George Sand
INDIANA

George Sand; "Indiana" / Nouvelle �dition; Paris; Michel L�vy fr.; 1861; nombreuses r��d. Michel L�vy puis Calmann L�vy

QUATRIÈME PARTIE

{Perr [302]} XXIX a.

À la barri�re, la voiture s'arr�ta; un domestique, que madame Delmare reconnut pour l'avoir vu autrefois au service de Raymon, vint � la porti�re demander o� il fallait descendre madame. Indiana jeta machinalement le nom de l'h�tel et de la rue o� elle �tait descendue la veille. En arrivant, elle se laissa tomber sur une chaise et y resta jusqu'au lendemain matin, sans songer � se mettre au lit, sans vouloir faire un mouvement, d�sireuse de mourir, mais trop bris�e, trop inerte pour avoir la force de se tuer. Elle pensait qu'il �tait impossible de vivre apr�s de telles douleurs, et que la mort viendrait bien d'elle-m�me la chercher. Elle resta donc ainsi tout le jour suivant, sans prendre aucun aliment, sans r�pondre au peu d'offres de service qui lui furent faites.

Je ne sache pas qu'il soit rien de plus horrible que le s�jour d'un h�tel garni � Paris, surtout lorsque, comme celui-l�, il est situ� dans une rue �troite et sombre, et qu'un jour terne et humide rampe comme � regret sur les plafonds enfum�s et sur les vitres d�polies. Et puis il y a dans l'aspect de ces meubles �trangers � vos habitudes, et sur lesquels votre regard d�s�uvr� cherche en {Perr 303} vain un souvenir et une sympathie, quelque chose qui glace et qui repousse. Tous ces objets qui n'appartiennent pour ainsi dire � personne, � force d'appartenir � tous ceux qui passent; ce local o� nul n'a laiss� de trace de son passage qu'un nom inconnu, quelquefois abandonn� sur une carte dans le cadre de la glace; cet asile mercenaire qui abrita tant de pauvres voyageurs, tant d'�trangers isol�s; qui b ne fut hospitalier � aucun d'eux; qui vit passer indiff�remment tant d'agitations humaines et qui n'en sait rien raconter; ce bruit de rue, discord et incessant, qui ne vous permet pas m�me de dormir pour �chapper au chagrin ou � l'ennui : ce sont l� des sujets de d�go�t et d'humeur pour celui m�me qui n'apporte point en ce lieu l'horrible situation d'esprit de madame Delmare. Pauvre provincial qui avez quitt� vos champs, votre ciel, votre verdure, votre maison et votre famille, pour venir vous enfermer dans ce cachot de l'esprit et du cœur, voyez Paris, ce beau Paris, que vous aviez r�v� si merveilleux! voyez-le s'�tendre l�-bas, noir de boue et de pluie, bruyant, infect et rapide comme un torrent de fange! Voil� cette orgie perp�tuelle, toujours brillante et parfum�e, qu'on vous avait promise; voil� ces plaisirs enivrants, ces surprises saisissantes, ces tr�sors de la vue, de l'ou�e et du go�t qui devaient se disputer vos sens born�s et vos facult�s impuissantes � les savourer tous � la fois! Voyez l�-bas courir, toujours press�, toujours soucieux, le Parisien affable, pr�venant, hospitalier, qu'on vous avait d�peint! Fatigu� avant d'avoir parcouru cette mouvante population et ce d�dale inextricable, vous vous rejetez, accabl� d'effroi, dans le riant local d'un h�tel garni, o�, apr�s vous avoir install� � la h�te, l'unique domestique d'une maison souvent immense vous laisse seul mourir {Perr 304} en paix, si la fatigue ou le chagrin vous �te c la force de vaquer aux mille besoins de la vie.

