George Sand
INDIANA

George Sand; "Indiana" / Nouvelle �dition; Paris; Michel L�vy fr.; 1861; nombreuses r��d. Michel L�vy puis Calmann L�vy

QUATRIÈME PARTIE

{Perr [315]} XXX a.

Ce fut l'an pass�, par un soir de l'�ternel �t� qui r�gne dans ces r�gions, que deux passagers de la go�lette la Nahandove s'enfonc�rent dans les montagnes de l'�le Bourbon, trois jours apr�s le d�barquement b. Ces deux personnes avaient donn� ce temps au repos, pr�caution en apparence fort �trang�re au dessein qui les amenait dans la contr�e. Mais elles n'en jug�rent sans doute point ainsi c; car, apr�s avoir pris le faham ensemble sous la varangue, elles s'habill�rent avec un soin particulier, comme si elles avaient eu d le projet d'aller passer la soir�e � la ville, et, prenant le sentier de la montagne, elles arriv�rent apr�s une heure de marche au ravin de Bernica.

Le hasard voulut que ce f�t une des plus belles soir�es que la lune e�t �clair�es sous les tropiques. Cet astre, � peine sorti des flots noir�tres, commen�ait � r�pandre sur la mer une longue tra�n�e e de vif-argent; mais ses lueurs ne p�n�traient point dans la gorge, et les marges du lac ne r�p�taient que le reflet tremblant de quelques �toiles. Les citronniers r�pandus sur le versant de la montagne sup�rieure ne se couvraient m�me pas de ces p�les diamants que la lune s�me sur leurs {Perr 316} feuilles cassantes et polies. Les �b�niers et les tamarins murmuraient dans l'ombre; seulement, quelques gigantesques palmiers f �levaient � cent pieds du sol leurs tiges menues, et les bouquets de palmes plac�s � leur cime s'argentaient seuls d'un �clat verd�tre.

Les oiseaux de mer se taisaient dans les crevasses du rocher, et quelques pigeons bleus, cach�s derri�re les corniches de la montagne, faisaient seuls entendre au loin leur voix triste et passionn�e. De beaux scarab�es, vivantes pierreries, bruissaient faiblement dans les caf�iers, ou rasaient, en bourdonnant, la surface du lac, et le bruit uniforme de la cascade semblait �changer des paroles myst�rieuses avec les �chos de ses rives.

Les deux promeneurs solitaires parvinrent, en tournant le long d'un sentier escarp�, au haut de la gorge, � l'endroit o� le torrent s'�lance en colonne de vapeur blanche et l�g�re au fond du pr�cipice. Ils se trouv�rent alors sur une petite plate-forme parfaitement convenable � l'ex�cution de leur projet. Quelques lianes suspendues � des tiges de raphia formaient en cet endroit un berceau naturel qui se penchait sur la cascade. Sir Ralph, avec un admirable sang-froid, coupa quelques rameaux qui eussent pu g�ner leur �lan, puis il prit la main de sa cousine et la fit asseoir sur une roche moussue o� le d�licieux aspect de ce lieu se d�ployait au jour dans toute sa gr�ce �nergique et sauvage. Mais en cet instant l'obscurit� de la nuit et la vapeur condens�e de la cascade enveloppaient les objets et faisaient para�tre incommensurable et terrible la profondeur du gouffre.

Je vous fais observer, ma ch�re Indiana, lui dit-il, qu'il est n�cessaire d'apporter un tr�s grand sang-froid au succ�s de notre entreprise. Si vous vous �lanciez pr�cipitamment du c�t� que l'�paisseur des t�n�bres {Perr 317} vous fait para�tre vide, vous vous briseriez infailliblement sur les rochers, et vous n'y trouveriez qu'une mort lente et cruelle; mais, en ayant soin de vous jeter dans cette ligne blanche que d�crit la chute d'eau, vous arriverez dans le lac avec elle, et la cascade elle-m�me prendra soin de vous y plonger. Au reste, si vous voulez attendre encore une heure, la lune sera assez haut dans le ciel pour nous pr�ter sa lumi�re.

— J'y consens d'autant plus, r�pondit Indiana, que nous devons consacrer ces derniers instants � des pens�es religieuses.

— Vous avez raison, mon amie, reprit Ralph. Je pense que cette heure supr�me est celle du recueillement et de la pri�re. Je ne dis pas que nous devions nous r�concilier avec l'Eternel, ce serait oublier la distance qui nous s�pare de sa puissance sublime; mais nous devons, je pense, nous r�concilier avec les hommes qui nous ont fait souffrir, et confier � la brise qui souffle vers le nord-est des paroles de mis�ricorde pour les �tres dont trois mille lieues nous s�parent.

Indiana re�ut cette offre sans surprise, sans �motion. Depuis plusieurs mois, l'exaltation de ses pens�es avait grandi en proportion du changement op�r� dans Ralph. Elle ne l'�coutait plus comme un conseiller flegmatique; elle le suivait en silence comme un bon g�nie charg� de l'enlever � la terre et de la d�livrer de ses tourments.

— J'y consens, dit-elle; je sens avec joie que je puis pardonner sans effort, que je n'ai dans le cœur ni haine, ni regret, ni amour, ni ressentiment; � peine si, � l'heure o� je touche, je me souviens des chagrins de ma triste vie et de l'ingratitude des �tres qui m'ont environn�e. Grand Dieu! tu vois le fond de mon cœur tu sais {Perr 318} qu'il est pur et calme, et que toutes mes pens�es d'amour et d'espoir sont tourn�es vers toi.

Alors Ralph s'assit aux pieds d'Indiana, et se mit � prier d'une voix forte qui dominait le bruit de la cascade. C'�tait la premi�re fois peut-�tre, depuis qu'il �tait n�, que sa pens�e tout enti�re venait se placer sur ses l�vres. L'heure de mourir �tait sonn�e; cette �me n'avait plus ni entraves, ni myst�res; elle n'appartenait plus qu'� Dieu; les fers de la soci�t� ne pesaient plus sur elle. Ses ardeurs n'�taient plus des crimes, son �lan �tait libre vers le ciel qui l'attendait; le voile qui cachait tant de vertus g, de grandeur et de puissance, tomba tout � fait, et l'esprit de cet homme s'�leva du premier bond au niveau de son cœur.

