Par une belle matin�e c du mois de juin, vers la fin du si�cle dernier, un beau jeune homme d s'avan�ait dans cette contr�e admirable qui forme la base de l'Etna du c�t� de Catane, et qui, en raison e de sa position, porte le nom de regióne piemont�se f. Il allait visiter g le volcan gigantesque de la Sicile, et comme h ce n'�tait pas la premi�re fois qu'il entreprenait cette excursion i, il n'avait pas jug� n�cessaire de se munir d'un guide surtout dans la j partie riante et habit�e qu'il parcourait et dont chaque sentier, chaque vallon couvert de fleurs et de fruits, chaque coteau tapiss� de vignes k, lui �taient devenus familiers dans ses fr�quentes promenades. Il montait un beau et bon cheval qu'il laissa � Nicolosi 1, village d'un aspect assez sombre, b�ti de laves et de basaltes, et servant de limite entre le pays enchant� que notre voyageur venait de franchir et l la r�gion d�serte et sauvage, qui s'�l�ve rapidement vers la sommit� de l'Etna. Apr�s s'�tre repos� quelques heures et avoir lou� une mule, la plus vigoureuse qu'il p�t trouver dans le bourg, — et ce n'�tait pas beaucoup dire —, il m repartit vers 5 heures de l'apr�s-midi, d�termin� n � marcher toute la soir�e et toute la nuit afin d'arriver o au crat�re au lever du soleil et d'y contempler le plus magnifique spectacle de l'univers: toute la Sicile d�ploy�e en triangle sous ses pieds et baign�e de l'immense mer, o� la vue ne rencontre plus de bornes que du c�t� du d�troit et des monts de la Calabre.
— Il me semble, mon bon Tricket, dis-je en interrompant le narrateur, que tu fais des phrases un peu longues.
— Elles ne le sont pas encore assez pour �tre � la mode, me r�pondit-il sans se d�concerter et il p continua.
Le voyageur q eut un assaut r � soutenir contre le {PGS17 p.10 col.2} babil de l'h�tesse de Nicolosi qui voulait l'engager � prendre un guide. « Sainte Vierge! disait-elle s, c'est une v�ritable folie que de vous engager ainsi tout seul t dans ces bois, o� il est si facile de s'�garer, que nos p�tres eux-m�mes s'y �garent tous les jours u. {RDM 116} Et si vous alliez vous engloutir dans une de ces chemin�es souterraines qu'on rencontre � chaque pas. Gies� v mio signore, ne vous exposez pas ainsi, car si vous �chappez aux dangers de la route, qui sait w quels malins esprits peuvent se jouer de vous et vous jeter en bas de la montagne? Il y a un certain g�nie malfaisant x qu'on appelle...
— Vous me conterez cette histoire demain, ma bonne h�tesse, interrompit le voyageur. Aujourd'hui, elle retarderait trop mon d�part. Je pense que les malins esprits m'attaqueront y aussi bien avec une escorte de cent hommes, s'ils ont envie de contrarier ma marche z. J'ai d�j� fait cinq ou six fois ce chemin aa, et je dois le conna�tre assez bien pour m'y maintenir avec quelque attention.
— Et puis ab, pensa-t-il en s'�loignant de Nicolosi au trot de sa mule, et en traversant la plaine inclin�e, couverte de cendres rouge�tres qui domine le village, mon plaisir sera sans m�lange. Si je parviens seul au terme de ce d�sert terrible et majestueux, je n'aurai pas � essuyer les �ternels et fatigans ac avis d'un guide qui veut se rendre n�cessaire et doubler son importance, en vous exag�rant les dangers du chemin. Je n'aurai pas non plus l'importune distraction de ses explications plates et grossi�res, ni l'inqui�tante contrari�t� de ses fatigues feintes ou r�elles, ni l'embarras de ces mille ruses perfides par lesquelles ils cherchent � faire doubler leur salaire et manquer votre voyage. Il faut �tre seul pour sentir toute l'exaltation qu'une nuit sur l'Etna est capable d'inspirer. La pr�sence ad d'un �tre de mon esp�ce me rappellerait que je suis un homme, et seul avec le vent et la neige, j'esp�re l'oublier. Je veux pouvoir enfin abandonner ae mon �me au d�sordre de ces �l�ments af fougueux qui r�gnent en ma�tres absolus sur une terre ag d�chir�e et boulevers�e chaque jour au gr� de leur caprice.
Le jeune homme dans son enthousiasme ne manqua pas ah de s'identifier avec Emp�docle 2. Sa situation ai l'exigeait rigoureusement quoiqu'il aj fit le plus beau tems ak du monde, et que rien ne rendit l'approche du volcan p�rilleuse al.
