Si j'ai laiss� r�imprimer les pages qu'on vient de lire, ce n'est pas qu'elles r�sument d'une mani�re claire et compl�te la croyance � laquelle je suis arriv� aujourd'hui relativement au droit de la soci�t� sur les individus. C'est seulement parce que je regarde les opinions librement �mises dans le pass� comme quelque chose de sacr�, que nous ne devons ni reprendre, ni att�nuer, ni essayer d'interpr�ter � notre guise. Mais, aujourd'hui qu'apr�s avoir march� dans la vie j'ai vu l'horizon s'�largir autour de moi, je crois devoir dire au lecteur ce que je pense de mon œuvre.
Lorsque j'�crivis le roman d'Indiana, j'�tais jeune, j'ob�issais � des sentiments pleins de force et de sinc�rit�, qui d�bord�rent de l� dans une s�rie de romans bas�s � peu pr�s tous sur la m�me donn�e : le rapport mal �tabli entre les sexes, par le fait de la soci�t�. Ces romans furent tous plus ou moins incrimin�s par la critique, comme portant d'imprudentes atteintes � l'institution du mariage. Indiana, malgr� le peu d'ampleur des aper�us et la na�vet� des incertitudes, n'�chappa point � cette {ML61 11} indignation de plusieurs esprits soi-disant s�rieux, que j'�tais fort dispos� alors � croire sur parole et � �couter docilement. Mais, quoique ma raison f�t � peine suffisamment d�velopp�e pour �crire {Perr 8} sur un sujet aussi s�rieux, je n'�tais pas assez enfant pour ne pas juger � mon tour la pens�e de ceux qui jugeaient la mienne. Quelque simple que soit un accus�, quelque habile que soit un magistrat, cet accus� a bien assez de sa conscience pour savoir si la sentence de ce magistrat est �quitable ou perverse, sage ou absurde.
Certains journalistes qui s'�rigent de nos jours en repr�sentans et en gardiens de la morale publique (je ne sais pas en vertu de quelle mission, puisque je ne sais pas au nom de quelle foi), se prononc�rent avec rigueur contre les tendances de mon pauvre conte, et lui donn�rent, en le pr�sentant comme un plaidoyer contre l'ordre social, une importance et une sorte de retentissement auxquels il ne serait point arriv� sans cela. C'�tait investir d'un r�le bien grave et bien lourd un jeune auteur � peine initi� aux premi�res id�es sociales, et qui n'avait pour tout bagage litt�raire et philosophique qu'un peu d'imagination, du courage et l'amour de la v�rit�. Sensible aux reproches, et presque reconnaissant des le�ons qu'on voulait bien lui donner, il examina les r�quisitoires qui traduisaient devant l'opinion publique la moralit� de ses pens�es, et, gr�ce � cet examen o� il ne porta aucun orgueil, il a peu � peu acquis des convictions qui n'�taient encore que des sentiments au d�but de sa carri�re, et qui sont aujourd'hui des principes.
Pendant dix ann�es de recherches, de scrupules et d'irr�solutions souvent douloureuses, mais toujours sinc�res, fuyant le r�le de p�dagogue que m'attribuaient les uns pour me rendre ridicule, d�testant l'imputation d'orgueil {ML61 12} et de col�re dont me poursuivaient les autres pour me rendre odieux, proc�dant, suivant mes facult�s d'artiste, par l'analyse de la vie pour en chercher la synth�se, j'ai donc racont� des faits qu'on a reconnus parfois vraisemblables, et peint des caract�res qu'on m'a souvent accord� d'avoir su �tudier avec soin. Je me suis born� � ce travail, cherchant � �tablir ma propre conviction bien plut�t qu'� {Perr 9} �branler celle des autres, et me disant que, si je me trompais, la soci�t� saurait bien faire entendre des voix puissantes pour renverser mes arguments, et r�parer par de sages r�ponses le mal qu'auraient pu faire mes imprudentes questions. Des voix nombreuses se sont �lev�es, en effet, pour mettre le public en garde contre l'�crivain dangereux; mais, quant � de sages r�ponses, le public et l'auteur attendent encore.