Ainsi qu'une flamme ardente brille au milieu des tourbillons de la fum�e et les dissipe, le feu sacr� qui dormait ignor� au fond de ses entrailles fit jaillir sa vive lumi�re. La premi�re fois que cette conscience rigide se trouva d�livr�e de ses craintes et de ses liens, la parole vint d'elle-m�me au secours de la pens�e, et l'homme m�diocre, qui n'avait dit dans toute sa vie que des choses communes, devint, � sa derni�re heure, �loquent et persuasif comme jamais ne l'avait �t� Raymon. N'attendez pas que je vous r�p�te les �tranges discours qu'il confia aux �chos de la solitude; lui-m�me, s'il �tait ici, ne pourrait nous les redire. Il est des instants d'exaltation et d'extase o� nos pens�es s'�purent, se subtilisent, s'�th�rent en quelque sorte. Ces rares instants nous �l�vent si haut, nous emportent si loin de nous-m�mes, qu'en retombant sur la terre nous perdons la conscience et le souvenir de cette ivresse intellectuelle. Qui peut comprendre les myst�rieuses visions de l'anachor�te? Qui peut raconter les r�ves du po�te avant qu'il se soit refroidi � nous les �crire? Qui peut nous {Perr 319} dire les merveilles qui se r�v�lent � l'�me du juste � l'heure o� le ciel s'entr'ouvre pour le recevoir? Ralph, cet homme si vulgaire en apparence, homme d'exception pourtant, car il croyait fermement � Dieu et consultait jour par jour le livre de sa conscience, Ralph r�glait en ce moment ses comptes avec l'�ternit�. C'�tait le moment d'�tre lui, de mettre � nu tout son �tre moral, de se d�pouiller, devant le Juge, du d�guisement que les hommes lui avaient impos�. En jetant le cilice que la douleur avait attach� � ses os, il se leva sublime et radieux comme s'il f�t d�j� entr� au s�jour des r�compenses divines.

En l'�coutant, Indiana ne songea point � s'�tonner; elle ne se demanda pas si c'�tait Ralph qui parlait ainsi. Le Ralph qu'elle avait connu n'existait plus, et celui qu'elle �coutait maintenant lui semblait un ami qu'elle avait vu jadis dans ses r�ves et qui se r�alisait enfin pour elle sur les bords de la tombe h. Elle sentit son �me pure s'�lever du m�me vol. Une ardente sympathie religieuse l'initiait aux m�mes �motions i, des larmes d'enthousiasme coul�rent de ses yeux sur les cheveux de Ralph.

Alors la lune se trouva au-dessus de la cime du grand palmiste, et son rayon, p�n�trant l'interstice des lianes, enveloppa Indiana d'un �clat p�le et humide qui la faisait ressembler, avec sa robe blanche et ses longs cheveux tress�s sur ses �paules, � l'ombre de quelque vierge �gar�e dans le d�sert.

Sir Ralph s'agenouilla devant elle et lui dit :

— Maintenant, Indiana, il faut que tu me pardonnes tout le mal que je t'ai fait, afin que je puisse me le pardonner � moi-m�me.

— H�las! r�pondit-elle, qu'ai-je donc � te pardonner, {Perr 320} pauvre Ralph? Ne dois-je pas, au contraire, te b�nir � mon dernier jour, comme tu m'as forc�e de le faire dans tous les jours de malheur qui ont marqu� ma vie?

— Je ne sais jusqu'� quel point j'ai �t� coupable, reprit Ralph; mais il est impossible que, dans une si longue et si terrible lutte avec mon destin, je ne l'aie pas �t� bien des fois � l'insu de moi-m�me.

— De quelle lutte parlez-vous? demanda Indiana.

— C'est l�, r�pondit-il, ce que je dois vous expliquer avant de mourir; c'est le secret de ma vie. Vous me l'avez demand� sur le navire qui nous ramenait, et j'ai promis de vous le r�v�ler au bord du lac Bernica, la derni�re fois que la lune se l�verait sur nous.

— Le moment est venu, dit-elle, je vous �coute.

— Prenez donc patience; car j'ai toute une longue histoire � vous raconter, Indiana, et cette histoire est la mienne.

— Je croyais la conna�tre, moi qui ne vous ai presque jamais quitt�.

— Vous ne la connaissez point; vous n'en connaissez pas un jour, pas une heure, dit Ralph avec tristesse. Quand donc aurais-je pu vous la dire? Le ciel a voulu que le seul instant propre � cette confidence f�t le dernier de votre vie et de la mienne. Mais autant elle e�t �t� nagu�re folle et criminelle j, autant elle est innocente et l�gitime k aujourd'hui. C'est une satisfaction personnelle que nul n'a le droit de me reprocher a l'heure o� nous sommes, et que vous m'accorderez pour compl�ter la t�che de patience et de douceur que vous avez accomplie envers moi. Supportez donc jusqu'au bout le poids de mon infortune; et, si mes paroles vous fatiguent {Perr 321} et vous irritent, �coutez le bruit de la cataracte qui chante sur moi l'hymne des morts.

» J'�tais n� pour aimer; aucun de vous n'a voulu le croire, et cette m�prise a d�cid� de mon caract�re. Il est vrai que la nature, en me donnant une �me chaleureuse, avait fait un singulier contre-sens; elle avait mis sur mon visage un masque de pierre et sur ma langue un poids insurmontable; elle m'avait refus� ce qu'elle accorde aux �tres les plus grossiers, le pouvoir d'exprimer mes sentiments l par le regard ou par la parole. Cela me fit �go�ste. On jugea de l'�tre moral par l'enveloppe ext�rieure, et, comme un fruit st�rile, il fallut me dess�cher sous la rude �corce que je ne pouvais d�pouiller. À peine n�, je fus repouss� du cœur dont m j'avais le plus besoin. Ma m�re m'�loigna de son sein avec d�go�t, parce que mon visage d'enfant ne savait pas lui rendre son sourire. À l'�ge o� l'on peut � peine n distinguer une pens�e d'un besoin o, j'�tais d�j� fl�tri de l'odieuse appellation d'�go�ste.

» Alors il fut d�cid� que personne ne m'aimerait, parce que je ne savais dire mon affection � personne. On me fit malheureux, on pronon�a que je ne le sentais pas; on m'exila presque du toit paternel; on m'envoya vivre sur les rochers comme un pauvre oiseau des gr�ves. Vous savez quelle fut mon enfance, Indiana. Je passai mes longs jours au d�sert sans que jamais une m�re inqui�te v�nt y chercher la trace de mes pas, sans qu'une voix amie s'�lev�t dans le silence des ravins pour m'avertir que la nuit me rappelait au bercail. J'ai grandi seul p, j'ai v�cu seul; mais Dieu n'a pas permis que je fusse malheureux jusqu'au bout, car je ne mourrai pas seul.

