de quelques pieds. Chaque éruption de l'Etna travaille à engloutir {PGS17 p.15 col.2} cette ruine qu'on appelait alors la Tour du philosophe et qui peut-être a disparu entièrement aujourd'hui 8. C'est là que deux hommes se reposaient la nuit dont nous venons de parler. L'un d'eux gd était étendu dans une sorte de sommeil léthargique et adossé contre quelques pierres sculptées depuis longtems abattues du fronton qu'elles avaient orné. L'autre ge se tenait à ses côtés dans une muette contemplation, tantôt attachant sur lui son regard fixe, tantôt l'élevant sur la cime fumeuse du volcan. Amédée, car le dormeur était le même voyageur que nous avons vu rouler au fond d'un précipice au chapitre précédent, essayait gf vainement de se réveiller. Il en éprouvait le désir. Il avait besoin de se soustraire à l'oppression indéfinissable que lui causait le regard de son compagnon, mais il n'était pas en son pouvoir de s'en affranchir. Enfin l'inconnu gg, se penchant vers lui, lui passa la main sur le visage gh sans le toucher en lui disant: « C'est assez »; et gi Amédée se souleva aussitôt et, jetant autour de lui des regards égarés comme vous l'eussiez fait à sa place, il tenta gj de quitter sa place et y réussit après gk avoir vaincu un léger engourdissement. Il regarda alors attentivement son compagnon et après s'être bien assuré que c'était le même petit homme en manteau rouge dans la compagnie duquel il était tombé au fond du ravin:
« Ami, lui dit-il, veuillez m'expliquer comment après une {RDM 125} si effroyable chute nous gl nous trouvons maintenant préservés de tout mal. Dites-moi si vous le pouvez où gm nous sommes et d'où nous venons.
L'inconnu, qui était retombé dans sa contemplation de l'Etna, se retourna froidement vers lui gn
Ma foi, dit-il, cette explication n'est pas bien difficile à vous donner, d'autant plus que c'est la quinzième fois depuis un quart d'heure que vous m'adressez les mêmes questions sans vouloir entendre ma réponse. Nous venons de la regione scoperta go où nous nous sommes rencontrés et nous voici près du cratère, dans la Tour du philosophe gp.
— Cela est fort extraordinaire, dit Amédée en se frottant le front et cherchant à rassembler les forces de son cerveau dont il commençait à douter; ou gq je suis fou, mon camarade gr, ou nous avons roulé ensemble...
— Allez-vous recommencer vos folies? dit le chanteur en haussant les épaules. Votre délire n'est donc pas encore passé? Allons, buvez gs un peu à ma gourde. Cet accès gt de fièvre cérébrale s'en trouvera mieux. »
« En effet, pensa Amédée, il faut que je sois devenu fou, ou que je sois ressuscité après ma mort, ce qui gu est moins probable. » Il but quelques gouttes du breuvage que le chanteur lui présenta et il se trouva aussitôt plein de {PGS17 p.16 col.1} force et de vie, sans pouvoir néanmoins perdre le vague souvenir des événements inexplicables de la soirée.
— C'est donc un rêve que j'ai fait, dit-il. Cependant gv il m'a semblé que vous sautiez en croupe derrière moi et que ma mule...
— Encore! dit l'inconnu. Finissez, de grâce, de battre gw ainsi la campagne. Nous avons gx fait route ensemble depuis la région des bouleaux jusqu'ici. Mais gy la subtilité de l'air a fait sur votre cerveau une trop vive impression, ainsi qu'il gz arrive à beaucoup de voyageurs qui se hasardent à cette heure sur l'Etna. À mesure que nous montions, votre délire ha a augmenté. Il est probable que sans moi vous vous hb fussiez en effet précipité dans quelque abîme, car vous aviez l'esprit frappé de cette fantaisie. Mais hc le hasard m'a donné à vous pour compagnon et pour guide et, quoique hd vous vous soyez imaginé de me prendre pour ce que je ne suis pas, je ne veux point vous abandonner.
— Mais la mule? demanda Amédée, dans le cerveau duquel {RDM 126} un reste de doute luttait encore contre les explications beaucoup plus raisonnables de son compagnon.
— La mule, répondit celui-ci, est attachée dans le bois à une place où nous la retrouverons facilement. J'ai vu que vous étiez hors d'état de vous tenir en selle. Je vous ai persuadé he d'en descendre et de me suivre à pied. Ne vous en rappelez-vous hf point?
— Pas le moins du monde, dit Amédée tristement. Je ne me rappelle que les rêves étranges que j'ai faits. Je les ai encore si présens hg, je serais si fort tenté de croire à leur réalité, sans les peines hh que vous prenez pour me ramener à la raison, que je hi crains d'être devenu réellement fou dans ce maudit voyage.
