George Sand
INDIANA

George Sand; "Indiana" / Nouvelle �dition; Paris; Michel L�vy fr.; 1861; nombreuses r��d. Michel L�vy puis Calmann L�vy

QUATRIÈME PARTIE

{Perr [287]} XXVIII a.

Trois jours apr�s le d�part de la lettre pour l'�le Bourbon, Raymon avait compl�tement oubli� et cette lettre et son objet. Il s'�tait senti mieux portant, et il avait hasard� une visite dans son voisinage. La terre du Lagny, que M. Delmare avait laiss�e en payement b � ses cr�anciers, venait d'�tre acquise par un riche industriel, M. Hubert, homme habile et estimable, non pas comme tous les riches industriels, mais comme c un petit nombre d'hommes enrichis. Raymon trouva le nouveau propri�taire install� dans cette maison qui lui rappelait tant de choses. Il se plut d'abord � laisser un libre cours � son �motion en parcourant ce jardin o� les pas l�gers de Noun semblaient encore empreints sur le sable, et ces vastes appartements qui semblaient retentir encore du son des douces paroles d'Indiana, mais bient�t la pr�sence d'un nouvel h�te changea la direction de ses id�es.

Dans le grand salon, � la place o� madame Delmare se tenait d'ordinaire pour travailler, une jeune personne grande et svelte, au long regard � la fois doux et malicieux, caressant et moqueur, �tait assise devant un chevalet et s'amusait � copier � l'aquarelle les bizarres {Perr 288} lambris de la muraille. C'�tait une chose charmante d que cette copie, une fine moquerie tout empreinte du caract�re railleur et poli de l'artiste. Elle s'�tait plu � outrer la pr�tentieuse gentillesse de ces vieilles fresques; elle avait saisi l'esprit faux et chatoyant du si�cle de Louis XV sur ces figurines guind�es. En rafra�chissant les couleurs fan�es par le temps, elle leur avait rendu leurs gr�ces mani�r�es, leur parfum de courtisanerie, leurs atours de boudoir et de bergerie si singuli�rement identiques. À c�t� de cette œuvre de raillerie historique, elle avait �crit le mot pastiche.

Elle leva lentement sur Raymon ses longs yeux empreints d'une cajolerie e caustique, attractive et perfide, qui lui rappela je ne sais pourquoi l'Anna Page f, de Shakspeare. Il n'y avait dans son maintien ni timidit�, ni hardiesse, ni affectation d'usage, ni m�fiance d'elle-m�me. Leur entretien roula sur l'influence de la mode dans les arts.

— N'est-ce pas, monsieur, que la couleur morale de l'�poque �tait dans ce pinceau? lui dit-elle en lui montrant la boiserie charg�e d'Amours champ�tres, � la mani�re de Boucher. N'est-il pas vrai que ces moutons ne marchent pas, ne dorment pas, ne broutent pas comme des moutons d'aujourd'hui? Et cette jolie nature fausse et peign�e, ces buissons de roses � cent feuilles au milieu des bois, o� de nos jours ne croissent plus que des haies d'�glantiers, ces oiseaux apprivois�s dont l'esp�ce a disparu apparemment, ces robes de satin rose que le soleil ne ternissait pas; n'est-ce pas qu'il y avait dans tout cela de la po�sie, des id�es de mollesse et de bonheur, et le sentiment de toute une vie douce, inutile et inoffensive? Sans doute. ces ridicules fictions valaient bien nos sombres �lucubrations politiques! Que ne suis-je {Perr 289} n�e en ces jours-l�! ajouta-t-elle en souriant; j'eusse �t� bien plus propre (femme frivole et born�e que je suis) � faire des peintures d'�ventail et des chefs-d'œuvre de parfilage qu'� commenter les journaux et � comprendre la discussion des Chambres!

M. Hubert laissa les deux jeunes gens ensemble; et peu � peu leur conversation d�via au point de tomber sur madame Delmare.

— Vous �tiez tr�s li� avec nos pr�d�cesseurs dans cette maison, dit la jeune fille, et sans doute il y a de la g�n�rosit� de votre part � venir voir g de nouveaux visages. Madame Delmare, ajouta-t-elle en attachant sur lui un regard p�n�trant, �tait une personne remarquable, dit-on ; elle a d� laisser ici pour vous des souvenirs qui ne sont pas � notre avantage.