Longtemps apr�s avoir �crit la pr�face d'Indiana sous l'empire d'un reste de respect pour la soci�t� constitu�e, je cherchais encore � r�soudre cet insoluble probl�me : le moyen de concilier le bonheur et la dignit� des individus opprim�s par cette m�me soci�t�, sans modifier la soci�t� elle-m�me. Pench� sur les victimes, et m�lant ses larmes aux leurs, se faisant leur interpr�te aupr�s de ses lecteurs, mais, comme un d�fenseur prudent, ne cherchant point trop � pallier la faute de ses clients, et s'adressant bien plus � la cl�mence des juges qu'� leur aust�rit�, le romancier est le v�ritable avocat des �tres abstraits qui repr�sentent nos passions et nos souffrances devant le tribunal de la force et le jury de l'opinion. C'est une t�che qui a sa gravit� sous une apparence frivole, et qu'il est assez difficile de maintenir dans sa v�ritable voie, troubl� qu'on est � chaque pas par ceux qui vous veulent trop s�rieux dans la forme, et par ceux qui vous veulent trop l�ger dans le fond.
{ML61 3} Je ne me flatte pas d'avoir rempli habilement cette t�che; mais je suis s�r de l'avoir tent�e b s�rieusement, au milieu des fluctuations int�rieures o� ma conscience, tant�t effray�e par l'ignorance de ses droits, tant�t stimul�e par un cœur �pris de justice et de v�rit�, marchait pourtant � son but sans trop s'en �carter et sans faire trop de pas en arri�re.
Initier le public � cette lutte int�rieure par une suite de pr�faces et de discussions e�t �t� un moyen pu�ril, o� la vanit� de parler de soi e�t pris trop de place, � mon {Perr 10} gr�. J'ai d� m'en abstenir, ainsi que de toucher trop vite aux points rest�s obscurs dans mon intelligence. Les conservateurs m'ont trouv� trop audacieux, les novateurs trop timides. J'avoue que j'avais du respect et de la sympathie pour le pass� et pour l'avenir, et, dans le combat, je n'ai trouv� de calme pour mon esprit que le jour o� j'ai bien compris que l'un ne devait pas �tre la violation et l'an�antissement, mais la continuation et le d�veloppement de l'autre.
Apr�s ces dix ann�es de noviciat, initi� enfin � des id�es plus larges, que j'ai puis�es non en moi, mais dans les progr�s philosophiques qui se sont op�r�s autour de moi (en particulier dans quelques vastes intelligences que j'ai religieusement interrog�es, et, en g�n�ral, dans le spectacle des souffrances de mes semblables), j'ai enfin compris que, si j'avais bien fait de douter de moi et d'h�siter � me prononcer � l'�poque d'ignorance et d'inexp�rience o� j'�crivais Indiana, mon devoir actuel est de me f�liciter des hardiesses auxquelles je me suis cependant laiss� emporter alors et depuis; hardiesses qu'on m'a tant reproch�es, et qui eussent �t� plus grandes encore si j'avais su combien elles �taient l�gitimes, honn�tes et sacr�es.
{ML61 14} Aujourd'hui donc que je viens de relire le premier roman de ma jeunesse avec autant de s�v�rit� et de d�tachement que si c'�tait l'œuvre d'un autre, au moment de le livrer � une publicit� que l'�dition populaire ne lui a pas encore donn�e, r�solu d'avance, non pas � me r�tracter (on ne doit jamais r�tracter ce qui a �t� fait et dit de bonne foi), mais � me condamner si j'eusse reconnu mon ancienne tendance erron�e ou dangereuse, je me suis trouv� tellement d'accord avec moi-m�me dans le sentiment qui me dicta Indiana, et qui me le dicterait encore si j'avais � raconter cette histoire aujourd'hui pour la premi�re fois, que je n'ai voulu y rien changer, sauf quelques phrases incorrectes et quelques mots impropres. Sans doute, il en reste encore beaucoup, et le m�rite litt�raire de mes �crits, {Perr 11} je le soumets enti�rement aux le�ons de la critique; je lui reconnais � cet �gard toute la comp�tence qui me manque. Qu'il y ait aujourd'hui dans la presse quotidienne une incontestable masse de talent, je ne le nie pas, et j'aime � le reconna�tre. Mais qu'il y ait dans cet ordre d'�l�gans �crivains beaucoup de philosophes et de moralistes, je le nie positivement, n'en d�plaise � ceux qui m'ont condamn�, et qui me condamneront encore � la premi�re occasion, du haut de leur morale et de leur philosophie.