Il arriva sans difficult� � la grotte des Ch�vres am, station ordinaire des voyageurs et seul g�te qu'ils puissent trouver dans cette for�t inhabitable 3. Il y fit les pr�paratifs d'usage pour y passer le moins mal possible la premi�re partie an de la nuit, c'est-�-dire qu'il coupa de l'herbe qu'il pla�a devant sa mule attach�e ao � un arbre {PGS17 p.11 ill., p.12 col.1} voisin; qu'il abattit du bois et alluma du feu {RDM 117} que la temp�rature glac�e de cette r�gion rend indispensable ap, et aupr�s duquel il fit un souper assez frugal dont aq il s'�tait pr�cautionn� en quittant l'auberge de Nicolosi ar. Apr�s quoi, il donna un dernier coup d'œil � sa monture, que ses habitudes rustiques et sa sobri�t� naturelle pr�serv�rent du besoin de l'enthousiasme pour s'accommoder de sa position as. Puis il ranima le feu en y tra�nant la moiti� d'un bouleau dess�ch�, et at s'enveloppant dans son vaste manteau, il chercha � go�ter quelques heures de sommeil en au attendant celle av de se remettre en route; cependant il ferma en vain les yeux. En vain il s'�tendit sur son lit de feuilles s�ches et y changea vingt fois de position. Quoiqu'il s'assur�t bien en examinant aw s�v�rement son �me ferme et aventureuse, qu'elle ax ne recevait pas la plus l�g�re �motion de crainte. Soit ay la nouveaut� de sa situation dans cette imposante solitude, soit la subtilit� d'un air qu'il n'�tait pas accoutum� � respirer, il lui fut impossible de s'endormir. L'abondance az et la vivacit� de ses pens�es fatiguaient son cerveau. Tous ba ses nerfs �prouvaient une excitation extraordinaire. Tant�t la chaleur du foyer le suffoquait bb, mais s'il �cartait un peu son manteau pour s'all�ger, le froid le saisissait et le faisait frissonner bc de la t�te aux pieds: tant�t il lui semblait que des voix humaines se m�laient aux plaintes du vent dans les vieux ch�nes de la for�t. Il les �coutait avec un plaisir bd m�lancolique et puis son be imagination leur pr�tant des modulalions qu'elles n'avaient pas, il bf les r�p�tait int�rieurement jusqu'� ce qu'il f�t exc�d� de leur monotonie. Enfin, renon�ant au sommeil, il s'assit et resta, les coudes bg appuy�s sur ses genoux et ses yeux fix�s sur la braise bh rouge de son foyer d'o� bi s'�chappaient sous mille formes bj et avec mille ondulations vari�es, des flammes blanches et bleues. C'est l�, pensait-il, une image r�duite des jeux bk de la flamme et des mouvements de la lave dans les irruptions de l'Etna bl. Que ne suis-je appel� bm � contempler cet admirable spectacle dans toutes ses horreurs! Ou bn que n'ai-je les yeux d'une fourmi pour admirer ce bouleau embras�! Avec bo quels transports de joie aveugle et de fr�n�sie d'amante, ces essaims de petites phal�nes bp blanch�tres viennent s'y pr�cipiter! Voil� pour elles le volcan bq dans toute sa majest�! Voil� le spectacle d'un immense incendie. Cette lumi�re �clatante les enivre et les exalte br comme ferait pour moi la vue de toute la for�t embras�e. La nature bs n'a rien fait {RDM 118} de mis�rable. Tout bt y jouit d'une richesse relative de sensations, tout y poss�de des tr�sors de jouissance et des torrents bu de d�lices. Au milieu de la Cr�ation l'homme bv est de tous les �tres celui qui, avec plus de facult�s pour appr�cier le bonheur, se montre plus ingrat devant tant de bienfaits bw...
Une sorte de fr�missement qui se fit entendre non loin {PGS17 p.12 col.2} du voyageur, interrompit le cours de ses pens�es. Il porta la main � ses pistolets bx et levant les yeux il by aper�ut de l'autre c�t� du foyer, au bz travers de la fum�e qui se d�ployait en l�gers tourbillons tant�t blancs et opaques, tant�t transparens ca comme un voile de gaze, une longue et noire figure o� brillaient deux gros yeux effar�s cb et que surmontaient deux longues oreilles. Heureusement pour le voyageur il �tait esprit fort. Aucun cc sentiment de terreur n'alt�rait sa vue et son jugement; il reconnut cd sa pauvre mule qui transie de froid avait ce r�ussi � se d�tacher et, s'�tant approch�e machinalement du brasier fixait cf sur cet objet �clattant cg des regards d'une terreur panique et stupide. Son cavalier s'approcha d'elle, lui frotta les flancs avec une poign�e d'herbe s�che, et lui repla�ant la bride il se remit en marche comme la lune recommen�ait � blanchir l'horizon ch.
Il avait encore quelques milles � faire au travers des bois de ch�nes verts, de sapins et de bouleaux dont cette partie du mont, appel�e regione silvosa cj, est couverte, avant que d'arriver � la r�gion des neiges et des glaces qui environnent le crat�re. Le chemin �tait facile et assez doux aux pieds de la mule quoique ck s'�levant rapidement � mesure qu'elle s'avan�ait. Le vent cl s'�tait calm� avec le lever de la lune et le froid devenait beaucoup moins rigoureux surtout cm dans les parties abrit�es par la for�t. Le voyageur cheminait sous l'influence de pens�es riantes et de sensations nouvelles. Il respirait avec d�lices cet air �th�r� de la montagne, qui peu � peu cn produit sur le cerveau une sorte d'ivresse. La solitude et la nuit exercent toujours sur nous un effet moral qui co se manifeste d�licieux ou terrible suivant les nuances de notre caract�re. Am�d�e — c'�tait le nom du voyageur— ne trouvait cp dans la majest� imposante de ces lieux que des sentiments de bien-�tre et d'enthousiasme. La Lune en s'�levant cq derri�re les sapins, projetait cr leurs ombres {RDM 119} gigantesques d'une colline � l'autre. Son rayon oblique per�ant dans les intervalles jetait cs sur les objets une blancheur lumineuse qui les rev�tait de formes fantastisques. Chaque gen�t �pineux agit� par le vent semblait ct un �tre anim�, chaque bloc de lave {PGS17 p.13 col.1} qui pr�sentait ses asp�rit�s bizarres et ses boursouflures cu cassantes, ressemblait aux ruines d'un �difice moresque. Le voyageur �tait plong� dans une de ces r�veries vagues pendant lesquelles une partie de notre �me ne s'aper�oit cv pas de ce qui occupe l'autre, lorsqu'un chant doux et plaintif comme la brise, s'�leva cw avec la lune du coteau bois� qui bornait l'horizon. Cette fois, dit-il, ce n'est pas une illusion: un hasard cx peu ordinaire am�ne quelqu'un cette nuit dans la for�t. Il faut que ce soit un voyageur comme moi ou un p�tre �gar�...