— C'�tait, r�pondit Raymon avec indiff�rence, une excellente femme, et son mari �tait un digne homme...

— Mais, reprit l'insouciante h jeune fille, c'�tait, ce me semble, quelque chose de plus qu'une excellente femme. Si je m'en souviens bien, il y avait dans sa personne un charme qui m�riterait i une �pith�te plus vive et plus po�tique. Je la vis, il y a deux ans, � un bal chez l'ambassadeur d'Espagne. Elle �tait ravissante, ce jour-l�; vous en souvenez-vous?

Raymon tressaillit au souvenir de cette soir�e, o� il avait parl� � Indiana pour la premi�re fois. Il se rappela en m�me temps qu'il avait remarqu� � ce bal la figure distingu�e et les yeux spirituels de la jeune personne avec laquelle il parlait en ce moment; mais il n'avait pas demand� alors qui elle �tait.

Ce ne fut qu'en sortant, et lorsqu'il f�licitait M. Hubert des gr�ces de sa fille, qu'il apprit son nom.

— Je n'ai pas le bonheur d'�tre son p�re, r�pondit {Perr 290} l'industriel; mais je m'en suis d�dommag� en l'adoptant. Vous ne savez donc pas mon histoire?

— Malade depuis plusieurs mois, r�pondit Raymon, je ne sais de vous que le bien que vous avez d�j� fait dans ce pays.

— Il est des gens, r�pondit M. Hubert en souriant, qui me font un grand m�rite de l'adoption de mademoiselle de Nangy; mais vous, monsieur, qui avez l'�me �lev�e, vous allez voir si j'ai fait autre chose que ce que la d�licatesse me prescrivait. Veuf, sans enfants, je me trouvai, il y a dix ans, � la t�te de fonds assez. consid�rables, fruits de mon travail, que je cherchais � placer. Je trouvai � acheter en Bourgogne la terre et le ch�teau de Nangy, qui �taient des biens nationaux fort � ma convenance. J'en �tais propri�taire depuis quelque temps, lorsque j'appris que l'ancien seigneur de ce domaine vivait retir� dans une chaumi�re avec sa petite-fille, �g�e de sept ans, et que leur existence �tait mis�rable. Ce vieillard avait bien re�u des indemnit�s, mais il les avait consacr�es � payer religieusement les dettes contract�es dans l'�migration. Je voulus adoucir son sort, et lui offrir un asile chez moi; mais il avait conserv� dans son infortune tout l'orgueil de son rang. Il refusa de rentrer comme par charit� dans le manoir de ses p�res, et mourut peu de temps apr�s mon arriv�e, sans vouloir accepter de moi aucun service. Alors je recueillis son enfant. D�j� fi�re, la petite patricienne agr�a mes soins malgr� elle; mais, � cet �ge, les pr�jug�s ont peu de racine, et les r�solutions peu de dur�e. Elle s'accoutuma bient�t � me regarder comme son p�re, et je l'ai �lev�e comme j ma propre fille. Elle m'en a bien r�compens� par le bonheur qu'elle r�pand sur mes vieux jours. Aussi, pour me l'assurer, ce bonheur, j'ai adopt� {Perr 281} mademoiselle de Nangy, et je n'aspire maintenant qu'� lui trouver un mari digne d'elle et capable de g�rer habilement les biens k que je lui laisserai.

