George Sand
INDIANA

George Sand; "Indiana" / Nouvelle �dition; Paris; Michel L�vy fr.; 1861; nombreuses r��d. Michel L�vy puis Calmann L�vy

QUATRIÈME PARTIE

{Perr [278]} XXVII a.

Cette journ�e du d�part s'�coula comme un r�ve. Indiana avait craint de la trouver longue et p�nible, elle passa comme un instant. Le silence de la campagne, la tranquillit� de l'habitation, contrastaient avec les agitations int�rieures qui d�voraient madame Delmare. Elle s'enfermait dans sa chambre pour y pr�parer le peu de hardes qu'elle voulait emporter, puis elle les cachait sous ses v�tements et les portait une � une dans les rochers de l'anse aux Lataniers, o� elle les mettrait dans un panier d'�corce enseveli sous le sable. La mer �tait rude, et le vent grossissait d'heure en heure. Par pr�caution, le navire l'Eug�ne �tait sorti du port, et madame Delmare apercevait au loin ses voiles blanches que la brise enflait, tandis que l'�quipage, pour se maintenir dans sa station, lui faisait courir des bord�es. Son cœur s'�lan�ait alors avec de vives palpitations vers ce b�timent qui semblait piaffer d'impatience, comme un coursier plein d'ardeur au moment de partir. Mais, lorsqu'elle regagnait l'int�rieur de l'�le, elle retrouvait dans les gorges de la montagne un air calme et doux, un soleil pur, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes, et {Perr 279} l'activit� des travaux qui avait son cours comme la veille, indiff�rents aux �motions violentes qui la torturaient. Alors elle doutait de la r�alit� de sa situation, et se demandait si ce d�part prochain n'�tait pas l'illusion d'un songe.

Vers le soir, le vent tomba. L'Eug�ne se rapprocha de la c�te, et, au coucher du soleil, madame Delmare entendit du haut de son rocher le canon bondir sur les �chos de l'�le. C'�tait le signal du d�part pour le jour suivant, au retour de l'astre qui se plongeait alors dans les flots.

Apr�s le repas, M. Delmare se trouva incommod�. Sa femme crut que tout �tait d�sesp�r�, qu'il tiendrait la maison �veill�e toute la nuit, que son projet allait �chouer; et puis il souffrait, il avait besoin d'elle; ce n'�tait pas le moment de le quitter. C'est alors que le remords entra dans son �me et qu'elle se demanda qui aurait piti� de ce vieillard quand elle l'aurait abandonn�. Elle fr�mit de penser qu'elle allait consommer un crime � ses propres yeux, et que la voix de la conscience s'�l�verait plus haut peut-�tre que celle de la soci�t� pour la condamner. Si, comme � l'ordinaire, Delmare e�t r�clam� ses soins avec duret�, s'il se f�t montr� imp�rieux et fantasque dans ses souffrances, la r�sistance e�t sembl� douce et l�gitime � l'esclave opprim�e; mais, pour la premi�re fois de sa vie, il supporta son mal avec douceur et t�moigna � sa femme de la reconnaissance et de l'affection. À dix heures, il d�clara qu'il se sentait tout � fait bien, exigea qu'elle se retir�t chez elle, et d�fendit qu'on s'inqui�t�t de lui davantage, Ralph assura, en effet, que tout sympt�me de maladie avait disparu et qu'un sommeil tranquille �tait d�sormais le seul rem�de n�cessaire. Quand onze heures sonn�rent, tout �tait {Perr 280} tranquille et silencieux dans l'habitation. Madame Delmare se jeta � genoux et pria en pleurant avec amertume, car elle allait charger son cœur d'une grande faute, et de Dieu lui viendrait d�sormais le seul pardon qu'elle p�t esp�rer. Elle entra doucement dans la chambre de son mari. Il dormait profond�ment; son visage �tait calme, sa respiration �gale. Au moment o� elle allait se retirer, elle aper�ut dans l'ombre une autre personne endormie sur un fauteuil. C'�tait Ralph, qui s'�tait relev� sans bruit, et qui �tait venu garder, en cas de nouvel accident, le sommeil de son mari.

— Pauvre Ralph! pensa Indiana; quel �loquent et cruel reproche pour moi!

Elle eut envie de le r�veiller, de lui tout avouer, de le supplier de la pr�server d'elle-m�me, et puis elle pensa � Raymon.

— Encore un sacrifice, se dit-elle, et le plus cruel de tous, celui de mon devoir.