C'�tait en effet le lai m�lancolique d'un berger mais cy les intonations avaient une justesse et une puret� que rencontrent rarement ceux qui suivent en chantant les seules inspirations de la nature. À mesure que cette m�lodie se rapprochait, Am�d�e, qui �tait lui-m�me un excellent musicien et un chanteur plein de go�t, acqu�rait la conviction qu'un artiste fort habile et dou� d'�tonnantes facult�s �tait cz seul capable de remplir ainsi l'espace du son de sa voix puissante sans le secours d'aucun instrument. Pourtant cette voix da �tait trop suave, trop caressante, trop argentine parfois, pour s'exhaler d'une poitrine d'homme. Elle �tait aussi trop pleine, trop grave, trop sonore pour le gosier d�licat d'une femme; c'�tait un m�lange de ce qu'il y a de plus harmonieux dans les facult�s musicales de chaque sexe. C'�tait db � la fois une basse, un contralto et un tenore dc, c'�tait enfin une voix comme Am�d�e n'en avait jamais entendue dd, m�me en ces chanteurs d'Italie qu'une cons�cration particuli�re d�voue au culte des muses et aux tourments des furies.
Il s'arr�ta pour mieux �couter. Mais de comme la voix semblait monter il df se remit en marche pour la suivre, s'�tonnant avec raison qu'on p�t dg chanter avec cette pr�cision, cette longue haleine et cette force prodigieuse en gravissant une c�te rapide dh au milieu d'un air vif et p�n�trant. Ce chant myst�rieux n'�tait ni moins bizarre ni moins ravissant que l'organe qui le modulait. C'�tait di une invocation tant�t plaintive tant�t passionn�e dj adress�e aux Esprits de la montagne. Les paroles dk semblaient � peine astreintes aux r�gles de la versification et {RDM 120} pourtant c'�tait une po�sie enthousiaste et sauvage qui portait le caract�re de l'improvisation. Elles arrivaient distinctes � l'oreille du voyageur, quoique le chanteur invisible par�t marcher sur un autre sentier � quelque distance.
« Je te salue, Etna! disait la voix. G�ant parmi les g�ants, roi de la terre et des mers! Esprits de la nuit; vents qui soufflez sur les vieux arbres, fins souterrains qui fr�missez sous les bruy�res; g�nies des ravins et des pr�cipices, vous, qui l�gers dl comme l'air, reposez sur la pointe de ces roches fragiles que le poids dm d'un petit {PGS17 p.13 col.2} oiseau ferait �crouler, vous qui dansez sur l'ar�ne des cendres bleues et rouges du volcan sans y imprimer la trace de vos pas. Vous dn qui prenez pour monture un flocon do de neige emport� par l'ouragan ou un brin de mousse dess�ch�e, enlev�e � l'�corce des bouleaux, saluez tous le mont Gibel, le mont � la triple t�te, le roi � la couronne flamboyante, le monarque � la robe de feu. »
« Et toi, ajoutait la voix en mod�rant son �clat et s'abaissant dp par degr�s vers une m�lodie suave et religieuse, et toi douce et blanche dq reine des nuits, silencieuse H�cate, belle, �ternellement jeune et belle, enveloppe-nous de tes reflets argent�s, re�ois l'hommage myst�rieux et pur des enfants de la for�t antique. »
Ici le chanteur s'arr�ta, et le voyageur transport� d'admiration et ravi de plaisir ne put r�sister au d�sir de voir l'incommparable artiste qui l'avait charm�. Il r�solut de l'appeler par un chant du m�me genre. Se livrant dr donc aux inspirations de son g�nie musical qui le servit ds assez bien dans cette circonstance et trouvant facilement dt dans l'harmonie des terminaisons italiennes une sorte de rime libre � la mani�re de son comp�titeur: du
« Toi qui ravis mon �me de tes accens dv divins, s'�cria-t-il, toi qui m'as fait entendre une m�lodie plus enchanteresse que la harpe d'or des Élus, qui que tu sois, homme ou femme, ange ou d�mon, sylphide ou n�croman, viens � moi, que je rende hommage au talent sublime dw que tu poss�des. »
La voix d'Am�d�e �tait fra�che et belle, mais, quoique plus m�le que celle de son compagnon invisible, elle ne remplissait pas de m�me les vallons et les collines. Il faut, pensa-t-il, que mon adversaire soit plac� bien favorablement et qu'un �cho propice se charge de doubler le volume de sa voix, car je d�fie le plus robuste chantre de lutter contre ce vent qui emporte {RDM 121} les sons avant qu'on les lui ait confi�s. En m�me tems il dx regardait de tous c�t�s, impatient de voir arriver son inconnu dy, lorsque la lune s'�levant dans l'air pur et bleu du firmament jeta dz une vive clart� sur le chemin jusqu'alors envelopp� dans l'ombre des arbres. Am�d�e vit distinctement, � deux pas de lui, un homme qui marchait sur le m�me sentier, mais sans que ses pas l�gers fussent trahis par le craquement ea des lapilli eb et des scories dont le chemin �tait sem�. Am�d�e allait lui adresser la parole, lorsqu'il s'�lan�a sur une ar�te de laves qui bordait le chemin et qui s'�levant progressivement forma ec bient�t comme une muraille de vingt pieds de haut si mince, si d�coup�e, si fragile, que ed c'�tait un spectacle effrayant � voir qu'un ee homme courant lestement sur cet �difice de cendre vitrifi�e. Tout en {PGS17 14 col.1} voltigeant pour ainsi dire, il ef se remit � chanter les paroles suivantes sur un air anim� et brillant:
« Esprits de la for�t vierge de toute domination, pourquoi eg laissez-vous violer votre sanctuaire par des pas humains? Vents du soir, emportez eh le t�m�raire, rochers ei sourcilleux, brisez-le contre vos flancs aigus! »
— Chante, chante, r�pondit Am�d�e, quand ej tu devrais me maudire, je m'enivrerais du plaisir de t'�couter. »
La cr�te volcanique que suivait l'inconnu se trouvant tout d'un coup interrompue, Am�d�e fut effray� de le voir sur le haut de ce rempart fragile qui semblait pr�t � se pulv�riser sous ses pieds. Mais ek le chanteur fit un saut de dix pieds de haut, sans que le moindre bruit accompagn�t la chute de son corps, et se trouva � c�t� d'Am�d�e marchant avec la gr�ce et l'aisance d'un jeune montagnard dont il avait le costume. Sa taille d�licate annon�ait un enfant el de ce climat br�lant de la Sicile qui ne permet pas � la force physique de se d�velopper. Il �tait v�tu � la mani�re du pays. Son chapeau rond et pointu �tait surmont� de plumes d'aigle, et un ample manteau �carlate em, comme on en voit souvent aux banditi de quelque importance �tait en �l�gamment drap� autour de lui.