Insensiblement, cet excellent homme, encourag� par l'int�r�t que Raymon accordait � ses confidences, le mit bourgeoisement, d�s la premi�re entrevue, dans le secret de toutes ses affaires. Son auditeur attentif comprit qu'il y avait l� une belle et large fortune �tablie avec l'ordre le plus minutieux, et qui n'attendait, pour para�tre dans tout son lustre, qu'un consommateur plus jeune et de mœurs plus �l�gantes que le bon Hubert. Il sentit qu'il pouvait �tre l'homme appel� � cette t�che agr�able, et il remercia la destin�e ing�nieuse qui conciliait tous ses int�r�ts en lui offrant l, � l'aide d'incidents romanesques, une femme de son rang � la t�te d'une belle fortune pl�b�ienne. C'�tait un coup du sort � ne pas laisser �chapper, et il y mit toute son habilet�. Par-dessus le march�, l'h�riti�re �tait charmante; Raymon se r�concilia un peu avec sa providence. Quant � madame Delmare, il ne voulut pas y penser. Il chassa les craintes que lui inspirait de temps en temps sa lettre; il chercha � se persuader que la pauvre Indiana n'en saisirait pas les intentions ou n'aurait pas le courage d'y r�pondre; enfin il r�ussit � s'abuser lui-m�me et � ne se pas croire coupable, car Raymon e�t eu en horreur m de se trouver �go�ste. Il n'�tait pas de ces sc�l�rats ing�nus qui viennent sur la sc�ne faire � leur propre cœur la na�ve confession de leurs vices. Le vice ne se mire pas dans sa propre laideur, car il se ferait peur � lui-m�me, et le Yago de Shakspeare, personnage si vrai dans ses actions, est faux dans ses paroles, forc� qu'il est par nos conventions dramatiques de venir d�voiler lui-m�me les replis secrets de son cœur tortueux et profond. {Perr 282} L'homme met rarement ainsi de sang-froid sa conscience sous ses pieds. Il la retourne, il la presse, il la tiraille, il la d�forme; et, quand il l'a fauss�e, avachie et us�e, il la porte avec lui comme un gouverneur n indulgent et facile qui se plie � ses passions et � ses int�r�ts, mais qu'il feint toujours de consulter et de craindre.

Il retourna donc souvent au Lagny, et ses visites furent agr�ables � M. Hubert; car, vous le savez, Raymon avait l'art de se faire aimer, et bient�t tout le d�sir du riche pl�b�ien fut de l'appeler son gendre. Mais il voulait que sa fille adoptive le chois�t elle-m�me, et que toute libert� leur f�t laiss�e pour se conna�tre et se juger.

Laure de Nangy ne se pressait pas de d�cider le bonheur de Raymon ; elle le tenait dans un �quilibre parfait entre la crainte et l'esp�rance. Moins g�n�reuse que madame Delmare, mais plus adroite, froide et flatteuse, orgueilleuse et pr�venante, c'�tait la femme qui devait subjuguer Raymon ; car elle lui �tait aussi sup�rieure en habilet� qu'il l'avait �t� lui-m�me � Indiana. Elle eut bient�t compris que les convoitises de son admirateur �taient bien autant pour sa fortune que pour elle. Sa raisonnable imagination n'avait rien esp�r� de mieux en fait d'hommages; elle avait trop de bon sens, trop de connaissance du monde actuel pour avoir r�v� l'amour � c�t� de deux millions. Calme et philosophe, elle en avait pris son parti, et ne trouvait point Raymon coupable; elle ne le ha�ssait point d'�tre calculateur et positif comme son si�cle; seulement, elle le connaissait trop pour l'aimer. Elle mettait tout son orgueil � n'�tre point au-dessous de ce si�cle froid et raisonneur; son amour-propre e�t souffert d'y porter les niaises illusions d'une pensionnaire ignorante, elle e�t rougi d'une d�ception {Perr 283} comme d'une sottise; elle faisait, en un mot, consister son h�ro�sme � �chapper � l'amour, comme madame Delmare mettait le sien � s'y livrer.

Mademoiselle de Nangy �tait donc bien r�solue � subir le mariage comme une n�cessit� sociale; mais elle se faisait un malin plaisir d'user de cette libert� qui lui appartenait encore, et de faire sentir quelque temps son autorit� � l'homme qui aspirait � la lui �ter. Point de jeunesse, point de doux r�ves, point d'avenir brillant et menteur pour cette jeune fille condamn�e � subir toutes les mis�res de la fortune. Pour elle, la vie �tait un calcul sto�que, et le bonheur une illusion pu�rile, dont il fallait se d�fendre comme d'une faiblesse et d'un ridicule.