» Cependant le ciel m'envoya d�s lors un pr�sent, {Perr 322} une consolation, une esp�rance. Vous v�ntes dans ma vie comme s'il vous e�t cr��e pour moi. Pauvre enfant! abandonn�e q comme moi, comme moi jet�e r dans la vie sans amour et sans protection, vous sembliez m'�tre destin�e, du moins je m'en flattai. Fus-je trop pr�somptueux? Pendant dix ans, vous f�tes � moi, � moi sans partage, sans rivaux, sans tourments. Alors je n'avais pas encore compris ce que c'est que la jalousie.

» Ce temps, Indiana, fut le moins sombre que j'aie parcouru. Je fis de vous ma sœur, ma fille, ma compagne, mon �l�ve, ma soci�t�. Le besoin que vous aviez de moi fit de ma vie quelque chose de plus que celle d'un animal sauvage; je sortis pour vous de l'abattement o� le m�pris de mes proches m'avait jet�. Je commen�ai � m'estimer en vous devenant utile. Il faut tout dire, Indiana : apr�s avoir accept� pour vous le fardeau de la vie, mon imagination y pla�a l'espoir d'une r�compense. Je m'habituai (pardonnez-moi les mots que je vais employer, aujourd'hui encore s je ne les prononce qu'en tremblant), je m'habituai � penser que vous seriez ma femme; tout enfant t, je vous regardai comme ma fianc�e; mon imagination vous parait d�j� des gr�ces de la jeunesse; j'�tais impatient de vous voir grande. Mon fr�re, qui avait usurp� ma part d'affection dans la famille, et qui se plaisait aux soins domestiques, cultivait un jardin sur la colline qu'on voit d'ici pendant le jour, et que de nouveaux planteurs ont transform�e en rizi�re. Le soin de ses fleurs remplissait sus plus doux moments, et, chaque matin, il allait d'un œil impatient �pier leur progr�s, et s'�tonner, enfant qu'il �tait, qu'elles n'eussent pas pu grandir dans une nuit au gr� de son attente. Pour moi, Indiana, vous �tiez toute mon occupation, toute ma joie, toute ma richesse; {Perr 323} vous �tiez la jeune plante que je cultivais, le bouton que j'�tais impatient de voir fleurir. J'�piais aussi au matin l'effet d'un soleil de plus pass� sur votre t�te; car j'�tais d�j� un jeune homme et vous n'�tiez encore qu'une enfant u. D�j� fermentaient dans mon sein des passions dont le nom vous �tait inconnu; mes quinze ans ravageaient mon imagination, et vous vous �tonniez de me voir souvent, triste, partager vos jeux sans y prendre plaisir. Vous ne conceviez pas qu'un fruit, un oiseau, ne fussent plus pour moi comme pour vous des richesses, et je vous semblais d�j� froid et bizarre. Cependant vous m'aimiez tel que j'�tais; car, malgr� ma m�lancolie, je n'avais pas un instant qui ne vous f�t consacr�; mes souffrances vous rendaient plus ch�re � mon cœur je nourrissais le fol espoir qu'il vous serait donn� un jour de les changer en joies.

» H�las! pardonnez-moi la pens�e sacril�ge qui m'a fait vivre dix ans : si ce fut un crime � l'enfant maudit d'esp�rer en vous, belle et simple fille des montagnes, Dieu seul est coupable de lui avoir donn�, pour tout aliment, cette audacieuse pens�e. De quoi pouvait-il exister, ce cœur froiss�, m�connu, qui trouvait partout des besoins et nulle part un refuge? de qui pouvait-il attendre un regard, un sourire d'amour, si ce n'est de vous, dont il fut l'amant presque aussit�t que le p�re?

» Et ne vous effrayez pas cependant d'avoir grandi sous l'aile d'un pauvre oiseau d�vor� d'amour; jamais aucune adoration impure, aucune pens�e coupable ne vint mettre en danger la virginit� de votre �me; jamais ma bouche n'enleva � vos jours cette fleur d'innocence qui les couvrait, comme les fruits, au matin, d'une vapeur humide. Mes baisers furent ceux d'un p�re, et, quand vos l�vres innocentes et fol�tres rencontraient les {Perr 324} miennes, elles n'y trouvaient pas le feu cuisant d'un d�sir viril. Non, ce n'�tait pas de vous, petite fille aux yeux bleus, que j'�tais �pris. Telle que vous �tiez l�, dans mes bras, avec votre candide sourire et vos gentilles caresses, vous n'�tiez que mon enfant, ou tout au plus ma petite sœur mais j'�tais amoureux de vos quinze ans quand, livr� seul � l'ardeur des miens, je d�vorais l'avenir d'un œil avide.

» Quand je vous lisais l'histoire de Paul et Virginie v, vous ne la compreniez qu'� demi. Vous pleuriez, cependant; vous aviez vu l'histoire d'un fr�re et d'une sœur l� o� j'avais frissonn� de sympathie en apercevant les angoisses de deux amants. Ce livre fit mon tourment, tandis qu'il faisait votre joie. Vous vous plaisiez � m'entendre lire l'attachement du chien fid�le, la beaut� des cocotiers et les chants du n�gre Domingue. Moi, je relisais seul les entretiens de Paul et de son amie, les imp�tueux soup�ons de l'un, les secr�tes souffrances de l'autre. Oh! que je les comprenais bien, ces premi�res inqui�tudes de l'adolescence, qui cherche dans son cœur l'explication des myst�res de la vie, et qui s'empare avec enthousiasme du premier objet d'amour qui s'offre � lui! Mais rendez-moi justice, Indiana, je ne commis pas le crime de h�ter d'un seul jour le cours paisible de votre enfance; je ne laissai pas �chapper un mot qui p�t vous apprendre qu'il y avait dans la vie des tourments et des larmes. Je vous ai laiss�e, � dix ans, dans toute l'ignorance, dans toute la s�curit� dont vous �tiez pourvue quand votre nourrice vous mit dans mes bras, un jour que j'avais r�solu de mourir.