« Compagnon, lui dit Am�d�e, permettez que je vous remercie du plaisir que vous m'avez fait �prouver. Je ne m'attendais gu�res eo � trouver dans ce d�sert la voix enchant�e du premier chanteur de l'Italie.
— Vous �tes louangeur, mon camarade, r�pondit le ragazzo en marchant toujours et sans se retourner vers Am�d�e: cela {RDM 122} seul vous ferait ep signaler pour un Fran�ais, si votre accent eq rude et f�cheux ne suffisait er pas pour cela. Mais vous pourriez bien vous tromper en me prenant pour un chanteur de profession.
— Je puis me tromper en ceci, mais du moins je suis certain que l'habit que vous portez n'est qu'un d�guisement emprunt� pour satisfaire une fantaisie, ou dans un but de commodit� es.
— Voulez-vous dire que je sois une fille d�guis�e?
— Non. Il y a et bien dans la petitesse de votre taille et dans certaines notes de votre voix, de quoi faire na�tre quelques doutes � cet �gard, mais vive Dieu! ceux qui vous verront gravir sur les rochers et sauter en bas comme un chamois, ne vous eu soup�onneront pas d'avoir jamais port� des jupes. Je vous tiens donc pour un �tre du sexe masculin des plus intr�pides, mais non ev pour un p�tre des montagnes comme votre costume l'annonce. Ou la nature a fait de vous un prodige, ou vous avez fait vous-m�me de l'art du chant l'�tude la plus approfondie, {PGS17 p.14 col.2} car je jure qu'il n'y a pas un chanteur � Paris, � Vienne ou � Naples qui puisse vous �tre compar�.
— Peut-�tre que si vous m'eussiez entendu sur le th��tre de la Scala, vous m'eussiez siffl�. Mais ew dans le d�sert de l'Etna, votre imagination enflamm�e m'a merveilleusement second�.
— Je n'en crois rien, et ex j'esp�re que nous ne nous quitterons pas sans que vous m'ayez dit un nom qui doit �tre d�j� c�l�bre ou qui ne tardera � le devenir. Allons, il faut que vous soyez Polidoro 5, dont parle toute l'Italie et que l'on attendait � Rome lorsque ey j'ai �t� forc� de quitter cette ville.
— Comme je me souviens fort bien de vous avoir vu � Rome, il est probable ez que je n'�tais pas � cette �poque sur la route de Milan, d'ailleurs, Polidoro a le double de mon �ge.
— Nous sommes-nous donc rencontr�s � Rome, dit Am�d�e, et ne voulez-vous pas vous faire connaitre � moi?
— Avant tout je vous ferai fa observer que vous �tes mont� sur votre mule, tandis que je suis � pied, ce qui fb n'est pas commode pour faire la conversation. Je ne me soucie fc pas de fatiguer ma voix et de m'essouffler pour satisfaire votre curiosit�.
— Cela est trop juste, je vais mettre pied � terre et nous monterons alternativement sur la mule. Il serait f�cheux fd qu'une aussi belle voix s'alt�r�t, quoique en v�rit� vous ne fe paraissiez pas tout � l'heure tr�s soigneux de la m�nager.
— Ne croyez pas cela, ma voix c'est ma vie, et j'aimerais ff {RDM 123} autant perdre l'une que l'autre. Mais fg, si les longs discours me fatiguent, il n'en est pas ainsi des plus longs airs. Je suis organis� pour chanter comme vous pour parler et c'est en chantant que je me repose. Mais ne descendez pas de votre mule, je suis fh fort l�ger et elle ne s'apercevra fi pas de ce surcro�t de bagage. D'ailleurs je fj ne vous serai pas inutile, car je connais mieux que vous tous les sentiers de la contr�e.
Sans attendre de r�ponse, l'homme sauta en croupe derri�re Am�d�e, avec une agilit� qui tenait du prestige 6. La mule qui ne s'attendait pas � ce renfort fit un bon si rapide que son cavalier, qui ne se tenait pas sur ses gardes, ne put l'emp�cher de tourner subitement de la t�te � la queue et de prendre le galop en descendant la montagne. Il s'effor�a de la calmer et de la retenir mais fk tout fut inutile; � chaque instant elle fl doublait de vitesse. Am�d�e qui fm �tait un tort bon cavalier et un homme naturellement intr�pide, ne songea d'abord qu'� rire de cette aventure; mais il con�ut fn de l'humeur, lorsqu'il vit que son malicieux {PGS17 p.15 col.1} compagnon pressait les flancs de l'animal et lui frappait continuellement les jarrets avec sa houssine pour le faire courir; l'impatience finit par se changer en col�re chez fo Am�d�e dont fp toutes les repr�sentations ne faisaient qu'exciter la gaiet� de l'inconnu.