Pendant que Raymon travaillait � �tablir sa fortune, Indiana approchait des rives de la France. Mais quels furent sa surprise et son effroi o, en d�barquant, de voir le drapeau tricolore p flotter sur les murs de Bordeaux! Une violente agitation bouleversait la ville; le pr�fet avait �t� presque massacr� q la veille; le peuple se soulevait de toutes parts; la garnison semblait s'appr�ter � une lutte sanglante, et l'on ignorait encore l'issue de la r�volution de Paris r.

— J'arrive trop tard! fut la pens�e qui tomba sur madame Delmare comme un coup de foudre.

Dans son effroi, elle laissa sur le navire le peu d'argent et de hardes qu'elle poss�dait s, et se mit � parcourir la ville dans une sorte d'�garement. Elle chercha une diligence pour Paris; mais les voitures publiques �taient encombr�es de gens qui fuyaient ou qui allaient profiter de la d�pouille des vaincus. Ce ne fut que vers le soir qu'elle trouva une place. Au moment o� elle montait en voiture, un piquet de garde nationale improvis�e vint s'opposer au d�part des voyageurs et demanda � {Perr 284} voir leurs papiers. Indiana n'en avait point. Tandis qu'elle se d�battait contre les soup�ons assez absurdes des triomphateurs, elle entendit assurer autour d'elle que la royaut� �tait tomb�e, que le roi �tait en fuite et que les ministres avaient �t� massacr�s avec tous leurs partisans. Ces nouvelles, proclam�es avec des rires, des tr�pignements, des cris de joie, port�rent un coup mortel � madame Delmare. Dans toute cette r�volution, un seul fait l'int�ressait personnellement; dans toute la France, elle ne connaissait qu'un seul homme. Elle tomba �vanouie sur le pav�, et ne recouvra la connaissance que dans un h�pital... au bout de plusieurs jours.

Sans argent, sans linge, sans effets, elle en sortit, deux mois apr�s, faible, chancelante, �puis�e par une fi�vre inflammatoire c�r�brale qui avait fait plusieurs fois d�sesp�rer de sa vie. Quand elle se trouva dans la rue, seule, se soutenant � peine, priv�e d'appui, de ressources et de forces; quand elle fit un effort pour se rappeler sa situation, et qu'elle se vit perdue et isol�e t dans cette grande ville, elle �prouva un indicible sentiment de terreur et de d�sespoir en songeant que le sort de Raymon �tait d�cid� depuis longtemps, et qu'il n'y avait pas autour d'elle un seul �tre qui p�t faire cesser l'affreuse incertitude o� elle se trouvait. L'horreur de l'abandon pesa de toute sa puissance sur son �me bris�e, et l'apathique d�sespoir qu'inspire la mis�re vint peu � peu amortir toutes ses facult�s. Dans cet engourdissement moral o� elle se sentait tomber, elle se tra�na sur le port, et, toute tremblante de fi�vre, elle s'assit sur une borne pour se r�chauffer au soleil, en regardant avec une indolente fixit� l'eau qui coulait � ses pieds. Elle resta l� plusieurs heures, sans �nergie, sans espoir, sans volont�; puis elle se rappela enfin ses effets, son {Perr 295} argent, qu'elle avait laiss�s sur le brick l'Eug�ne, et qu'il serait possible peut-�tre de retrouver; mais la nuit �tait venue, et elle n'osa pas s'introduire au milieu de ces matelots qui abandonnaient les travaux avec une rude gaiet�, et leur demander des informations sur ce navire. D�sirant, au contraire, �chapper � l'attention qui commen�ait � se fixer sur elle, elle quitta le port et s'alla cacher dans les d�combres d'une maison abattue, derri�re la vaste esplanade des Quinconces. Elle y passa la nuit, blottie dans un coin, une froide nuit d'octobre, am�re de pensers et pleine de frayeurs. Enfin le jour vint; la faim se fit sentir poignante et implacable. Elle se d�cida � demander l'aum�ne. Ses v�tements, quoiqu'en assez mauvais �tat, annon�aient encore plus d'aisance qu'il ne convient � une mendiante; on la regarda avec curiosit�, avec m�fiance, avec ironie, et on ne lui donna rien. Elle se tra�na de nouveau sur le port, demanda des nouvelles du brick l'Eug�ne, et apprit du premier batelier qu'elle rencontra que ce b�timent �tait toujours en rade de Bordeaux. Elle s'y fit conduire en canot, et trouva Random en train de d�jeuner.