» Souvent seul, assis sur cette roche, je me suis tordu les mains avec fr�n�sie en �coutant tous ces bruits de printemps et d'amour que la montagne rec�le, en {Perr 325} voyant les sucriers se poursuivre et s'agacer, les insectes s'endormir voluptueusement embrass�s dans le calice des fleurs, en respirant la poussi�re embras�e que les palmiers s'envoient, transports a�riens, plaisirs subtils auxquels la molle brise de l'�t� sert de couche. Alors j'�tais ivre, j'�tais fou; je demandais l'amour aux fleurs, aux oiseaux, � la voix du torrent. J'appelais avec fureur ce bonheur inconnu dont l'id�e seule me faisait d�lirer. Mais je vous apercevais accourant � moi fol�tre et rieuse, l�-bas sur le sentier, si petite au loin et si malhabile � franchir les rochers, qu'on vous e�t prise, avec votre robe blanche et vos cheveux bruns, pour un pingouin w des terres australes; alors mon sang se calmait, mes l�vres ne br�laient plus; j'oubliais, devant l'Indiana de sept ans, l'Indiana de quinze ans que je venais de r�ver; je vous ouvrais mes bras avec une joie pure; vos caresses rafra�chissaient mon front; j'�tais heureux, j'�tais p�re.

» Que de journ�es libres et paisibles nous avons pass�es au fond de ce ravin! Combien de fois j'ai baign� vos petits pieds dans l'eau pure de ce lac! Combien de fois je vous ai regard�e dormir dans ces roseaux, ombrag�e sous le parasol x d'une feuille de latanier! C'est alors quelquefois que mes tourments recommen�aient. Je m'affligeais de vous voir si petite; je me demandais si, avec de telles angoisses, je vivrais jusqu'au jour o� vous pourriez me comprendre et me r�pondre. Je soulevais doucement vos cheveux fins comme la soie et les baisais y avec amour. Je les comparais avec d'autres boucles que j'avais coup�es sur votre front les ann�es pr�c�dentes et que je gardais dans mon portefeuille. Je m'assurais avec plaisir des teintes plus fonc�es que chaque printemps leur avait donn�es. Puis je regardais sur le tronc {Perr 326} d'un dattier voisin divers signes que j'y avais grav�s pour marquer l'�l�vation progressive de votre taille durant quatre ou cinq ans. L'arbre porte encore ces cicatrices, Indiana; je les ai retrouv�es la derni�re fois que je suis venu souffrir ici. H�las! en vain vous avez grandi; en vain votre beaut� a tenu ses promesses; en vain vos cheveux sont devenus noirs comme l'�b�ne; vous n'avez pas grandi pour moi, ce n'est pas pour moi que vos charmes se sont d�velopp�s; c'est pour un autre que votre cœur a battu pour la premi�re fois.

» Vous souvenez-vous comme nous filions, l�gers comme deux tourterelles, le long des buissons de jamrosiers? Vous souvenez-vous aussi que nous nous �garions parfois dans les savanes qui s'�tendent au-dessus de nous? Une fois nous entrepr�mes d'atteindre aux sommets brumeux des Salazes; mais nous n'avions pas pr�vu qu'� mesure que nous montions, les fruits devenaient plus rares, les cataractes moins abordables, le vent plus terrible et plus d�vorant.

» Quand vous v�tes la v�g�tation fuir derri�re nous, vous voul�tes retourner; mais, quand nous e�mes travers� la r�gion des capillaires, nous trouv�mes quantit� z de fraisiers, et vous �tiez si occup�e � remplir votre panier de leurs fruits, que vous ne songiez plus � quitter ce lieu. Il fallut renoncer � aller plus loin. Nous ne marchions plus que sur des roches volcaniques persill�es comme du biscuit et parsem�es de plantes laineuses; ces pauvres herbes, battues des vents, nous faisaient penser � la bont� de Dieu, qui semble leur avoir donn� un v�tement chaud pour r�sister aux outrages de l'air. Et puis la brume devint si �paisse, que nous ne pouvions plus nous diriger et qu'il fallut redescendre. Je vous rapportai dans mes bras. Je descendis avec {Perr 327} pr�caution les pentes escarp�es de la montagne. La nuit nous surprit � l'entr�e du premier bois qui fleurissait dans la troisi�me r�gion. J'y cueillis des grenades pour vous, et, pour �tancher ma soif, je me contentai de ces lianes dont la s�ve abondante fournit, quand on casse leurs rameaux, une eau pure et fra�che. Nous nous rappel�mes alors l'aventure de nos h�ros favoris �gar�s dans le bois de la Rivi�re-Rouge. Mais, nous autres, nous n'avions ni m�res tendres, ni serviteurs empress�s, ni chien fid�le pour s'enqu�rir de nous. Eh bien, j'�tais content, j'�tais fier; j'�tais seul charg� de veiller sur vous, et je me trouvais plus heureux que Paul.

» Oui, c'�tait un amour pur, un amour profond et vrai que d�j� vous m'inspiriez. Noun, � dix ans, �tait plus grande que vous de toute la t�te, cr�ole dans l'acception la plus �tendue aa, elle �tait d�j� d�velopp�e, son œil humide s'aiguisait d�j� d'une expression singuli�re, sa contenance et son caract�re �taient ceux d'une jeune fille. Eh bien, je n'aimais pas Noun, ou bien je ne l'aimais qu'� cause de vous, dont elle partageait les jeux. Il ne m'arrivait point de me demander si elle �tait d�j� belle, si elle le serait quelque jour davantage. Je ne la regardais pas. À mes yeux, elle �tait plus enfant que vous. C'est que je vous aimais. Je comptais sur vous : vous �tiez la compagne de ma vie, le r�ve de ma jeunesse...

» Mais j'avais compt� sans l'avenir. La mort du mon fr�re me condamna � �pouser sa fianc�e. Je ne vous dirai rien de ce temps de ma vie; ce ne fut pas encore le plus amer, Indiana, et cependant je fus l'�poux d'une femme qui me ha�ssait et que je ne pouvais aimer. Je fus p�re, et je perdis mon fils; je devins veuf, et j'appris que vous �tiez mari�e!