Mais �tre femme et se trouver l� repouss�e de tous, � trois mille lieues de toute affection humaine d; se trouver l� manquant d'argent, ce qui est bien pis que d'�tre abandonn� dans l'immensit� d'un d�sert sans eau; n'avoir pas, dans tout le cours de sa vie, un souvenir de bonheur qui ne soit empoisonn� ou tari, dans tout l'avenir un espoir d'existence possible, pour se distraire de l'insipidit� de la situation pr�sente, c'est le dernier degr� de la mis�re et de l'abandon. Aussi madame Delmare, n'essayant pas de lutter contre une destin�e remplie, contre une vie bris�e et se laissa ronger par la faim, par la fi�vre et par la douleur, sans prof�rer une plainte, sans verser une larme, sans tenter un effort pour mourir une heure plus t�t, pour souffrir une heure de moins.

On la trouva par terre, le lendemain du second jour, roidie par le froid, les dents serr�es, les l�vres bleues, les yeux �teints; cependant elle n'�tait pas morte. La ma�tresse du logis examina l'int�rieur du secr�taire, et, le voyant si peu garni, d�lib�ra si elle n'enverrait pas � l'h�pital cette inconnue qui n'avait certainement pas de quoi acquitter les frais d'une maladie longue et dispendieuse. Cependant, comme c'�tait une femme remplie d'humanit�, elle la fit mettre au lit, et envoya chercher un m�decin, afin de savoir de lui si la maladie durerait plus de deux jours. Il s'en pr�senta un qu'on n'avait pas �t� chercher.

Indiana, en ouvrant les yeux, le trouva � son chevet. Je n'ai pas besoin de vous dire son nom.

— Ah! c'est toi! c'est toi! s'�cria-t-elle en se jetant mourante dans son sein. Tu es mon bon ange, toi! {Perr 305} Mais tu viens trop tard, je ne puis plus rien pour toi que mourir en te b�nissant.

— Vous ne mourrez point, mon amie, r�pondit Ralph avec �motion ; la vie peut encore vous sourire. Les lois qui s'opposaient � votre bonheur n'encha�neront plus d�sormais votre affection e. J'eusse voulu d�truire l'invincible charme jet� sur vous par un homme que je n'aime ni n'estime; mais cela n'est point en mon pouvoir, et je suis las de vous voir souffrir. Votre existence a �t� affreuse jusqu'ici; elle ne peut pas le devenir davantage. D'ailleurs, si mes tristes pr�visions se r�alisent, si le bonheur que vous avez r�v� doit �tre de courte dur�e, du moins vous l'aurez connu f quelque temps, du moins vous ne mourrez pas sans l'avoir go�t�. Je sacrifie donc toutes mes r�pugnances. La destin�e qui vous jette isol�e entre mes bras m'impose envers vous les devoirs de tuteur et de p�re. Je viens vous annoncer que vous �tes libre, et que vous pouvez unir votre sort � celui de M. de Rami�re. Delmare n'est plus.

Des larmes coulaient lentement sur les joues de Ralph tandis qu'il parlait. Indiana se redressa brusquement sur son lit, et, tordant ses mains avec d�sespoir :

— Mon �poux est mort! s'�cria-t-elle; c'est moi qui l'ai tu�! Et vous me parlez d'avenir et de bonheur, comme s'il en �tait encore pour le cœur qui se d�teste et se m�prise! Mais sachez bien que Dieu est juste, et que je suis maudite! M. de Rami�re est mari�.

Elle retomba �puis�e dans les bras de son cousin. Ils ne purent reprendre cet entretien que plusieurs heures apr�s.

— Que votre conscience justement troubl�e se rassure, lui dit Ralph d'un ton solennel, mais doux et triste. Delmare �tait frapp� � mort quand vous l'avez abandonn� g; {Perr 306} il ne s'est point �veill� du sommeil o� vous l'avez laiss�, il n'a point su votre fuite, il est mort sans vous maudire et sans vous pleurer. Vers le matin, en sortant de l'assoupissement o� j'�tais tomb�, aupr�s h de son lit, je trouvai sa figure violette, son sommeil lourd et br�lant : il �tait d�j� frapp� d'apoplexie. Je courus � votre chambre, je fus surpris de ne vous y point trouver i; mais je n'avais pas le temps de chercher les motifs de votre absence; je ne m'en suis s�rieusement alarm� qu'apr�s la mort de Delmare. Tous les secours de l'art furent inutiles, le mal fit d'effrayants progr�s; une heure apr�s, il expira dans mes bras sans retrouver l'usage de ses sens. Cependant, au dernier moment, son �me appesantie et glac�e sembla faire un effort pour se ranimer; il chercha ma main, qu'il prit pour la v�tre; car les siennes �taient d�j� roides et insensibles; il s'effor�a de la serrer, et il mourut en b�gayant votre nom.