Ainsi, je le r�p�te, j'ai �crit Indiana, et j'ai d� l'�crire; j'ai c�d� � un instinct puissant de plainte et de reproche que Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d'inutile, pas m�me les plus ch�tifs �tres, et qui intervient dans les plus petites causes aussi bien que dans les grandes. Mais quoi! celle que je d�fendais est-elle donc si petite? C'est celle de la moiti� du genre humain, c'est celle du genre humain tout entier; car le malheur de la femme entra�ne celui de l'homme, comme celui de {ML61 15} l'esclave entra�ne celui du ma�tre, et j'ai cherch� � le montrer dans Indiana. On a dit que c'�tait une cause individuelle que je plaidais; comme si, � supposer qu'un sentiment personnel m'e�t anim�, j'eusse �t� le seul �tre infortun� dans cette humanit� paisible et radieuse! Assez de cris de douleur et de sympathie ont r�pondu au mien pour que je sache maintenant � quoi m'en tenir sur la supr�me f�licit� d'autrui.
Je ne crois pas avoir jamais rien �crit sous l'influence d'une passion �go�ste; je n'ai m�me jamais song� � m'en d�fendre. Ceux qui m'ont lu sans pr�vention comprennent que j'ai �crit Indiana avec le sentiment non raisonn�, il est vrai, mais profond et l�gitime, de l'injustice et de la barbarie des lois qui r�gissent encore l'existence de la femme dans le mariage, dans la famille et la soci�t�. Je n'avais point � faire un trait� de jurisprudence, mais � guerroyer contre l'opinion ; car c'est elle qui retarde ou pr�pare les am�liorations sociales. La guerre sera longue et rude; mais je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion {Perr 12} d'une si belle cause c, et je la d�fendrai tant qu'il me restera un souffle de vie.
Ce sentiment qui m'animait au commencement, je l'ai donc raisonn� et d�velopp� � mesure qu'on l'a combattu et bl�m� en moi. Des critiques injustes ou malveillantes m'en ont appris plus long que ne m'en e�t fait d�couvrir le calme de l'impunit�. Sous ce rapport, je rends donc gr�ce aux juges maladroits qui m'ont �clair�. Les motifs de leurs arr�ts ont jet� dans ma pens�e une vive lumi�re, et fait passer dans ma conscience une profonde s�curit�. Un esprit sinc�re fait son profit de tout, et ce qui d�couragerait la vanit� redouble l'ardeur du d�vouement.
Qu'on ne voie pas dans les reproches que, du fond d'un cœur aujourd'hui s�rieux et calme, je viens d'adresser � {ML61 16} la plupart des journalistes de mon temps, une protestation quelconque contre le droit de contr�le dont la moralit� publique investit la presse fran�aise. Que la critique remplisse souvent mal et comprenne mal encore sa mission dans la soci�t� actuelle, ceci est �vident pour tout le monde; mais que la mission en elle-m�me soit providentielle et sacr�e, nul ne peut le nier, � moins d'�tre ath�e en fait de progr�s, � moins d'�tre l'ennemi de la v�rit�, le blasph�mateur de l'avenir, et l'indigne enfant de la France. Libert� de la pens�e, libert� d'�crire et de parler, sainte conqu�te de l'esprit humain! que sont les petites souffrances et les soucis �ph�m�res engendr�s par tes erreurs ou tes abus, au prix des bienfaits infinis que tu pr�pares au monde?