» Ces jours d'exil en Angleterre, cette �poque de douleur, {Perr 328} je ne vous les raconte pas. Si j'eus des torts envers quelqu'un, ce ne fut pas envers vous; et, si quelqu'un en eut envers moi, je ne veux pas m'en plaindre. L�, je devins plus �go�ste, c'est-�-dire plus triste et plus d�fiant que jamais. À force de douter de moi, on m'avait contraint � devenir orgueilleux et � compter sur moi-m�me. Aussi je n'eus, pour me soutenir dans ces �preuves, que le t�moignage de mon cœur. On me fit un crime de ne pas ch�rir une femme qui ne m'�pousa que par contrainte et ne me t�moigna jamais que du m�pris! On a remarqu� depuis, comme un des principaux caract�res de mon �go�sme, l'�loignement que je semblais �prouver pour les enfants. Il est arriv� � Raymon de me railler cruellement sur cette disposition, en observant que les soins n�cessaires � l'�ducation des enfants cadraient mal avec les habitudes rigidement m�thodiques d'un vieux gar�on. Je pense qu'il ignorait que j'ai �t� p�re, et que c'est moi qui vous ai �lev�e. Mais aucun de vous n'a voulu comprendre que le souvenir de mon fils �tait, apr�s bien des ann�es, aussi cuisant pour moi que le premier jour, et que mon cœur ulc�r� se gonflait � la vue des blondes t�tes qui me le rappelaient. Quand un homme est malheureux, on craint de ne pas le trouver assez coupable, parce qu'on craint d'�tre forc� de le plaindre.

» Mais ce que nul ne pourra jamais comprendre, c'est l'indignation profonde, c'est le d�sespoir sombre, qui s'empar�rent de moi ab lorsqu'on m'arracha de ces lieux, moi pauvre enfant du d�sert, � qui personne n'avait un regard de piti�, pour me charger des liens de la soci�t�; lorsqu'on m'imposa d'occuper une place vide dans ce monde qui m'avait repouss�; lorsqu'on voulut me faire comprendre que j'avais des {Perr 329} devoirs � remplir envers ces hommes qui avaient m�connu les leurs envers moi. Eh quoi! nul d'entre les miens n'avait voulu �tre mon appui, et maintenant tous me convoquaient � l'assembl�e de leurs int�r�ts pour me charger de les d�fendre! On ne voulait pas m�me me laisser jouir en paix de ce qu'on ne dispute point aux parias ac, l'air de la solitude! je n'avais dans la vie qu'un bien, un espoir, une pens�e, celle que vous m'apparteniez pour toujours; on me l'enleva, on me dit que vous n'�tiez pas assez riche pour moi. Am�re d�rision! moi que les montagnes avaient nourri et que le toit paternel avait r�pudi�! moi � qui on n'avait pas laiss� conna�tre l'usage des richesses, et � qui l'on imposait ad maintenant la charge de faire prosp�rer celles des autres!

» Cependant je me soumis. Je n'avais pas le droit d'�lever une pri�re pour qu'on �pargn�t mon ch�tif bonheur; j'�tais bien assez d�daign�; r�sister c'e�t �t� me rendre odieux. Inconsolable de la mort de son autre fils, ma m�re mena�ait de mourir elle-m�me si je n'ob�issais � mon destin. Mon p�re, qui m'accusait de ne savoir pas le consoler, comme si j'�tais coupable du peu d'amour qu'il m'accordait, �tait pr�t � me maudire si j'essayais d'�chapper � son joug. Je courbai la t�te; mais ce que je souffris, vous-m�me, qui f�tes aussi bien malheureuse ae, ne sauriez l'appr�cier. Si, poursuivi, froiss�, opprim� comme je l'ai �t�, je n'ai point rendu aux hommes le mal pour le mal, peut-�tre faut-il en conclure que je n'avais pas le cœur st�rile, comme on me l'a reproch�.

» Quand je revins ici, quand je vis l'homme auquel on t'avait mari�e... pardonne, Indiana, c'est alors af que je fus vraiment �go�ste; il y a toujours de l'�go�sme dans l'amour, puisqu'il y en eut m�me dans le mien ; j'�prouvai {Perr 330} je ne sais quelle joie cruelle en pensant que ce simulacre l�gal te donnait un ma�tre et non pas un �poux. Tu t'�tonnas de l'esp�ce d'affection que je lui t�moignai; c'est que ag je ne trouvai pas en lui un rival. Je savais bien que ce vieillard ne pouvait ni inspirer ni ressentir l'amour, et que ton cœur sortirait vierge de cet hym�n�e. Je lui fus reconnaissant de tes froideurs et de tes tristesses. S'il f�t rest� ici, je serais peut-�tre devenu bien coupable; mais vous me laiss�tes seul, et il ne fut pas en mon pouvoir de vivre sans toi. J'essayai de vaincre cet indomptable amour qui s'�tait ranim� dans toute sa violence en te retrouvant belle et m�lancolique comme je t'avais r�v�e d�s tes jeunes ans. Mais la solitude ne fit qu'aigrir mon mal, et je c�dai au besoin que j'avais de te voir, de vivre sous le m�me toit, de respirer le m�me air, de m'enivrer � toute heure du son harmonieux de ta voix. Tu sais quels obstacles je devais rencontrer, quelles d�fiances je devais combattre; je compris alors quels devoirs je m'imposais; je ne pouvais associer ma vie � la tienne sans rassurer ton �poux par une promesse sacr�e, et je n'ai jamais su ce que c'�tait que de me jouer de ma parole. Je m'engageai donc d'esprit et de cœur � n'oublier jamais mon r�le de fr�re, et dis-moi, Indiana, ai-je trahi mon serment?

» J'ai compris aussi qu'il me serait difficile, impossible peut-�tre d'accomplir cette t�che rigide, si je d�pouillais le d�guisement qui �loignait de moi tout rapport intime, tout sentiment profond; j'ai compris qu'il ne me fallait pas jouer avec le danger, car ma passion �tait trop ardente pour sortir victorieuse d'un combat. J'ai senti qu'il fallait �lever autour de moi un triple mur de glace, afin de m'ali�ner ton int�r�t, afin de m'arracher ta compassion, qui m'e�t perdu ah. Je me suis dit que, le jour o� {Perr 331} tu me plaindrais, je serais d�j� coupable, et j'ai consenti � vivre sous le poids de cette affreuse accusation de s�cheresse et d'�go�sme, que, gr�ce au ciel, vous ne m'avez pas �pargn�e. Le succ�s de ma feinte a pass� mon esp�rance; vous m'avez prodigu� une sorte de piti� insultante, comme celle qu'on accorde aux eunuques; vous m'avez refus� une �me et des sens; vous m'avez foul� aux pieds, et je n'ai pas eu le droit de montrer m�me l'�nergie de la col�re et de la vengeance, car c'e�t �t� me trahir et vous apprendre que j'�tais un homme.