— J'ai recueilli ses derni�res paroles, dit Indiana d'un air sombre; au moment o� je le quittais pour toujours, il me parla dans son sommeil : « Cet homme te perdra », m'a-t-il dit. Ces paroles sont l�, ajouta-t-elle en portant une main � son cœur et l'autre � son cerveau.

— Quand j'eus la force de distraire mes yeux et ma pens�e de ce cadavre, poursuivit Ralph, je songeai � vous; � vous, Indiana, qui d�sormais �tiez libre et qui ne pouviez pleurer votre ma�tre que par bont� de cœur ou par religion. J'�tais le seul � qui sa mort j enlev�t quelque chose, car j'�tais son ami, et, s'il n'�tait pas toujours sociable, du moins n'avais-je pas de rival dans son cœur. Je craignis pour vous l'effet d'une trop prompte nouvelle, et j'allai vous attendre � l'entr�e de la case, pensant que vous ne tarderiez pas � revenir de votre promenade matinale. J'attendis longtemps. Je ne {Perr 307} vous dirai pas mes angoisses, mes recherches, ma terreur, lorsque je trouvai le cadavre d'Oph�lia, tout sanglant et tout bris� par les rochers; les vagues l'avaient jet� sur la gr�ve. H�las! je cherchai longtemps, croyant y d�couvrir bient�t le v�tre; car je pensais que vous vous �tiez donn� la mort, et, pendant trois jours, j'ai cru qu'il ne me resterait k plus rien � aimer sur la terre. Il est inutile de vous parler de mes douleurs, vous avez d� les pr�voir en m'abandonnant.

» Cependant le bruit se r�pandit bient�t dans la colonie que vous aviez pris la fuite. Un b�timent qui entrait dans la rade s'�tait crois� avec le brick l'Eug�ne par le travers du canal l de Mozambique; l'�quipage avait abord� votre navire. Un passager vous avait reconnue, et, en moins de trois jours, toute l'�le fut inform�e de votre d�part.

» Je vous fais gr�ce des bruits absurdes et outrageants qui r�sult�rent de la rencontre de ces deux circonstances dans la m�me nuit, votre fuite et la mort de votre mari. Je ne fus pas �pargn� dans les charitables inductions qu'on se plut � en tirer; mais je ne m'en occupai point. J'avais encore un devoir � remplir sur la terre, celui de m'assurer de votre existence et de vous porter des secours s'il �tait n�cessaire. Je suis parti peu de temps apr�s vous; mais la travers�e a �t� horrible, et je ne suis en France que depuis huit jours. Ma premi�re pens�e a �t� de courir chez M. de Rami�re pour m'informer de vous. Mais le hasard m'a fait rencontrer son domestique Carle, qui venait de vous conduire ici. Je n'ai pas fait d'autre question que celle de votre domicile, et je suis venu avec la conviction que je ne vous y trouverais pas seule.

— Seule, seule! indignement m abandonn�e! s'�cria {Perr 308} madame Delmare. Mais ne parlons pas de cet homme, n'en parlons jamais. Je ne veux plus n l'aimer, car je le m�prise; mais il ne faut pas me dire que je l'ai aim�, c'est me rappeler ma honte et mon crime; c'est jeter un reproche terrible sur mes derniers instants. Ah! sois mon ange consolateur, toi qui viens, dans toutes les crises de ma d�plorable vie, me tendre une main amie. Accomplis avec mis�ricorde ta derni�re mission aupr�s de moi; dis-moi des paroles de tendresse et de pardon, afin que je meure tranquille, et que j'esp�re le pardon du juge qui m'attend l�-haut.

