{RoDu t.I [I]; $Bonn t.I [1]} Si quelques pages de ce livre encouraient le grave reproche de tendance vers des croyances nouvelles, si des juges rigides trouvaient leur allure imprudente et dangereuse, il faudrait répondre à la critique qu'elle fait beaucoup trop d'honneur à une œuvre sans importance; que, pour se prendre aux grandes {RoDu II} questions de {Bonn 2} l'ordre social, il faut se sentir une grande force d'âme ou s'attribuer un grand talent, et que tant de présomption n'entre point dans la donnée d'un récit fort simple où l'écrivain n'a presque rien créé. Si, dans le cours de sa tâche, il lui est arrivé d'exprimer des plaintes arrachées à ses personnages par le malaise social dont ils sont atteints; s'il n'a pas craint de répéter leurs aspirations vers une existence meilleure, qu'on s'en prenne à la société pour ses inégalités, à la destinée pour ses caprices! L'écrivain b n'est qu'un miroir qui les reflète, une machine qui les décalque, et qui n'a rien à se faire pardonner si ses empreintes sont exactes, si son reflet est fidèle c.
Considérez ensuite d que le narrateur n'a pas pris pour texte ou pour devise e quelques cris de souffrance et de {RoDu III; ML61 5} colère épars dans le drame d'une vie humaine. Il n'a f point la prétention de {Bonn 3} cacher un enseignement grave sous {Perr 2} la forme d'un conte. Il ne vient pas g donner son coup de main à l'édifice qu'un douteux avenir nous prépare, son coup de pied à celui du passé qui s'écroule. Il sait trop que nous vivons dans un temps de ruine morale, où la raison humaine a besoin de rideaux h pour atténuer le trop grand jour qui l'éblouit. S'il s'était senti assez docte pour faire un livre vraiment utile, il aurait adouci i la vérité, au lieu de la présenter avec ses teintes crues et ses effets tranchants. Ce livre-là eût fait l'office des lunettes bleues pour les yeux malades.
Il ne renonce point à remplir quelque jour cette tâche honnête et généreuse; mais, jeune qu'il est aujourd'hui, il vous {RoDu IV} raconte ce qu'il a vu, sans oser prendre ses conclusions sur ce grand procès entre l'avenir et le passé, que peut-être j nul homme de la {Bonn 4} génération présente n'est bien compétent pour juger. Trop consciencieux pour vous dissimuler ses doutes, mais trop timide pour les ériger en certitudes, il se fie à vos réflexions, et s'abstient k de porter dans la trame de son récit des idées préconçues, des jugements l tout faits. Il remplit son métier de conteur avec ponctualité. Il vous dira tout, même ce qui est fâcheusement vrai; mais, si m vous l'affubliez de la robe du philosophe, vous le verriez bien confus, lui, simple diseur, chargé de vous amuser et non de vous instruire.
Fût-il plus mûr et plus habile, il n'oserait pas encore porter la main sur les grandes plaies de la civilisation agonisante. {RoDu V} Il faut être si sûr de pouvoir n les guérir, quand on se risque à les sonder! Il aimerait mieux essayer de vous rattacher à d'anciennes croyances anéanties, à de vieilles dévotions {Bonn 5} perdues, plutôt que d'employer son talent, s'il en avait, à foudroyer les autels renversés. Il {ML61 6} sait pourtant que, par l'esprit de charité qui court, une conscience {Perr 3} timorée est méprisée comme une réserve hypocrite dans les opinions, de même que, dans les arts, une allure timide est raillée comme un maintien ridicule o; mais il sait aussi qu'à défendre les causes perdues, il y a p honneur, sinon profit.
Pour qui se méprendrait sur l'esprit de ce livre, une semblable profession de foi jurerait comme un anachronisme. Le narrateur espère qu'après avoir écouté son conte jusqu'au bout, peu d'auditeurs {RoDu VI} nieront la moralité qui ressort des faits q, et qui triomphe là comme dans toutes les choses humaines; il r lui a semblé, en l'achevant, que sa conscience était nette s. Il s'est flatté enfin d'avoir raconté sans trop d'humeur les misères {Bonn 6} sociales, sans trop de passion les passions humaines. Il a mis la sourdine sur ses cordes quand elles résonnaient trop haut; il t a tâché d'étouffer u certaines notes de l'âme qui doivent rester muettes, certaines voix du cœur qu'on n'éveille pas sans danger.
Peut-être lui rendrez-vous justice, si vous convenez qu'il vous a montré bien misérable l'être qui veut s'affranchir de {RoDu VII} son frein légitime, bien désolé le cœur qui se révolte contre les arrêts de sa destinée. S'il n'a pas donné le plus beau rôle possible à tel de ses personnages qui représente la loi, s'il a montré moins riant encore tel autre qui représente l'opinion, vous en verrez un troisième qui représente l'illusion, et qui déjoue cruellement les vaines espérances, les folles entreprises de la passion. Vous {Bonn 7} verrez enfin que, s'il n'a pas effeuillé des roses sur le sol où la loi parque nos volontés comme des appétits de mouton, il a jeté des orties sur les chemins qui nous en éloignent.