» Je me plains des hommes et non pas de toi, Indiana. Toi, tu fus toujours bonne et mis�ricordieuse; tu me supportas sous le vil travestissement que j'avais pris pour t'approcher; tu ne me fis jamais rougir de mon r�le, tu me tins lieu de tout, et quelquefois je pensai avec orgueil que, si tu me regardais ai avec bienveillance tel que je m'�tais fait pour �tre m�connu, tu m'aimerais peut-�tre si tu pouvais me conna�tre un jour. H�las! quelle autre que toi ne m'e�t repouss�? quelle autre e�t tendu la main � ce cr�tin sans intelligence et sans voix? Except� toi, tous se sont �loign�s avec d�go�t de l'�go�ste! Ah! c'est qu'il n'y avait au monde qu'un �tre assez g�n�reux pour ne pas se rebuter de cet �change sans profit; il n'y avait qu'une �me assez large pour r�pandre le feu sacr� qui la vivifiait jusque sur l'�me �troite et glac�e du pauvre abandonn�. Il fallait un cœur qui e�t de trop ce que je n'avais pas assez. Il n'�tait sous le ciel qu'une Indiana capable d'aimer un Ralph.

» Apr�s toi, celui qui me montra le plus d'indulgence, ce fut Delmare. Tu m'as accus� de te pr�f�rer cet homme, de sacrifier ton bien-�tre au mien propre en refusant d'intervenir dans vos d�bats domestiques. Injuste et aveugle femme! tu n'as pas vu que je t'ai servie {Perr 332} autant qu'il a �t� possible de le faire, et surtout tu n'as pas compris que je ne pouvais �lever la voix en ta faveur sans me trahir. Que serais-tu devenue si Delmare m'e�t chass� de chez lui? qui t'aurait prot�g�e patiemment, en silence, mais avec la pers�v�rante fermet� d'un amour imp�rissable? Ce n'e�t pas �t� Raymon. Et puis je l'aimais par reconnaissance, je l'avoue, cet �tre rude et grossier qui pouvait m'arracher le seul bonheur qui me rest�t et qui ne l'a pas fait, cet homme dont le malheur �tait de ne pas �tre aim� de toi, et dont l'infortune avait des sympathies secr�tes avec la mienne! Je l'aimais aussi par cela m�me qu'il ne m'avait jamais fait endurer les tortures de la jalousie...

» Mais me voici arriv� � vous parler de la plus effroyable douleur de ma vie, de ces temps de fatalit� o� votre amour tant r�v� appartint � un autre. C'est alors que je compris tout � fait l'esp�ce de sentiment que je comprimais depuis tant d'ann�es. C'est alors que la haine versa des poisons aj dans mon sein, et que la jalousie d�vora ak le reste de mes forces. Jusque-l�, mon imagination vous avait gard�e pure; mon respect vous entourait d'un voile que la na�ve audace des songes n'osait pas m�me soulever; mais, quand j'eus l'horrible pens�e al qu'un autre vous entra�nait dans sa destin�e, vous arrachait � ma puissance et s'enivrait � longs traits du bonheur que je n'osais pas m�me r�ver, je devins furieux; j'aurais voulu, cet homme ex�cr�, le voir au fond de ce gouffre pour lui briser la t�te � coups de pierre.

» Cependant vos maux furent si grands, que j'oubliai les miens. Je ne voulus pas le tuer parce que vous l'auriez pleur�. J'eus m�me envie vingt fois, que le ciel me pardonne! d'�tre inf�me et vil, de trahir Delmare et de servir mon ennemi. Oui, Indiana, je fus si insens�, si {Perr 333} mis�rable de vous voir souffrir, que je me repentis d'avoir cherch� � vous �clairer, et que j'aurais donn� ma vie pour l�guer mon cœur � cet homme! Oh! le sc�l�rat! que Dieu lui pardonne les maux qu'il m'a faits; mais qu'il le punisse de ceux qu'il a amass�s sur votre t�te! C'est pour ceux-l� que je le hais; car, pour moi, je rie sais plus quelle a �t� ma vie quand je regarde ce qu'il a fait de la v�tre am. C'est lui que la soci�t� aurait d� an marquer au front d�s le jour de sa naissance! c'est lui qu'elle aurait d� ao fl�trir et repousser comme le plus aride ap et le plus pervers! Mais, au contraire, elle l'a port� en triomphe. Ah! je reconnais bien l� les hommes, et je ne devrais pas m'indigner; car, en adorant l'�tre difforme qui d�cime le bonheur et la consid�ration d'autrui, ils ne font qu'ob�ir � leur nature.

» Pardon, Indiana, pardon! il est cruel peut-�tre de me plaindre devant vous, mais c'est la premi�re et la derni�re fois; laissez-moi maudire l'ingrat qui vous pousse dans la tombe. Il a fallu cette formidable le�on pour vous ouvrir les yeux. En vain du lit de mort de Delmare et de celui de Noun une voix s'est �lev�e pour vous crier : ldquo; Prends garde � lui, il te perdra! ”, vous avez �t� sourde; votre mauvais g�nie vous a entra�n�e, et, fl�trie que vous �tes, l'opinion vous condamne et l'absout. Il a fait toutes sortes de maux, lui, et l'on n'y a pas fait attention. Il a tu� Noun, et vous l'avez oubli�; il vous a perdue, et vous lui avez pardonn�. C'est qu'il savait �blouir les yeux et tromper la raison ; c'est que sa parole adroite et perfide p�n�trait dans les cœurs c'est que son regard de vip�re fascinait; c'est que la nature, en lui donnant mes traits m�talliques et ma lourde intelligence e�t fait de lui un homme complet.