Elle esp�rait mourir; mais le chagrin rive la cha�ne de notre vie au lieu de la briser. Elle ne fut m�me pas dangereusement malade, elle n'en avait plus la force; seulement, elle tomba dans un �tat de langueur et d'apathie qui ressemblait � l'imb�cillit� o.

Ralph essaya de la distraire; il l'�loigna de tout ce qui pouvait lui rappeler Raymon. Il l'emmena en Touraine; il l'environna de toutes les aises de la vie; il consacrait tous ses instants � lui en procurer quelques-uns de supportables; et, quand il n'y r�ussissait point, quand il avait �puis� toutes les ressources de son art et de son affection sans avoir pu faire briller un faible rayon de plaisir sur ce visage morne et fl�tri, il d�plorait l'impuissance de sa parole, et se reprochait am�rement l'inhabilet� de sa tendresse.

Un jour, il la trouva plus an�antie, plus accabl�e que jamais. Il n'osa point lui parler, et s'assit aupr�s d'elle d'un air triste. Indiana, se tournant alors vers lui et lui pressant la main tendrement :

— Je te fais bien du mal, pauvre Ralph! lui dit-elle, et il faut que tu aies bien de la patience pour supporter le spectacle d'une infortune �go�ste et l�che comme p la {Perr 309} mienne! Ta rude t�che q est depuis longtemps remplie. L'exigence la plus insens�e ne pourrait pas demander � l'amiti� plus que tu n'as fait pour moi. Maintenant r, abandonne-moi au mal qui me ronge; ne g�te pas ta vie pure et sainte par le contact s d'une vie maudite; essaye de trouver ailleurs le bonheur, qui ne peut pas na�tre aupr�s de moi t.

— Je renonce, en effet, � vous gu�rir, Indiana, r�pondit-il; mais je ne vous abandonnerai jamais, m�me quand vous me diriez que je vous suis importun ; car vous avez encore besoin de soins mat�riels, et, si vous ne voulez pas que je sois votre ami, je serai au moins votre laquais. Cependant, �coutez-moi; j'ai un exp�dient � vous proposer que j'ai r�serv� pour la derni�re p�riode du mal, mais qui certes est infaillible.

— Je ne connais qu'un rem�de au chagrin, r�pondit-elle, c'est l'oubli; car j'ai eu le temps de me convaincre que la raison est impuissante. Esp�rons donc tout du temps. Si ma volont� pouvait ob�ir � la reconnaissance que tu m'inspires, d�s � pr�sent je serais riante et calme comme aux jours de notre enfance; crois bien, ami, que je ne me plais pas � nourrir mon mal et � envenimer ma blessure; ne sais-je pas que toutes mes souffrances retombent sur ton cœur? H�las! je voudrais oublier, gu�rir! mais je ne suis qu'une faible femme. Ralph, sois patient et ne me crois pas ingrate.

Elle fondit en larmes. Sir Ralph u prit sa main.

— Ecoute, ma ch�re Indiana, lui dit-il, l'oubli n'est pas en notre pouvoir; je ne t'accuse pas! je puis souffrir patiemment; mais te voir souffrir est au-dessus de mes forces. D'ailleurs, pourquoi lutter ainsi, faibles cr�atures que nous sommes, contre une destin�e de fer? C'est bien assez tra�ner ce boulet; le Dieu que nous adorons, {Perr 310} toi et moi, n'a pas destin� l'homme � tant de mis�res sans lui donner l'instinct de s'y soustraire; et ce qui fait, � mon avis, la principale sup�riorit� de l'homme sur la brute, c'est de comprendre o� est le rem�de � tous ses maux. Ce rem�de, c'est le suicide; c'est celui que je te propose, que je te conseille.