— Si vous ne finissez cette mauvaise plaisanterie, dit-il enfin, je vous avertis que je me d�barrasse de vous en vous jetant fq par terre.
— Essaye donc! dit le bizarre compagnon en redoublant ses coups sur la pauvre mule.
— C'en est trop, » dit Am�d�e; et faisant fs un demi-tour sur lui-m�me, il ft s'attendait � d�monter d'un coup de poing son adversaire en apparence fort gr�le. Mais fu il trouva une r�sistance sur laquelle il ne comptait pas. L'inconnu se cramponna autour de lui et le serrant de ses deux bras avec une force surnaturelle lui fit par cette strangulation ressentir une si horrible souffrance qu'il abandonna les r�nes. La mule, saisie fv d'un nouveau vertige, courait comme le vent, franchissant les amas de rochers et les courants de lave, qui s'opposaient � sa fuite rapide. De plus en plus effray�e de la lutte que ses deux cavaliers se livraient sur son dos, elle perdit jusqu'au sentiment de sa propre conservation et se pr�cipita avec eux dans un ravin de plus de trois cents toises de profondeur.
La lune dans tout son �clat brillait au milieu d'un ciel pur. L'ar�ne de neige fx du milieu de laquelle s'�l�ve la triple cime de l'Etna et qu'on appelle regione scoperta fy �tincelait de blancheur aux reflets de l'astre argent�. Apr�s avoir pass� entre Monte Nuovo et Monte Frumento fz en laissant sur la droite la Schiena del asino, on ne trouve plus de chemin trac� et l'on s'oriente vers l'Etna principal qui se trouve � d�couvert de tous c�t�s. C'est ga dans cette derni�re r�gion nomm�e fort improprement piano del frumento, que gb s'�levait jadis un monument quadrangulaire dont la tradition attribue la fondation � Emp�docle. Au tems o� se rapporte cette histoire, il n'offrait plus qu'une enceinte de pierres dispos�es en carr� gc et ensevelie dans les cendres qu'elles ne d�passaient 7 que de quelques pieds. Chaque �ruption de l'Etna travaille � engloutir {PGS17 p.15 col.2} cette ruine qu'on appelait alors la Tour du philosophe et qui peut-�tre a disparu enti�rement aujourd'hui 8. C'est l� que deux hommes se reposaient la nuit dont nous venons de parler. L'un d'eux gd �tait �tendu dans une sorte de sommeil l�thargique et adoss� contre quelques pierres sculpt�es depuis longtems abattues du fronton qu'elles avaient orn�. L'autre ge se tenait � ses c�t�s dans une muette contemplation, tant�t attachant sur lui son regard fixe, tant�t l'�levant sur la cime fumeuse du volcan. Am�d�e, car le dormeur �tait le m�me voyageur que nous avons vu rouler au fond d'un pr�cipice au chapitre pr�c�dent, essayait gf vainement de se r�veiller. Il en �prouvait le d�sir. Il avait besoin de se soustraire � l'oppression ind�finissable que lui causait le regard de son compagnon, mais il n'�tait pas en son pouvoir de s'en affranchir. Enfin l'inconnu gg, se penchant vers lui, lui passa la main sur le visage gh sans le toucher en lui disant: « C'est assez »; et gi Am�d�e se souleva aussit�t et, jetant autour de lui des regards �gar�s comme vous l'eussiez fait � sa place, il tenta gj de quitter sa place et y r�ussit apr�s gk avoir vaincu un l�ger engourdissement. Il regarda alors attentivement son compagnon et apr�s s'�tre bien assur� que c'�tait le m�me petit homme en manteau rouge dans la compagnie duquel il �tait tomb� au fond du ravin:
« Ami, lui dit-il, veuillez m'expliquer comment apr�s une {RDM 125} si effroyable chute nous gl nous trouvons maintenant pr�serv�s de tout mal. Dites-moi si vous le pouvez o� gm nous sommes et d'o� nous venons.
L'inconnu, qui �tait retomb� dans sa contemplation de l'Etna, se retourna froidement vers lui gn
Ma foi, dit-il, cette explication n'est pas bien difficile � vous donner, d'autant plus que c'est la quinzi�me fois depuis un quart d'heure que vous m'adressez les m�mes questions sans vouloir entendre ma r�ponse. Nous venons de la regione scoperta go o� nous nous sommes rencontr�s et nous voici pr�s du crat�re, dans la Tour du philosophe gp.
— Cela est fort extraordinaire, dit Am�d�e en se frottant le front et cherchant � rassembler les forces de son cerveau dont il commen�ait � douter; ou gq je suis fou, mon camarade gr, ou nous avons roul� ensemble...
— Allez-vous recommencer vos folies? dit le chanteur en haussant les �paules. Votre d�lire n'est donc pas encore pass�? Allons, buvez gs un peu � ma gourde. Cet acc�s gt de fi�vre c�r�brale s'en trouvera mieux. »
« En effet, pensa Am�d�e, il faut que je sois devenu fou, ou que je sois ressuscit� apr�s ma mort, ce qui gu est moins probable. » Il but quelques gouttes du breuvage que le chanteur lui pr�senta et il se trouva aussit�t plein de {PGS17 p.16 col.1} force et de vie, sans pouvoir n�anmoins perdre le vague souvenir des �v�nements inexplicables de la soir�e.