— Eh bien, s'�cria-t-il, ma belle passag�re, vous voici d�j� revenue de Paris? Vous faites bien d'arriver, car je repars demain. Faudra-t-il vous reconduire � Bourbon?

Il apprit � madame Delmare qu'il l'avait fait chercher partout, afin de lui remettre ce qui lui appartenait. Mais Indiana n'avait sur elle, au moment o� on l'avait port�e � l'h�pital, aucun papier qui p�t faire conna�tre son nom. Elle avait �t� inscrite sous la d�signation d'inconnue sur les registres de l'administration et sur ceux de la police; le capitaine n'avait donc pu trouver aucun renseignement.

{Perr 296} Le lendemain, malgr� son �tat de faiblesse et de fatigue, Indiana partit pour Paris. Ses inqui�tudes eussent d� se calmer en voyant la tournure que les affaires politiques avaient prise; mais l'inqui�tude ne raisonne pas, et l'amour est f�cond en craintes pu�riles.

Le soir m�me de son arriv�e � Paris, elle courut chez Raymon ; elle interrogea le concierge avec angoisse.

— Monsieur se porte bien, r�pondit celui-ci; il est au Lagny.

— Au Lagny! Vous voulez dire � Cercy?

— Non, madame, au Lagny, dont il est actuellement propri�taire.

— Bon Raymon! pensa Indiana, il a rachet� cette terre pour m'y donner un asile o� la m�chancet� publique ne puisse m'atteindre. Il savait bien que je viendrais!...

Ivre de bonheur, elle courut, l�g�re et anim�e d'une vie nouvelle, s'installer dans un h�tel garni; elle donna la nuit et une partie du lendemain au repos. Il y avait si longtemps que l'infortun�e n'avait dormi d'un sommeil paisible! Ses r�ves furent gracieux et d�cevants, et, quand elle s'�veilla, elle ne regretta point l'illusion des songes, car elle retrouva l'esp�rance u � son chevet. Elle s'habilla avec soin ; elle savait que Raymon tenait � toutes les minuties de la toilette, et, d�s le soir pr�c�dent, elle avait command� une robe fra�che et jolie qu'on lui apporta � son r�veil. Mais, quand elle voulut se coiffer, elle chercha en vain sa longue et magnifique chevelure; durant sa maladie, elle �tait tomb�e sous les ciseaux de l'infirmi�re. Elle s'en aper�ut alors pour la premi�re fois, tant ses fortes pr�occupations l'avaient distraite des petites choses.

N�anmoins, quand elle eut boucl� ses courts cheveux {Perr 297} noirs sur son front blanc et m�lancolique, quand elle eut envelopp� sa jolie t�te sous un petit chapeau de forme anglaise, appel� alors, par allusion � l'�chec port� aux fortunes, un trois pour cent, quand elle eut attach� � sa ceinture un bouquet des fleurs v dont Raymon aimait le parfum, elle esp�ra qu'elle lui plairait encore; car elle �tait redevenue p�le et fr�le comme aux premiers jours o� il l'avait connue, et l'effet de la maladie avait effac� les traces du soleil w des tropiques.

Elle prit un remise dans l'apr�s-midi et arriva vers neuf heures du soir � un village sur la lisi�re de la for�t de Fontainebleau. L�, elle fit d�teler, donna ordre au cocher de l'attendre jusqu'au lendemain, et prit seule, � pied, un sentier dans le bois qui la conduisit en moins d'un quart d'heure au parc du Lagny x. Elle chercha � pousser la petite porte, mais elle �tait ferm�e en dedans. Indiana voulait entrer furtivement, �chapper � l'œil des domestiques, surprendre Raymon. Elle longea le mur du parc. Il �tait vieux; elle se rappelait qu'il s'y faisait des br�ches fr�quentes, et, par bonheur, elle en trouva une qu'elle escalada sans trop de peine.