Voilà, ce me semble, de quoi v garantir suffisamment {ML61 7} ce livre w du reproche d'immoralité; mais, si vous voulez x {Perr 4} absolument qu'un roman finisse comme un conte de Marmontel y, vous me z reprocherez peut-être les dernières pages; vous trouverez mauvais que je n'aie aa pas jeté dans la misère et l'abandon l'être qui, pendant deux volumes, a ab transgressé les lois humaines. Ici, l'auteur ac vous répondra qu'avant d'être moral, il a voulu être vrai; il vous répétera que, se sentant trop neuf pour faire un traité philosophique sur la manière de supporter la vie, il s'est borné à vous dire Indiana ad, une {Bonn 8} histoire du cœur humain avec ses faiblesses, ses violences, ses droits, ses torts, ses biens et ses maux.
Indiana, si vous voulez absolument expliquer tout dans ce livre ae, c'est un type; c'est la femme, l'être faible chargé de représenter les passions comprimées af, ou, si vous l'aimez mieux, supprimées ag par les lois; c'est la volonté aux prises avec {RoDu IX} la nécessité; c'est l'amour heurtant son front aveugle à tous les obstacles de la civilisation. Mais le serpent use et brise ses dents à vouloir ronger une lime; les forces de l'âme s'épuisent à vouloir lutter contre le positif de la vie. Voilà ce que vous pourrez conclure de cette anecdote, et c'est dans ce sens qu'elle fut racontée à celui qui vous la transmet.
Malgré ces protestations, le narrateur s'attend à des reproches. Quelques âmes probes, quelques consciences d'honnêtes {Bonn 9} gens, s'alarmeront peut-être de voir la vertu si rude, la raison si triste, l'opinion si injuste. Il s'en effraye; car ah ce qu'un écrivain doit craindre le plus au monde, c'est d'aliéner à ses productions la confiance des hommes de bien, c'est d'éveiller des sympathies funestes dans les âmes aigries, c'est d'envenimer les plaies {RoDu X} déjà trop cuisantes que le joug social imprime sur des fronts impatients et rebelles.
{ML61 8} Le succès qui s'étaye sur un appel coupable aux {Perr 5} passions d'une époque est le plus facile à conquérir, le moins honorable à tenter. L'historien d'Indiana ai se défend d'y avoir songé; s'il croyait avoir atteint ce résultat, il anéantirait son livre, eût-il pour lui le naïf amour paternel qui emmaillote les productions rachitiques de ces jours d'avortements littéraires.
Mais il espère se justifier en disant qu'il a {Bonn 10} cru mieux servir ses principes par des exemples vrais que par de poétiques inventions. Avec le caractère de triste franchise qui l'enveloppe, il pense que son récit pourra faire impression sur des cerveaux ardents et jeunes. Ils se méfieront difficilement d'un historien qui {RoDu XI} passe brutalement au milieu des faits, coudoyant à droite et à gauche sans plus d'égard pour un camp que pour l'autre. Rendre une cause odieuse ou ridicule, c'est la persécuter et non pas la combattre. Peut-être que tout l'art du conteur consiste à intéresser à leur propre histoire les coupables qu'il veut ramener, les malheureux qu'il veut guérir.
Ce serait donner trop d'importance à un ouvrage destiné sans doute à faire peu de bruit que de vouloir écarter de lui toute accusation. Aussi l'auteur s'abandonne tout entier à la critique; un seul grief aj lui semble {Bonn 11} trop grave pour qu'il l'accepte, c'est celui ak d'avoir voulu faire un livre dangereux. Il aimerait mieux rester à jamais médiocre que d'élever sa réputation sur une conscience ruinée. Il ajoutera donc {RoDu XII} encore un mot pour repousser le blâme qu'il redoute le plus.
Raymon, direz-vous, c'est la société; l'égoïsme, c'est la morale, c'est la raison al 1. — Raymon, répondra l'auteur, c'est la fausse raison, la fausse morale par qui la société est gouvernée; c'est am l'homme d'honneur comme l'entend le monde, parce que le monde n'examine pas d'assez près {ML61 9} pour tout voir. L'homme de bien, vous l'avez {Perr 6} à côté de Raymon ; et vous ne direz pas qu'il est ennemi de l'ordre; car an il immole son bonheur, il fait abnégation de lui-même devant toutes les questions d'ordre social.
Ensuite vous direz que l'on ne vous a pas montré la vertu récompensée d'une façon {Bonn 12} assez éclatante. Hélas! on vous répondra que le triomphe de la vertu ne se voit plus qu'aux théâtres du boulevard. {RoDu XIII} L'auteur vous dira qu'il ne s'est pas engagé à vous montrer la société vertueuse, mais nécessaire, et que l'honneur est devenu difficile comme l'héroïsme, dans ces jours ao de décadence morale. Pensez-vous que cette vérité dégoûte les grandes âmes de l'honneur? Je pense ap tout le contraire.