L'amour, c'est la vertu de la femme; c'est pour lui qu'elle se fait une gloire de ses fautes, c'est de lui qu'elle re�oit l'h�ro�sme de braver ses remords. Plus le crime lui co�te � commettre, plus elle aura m�rit� de celui qu'elle aime. C'est le fanatisme qui met le poignard aux mains du religieux.

Elle �ta de son cou une cha�ne d'or qui lui venait de sa m�re et qu'elle avait toujours port�e; elle la passa doucement au cou de Ralph, comme le dernier gage d'une amiti� fraternelle, et pencha encore une fois sa lampe sur le visage de son vieil �poux pour s'assurer qu'il n'�tait plus malade. Il r�vait en ce moment, et dit d'une voix faible et triste :

— Prends garde � cet homme, il te perdra...

Indiana fr�mit de la t�te aux pieds et s'enfuit dans sa chambre. Elle se tordit les mains dans une douloureuse incertitude; puis tout d'un {Perr 281} coup elle s'empara de cette pens�e, qu'elle n'agissait point en vue d'elle-m�me b, mais de Raymon ; qu'elle n'allait point � lui pour chercher du bonheur, mais pour lui en porter, et que, d�t-elle �tre maudite dans l'�ternit�, elle en serait assez d�dommag�e si elle embellissait la vie de son amant. Elle s'�lan�a hors de l'habitation et gagna l'anse aux Lataniers d'un pas rapide, n'osant se retourner pour regarder ce qu'elle laissait derri�re elle.

Elle s'occupa aussit�t de d�terrer sa valise d'�corce, et elle s'assit dessus, silencieuse, tremblante, �coutant le vent qui sifflait, la vague qui r�lait en mourant � ses pieds, et la satanite qui g�missait d'une voix aigre dans les grandes algues marines pendues aux parois des rochers; mais tous ces bruits �taient domin�s par les battements de son cœur, qui r�sonnaient dans ses oreilles comme le son d'une cloche fun�bre.

Elle attendit longtemps; elle fit sonner sa montre, et vit que l'heure �tait pass�e. La mer �tait si mauvaise, et en tout temps la navigation est si difficile sur les c�tes de l'�le, qu'elle commen�ait � d�sesp�rer de la bonne volont� des rameurs charg�s de l'emmener, lorsqu'elle aper�ut sur les flots brillants l'ombre noire d'une pirogue, qui essayait d'approcher. Mais la houle �tait si forte, la mer se creusait tellement, que la fr�le embarcation disparaissait � chaque instant, et s'ensevelissait comme dans les sombres plis d'un linceul �toil� d'argent. Elle se leva et r�pondit plusieurs fois au signal qui l'appelait, par des cris que le vent emportait avant de les transmettre aux rameurs. Enfin, lorsqu'ils furent assez pr�s pour l'entendre, ils se dirig�rent vers elle avec beaucoup de peine; puis ils s'arr�t�rent pour attendre une lame. D�s qu'ils la sentirent soulever l'esquif, {Perr 282} ils redoubl�rent d'efforts, et la vague, en d�ferlant c, les jeta avec le canot sur la plage d.

Le terrain sur lequel Saint-Paul est b�ti doit son origine aux sables de la mer et � ceux des montagnes que la rivi�re des Galets a charri�s � de grandes distances de son embouchure, au moyen des remous de son courant. Ces amas de cailloux arrondis forment autour du rivage des montagnes sous-marines que la houle entra�ne, renverse et reconstruit � son gr�. Leur mobilit� en rend le choc in�vitable, et l'habilet� du pilote devient inutile pour se diriger parmi ces �cueils sans cesse renaissants. Les gros navires, stationn�s dans le port de Saint-Denis, sont souvent arrach�s de leurs ancres et bris�s sur la c�te par la violence des courants; ils n'ont d'autre ressource, lorsque le vent de terre commence � souffler et � rendre dangereux le retrait brusque des vagues, que de gagner la pleine mer au plus vite; et c'est ce que faisait le brick l'Eug�ne.

Le canot emporta Indiana et sa fortune au milieu des lames furieuses, des hurlements de la temp�te et des impr�cations des deux rameurs, qui ne se g�naient pas pour maudire tout haut le danger e auquel ils s'exposaient pour elle. Il y avait deux heures, disaient-ils, que le navire e�t d� lever l'ancre, et c'�tait � cause d'elle que le capitaine avait refus� obstin�ment d'en donner l'ordre. Ils ajoutaient � cet �gard des r�flexions insultantes et cruelles, dont la malheureuse fugitive d�vorait la honte en silence; et, comme l'un de ces deux hommes faisait observer � l'autre qu'ils pourraient �tre punis s'ils manquaient aux �gards qu'on leur avait prescrits pour la ma�tresse du capitaine :

— Laisse-moi tranquille! R�pondit-il en jurant; c'est avec les requins que nous avons des comptes � r�gler {Perr 283} cette nuit. Si jamais nous revoyons le capitaine Random, il ne sera pas plus m�chant qu'eux, j'esp�re.