— Rassurez-vous, dit le chanteur; j'ai hj souvent éprouvé cette sorte de vertige dans les régions élevées que j'ai parcourues. Demain vous ne vous en souviendrez plus. Vous êtes à moitié guéri depuis que vous êtes tombé dans une sorte d'accablement où je vous ai laissé à dessein quelques instans hk. Mais votre situation exige maintenant que nous marchions. Approchons de l'Etna.
Les deux voyageurs se prirent le bras afin de s'aider mutuellement contre la violence du vent et hl ils s'avancèrent sur la plaine del Frumento hm, tantôt s'enfonçant dans la neige jusqu'aux genoux, tantôt glissant sur les glaces, sur les amas de cendres et de scories d'où s'échappaient des vapeurs brûlantes.
Tout est prestige et fantasmagorie vers la cime du volcan. Cette neige éternelle du sein de laquelle s'exhalent des feux souterrains, cette flamme blanche et phosphorique {PGS17 p.16 col.2} qui brûle tranquillement sur la brèche du cratère, et comme un pâle fanal répand ses tristes lueurs sur la glace transparente, cette absence de tout être animé, ce silence de mort portaient dans l'âme d'Amédée de nouvelles agitations tumultueuses. Le silence de son compagnon lui devint pénible. Il eut besoin de le regarder, de distinguer enfin les traits de son visage pour s'assurer qu'un être de son espèce était à ses côtés. Chaque fois qu'il portait sur lui ses regards, les reflets de la lumière semblaient prendre une teinte verdâtre qui décomposaient le coloris de son visage et empêchaient hn Amédée d'en apprécier la beauté. Il ne pouvait s'empêcher d'en admirer pourtant les lignes pures et délicates ho, mais cette pâleur livide, soit qu'elle fût l'effet du clair de lune, soit qu'elle fût l'empreinte de chagrins prématurés, portait un effroi involontaire dans hp l'âme troublée du {RDM 127} voyageur. Il eût voulu éviter le regard de ces grands yeux noirs où se peignaient la souffrance et la fierté dédaigneuse de toute compassion, lorsque, tout à coup, ces yeux se fixant sur Amédée prirent une vivacité si extraordinaire qu'ils semblaienl deux globes ardents prêts à le consumer.
« Entendez-vous? s'écria-t-il en lui hq pressant fortement le bras et lui montrant le cratère hr lumineux.
— Je n'entends rien, répondit Amédée.
— Quoi, vous hs n'entendez pas une voix qui chante et qui m'appelle? Adieu!
— Pour le coup, mon camarade, dit Amédée, c'est votre tour d'être fou. Mais ht je ferai pour vous ce que vous avez fait pour moi. Je ne vous abandonnerai pas seul à votre délire.
— C'est toi qui délires, répondit l'inconnu en étendant hu son manteau comme si c'eût été une paire d'ailes pour s'envoler. Reste ici ou hv retourne à la tour. L'esprit m'appelle. Je dois hw aller à mon maître.
— Voici un étrange effet de l'atmosphère, pensa Amédée. Il faut que tous deux nous tombions alternativement en démence, dans ce lieu sauvage et glacé. Allons ami hx, dit-il, reviens à toi. Nulle voix ne t'appelle. Ne cherche pas à m'échapper. Je veux te secourir et te suivre.
— Malheureux! dit l'inconnu, tu n'entends pas ses accents divins! Que je te plains! Ton hy oreille est fermée aux sons ravissants de sa voix et aux accords aériens de la harpe éolienne!
Alors le jeune homme se mit à chanter de cette même voix prodigieuse et avec cet art inexprimable dont Amédée se souvint alors confusément d'avoir été charmé.
{PGS17 p.17 col.1 ill.; col.2} « Oui, viens! disait-il dans hz ces rimes mélodieuses qui semblaient faites pour son chant. Viens mon roi ia. Ceins ta couronne de flamme blanche et de soufre bleu d'où s'échappe une pluie étincelante de diamants et de saphyrs! — Me voici ib! enveloppe-moi dans des fleuves de lave ardente, presse-moi dans tes bras de feu, comme un amant presse sa fiancée. J'ai mis le manteau rouge. Je me suis paré de tes couleurs. Revêts aussi ta brûlante robe de pourpre. Couvre les flancs de ces plis éclatans ic. Etna, viens Etna! brise id tes portes de basalte, vomis le bitume et le soufre, vomis ie la pierre, le métal et le feu! »
La voix du chanteur augmentait de volume avec son enthousiasme; elle devint si éclatante que le vaste horizon {RDM 128} semblait ne plus la contenir. Amédée sentit sa raison se troubler. Cédant aux prestiges qui l'environnaient, son cerveau s'embrasa. Un transport frénétique s'empara de lui. Il saisit plus fortement le manteau de son compagnon dont if les pas légers semblaient ne plus eflleurer le sol.