En mettant le pied sur une terre y qui appartenait � Raymon et qui allait devenir d�sormais son asile, son sanctuaire, sa forteresse et sa patrie, elle sentit son cœur bondir de joie. Elle franchit, l�g�re et triomphante, les all�es sinueuses qu'elle connaissait si bien. Elle gagna le jardin anglais, si sombre et si solitaire de ce c�t�-l�. Rien n'�tait chang� dans les plantations; mais le pont dont elle redoutait l'aspect douloureux avait disparu, le cours m�me de la rivi�re �tait d�plac�; les lieux qui eussent rappel� la mort de Noun avaient seuls chang� de face.

— Il a voulu m'�ter ce cruel souvenir, pensa Indiana. {Perr 298} Il a eu tort; j'aurais pu le supporter. N'est-ce pas pour moi qu'il avait mis ce remords dans sa vie? D�sormais nous sommes quittes, car j'ai commis un crime aussi. J'ai peut-�tre caus� la mort de mon mari. Raymon peut m'ouvrir ses bras, nous nous tiendrons lieu l'un � l'autre d'innocence et de vertu.

Elle traversa la rivi�re sur des planches qui attendaient un pont projet�, et franchit le parterre. Elle fut forc�e de s'arr�ter, car son cœur battait � se rompre; elle leva les yeux vers la fen�tre de son ancienne chambre. Bonheur! les rideaux bleus resplendissaient de lumi�re, Raymon �tait l�. Pouvait-il habiter une autre pi�ce? La porte de l'escalier d�rob� �tait ouverte.

— Il m'attend � toute heure, pensa-t-elle; il va �tre heureux, mais non surpris.

Au bout de l'escalier, elle s'arr�ta encore pour respirer : elle se sentait moins de force pour la joie que pour la douleur. Elle se pencha et regarda par la serrure. Raymon �tait seul, il lisait. C'�tait bien lui, c'�tait Raymon plein de force et de vie; les chagrins ne l'avaient pas vieilli, les orages politiques n'avaient pas enlev� un cheveu de sa t�te; il �tait l�, paisible et beau, le front appuy� sur sa blanche main qui se perdait dans ses cheveux noirs.

Indiana poussa vivement la porte, qui s'ouvrit sans r�sistance.

— Tu m'attendais! s'�cria-t-elle en tombant sur ses genoux et en appuyant sa t�te d�faillante sur le sein de Raymon ; tu avais compt� les mois, les jours! tu savais que le temps �tait pass�, mais tu savais aussi que je ne pouvais pas manquer � ton appel... C'est toi qui m'as appel�e, me voil�, me voil�; je me meurs!

Ses id�es se confondirent dans son cerveau; elle resta {Perr 299} quelque temps silencieuse, haletante, incapable de parler, de penser z.

Et puis elle rouvrit les yeux, reconnut Raymon comme au sortir d'un r�ve, fit un cri de joie et de fr�n�sie, et se colla � ses l�vres, folle, ardente et heureuse. Il �tait p�le, muet, immobile, frapp� de la foudre.

— Reconnais-moi donc, s'�cria-t-elle aa; c'est moi, c'est ton Indiana, c'est ton esclave que tu as rappel�e de l'exil et qui est venue de trois mille lieues pour t'aimer et te servir; c'est la compagne de ton choix qui a tout quitt�, tout risqu�, tout brav� pour t'apporter cet instant de joie! tu es heureux, tu es content d'elle, dis? J'attends ma r�compense; un mot, un baiser, je serai pay�e au centuple.

Mais Raymon ne r�pondait rien ; son admirable pr�sence d'esprit l'avait abandonn�. Il �tait �cras� de surprise, de remords et de terreur en voyant cette femme � ses pieds; il cacha sa t�te dans ses mains et d�sira la mort.

— Mon Dieu! mon Dieu! tu ne me parles pas, tu ne m'embrasses pas, tu ne me dis rien! s'�cria madame Delmare en �treignant les genoux de Raymon contre sa poitrine; tu ne peux donc pas? Le bonheur fait mal; il tue, je le sais bien! Ah! tu souffres, tu �touffes, je t'ai surpris trop brusquement! Essaye donc de me regarder; vois comme je suis p�le, comme j'ai vieilli, comme j'ai souffert! Mais c'est pour toi, et tu ne m'en aimeras que mieux! Dis-moi un mot, un seul, Raymon.