— J'y ai souvent song�, r�pondit Indiana apr�s un court silence. Jadis de violentes tentations m'y convi�rent, mais un scrupule religieux m'arr�ta. Depuis, mes id�es s'�lev�rent dans la solitude. Le malheur, en s'attachant � moi v, m'enseigna peu � peu une autre religion que la religion enseign�e par les hommes. Quand tu es venu � mon secours, j'�tais d�termin�e � me laisser mourir de faim; mais tu m'as pri�e de vivre, et je n'avais pas le droit de te refuser ce sacrifice. Maintenant, ce qui m'arr�te, c'est ton existence, c'est ton avenir. Que feras-tu seul sur la terre, pauvre Ralph, sans famille, sans passions, sans affections? Depuis les affreuses plaies qui m'ont frapp�e au cœur, je ne te suis plus bonne � rien ; mais je gu�rirai peut-�tre. Oui, Ralph, j'y ferai tous mes efforts, je te le jure; patiente encore un peu; bient�t, peut-�tre, pourrai-je sourire... Je veux redevenir paisible et gaie, pour te consacrer cette vie que tu as tant disput�e au malheur.

— Non, mon amie, non, reprit Ralph, je ne veux point d'un tel sacrifice, je ne l'accepterai jamais. En quoi mon existence est-elle donc plus pr�cieuse que la v�tre? pourquoi faut-il que vous vous imposiez un avenir odieux pour m'en donner un agr�able? Pensez-vous qu'il me f�t possible d'en jouir en sentant que votre cœur ne le partage point? Non, je ne suis point �go�ste jusque-l�. N'essayons pas, croyez-moi, un h�ro�sme impossible; c'est orgueil et pr�somption que d'esp�rer {Perr 311} abjurer ainsi tout amour de soi-m�me. Regardons enfin notre situation d'un œil calme, et disposons des jours qui nous restent comme d'un bien commun que l'un de nous n'a pas le droit d'accaparer aux d�pens de l'autre. Depuis longtemps, depuis ma naissance pourrais-je dire, la vie me fatigue et me p�se; maintenant, je ne me sens plus la force de la porter sans aigreur et sans impi�t�. Partons ensemble, Indiana, retournons � Dieu, qui nous avait exil�s sur cette terre d'�preuves, dans cette vall�e de larmes, mais qui sans doute ne refusera pas de nous ouvrir son sein quand, fatigu�s et meurtris, nous irons lui demander sa cl�mence et sa piti�. Je crois en Dieu, Indiana, et c'est moi qui, le premier, vous ai enseign� � y croire. Ayez donc confiance en moi; un cœur droit ne peut pas tromper celui qui l'interroge avec candeur. Je sens w que nous avons assez souffert l'un et l'autre ici-bas pour �tre lav�s de nos fautes. Le bapt�me du malheur a bien assez purifi� nos �mes : rendons-les � celui qui nous les a donn�es.

Cette pens�e occupa Ralph et Indiana pendant plusieurs jours, au bout desquels il fut d�cid� qu'ils se donneraient la mort ensemble. Il ne fut plus question que de choisir le genre de suicide.

— C'est une affaire de quelque importance, dit Ralph; mais j'y avais d�j� song�, et voici ce que j'ai � vous proposer. L'action que nous allons commettre n'�tant pas le r�sultat d'une crise d'�garement momentan�, mais le but raisonn� d'une d�termination prise dans un sentiment de pi�t� calme et r�fl�chie, il importe que nous y apportions le recueillement d'un catholique devant les sacrements de son Eglise. Pour nous, l'univers est le temple o� nous adorons Dieu. C'est au sein d'une nature grande et vierge qu'on retrouve le sentiment de {Perr 312} sa puissance, pure de toute profanation humaine. Retournons donc au d�sert, afin de pouvoir prier. Ici, dans cette contr�e pullulante d'hommes et de vices, au sein de cette civilisation qui renie Dieu ou le mutile, je sens que je serais g�n�, distrait et attrist�. Je voudrais mourir joyeux, le front serein, les yeux lev�s au ciel. Mais o� le trouver ici? Je vais donc vous dire le lieu o� le suicide m'est apparu sous son aspect le plus noble et le plus solennel. C'est au bord d'un pr�cipice, � l'�le Bourbon ; c'est au haut de cette cascade qui s'�lance diaphane et surmont�e x d'un prisme �clatant dans le ravin solitaire de Bernica. C'est l� que nous avons : pass� les plus douces heures de notre enfance; c'est l� qu'ensuite j'ai pleur� les chagrins les plus amers de ma vie; c'est l� que j'ai appris � prier, � esp�rer; c'est l� que je voudrais, par une belle nuit de nos climats, m'ensevelir sous ces eaux pures, et descendre dans la tombe fra�che et fleurie qu'offre la profondeur du gouffre verdoyant. Si vous n'avez pas de pr�dilection pour un autre endroit de la terre, accordez-moi la satisfaction d'accomplir notre double sacrifice aux lieux qui furent t�moins des jeux de notre enfance et des douleurs de notre jeunesse y.