» Oh! oui! que Dieu le punisse, car il a �t� f�roce {Perr 334} envers vous; ou plut�t qu'il lui pardonne, car il a �t� plus stupide que m�chant peut-�tre! Il ne vous a pas comprise, il n'a pas appr�ci� le bonheur qu'il pouvait go�ter! Oh! vous l'aimiez tant! il e�t pu aq rendre votre existence si belle! À sa place, je n'aurais pas �t� vertueux; j'aurais ar fui avec vous dans le sein des montagnes sauvages, je vous aurais arrach�e � la soci�t� pour vous poss�der � moi seul, et je n'aurais eu qu'une crainte, c'e�t �t� de ne vous voir pas assez maudite, assez abandonn�e, afin de vous tenir lieu de tout. J'eusse �t� jaloux de votre consid�ration, mais dans un autre sens que lui : c'e�t �t� pour la d�truire, afin de la remplacer par mon amour. J'eusse souffert de voir un autre homme vous donner une parcelle de bien-�tre, un instant de satisfaction, c'e�t �t� un vol que l'on m'e�t fait; car votre bonheur e�t �t� ma t�che as, ma propri�t�, mon existence, mon honneur! Oh! comme ce ravin sauvage pour toute demeure, ces arbres de la montagne pour toute richesse, m'eussent fait vain et opulent, si le ciel me les e�t donn�s avec votre amour!... Laissez-moi pleurer, Indiana, c'est la premi�re fois de ma vie que je pleure; Dieu a voulu que je ne mourusse pas sans conna�tre ce triste plaisir. »

Ralph pleurait comme un enfant. C'�tait la premi�re fois, en effet, que cette �me sto�que se laissait aller � la compassion d'elle-m�me; encore y avait-il dans ces larmes plus de douleur pour le sort d'Indiana que pour at le sien.

— Ne pleurez pas sur moi, lui dit-il en voyant qu'elle aussi �tait baign�e de larmes; ne me plaignez point; votre piti� efface tout le pass�, et le pr�sent n'est plus amer. De quoi souffrirais-je maintenant? vous ne l'aimez plus.

{Perr 335} — Si je vous avais connu, Ralph, je ne l'eusse jamais aim�, s'�cria madame Delmare; c'est votre vertu qui m'a perdue.

— Et puis, dit Ralph en la regardant avec un douloureux sourire, j'ai bien d'autres sujets de joie; vous m'avez fait, sans vous en douter, une confidence durant les heures d'�panchement de la travers�e. Vous m'avez appris que ce Raymon n'avait pas �t� aussi heureux qu'il avait eu l'audace de le pr�tendre au, et vous m'avez d�livr� d'une partie de mes tourments; vous m'avez �t� le remords de vous avoir si mal gard�e; car j'ai eu l'insolence de vouloir vous prot�ger contre ses s�ductions; et en cela je vous ai fait injure, Indiana; je n'ai pas eu foi en votre force : c'est encore un de mes crimes qu'il faut me pardonner.

— H�las! dit Indiana, vous me demandez pardon! � moi qui ai fait le malheur de votre vie, � moi qui ai pay� un amour si pur et si g�n�reux d'un inconcevable aveuglement, d'une f�roce ingratitude; c'est moi qui devrais ici me prosterner et demander pardon.

— Cet amour n'excite donc ni ton d�go�t ni ta col�re, Indiana!... Ô mon Dieu! je vous remercie! je vais mourir heureux! �coute, Indiana, ne te reproche plus mes maux. À cette heure, je ne regrette aucune des joies de Raymon, et je pense que mon sort devrait lui faire envie s'il avait un cœur d'homme. C'est moi maintenant qui suis ton fr�re, ton �poux, ton amant pour l'�ternit�. Depuis le jour o� tu m'as jur� de quitter la vie avec moi, j'ai nourri cette douce pens�e que tu m'appartenais, que tu m'�tais rendue pour ne jamais me quitter; j'ai recommenc� � t'appeler tout bas ma fianc�e. C'e�t �t� trop de bonheur, ou pas assez peut-�tre, que de te poss�der sur la terre. Dans le sein de Dieu {Perr 336} m'attendent les f�licit�s que r�vait mon enfance. C'est l� que tu m'aimeras, Indiana; c'est l� que ton intelligence divine, d�pouill�e de toutes les fictions menteuses de cette vie, me tiendra compte de toute une existence de sacrifices, de souffrances av et d'abn�gation ; c'est l� que tu seras mienne, � mon Indiana! car le ciel, c'est toi; et, si j'ai m�rit� d'�tre sauv�, j'ai m�rit� de te poss�der. C'est dans ces id�es que je t'ai pri�e de rev�tir cet habit blanc : c'est la robe aw de noces; et ce rocher qui s'avance vers le lac, c'est l'autel qui nous attend.

Il se leva, alla cueillir dans le bosquet voisin une branche d'oranger en fleur ax, et vint la poser sur les cheveux noirs d'Indiana; puis, se mettant � genoux :

— Fais-moi heureux, lui dit-il; dis-moi que ton cœur consent � cet hymen de l'autre vie. Donne-moi l'�ternit�; ne me force pas � demander le n�ant.

Si le r�cit de la vie int�rieure de Ralph n'a produit aucun effet sur vous, si vous n'en �tes pas venu � aimer cet homme vertueux, c'est que j'ai �t� l'inhabile interpr�te de ses souvenirs, c'est que je n'ai pas pu exercer non plus sur vous la puissance que poss�de la voix d'un homme profond�ment vrai dans sa passion. Et puis la lune ne me pr�te pas son influence m�lancolique; le chant des s�n�galis, les parfums du giroflier, toutes les s�ductions molles et enivrantes d'une nuit des tropiques ne vous saisissent pas au cœur et � la t�te. Vous ne savez peut-�tre pas non plus, par exp�rience, quelles sensations fortes et neuves s'�veillent dans l'�me en face du suicide, et comme les choses de la vie apparaissent sous leur v�ritable aspect au moment d'en finir avec elles. Cette soudaine et in�vitable lumi�re inonda tous les replis du cœur d'Indiana; le bandeau, qui depuis longtemps se d�tachait, tomba tout � fait de ses yeux. {Perr 337} Rendue � la v�rit�, � la nature, elle vit le cœur de Ralph tel qu'il �tait; elle vit aussi ses traits tels qu'elle ne les avait jamais vus; car la puissance d'une si haute situation avait produit sur lui le m�me effet que la pile de Volta sur des membres engourdis; elle l'avait d�livr� de cette paralysie qui chez lui encha�nait les yeux et la voix. Par� de sa franchise et de sa vertu, il �tait bien plus beau que Raymon, et Indiana sentit que c'�tait lui qu'il aurait fallu aimer.

— Sois mon �poux dans le ciel et sur la terre, lui dit-elle, et que ce baiser me fiance � toi pour l'�ternit�!