« Ne me laisse pas végéter dans cette vie réelle, à laquelle tu ne sembles pas appartenir, s'écria-t-il avec enthousiasme, ange ou démon, entraîne-moi ig dans ce tourbillon que je vois déjà t'envelopper. »
De violentes secousses ébranlèrent la montagne. Des bouffées de flammes rouges et de sombre fumée s'exhalèrent de la bouche du volcan. Un bruit épouvanlable, des craquements affreux remplirent les airs. En un instant la ih lune disparut sous les noires vapeurs qui s'amoncelaient rapidement. Le vent souleva et dispersa des montagnes de cendres et des tourbillons de neige. Le compagnon d'Amédée, à demi porté 9 par les airs, semblait flotter sous son manteau déployé.
« Homme, dit-il, aurais-tu donc le courage de voir les merveilles de la Colère? ne crains-tu ni le feu ni la mort?
— La mort ne saurait être dans cette région éthérée où tu me transportes, répondit Amédée. Mon corps fragile peut être consumé par le feu. Mais mon âme doit s'unir à ces éléments subtils dont tu es composé.
— Eh bien! dit l'Esprit en jetant ij sur Amédée une partie de son manteau rouge, dis adieu à la vie des hommes et suis-moi dans celle des fantômes. »
Une rafale les emporta tous deux. Amédée se vit enveloppé dans des vapeurs qui formaient devant ses yeux comme des rideaux épais. Les sifflements du vent, les roulements de la foudre, les rugissements de la montagne ébranlée jusqu'en ses fondemens ik prirent mille voix terribles et funestes: et les mots retentissants, Temporale, temporale il, tombèrent de tous côtés comme une pluie de sons graves et sonores. Jamais harmonie plus éclatante {PGS17 p.18 col.1} et plus sauvage n'avait été entendue. L'Esprit compagnon im d'Amédée, chantait aussi. Mais in c'étaient des paroles incompréhensibles et sur un ton déchirant comme les cris de la douleur et de la folie. Emportés dans l'espace, ils flottaient sur les nuées comme le naufragé que la vague exhausse io et replonge cent fois dans ses aveugles caprices. Des sillons de feu dessinaient autour d'eux des caractères hiéroglyphiques et ip {RDM 129} des cercles tournoyants. Une grêle de pierres incandescentes et des blocs d'un rouge de sang pleuvaient iq sur eux sans les atteindre. ir
« Que dis-tu de ce spectacle? demanda is l'Esprit à son hardi compagnon en it reprenant le ton aisé et indifférent qu'il avait eu sur la montagne.
— Je le trouve sublime, répondit Amédée, mais je voudrais le voir de plus près. »
L'Esprit le saisit par les cheveux avec un éclat de rire diabolique, et ils fendirent l'air avec la rapidité de la foudre. Ils tombèrent sur la crête aiguë d'un rocher, mais leurs corps étaient si légers qu'ils bondirent comme la balle lancée par un enfant et retombèrent plus bas sur un autre rocher où ils s'arrêtèrent. Amédée vit alors au-dessus de lui le cratère iu vomissant des torrens iv de feu liquide, de métaux en fusion et lançant dans les nuages des bombes volcaniques dont la détonation était assourdissante. Des fleuves de lave descendaient rapidement en cascades de feu, et déjà ils entouraient la roche isolée où les deux voyageurs nocturnes étaient assis. Peu à peu les ondes de ce nouveau Tartare grossirent et embrasèrent leur dernière retraite. Amédée ne fut pas maître d'un mouvement d'effroi, lorsqu'un nouveau courant de lave, rommpant ses digues, accourut iw sur eux avec l'impétuosité du tonnerre. Il passa, et Amédée se sentit pénétré jusqu'aux os par la flamme dévorante. II se retourna et vit son corps à demi consumé que la lave emportait loin de lui et dont les misérables débris flottaient sur une mer de feu. Au même instant ce ix qui restait de lui se sentit entouré iy par des bras voluptueux et iz son compagnon au manteau rouge devint une femme plus ravissante que les houris tant vantées du Prophète. C'étaient ja bien toujours les mêmes traits qu'Amédée avait admirés dans son compagnon mais jb un vif coloris de jeunesse et de santé brillait sur la charmante figure. Ses beaux yeux n'avaient plus cette tristesse dédaigneuse ni cet éclat diabolique qui s'y étaient montrés successivement. Ils jc avaient l'expression brûlante d'un amour passionné. Sa jd taille flexible et déliée rappelait bien encore l'intrépide allure du jeune montagnard, mais elle avait les formes gracieuses et délicates de la femme la plus séduisante. À ses vêtements de pâtre avait succédé une robe légère semée d'or et de diamans. Ses je cheveux noirs et parfumés {RDM 130} flottaient dans un {PGS17 p.18 col.2} désordre fantastique et le manteau de pourpre attaché sur ses épaules par des agrafes de rubis, voltigeait jf en plis ondoyants autour d'elle. À la vue de cette métamorphose, Amédée sentit un mélange de désir et de terreur. La fée s'enfuit et gravit la montagne embrasée avec la légèreté d'un oiseau. Tandis jg que ses petits pieds blancs et nus couraient sur la braise et sur la lave bouillante, on jh eût dit d'une jeune mouette qui étend ses ailes pour courir sur les flots transparens ji. Elle chantait de sa voix ravissante qu'accompagnaient les éclats et les déchirements du volcan.