— J'y consens, r�pondit madame Delmare en mettant sa main dans celle de Ralph en signe de pacte. J'ai toujours �t� attir�e vers le bord des eaux par une sympathie invincible, par le souvenir de ma pauvre Noun. Mourir comme elle me sera doux; ce sera l'expiation z de sa mort, que j'ai caus�e.

— Et puis, dit Ralph, un nouveau voyage en mer, fait cette fois dans d'autres sentiments que ceux qui nous ont troubl�s jusqu'ici, est la meilleure pr�paration que nous puissions imaginer pour nous recueillir, pour nous d�tacher des affections terrestres, pour nous �lever purs {Perr 313} de tout alliage aux pieds de l'Être par excellence. Isol�s du monde entier, toujours pr�ts � quitter joyeusement la vie, nous verrons d'un œil ravi la temp�te soulever les �l�ments, et d�ployer devant nous ses magnifiques spectacles aa. Viens, Indiana; partons, secouons la poussi�re de cette terre ingrate. Mourir ici, sous les yeux de Raymon, ce serait en apparence une vengeance �troite et l�che. Laissons � Dieu le soin de ch�tier cet homme; allons plut�t lui demander d'ouvrir les tr�sors de sa mis�ricorde � ce cœur ingrat et st�rile.

Ils partirent. La go�lette la Nahandove les porta, rapide et l�g�re comme un oiseau, dans leur patrie deux fois abandonn�e. Jamais travers�e ne fut si heureuse et si prompte. Il semblait qu'un vent favorable f�t charg� de conduire au port ces deux infortun�s si longtemps ballott�s sur les �cueils de la vie. Durant ces trois mois, Indiana recueillit le fruit de sa docilit� aux conseils de Ralph. L'air de la mer, si tonique et si p�n�trant, raffermit sa sant� ch�tive; le calme rentra dans son cœur fatigu�. La certitude d'en avoir bient�t fini avec ses maux produisit sur elle ab l'effet des promesses du m�decin sur un malade cr�dule ac. Oublieuse de sa vie pass�e, elle ouvrit son �me aux �motions profondes de l'esp�rance religieuse. Ses pens�es s'impr�gn�rent ad toutes d'un charme myst�rieux, d'un parfum c�leste. Jamais la mer et les cieux ne lui avaient paru si beaux. Il lui sembla les voir pour la premi�re fois, tant elle y d�couvrit de splendeurs et de richesses. Son front redevint serein, et on e�t dit ae qu'un rayon de la Divinit� avait pass� dans ses yeux bleus, doucement m�lancoliques.

Un changement non moins extraordinaire s'op�ra dans l'�me et dans l'ext�rieur de Ralph; les m�mes causes produisirent � peu pr�s les m�mes effets. Son �me, {Perr 314} longtemps roidie contre la douleur, s'amollit � la chaleur vivifiante de l'esp�rance. Le ciel descendit aussi dans ce cœur amer et froiss�. Ses paroles prirent l'empreinte de ses sentiments, et, pour la premi�re fois, Indiana connut son v�ritable caract�re. L'intimit� sainte et filiale qui les rapprocha �ta � l'un sa timidit� p�nible, � l'autre ses pr�ventions injustes. Chaque jour enleva � Ralph une disgr�ce de sa nature, � Indiana une erreur de son jugement. En m�me temps, le souvenir poignant de Raymon s'�moussa, p�lit, et tomba pi�ce � pi�ce devant les vertus ignor�es, devant la sublime candeur de Ralph. À mesure qu'Indiana voyait l'un grandir et s'�lever, l'autre s'abaissait dans son opinion. Enfin, � force de comparer ces deux hommes, tout vestige de son amour aveugle et fatal s'�teignit dans son �me.