— Je voudrais pleurer, dit Raymon d'une voix �touff�e.

— Et moi aussi, dit-elle en couvrant ses mains de baisers. Ah! oui, cela ferait du bien. Pleure, pleure donc dans mon sein, j'essuierai tes larmes avec mes baisers; {Perr 300} je viens ab pour te donner du bonheur, pour �tre tout ce que tu voudras, ta compagne, ta servante ou ta ma�tresse. Jadis j'ai �t� bien cruelle, bien folle, bien �go�ste; je t'ai fait bien souffrir, et je n'ai pas voulu comprendre que j'exigeais au del� de tes forces. Mais, depuis ac, j'ai r�fl�chi, et, puisque tu ne crains pas de braver l'opinion avec moi, je n'ai plus le droit de te refuser aucun sacrifice. Dispose de moi, de mon sang, de ma vie; je suis � toi corps et �me. J'ai fait trois mille lieues pour t'appartenir, pour te dire cela; prends-moi, je suis ton bien, tu es mon ma�tre.

Je ne sais quelle infernale id�e traversa brusquement le cerveau de Raymon. Il tira son visage de ses mains contract�es, et regarda Indiana avec un sang-froid diabolique; puis un sourire terrible erra sur ses l�vres et fit �tinceler ses yeux, car Indiana �tait encore belle.

— D'abord il faut te cacher, lui dit-il en se levant.

— Pourquoi me cacher ici? dit-elle; n'es-tu pas le ma�tre de m'accueillir et de me prot�ger, moi qui n'ai plus que toi sur la terre, et qui, sans toi, serais r�duite � mendier sur la voie publique? Va, le monde m�me ne peut plus te faire un crime de m'aimer; c'est moi qui ai tout pris sur mon compte... c'est moi!... Mais o� vas-tu? s'�cria-t-elle en le voyant marcher vers la porte.

Elle s'attacha � lui avec la terreur d'un enfant qui ne veut pas �tre laiss� seul un instant, et se tra�na sur les genoux ad pour le suivre.

Il voulait aller ae fermer la porte � double tour; mais il �tait trop tard. Elle s'ouvrit avant qu'il e�t pu y porter la main, et Laure de Nangy entra; elle parut af moins �tonn�e que choqu�e, ne laissa pas �chapper une exclamation, se baissa un peu pour regarder en clignotant la femme {Perr 301} qui �tait tomb�e � demi �vanouie par terre; puis, avec un sourire amer, froid et m�prisant :

— Madame Delmare, dit-elle, vous vous plaisez, ce me semble, � mettre trois personnes dans une �trange situation ; mais je vous remercie de m'avoir donn� le r�le le moins ridicule, et voici comme je m'en acquitte. Veuillez vous retirer.

L'indignation rendit la force � Indiana; elle se leva haute et puissante.

— Quelle est donc cette femme? dit-elle � Raymon et de quel droit me donne-t-elle des ordres chez vous?

— Vous �tes ici chez moi, madame, reprit Laure.

— Mais parlez donc, monsieur! s'�cria Indiana en secouant avec rage le bras du malheureux; dites-moi donc si c'est l� votre ma�tresse ou votre femme!

— C'est ma femme, r�pondit Raymon d'un air h�b�t�.

— Je pardonne � votre incertitude, dit madame de Rami�re avec un sourire cruel. Si vous fussiez rest�e o� le devoir marquait votre place, vous auriez re�u un billet de faire part du mariage de monsieur. Allons, Raymon, ajouta-t-elle d'un ton d'am�nit� caustique, je prends piti� de votre embarras; vous �tes un peu jeune; vous sentirez, j'esp�re, qu'il faut plus de prudence dans la vie. Je vous laisse le soin de terminer cette sc�ne absurde. J'en rirais si vous n'aviez pas l'air si malheureux.

En parlant ainsi, elle se retira, assez satisfaite de la dignit� qu'elle venait de d�ployer, et triomphant en secret de la position d'inf�riorit� et de d�pendance ag o� cet incident venait de placer son mari vis-�-vis d'elle.