— À propos de requin, dit le premier, je ne sais par, si c'en est un qui nous flaire d�j�, mais je vois dans notre sillage une face qui n'est pas chr�tienne.

— Imb�cile! qui prend la figure d'un chien pour celle d'un loup de mer! Hol�! mon passager � quatre pattes, on f vous a oubli� � la c�te; mais, mille sabords! vous ne mangerez pas le biscuit de l'�quipage. Notre consigne ne porte qu'une demoiselle, il n'est pas question du bichon...

En m�me temps, il levait g son aviron pour en d�charger un coup sur la t�te de l'animal, lorsque madame Delmare, jetant sur la mer ses yeux distraits et humides, reconnut sa belle chienne Oph�lia, qui avait retrouv� sa trace dans les rochers de l'�le et qui la suivait � la nage. Au moment o� le marin allait la frapper, la vague, contre laquelle elle luttait p�niblement, l'entra�na loin du canot, et sa ma�tresse entendit ses g�missements de douleur et d'impatience. Elle supplia les rameurs de la prendre dans l'embarcation, et ils feignirent de s'y disposer; mais, au moment o� le fid�le animal se rapprochait d'eux, ils lui bris�rent le cr�ne, avec de grossiers �clats de rire, et Indiana vit flotter le cadavre de cet �tre qui l'avait aim�e h plus que Raymon. En m�me temps, une lame furieuse entra�na la pirogue comme au fond d'une cataracte, et les rires des matelots se chang�rent en impr�cations de d�tresse. Cependant, gr�ce � sa surface plate et l�g�re, la pirogue bondit avec �lasticit� comme un plongeon sur les eaux, et remonta brusquement au fa�te de la lame, pour se pr�cipiter dans un autre ravin et remonter encore � la cr�te �cumeuse du flot. À mesure que la c�te s'�loignait, la mer devenait {Perr 284} moins houleuse, et bient�t l'embarcation navigua rapidement et sans danger vers le navire. Alors la bonne humeur revint aux deux rameurs, et avec elle la r�flexion. Ils s'efforc�rent de r�parer leur grossi�ret� envers Indiana; mais leurs cajoleries �taient plus insultantes que leur col�re.

— Allons, ma jeune dame, disait l'un, prenez courage, vous voil� sauv�e; sans doute, le capitaine nous fera boire le meilleur vin de la cambuse pour le joli ballot que nous lui avons rep�ch�.

L'autre affectait de s'apitoyer sur ce que les lames avaient mouill� les v�tements de la jeune dame; mais, ajoutait-il, le capitaine l'attendait pour lui prodiguer ses soins. Immobile et muette, Indiana �coutait leurs propos avec �pouvante i; elle comprenait l'horreur de sa situation, et ne voyait plus d'autre moyen de se soustraire aux affronts qui l'attendaient que de se jeter dans la mer. Deux ou trois fois, elle faillit s'�lancer hors de la pirogue; puis elle reprit courage, un courage sublime, avec cette pens�e :

— C'est pour lui, c'est pour Raymon que je souffre tous ces maux. Je dois vivre, fuss�-je accabl�e d'ignominie j!

Elle porta la main � son cœur oppress�, et trouva la lame d'un poignard qu'elle y avait cach� le matin par une sorte de pr�vision instinctive. La possession de cette arme lui rendit toute sa confiance; c'�tait un stylet court et effil� que son p�re avait coutume de porter, une vieille lame espagnole qui avait appartenu � un M�dina-Sidonia, dont le nom �tait grav� � jour sur l'acier du coutelas, avec la date de 1300. Elle s'�tait sans doute rouill�e dans du sang noble, cette bonne arme; elle avait lav� probablement plus d'un affront, puni plus d'un insolent. Avec elle, Indiana se sentit redevenir {Perr 285} Espagnole, et elle passa sur le navire avec r�solution, en se disant qu'une femme ne courait aucun danger tant qu'elle avait un moyen de se donner la mort avant d'accepter le d�shonneur. Elle ne se vengea de la duret� de ses guides qu'en les d�dommageant avec magnificence de leur fatigue; puis elle se retira dans la dunette, et attendit avec anxi�t� que l'heure du d�part f�t venue.