— C'est donc un r�ve que j'ai fait, dit-il. Cependant gv il m'a sembl� que vous sautiez en croupe derri�re moi et que ma mule...
— Encore! dit l'inconnu. Finissez, de gr�ce, de battre gw ainsi la campagne. Nous avons gx fait route ensemble depuis la r�gion des bouleaux jusqu'ici. Mais gy la subtilit� de l'air a fait sur votre cerveau une trop vive impression, ainsi qu'il gz arrive � beaucoup de voyageurs qui se hasardent � cette heure sur l'Etna. À mesure que nous montions, votre d�lire ha a augment�. Il est probable que sans moi vous vous hb fussiez en effet pr�cipit� dans quelque ab�me, car vous aviez l'esprit frapp� de cette fantaisie. Mais hc le hasard m'a donn� � vous pour compagnon et pour guide et, quoique hd vous vous soyez imagin� de me prendre pour ce que je ne suis pas, je ne veux point vous abandonner.
— Mais la mule? demanda Am�d�e, dans le cerveau duquel {RDM 126} un reste de doute luttait encore contre les explications beaucoup plus raisonnables de son compagnon.
— La mule, r�pondit celui-ci, est attach�e dans le bois � une place o� nous la retrouverons facilement. J'ai vu que vous �tiez hors d'�tat de vous tenir en selle. Je vous ai persuad� he d'en descendre et de me suivre � pied. Ne vous en rappelez-vous hf point?
— Pas le moins du monde, dit Am�d�e tristement. Je ne me rappelle que les r�ves �tranges que j'ai faits. Je les ai encore si pr�sens hg, je serais si fort tent� de croire � leur r�alit�, sans les peines hh que vous prenez pour me ramener � la raison, que je hi crains d'�tre devenu r�ellement fou dans ce maudit voyage.
— Rassurez-vous, dit le chanteur; j'ai hj souvent �prouv� cette sorte de vertige dans les r�gions �lev�es que j'ai parcourues. Demain vous ne vous en souviendrez plus. Vous �tes � moiti� gu�ri depuis que vous �tes tomb� dans une sorte d'accablement o� je vous ai laiss� � dessein quelques instans hk. Mais votre situation exige maintenant que nous marchions. Approchons de l'Etna.
Les deux voyageurs se prirent le bras afin de s'aider mutuellement contre la violence du vent et hl ils s'avanc�rent sur la plaine del Frumento hm, tant�t s'enfon�ant dans la neige jusqu'aux genoux, tant�t glissant sur les glaces, sur les amas de cendres et de scories d'o� s'�chappaient des vapeurs br�lantes.
Tout est prestige et fantasmagorie vers la cime du volcan. Cette neige �ternelle du sein de laquelle s'exhalent des feux souterrains, cette flamme blanche et phosphorique {PGS17 p.16 col.2} qui br�le tranquillement sur la br�che du crat�re, et comme un p�le fanal r�pand ses tristes lueurs sur la glace transparente, cette absence de tout �tre anim�, ce silence de mort portaient dans l'�me d'Am�d�e de nouvelles agitations tumultueuses. Le silence de son compagnon lui devint p�nible. Il eut besoin de le regarder, de distinguer enfin les traits de son visage pour s'assurer qu'un �tre de son esp�ce �tait � ses c�t�s. Chaque fois qu'il portait sur lui ses regards, les reflets de la lumi�re semblaient prendre une teinte verd�tre qui d�composaient le coloris de son visage et emp�chaient hn Am�d�e d'en appr�cier la beaut�. Il ne pouvait s'emp�cher d'en admirer pourtant les lignes pures et d�licates ho, mais cette p�leur livide, soit qu'elle f�t l'effet du clair de lune, soit qu'elle f�t l'empreinte de chagrins pr�matur�s, portait un effroi involontaire dans hp l'�me troubl�e du {RDM 127} voyageur. Il e�t voulu �viter le regard de ces grands yeux noirs o� se peignaient la souffrance et la fiert� d�daigneuse de toute compassion, lorsque, tout � coup, ces yeux se fixant sur Am�d�e prirent une vivacit� si extraordinaire qu'ils semblaienl deux globes ardents pr�ts � le consumer.
« Entendez-vous? s'�cria-t-il en lui hq pressant fortement le bras et lui montrant le crat�re hr lumineux.
— Je n'entends rien, r�pondit Am�d�e.
— Quoi, vous hs n'entendez pas une voix qui chante et qui m'appelle? Adieu!
— Pour le coup, mon camarade, dit Am�d�e, c'est votre tour d'�tre fou. Mais ht je ferai pour vous ce que vous avez fait pour moi. Je ne vous abandonnerai pas seul � votre d�lire.
— C'est toi qui d�lires, r�pondit l'inconnu en �tendant hu son manteau comme si c'e�t �t� une paire d'ailes pour s'envoler. Reste ici ou hv retourne � la tour. L'esprit m'appelle. Je dois hw aller � mon ma�tre.
— Voici un �trange effet de l'atmosph�re, pensa Am�d�e. Il faut que tous deux nous tombions alternativement en d�mence, dans ce lieu sauvage et glac�. Allons ami hx, dit-il, reviens � toi. Nulle voix ne t'appelle. Ne cherche pas � m'�chapper. Je veux te secourir et te suivre.
— Malheureux! dit l'inconnu, tu n'entends pas ses accents divins! Que je te plains! Ton hy oreille est ferm�e aux sons ravissants de sa voix et aux accords a�riens de la harpe �olienne!
Alors le jeune homme se mit � chanter de cette m�me voix prodigieuse et avec cet art inexprimable dont Am�d�e se souvint alors confus�ment d'avoir �t� charm�.