Quand Indiana retrouva l'usage de ses sens, elle �tait seule dans une voiture ferm�e, et roulait avec rapidit� vers Paris.


Variantes

  1. XII {RoDu}{Goss} ♦ XXVIII {Perr} et sq.
  2. paiement {RoDu}, {Goss} ♦ payement {Perr} et sq.
  3. comme le sont tous les riches industriels, mais comme l'est {RoDu} ♦ comme {Goss} et sq.
  4. une œuvre charmante {RoDu} ♦ une manœuvre charmante {Goss} ♦ une chose charmante {Perr} et sq.
  5. empreints de je ne sais quelle cajolerie {RoDu} ♦ empreints d'une cajolerie {Goss} et sq.
  6. Ann Page {RoDu}Anna Page {Goss} et sq.
  7. � y venir voir {RoDu}, {Goss} ♦ � venir voir {Perr} et sq.
  8. l'insinuante {RoDu}, {Goss} ♦ l'insouciante {Perr} et sq.
  9. qui m�ritait {RoDu}, {Goss} ♦ qui m�riterait {Perr} et sq.
  10. comme j'aurais fait pour {RoDu} ♦ comme {Goss} et sq.
  11. de bien g�rer les biens {RoDu} ♦ de g�rer habilement les biens {Goss} et sq.
  12. en lui pla�ant {RoDu} ♦ en lui offrant {Goss} et sq.
  13. e�t en horreur {RoDu} ♦ e�t eu en horreur {Goss} et sq.
  14. comme un directeur {RoDu}, {Goss} ♦ comme un gouverneur {Perr} et sq.
  15. quelle fut sa surprise et son effroi {RoDu}, {Goss} ♦ quels furent sa surprise et son effroi {Perr} et sq.
  16. le drapeau d'Orl�ans {RoDu}, {Goss} ♦ le drapeau tricolore {Perr} et sq.
  17. le pr�fet avait �t� assassin� {RoDu}, {Goss} ♦ le pr�fet avait �t� presque massacr� {Perr} et sq.
  18. � Paris {RoDu} ♦ de Paris {Goss} et sq.
  19. elle laissa le peu d'argent et de hardes qu'elle poss�dait sur le navire {RoDu}{Hetz} ♦ elle laissa sur le navire le peu d'argent et de hardes qu'elle poss�dait {CL} et sq.
  20. qu'elle se vit isol�e et perdue {RoDu} ♦ qu'elle se vit perdue et isol�e {Goss} et sq.
  21. elle retrouva la r�alit�, ou tout au moins l'esp�rance {RoDu}, {Goss} ♦ elle retrouva l'esp�rance {Perr} et sq.
  22. un bouquet de fleurs {RoDu}, {Goss} ♦ un bouquet des fleurs {Perr} et sq.
  23. avait effac� ceux du soleil {RoDu}{Hetz} ♦ avait effac� les traces du soleil {CL} et sq.
  24. qui la conduisit au parc du Lagny en moins d'un quart d'heure {RoDu}{Hetz} ♦ qui la conduisit en moins d'un quart d'heure au parc du Lagny {CL} et sq.
  25. sur cette terre {RoDu} ♦ sur une terre {Goss} et sq.
  26. de penser, absorb�e, �cras�e par la sensation {RoDu}, {Goss} ♦ de penser {Perr} et sq.
  27. s'�cria-t-elle en se tordant � ses pieds {RoDu}, {Goss} ♦ s'�cria-t-elle {Perr} et sq.
  28. mes baisers; car, vois-tu, Raymon, je viens {RoDu} ♦ mes baisers; je viens {Goss} et sq.
  29. Mais, vois-tu, depuis {RoDu} ♦ Mais, depuis {Goss} et sq.
  30. sur ses genoux {RoDu}{Hetz} ♦ sur les genoux {CL} et sq.
  31. Lui voulait aller {RoDu} ♦ Il voulait aller {Goss} et sq.
  32. entra, parut {RoDu}{Hetz} ♦ entra; elle parut {CL} et sq.
  33. d'ind�pendance {RoDu} (faute d'impression �vidente) ♦ de d�pendance {Goss} et sq.

Notes