Variantes

  1. XIII {RoDu}{Goss} ♦ XXIX {Perr} et sq.
  2. isol�s, et qui {RoDu} ♦ isol�s; qui {Goss} et sq.
  3. vous �tent {RoDu} ♦ vous �te {Goss} et sq.
  4. � trois mille lieues de tout secours humaine {RoDu}, {Goss} ♦ � trois mille lieues de toute affection humaine {Perr} et sq.
  5. votre penchant {RoDu} ♦ votre affection {Goss} et sq.
  6. du moins l'aurez-vous connu {RoDu}, {Goss} ♦ du moins vous l'aurez connu {Perr} et sq.
  7. quand vous l'abandonn�tes {RoDu} ♦ quand vous l'avez abandonn� {Goss} et sq.
  8. o� j'�tais tomb�, en essayant de veiller aupr�s {RoDu}, {Goss} ♦ o� j'�tais tomb�, aupr�s {Perr} et sq.
  9. de ne vous y pas trouver {RoDu}{Hetz} ♦ de ne vous y point trouver {CL} et sq.
  10. � qui la mort {RoDu}{Hetz} ♦ � qui sa mort {CL} et sq.
  11. qu'il ne me restait {RoDu}{Perr} ♦ qu'il ne me resterait {Hetz} et sq.
  12. l'Eug�ne dans le canal {RoDu}{Hetz} ♦ l'Eug�ne par le travers du canal {CL} et sq.
  13. Seule, seule! et indignement {RoDu} ♦ Seule, seule! indignement {Goss} et sq.
  14. jamais. Vois-tu, Ralph, je ne peux plus {RoDu} ♦ jamais. Je ne veux plus {Goss} et sq.
  15. � de l'imb�cillit� {RoDu} ♦ � l'imb�cillit� {Goss} et sq.
  16. d'une infortune si l�che et si �go�ste que {RoDu}, {Goss} ♦ d'une infortune �go�ste et l�che comme {Perr} et sq.
  17. la mienne! Va, ta rude t�che {RoDu} ♦ la mienne! Ta rude t�che {Goss} et sq.
  18. Maintenant, va {RoDu} ♦ Maintenant {Goss} et sq.
  19. au contact {RoDu} ♦ par le contact {Goss} et sq.
  20. aupr�s de moi. Va, bon Ralph, renonce � me gu�rir et ne te laisse pas d�vorer par la contagion {RoDu} ♦ aupr�s de moi {Goss} et sq.
  21. en larmes. Ralph {RoDu} ♦ en larmes. Sir Ralph {Goss} et sq.
  22. en s'attachant en moi {RoDu}{Perr} ♦ en s'attachant � moi {Hetz} et sq.
  23. Je sens l� {RoDu}, {Goss} ♦ Je sens {Perr} et sq.
  24. diaphane et rev�tue {RoDu} ♦ diaphane et surmont�e {Goss} et sq.
  25. des douleurs de notre virilit� {RoDu} ♦ des douleurs de notre jeunesse {Goss} et sq.
  26. une expiation {RoDu} ♦ l'expiation {Goss} et sq.
  27. ses magnifiques effets, ses larges prestiges {RoDu} ♦ ses magnifiques spectacles {Goss} et sq.
  28. sur eux {RoDu}, {Goss} ♦ sur elle {Perr} et sq.
  29. sur un malade d�courag� {RoDu}, {Goss} ♦ sur un malade cr�dule {Perr} et sq.
  30. s'empr�gnirent {RoDu}, {Goss} ♦ s'impreign�rent {Perr} ♦ s'impr�gn�rent {Hetz} et sq.
  31. et il sembla {RoDu} ♦ et on e�t dit {Goss} et sq.

Notes