« Suis-moi, si tu l'oses, disait-elle en se retournant vers Amédée avec un sourire céleste, suis-moi dans les entrailles de la fournaise, c'est jj là que mon palais enchanté et mon premier baiser accueilleront jk mon fiancé. »
Dévoré d'amour, il s'élança sur la montagne jl ruisselante de feu. Aussi jm léger que la vapeur brûlante qui se balançait sur ces ondes infernales, il suivit jn rapidement les traces de la fée et lorsqu'elle se plongea dans la bouche du volcan, il jo s'y élança après elle. Il ne sentait plus en lui ces frayeurs, ces répugnances inséparables de la nature humaine. Pur esprit il éprouvait jp l'ardeur de la flamme, non jq comme une douleur cuisante, mais comme une indicible volupté. Dans l'intérieur du volcan, il songea à peine à admirer les trésors de la lumière éclatante qui, sous jr mille formes et sous mille nuances, frémissait balancée js par un vent impétueux renvoyé du fond de l'abîme. Sur ce lit de feu tremblant la fée jt tendait ses bras de neige vers Amédée. Mais ju à peine eut-il touché de ses lèvres la rose ardente de sa bouche, qu'il jv fut frappé d'une violente commotion électrique et perdant tout sentiment de cette vie magique qui l'enivrait...
Il se trouva couché jw sur son lit de feuilles sèches à l'entrée de la grotte des Chèvres tandis que jx sa mule paissait à ses pieds l'herbe fine humectée de la rosée du matin...
{Ms B fragment A; PGS17 p.28 col.2 } Il regarda autour de lui avec cette sorte d'égarement qui suit un profond sommeil, et les souvenirs tumultueux de la nuit s'agitant dans son cerveau. Il chercha avec effroi les traces de l'éruption jy dont il avait encore l'esprit rempli mais il n'en aperçut aucune. Le tems était clair et frais, les arbres étaient couverts de cette belle verdure jz qui n'est nulle part aussi vigoureuse que dans les régions élevées. Rien n'avait changé de place et la nature se réveillait non avec le désordre et la consternation d'un désastre récent mais avec le calme et la sérénité d'une belle matinée d'été. Amédée reprit sa mule et revint à Nicolosi dans un trouble d'esprit difficile à exprimer. Il aimait mieux croire à la possibilité d'une irrupption 11 qui n'aurait laissé aucune trace que de s'avouer le dérangement de son esprit. En arrivant chez son hôtesse et la trouvant aussi tranquille, aussi gaie que la veille, il eut honte de ses visions et pourtant il ne put s'empêcher ka de lui demander comment elle avait passé la nuit.
« Eh mais c'est à vous qu'il faudrait faire cette question mon bon seigneur, dit l'Italienne kb, car vous avez dû trouver un lit bien dur et une chambre à coucher bien froide dans la grotta delle capriole kc.
— Si ce n'était que cela ce serait bien peu de chose, dit Amédée kd, mais dites-moi ma bonne Gina quel tems a-t-il fait cette nuit dans la vallée? ke
— Le même que sur toute la montagne, clair et froid. Pourquoi votre seigneurie me fait-elle une telle demande? mais sainte mère de Dieu! comme votre seigneurie a le visage altéré et l'air abattu? que lui est-il donc arrivé cette nuit?
— Rien en vérité, dit Amédée Monteux 12. La fatigue et la faim sont causes de cette altération. Donnez-moi à déjeuner. kf »
{MsBNF f° 24 r°; RDM 130; PGS17 p.18 col.2} « Mais, dit Tricket, il est tems que je me retire, car voici kg réellement luire le jour et je devrais déjà être à Baltimore où un de mes amis m'a donné rendez-vous, nous kh reprendrons une autre fois l'histoire du rêveur ki. En attendant, dors kj, pauvre créature, et oublie jusqu'au sentiment de ta chétive existence kk. »
{PGS17 p.19 col.1} Tricket s'envola et du sommeil kl magnétique, je tombai dans le sommeil animal le plus complet.
{RDM 131} Puissiez-vous, mes chers amis, en faire autant avec l'aide de cette lecture.