{PGS17 p.17 col.1 ill.; col.2} « Oui, viens! disait-il dans hz ces rimes m�lodieuses qui semblaient faites pour son chant. Viens mon roi ia. Ceins ta couronne de flamme blanche et de soufre bleu d'o� s'�chappe une pluie �tincelante de diamants et de saphyrs! — Me voici ib! enveloppe-moi dans des fleuves de lave ardente, presse-moi dans tes bras de feu, comme un amant presse sa fianc�e. J'ai mis le manteau rouge. Je me suis par� de tes couleurs. Rev�ts aussi ta br�lante robe de pourpre. Couvre les flancs de ces plis �clatans ic. Etna, viens Etna! brise id tes portes de basalte, vomis le bitume et le soufre, vomis ie la pierre, le m�tal et le feu! »
La voix du chanteur augmentait de volume avec son enthousiasme; elle devint si �clatante que le vaste horizon {RDM 128} semblait ne plus la contenir. Am�d�e sentit sa raison se troubler. C�dant aux prestiges qui l'environnaient, son cerveau s'embrasa. Un transport fr�n�tique s'empara de lui. Il saisit plus fortement le manteau de son compagnon dont if les pas l�gers semblaient ne plus eflleurer le sol.
« Ne me laisse pas v�g�ter dans cette vie r�elle, � laquelle tu ne sembles pas appartenir, s'�cria-t-il avec enthousiasme, ange ou d�mon, entra�ne-moi ig dans ce tourbillon que je vois d�j� t'envelopper. »
De violentes secousses �branl�rent la montagne. Des bouff�es de flammes rouges et de sombre fum�e s'exhal�rent de la bouche du volcan. Un bruit �pouvanlable, des craquements affreux remplirent les airs. En un instant la ih lune disparut sous les noires vapeurs qui s'amoncelaient rapidement. Le vent souleva et dispersa des montagnes de cendres et des tourbillons de neige. Le compagnon d'Am�d�e, � demi port� 9 par les airs, semblait flotter sous son manteau d�ploy�.
« Homme, dit-il, aurais-tu donc le courage de voir les merveilles de la Col�re? ne crains-tu ni le feu ni la mort?
— La mort ne saurait �tre dans cette r�gion �th�r�e o� tu me transportes, r�pondit Am�d�e. Mon corps fragile peut �tre consum� par le feu. Mais mon �me doit s'unir � ces �l�ments subtils dont tu es compos�.
— Eh bien! dit l'Esprit en jetant ij sur Am�d�e une partie de son manteau rouge, dis adieu � la vie des hommes et suis-moi dans celle des fant�mes. »
Une rafale les emporta tous deux. Am�d�e se vit envelopp� dans des vapeurs qui formaient devant ses yeux comme des rideaux �pais. Les sifflements du vent, les roulements de la foudre, les rugissements de la montagne �branl�e jusqu'en ses fondemens ik prirent mille voix terribles et funestes: et les mots retentissants, Temporale, temporale il, tomb�rent de tous c�t�s comme une pluie de sons graves et sonores. Jamais harmonie plus �clatante {PGS17 p.18 col.1} et plus sauvage n'avait �t� entendue. L'Esprit compagnon im d'Am�d�e, chantait aussi. Mais in c'�taient des paroles incompr�hensibles et sur un ton d�chirant comme les cris de la douleur et de la folie. Emport�s dans l'espace, ils flottaient sur les nu�es comme le naufrag� que la vague exhausse io et replonge cent fois dans ses aveugles caprices. Des sillons de feu dessinaient autour d'eux des caract�res hi�roglyphiques et ip {RDM 129} des cercles tournoyants. Une gr�le de pierres incandescentes et des blocs d'un rouge de sang pleuvaient iq sur eux sans les atteindre. ir
« Que dis-tu de ce spectacle? demanda is l'Esprit � son hardi compagnon en it reprenant le ton ais� et indiff�rent qu'il avait eu sur la montagne.
— Je le trouve sublime, r�pondit Am�d�e, mais je voudrais le voir de plus pr�s. »
L'Esprit le saisit par les cheveux avec un �clat de rire diabolique, et ils fendirent l'air avec la rapidit� de la foudre. Ils tomb�rent sur la cr�te aigu� d'un rocher, mais leurs corps �taient si l�gers qu'ils bondirent comme la balle lanc�e par un enfant et retomb�rent plus bas sur un autre rocher o� ils s'arr�t�rent. Am�d�e vit alors au-dessus de lui le crat�re iu vomissant des torrens iv de feu liquide, de m�taux en fusion et lan�ant dans les nuages des bombes volcaniques dont la d�tonation �tait assourdissante. Des fleuves de lave descendaient rapidement en cascades de feu, et d�j� ils entouraient la roche isol�e o� les deux voyageurs nocturnes �taient assis. Peu � peu les ondes de ce nouveau Tartare grossirent et embras�rent leur derni�re retraite. Am�d�e ne fut pas ma�tre d'un mouvement d'effroi, lorsqu'un nouveau courant de lave, rommpant ses digues, accourut iw sur eux avec l'imp�tuosit� du tonnerre. Il passa, et Am�d�e se sentit p�n�tr� jusqu'aux os par la flamme d�vorante. II se retourna et vit son corps � demi consum� que la lave emportait loin de lui et dont les mis�rables d�bris flottaient sur une mer de feu. Au m�me instant ce ix qui restait de lui se sentit entour� iy par des bras voluptueux et iz son compagnon au manteau rouge devint une femme plus ravissante que les houris tant vant�es du Proph�te. C'�taient ja bien toujours les m�mes traits qu'Am�d�e avait admir�s dans son compagnon mais jb un vif coloris de jeunesse et de sant� brillait sur la charmante figure. Ses beaux yeux n'avaient plus cette tristesse d�daigneuse ni cet �clat diabolique qui s'y �taient montr�s successivement. Ils jc avaient l'expression br�lante d'un amour passionn�. Sa jd taille flexible et d�li�e rappelait bien encore l'intr�pide allure du jeune montagnard, mais elle avait les formes gracieuses et d�licates de la femme la plus s�duisante. À ses v�tements de p�tre avait succ�d� une robe l�g�re sem�e d'or et de diamans. Ses je cheveux noirs et parfum�s {RDM 130} flottaient dans un {PGS17 p.18 col.2} d�sordre fantastique et le manteau de pourpre attach� sur ses �paules par des agrafes de rubis, voltigeait jf en plis ondoyants autour d'elle. À la vue de cette m�tamorphose, Am�d�e sentit un m�lange de d�sir et de terreur. La f�e s'enfuit et gravit la montagne embras�e avec la l�g�ret� d'un oiseau. Tandis jg que ses petits pieds blancs et nus couraient sur la braise et sur la lave bouillante, on jh e�t dit d'une jeune mouette qui �tend ses ailes pour courir sur les flots transparens ji. Elle chantait de sa voix ravissante qu'accompagnaient les �clats et les d�chirements du volcan.