Enfin le jour se leva, et la mer se couvrit de pirogues qui amenaient � bord les passagers. Indiana, cach�e derri�re un sabord k, regardait avec terreur les figures qui sortaient de ces embarcations; elle tremblait d'y voir appara�tre celle de son mari venant l la r�clamer. Enfin le canon du d�part alla mourir sur les �chos de cette �le qui lui avait servi de prison. Le navire commen�a � soulever des torrents d'�cume, et le soleil, en s'�levant dans les cieux, jeta ses reflets roses et joyeux sur les cimes blanches des Salazes, qui commen�aient � s'abaisser � l'horizon.

À quelques lieues en mer, une sorte de com�die fut jou�e � bord pour �luder l'aveu de supercherie. Le capitaine Random m feignit de d�couvrir madame Delmare sur son b�timent; il joua la surprise, interrogea les matelots, fit semblant de s'emporter, puis de s'apaiser, et finit par dresser proc�s-verbal de la rencontre � bord d'un enfant trouv�; c'est le terme technique en pareille circonstance.

Permettez-moi de terminer ici le r�cit de cette travers�e. Il me suffira n de vous dire, pour la justification du capitaine Random, qu'il eut, malgr� sa rude �ducation, assez de bon sens naturel pour comprendre vite le caract�re de madame Delmare; il hasarda peu de tentatives pour abuser de son isolement, et il finit par en �tre touch� et lui servir d'ami et de protecteur. Mais la {Perr 286} loyaut� de ce brave homme et la dignit� d'Indiana n'emp�ch�rent pas les propos de l'�quipage, les regards moqueurs, les doutes insultants, et les plaisanteries lestes et incisives. Ce furent l� les v�ritables tortures de cette infortun�e durant le voyage, car, pour les fatigues, les privations, les dangers de la mer, les ennuis et le malaise de la navigation, je ne vous en parle pas; elle-m�me les compta pour rien.


Variantes

  1. XI {RoDu}{Goss} ♦ XXVII {Perr} et sq.
  2. de son ami {RoDu} ♦ d'elle-m�me {Goss} et sq.
  3. en se d�ferlant {RoDu}{Hetz} ♦ en d�ferlant {CL} et sq.
  4. sur un tas de galets {RoDu}{Hetz} ♦ sur la plage {CL} et sq.
  5. maudire tout haut du danger {RoDu} ♦ maudire tout haut le danger {Goss} et sq.
  6. l'on {RoDu}{Hetz} ♦ on {CL} et sq.
  7. il leva {RoDu} ♦ il levait {Goss} et sq.
  8. qui, gr�ce � l'absence de raisonnement sans doute, l'avait aim�e {RoDu}, {Goss} ♦ qui l'avait aim�e {Perr} et sq.
  9. dans une �pouvante stupide {RoDu}, {Goss} ♦ avec �pouvante {Perr} et sq.
  10. d'ignominie, fuss�-je couverte de boue {RoDu}, {Goss} ♦ d'ignominie {Perr} et sq.
  11. derri�re un chassis vitr� {RoDu}, {Goss} ♦ derri�re un sabord {Perr} et sq.
  12. de son mari pour venir {RoDu} ♦ de son mari venant {Goss} et sq.
  13. Le capitaine Laurent {RoDu} (inadvertance de l'auteur qui ne souvient pas d'avoir plus haut nomm� le capitaine Random) ♦ Le capitaine Random {Goss} et sq.
  14. de cette travers�e. Vous savez que la partie pittoresque est tout � fait en dehors de mon sujet. Ma t�che envers vous n'est pas si douce que je puisse m'arr�ter � des riches tableaux. La belle nature est un tr�sor dont je me suis interdit la jouissance avec vous. Allez-y sans moi. Imaginez ou rappelez-vous; vos r�veries vaudront mieux que mes descriptions. Faites le tour du monde, et, si vous m'en croyez, fermez le livre; laissez l� cette sombre et d�plaisante histoire, oubliez le genre humain, allez aborder � quelque terre d�serte o� la nature n'aura pour vous que des fruits, des eaux, de la mousse et des fleurs. Pour moi, c'est � regret que je poursuis le r�cit de la destin�e humaine. Je ne vous d�taillerai pas les sensations intimes de la voyageuse Indiana durant ces quatre mois de chagrin, d'impatience et d'ennui. Il me faudrait faire un nouveau livre pour vous les dire toutes, et ce livre vous attristerait; il me suffira {RoDu} ♦ de cette travers�e. Il me suffira {Goss} et sq.

Notes