Leurs l�vres s'unirent; et sans doute il y a dans un amour qui part du cœur une puissance plus soudaine que dans les ardeurs d'un d�sir �ph�m�re; car ce baiser, sur le seuil d'une autre vie, r�suma pour eux ay toutes les joies de celle-ci.

Alors Ralph prit sa fianc�e dans ses bras, et l'emporta pour la pr�cipiter avec lui dans le torrent...


Variantes

  1. XIV {RoDu}{Goss} ♦ XXX {Perr} et sq.
  2. apr�s leur d�barquement {RoDu}{Perr} ♦ apr�s le d�barquement {Hetz} et sq.
  3. elles n'en jug�rent pas ainsi apparemment {RoDu}{Hetz} ♦ elles n'en jug�rent sans doute point ainsi {CL} et sq.
  4. comme si elles eussent eu {RoDu} ♦ comme si elles avaient eu {Goss} et sq.
  5. une longue tra�ne {RoDu} ♦ une longue tra�n�e {Goss} et sq.
  6. palmistes {RoDu}{Perr} ♦ palmiers {Hetz} et sq.
  7. tant de vertu {RoDu} ♦ tant de vertus {Goss} et sq.
  8. sur le bord de la tombe {RoDu}, {Goss} ♦ sur les bords de la tombe {Perr} et sq.
  9. impressions {RoDu} ♦ expressions {Goss} ♦ �motions {Perr} et sq.
  10. criminelle et folle elle e�t �t� nagu�re {RoDu} ♦ elle e�t �t� nagu�re folle et criminelle {Goss} et sq.
  11. innocente et licite {RoDu} ♦ innocente et l�gitime {Goss} et sq.
  12. mes sentiments {RoDu}, {Goss} ♦ mes sentiments {Perr} et sq.
  13. repouss� de l'opinion dont {RoDu}, {Goss} ♦ repouss� du cœur dont {Perr} et sq.
  14. o� le cœur sait � peine {RoDu} ♦ o� le cœur peut � peine {Goss} ♦ o� l'on peut � peine {Perr} et sq.
  15. un sentiment d'avec un besoin {RoDu} ♦ une sentiment d'un besoin {Goss} ♦ une pens�e d'un besoin {Perr} et sq.
  16. Je grandis seul {RoDu}{Hetz} ♦ J'ai grandi seul {CL} et sq.
  17. abandonn� {RoDu} ♦ abandonn�e {Goss} et sq.
  18. jet� {RoDu} ♦ jet�e {Goss} et sq.
  19. encore aujourd'hui {RoDu} ♦ encore {Goss} et sq.
  20. toute enfant {RoDu}{Perr} ♦ tout enfant {Hetz} et sq.
  21. un enfant {RoDu} ♦ une enfant {Goss} et sq.
  22. et de Virginie {RoDu}, {Goss} ♦ et Virginie {Perr} et sq.
  23. pingoin {RoDu} ♦ pingouin {Goss} et sq.
  24. ombrag�e pour parasol {RoDu} ♦ ombrag�e sous le parasol {Goss} et sq.
  25. et je les baisais {RoDu}{Perr} ♦ et les baisais {Hetz} et sq.
  26. une quantit� {RoDu}, {Goss} ♦ quantit� {Perr} et sq.
  27. dans toute l'�tendue de l'acception {RoDu} ♦ dans l'acception la plus �tendue {Goss} et sq.
  28. qui s'empar�rent de moi {RoDu} ♦ qui s'empara de moi {Goss} ♦ qui s'empar�rent de moi {Perr} et sq.
  29. Parias {RoDu}, {Goss} ♦ parias {Perr} et sq.
  30. � qui on imposait {RoDu}, {Goss} ♦ � qui l'on imposait {Perr} et sq.
  31. malheureuse, Indiana {RoDu} ♦ malheureuse {Goss} et sq.
  32. c'est l� {RoDu} ♦ c'est alors {Goss} et sq.
  33. t�moignai. C'est que, vois-tu {RoDu} ♦ t�moignai; c'est que {Goss} et sq.
  34. qui m'eussent perdu {RoDu} ♦ qui m'e�t perdu {Goss} et sq.
  35. si tu me gardais {RoDu}{Perr} ♦ si tu me regardais {Hetz} et sq.
  36. ses poisons {RoDu}, {Goss} ♦ des poisons {Perr} et sq.
  37. et que l'amour effr�n� avec ses sensations et ses r�ves d�lirans d�vora {RoDu}, {Goss} ♦ et que la jalousie d�vora {Perr} et sq.
  38. quand j'eus la pens�e {RoDu} ♦ quand j'eus l'horrible pens�e {Goss} et sq.
  39. de la v�tre {RoDu} ♦ � la v�tre {Goss} ♦ de la v�tre {Perr} et sq.
  40. e�t d� {RoDu} ♦ aurait d� {Goss} et sq.
  41. e�t d� {RoDu} ♦ aurait d� {Goss} et sq.
  42. comme le cœur le plus aride {RoDu}{Perr} ♦ comme le plus aride {Hetz} et sq.
  43. tant! et il e�t pu {RoDu}{Perr} ♦ tant! il e�t pu {Hetz} et sq.
  44. vertueux, mais j'aurais {RoDu}, {Goss} ♦ vertueux; j'aurais {Perr} et sq.
  45. votre bonheur, c'e�t �t� l� ma t�che {RoDu} ♦ votre bonheur e�t �t� l� ma t�che {Goss} ♦ votre bonheur e�t �t� ma t�che {Perr} et sq.
  46. sur le sort d'Indiana que sur {RoDu} ♦ pour le sort d'Indiana que pour {Goss} et sq.
  47. d'y pr�tendre {RoDu} ♦ de le pr�tendre {Goss} et sq. (Pierre Salomon jugeait cette correction peu satisfaisante; il nous semble pourtant que le pr�tendre est plus fort car suppose que Raymon se vantait du succ�s de son entreprise)
  48. de sacrifice, de souffrance {RoDu}, {Goss} ♦ de sacrifices, de souffrances {Perr} et sq.
  49. ta robe {RoDu}{Hetz} ♦ la robe {CL} et sq.
  50. en fleurs {RoDu}{Hetz} ♦ en fleur {CL} et sq.
  51. pour eux deux {RoDu}, {Goss} ♦ pour eux {Perr} et sq.

Notes