« Suis-moi, si tu l'oses, disait-elle en se retournant vers Am�d�e avec un sourire c�leste, suis-moi dans les entrailles de la fournaise, c'est jj l� que mon palais enchant� et mon premier baiser accueilleront jk mon fianc�. »
D�vor� d'amour, il s'�lan�a sur la montagne jl ruisselante de feu. Aussi jm l�ger que la vapeur br�lante qui se balan�ait sur ces ondes infernales, il suivit jn rapidement les traces de la f�e et lorsqu'elle se plongea dans la bouche du volcan, il jo s'y �lan�a apr�s elle. Il ne sentait plus en lui ces frayeurs, ces r�pugnances ins�parables de la nature humaine. Pur esprit il �prouvait jp l'ardeur de la flamme, non jq comme une douleur cuisante, mais comme une indicible volupt�. Dans l'int�rieur du volcan, il songea � peine � admirer les tr�sors de la lumi�re �clatante qui, sous jr mille formes et sous mille nuances, fr�missait balanc�e js par un vent imp�tueux renvoy� du fond de l'ab�me. Sur ce lit de feu tremblant la f�e jt tendait ses bras de neige vers Am�d�e. Mais ju � peine eut-il touch� de ses l�vres la rose ardente de sa bouche, qu'il jv fut frapp� d'une violente commotion �lectrique et perdant tout sentiment de cette vie magique qui l'enivrait...
Il se trouva couch� jw sur son lit de feuilles s�ches � l'entr�e de la grotte des Ch�vres tandis que jx sa mule paissait � ses pieds l'herbe fine humect�e de la ros�e du matin...
{Ms B fragment A; PGS17 p.28 col.2 } Il regarda autour de lui avec cette sorte d'�garement qui suit un profond sommeil, et les souvenirs tumultueux de la nuit s'agitant dans son cerveau. Il chercha avec effroi les traces de l'�ruption jy dont il avait encore l'esprit rempli mais il n'en aper�ut aucune. Le tems �tait clair et frais, les arbres �taient couverts de cette belle verdure jz qui n'est nulle part aussi vigoureuse que dans les r�gions �lev�es. Rien n'avait chang� de place et la nature se r�veillait non avec le d�sordre et la consternation d'un d�sastre r�cent mais avec le calme et la s�r�nit� d'une belle matin�e d'�t�. Am�d�e reprit sa mule et revint � Nicolosi dans un trouble d'esprit difficile � exprimer. Il aimait mieux croire � la possibilit� d'une irrupption 11 qui n'aurait laiss� aucune trace que de s'avouer le d�rangement de son esprit. En arrivant chez son h�tesse et la trouvant aussi tranquille, aussi gaie que la veille, il eut honte de ses visions et pourtant il ne put s'emp�cher ka de lui demander comment elle avait pass� la nuit.
« Eh mais c'est � vous qu'il faudrait faire cette question mon bon seigneur, dit l'Italienne kb, car vous avez d� trouver un lit bien dur et une chambre � coucher bien froide dans la grotta delle capriole kc.
— Si ce n'�tait que cela ce serait bien peu de chose, dit Am�d�e kd, mais dites-moi ma bonne Gina quel tems a-t-il fait cette nuit dans la vall�e? ke
— Le m�me que sur toute la montagne, clair et froid. Pourquoi votre seigneurie me fait-elle une telle demande? mais sainte m�re de Dieu! comme votre seigneurie a le visage alt�r� et l'air abattu? que lui est-il donc arriv� cette nuit?
— Rien en v�rit�, dit Am�d�e Monteux 12. La fatigue et la faim sont causes de cette alt�ration. Donnez-moi � d�jeuner. kf »
{MsBNF f° 24 r°; RDM 130; PGS17 p.18 col.2} « Mais, dit Tricket, il est tems que je me retire, car voici kg r�ellement luire le jour et je devrais d�j� �tre � Baltimore o� un de mes amis m'a donn� rendez-vous, nous kh reprendrons une autre fois l'histoire du r�veur ki. En attendant, dors kj, pauvre cr�ature, et oublie jusqu'au sentiment de ta ch�tive existence kk. »
{PGS17 p.19 col.1} Tricket s'envola et du sommeil kl magn�tique, je tombai dans le sommeil animal le plus complet.
{RDM 131} Puissiez-vous, mes chers amis, en faire autant avec l'aide de cette lecture.