Deux mois a se sont �coul�s. Il n'y a rien de chang� au Lagny, dans cette maison b o� je vous ai fait {RoDu 169} entrer par un soir d'hiver, si ce n'est que le printemps fleurit autour de ses murs rouges encadr�s de pierres grises, et de ses ardoises jaunies par une mousse s�culaire. La famille, �parse, jouit de la douceur et des parfums de la soir�e; le soleil couchant dore les vitres, et le bruit de la fabrique se m�le au bruit de la ferme. M. Delmare, assis sur les marches du perron, le fusil � la main, s'exerce � tuer des hirondelles au vol. Indiana, assise � son m�tier pr�s c de la fen�tre du salon, se penche de temps en temps pour regarder tristement dans la cour le cruel divertissement du colonel. Oph�lia d bondit, aboie {Perr 96} et s'indigne d'une chasse si contraire � ses habitudes; et sir Ralph, � cheval sur la rampe de pierre e, fume un cigare f et, comme � l'ordinaire, regarde d'un œil impassible le plaisir ou la contrari�t� d'autrui.
— Indiana! cria le colonel en posant son fusil, quittez donc votre ouvrage; vous g vous {RoDu 170} fatiguez comme si vous �tiez pay�e � tant par heure.
— Il fait encore grand jour, r�pondit madame Delmare.
— N'importe, venez donc � la fen�tre, j'ai quelque chose � vous dire.
Indiana ob�it, et le colonel, se rapprochant de la fen�tre qui �tait presque au rez-de-chauss�e h, lui dit d'un air badin, comme peut l'avoir un mari vieux et jaloux i :
— Puisque vous avez bien travaill� aujourd'hui et j que vous �tes bien sage, je vais vous dire quelque chose qui vous fera plaisir.
Madame Delmare s'effor�a de sourire; ce k sourire e�t fait le d�sespoir d'un homme plus d�licat que le colonel.
— Vous saurez donc, continua-t-il, que, pour vous d�sennuyer, j'ai invit� � d�jeuner pour demain un l de vos humbles adorateurs. Vous allez me demander lequel; car m {RoDu 171} vous en avez, friponne, une assez jolie collection... m
— C'est peut-�tre notre bon vieux cur�? dit o madame Delmare, que la gaiet� de son mari rendait toujours plus triste.
— Oh! pas du tout!
— Alors c'est le maire de Chailly ou le vieux notaire de Fontainebleau! p
— Ruse de femme! Vous savez fort bien que ce ne sont pas ces gens-l�. Allons, Ralph, dites � madame le {Perr 97} nom qu'elle a sur le bout des l�vres, mais qu'elle ne veut pas prononcer elle-m�me.
— Il ne faut pas tant de pr�parations pour lui annoncer M. de Rami�re, dit tranquillement sir Ralph en jetant son cigare; je suppose que cela lui est fort indiff�rent.
Madame Delmare sentit le sang q lui monter au visage; elle r feignit de chercher quelque chose dans le salon, et, revenant avec un maintien aussi calme qu'elle put se le composer :
{RoDu 172} — J'imagine que c'est une plaisanterie, dit-elle en tremblant de tous ses membres.
— C'est fort s�rieux, au contraire; vous le verrez ici demain � onze heures.
— Comment! cet homme qui s'est introduit chez vous pour s'emparer de votre d�couverte, et que vous avez failli tuer comme un malfaiteur?... Vous s �tes bien pacifiques l'un et l'autre d'oublier de pareils griefs!
— Vous m'avez donn� l'exemple, ma tr�s ch�re, en l'accueillant fort bien chez votre tante, o� il vous a rendu visite... t
Indiana p�lit.
— Je ne m'attribue nullement cette visite, dit-elle avec empressement, et j'en suis si peu flatt�e, qu'� votre place je ne le recevrais pas.
— Vous �tes toutes menteuses et rus�es pour le plaisir de l'�tre! Vous avez dans� avec lui pendant tout un bal, m'a-t-on dit.
— On vous a tromp�.
— Et u c'est votre tante elle-m�me! Au {RoDu 173} reste, ne vous en d�fendez pas tant; je ne le trouve pas mauvais, puisque votre tante a d�sir� et aid� ce rapprochement entre nous. Il y a longtemps que M. de Rami�re le {Perr 98} cherche. Il m'a rendu, sans ostentation et presque � mon insu, des services importans pour mon exploitation; et, comme v je ne suis pas si f�roce que vous le dites, comme aussi je ne veux pas avoir d'obligations � un �tranger, j'ai song� � m'acquitter envers lui.
— Et comment?
— En m'en faisant un ami, en allant � Cercy ce matin avec sir Ralph. Nous avons trouv� l� une bonne femme de m�re qui est charmante, un int�rieur �l�gant et riche, mais sans faste w, et qui ne sent nullement l'orgueil des vieux noms. Apr�s tout, c'est un bon enfant que ce Rami�re, et je l'ai invit� � venir d�jeuner avec nous et � visiter la fabrique. J'ai x de bons renseignements sur son fr�re, et je me suis assur� qu'il ne peut me faire de tort en se servant des m�mes {RoDu 174} moyens que moi; ainsi donc j'aime mieux que cette famille en profite que toute autre; aussi bien, il n'est pas de secrets longtemps gard�s, et le mien pourra �tre bient�t celui de la com�die, si y les progr�s de l'industrie vont ce train-l�.
— Pour moi, dit sir Ralph, vous savez, mon cher Delmare, que j'avais toujours d�sapprouv� ce secret z : la d�couverte d'un bon citoyen appartient � son pays autant qu'� lui, et si je... aa
— Parbleu! vous voil� bien, sir Ralph, avec votre philanthropie pratique!... Vous ab me ferez croire que votre fortune ne vous appartient pas, et que, si demain ac la nation en prend envie, vous �tes pr�t � changer vos cinquante mille francs de rente pour un bissac et un b�ton! Cela ad sied bien � un gaillard comme vous, qui aime les aises de la vie comme un sultan, de pr�cher le m�pris des richesses!
— Ce que j'en dis, reprit sir Ralph, ce n'est {RoDu 175} point {Perr 99} pour faire le philanthrope; c'est ae que l'�go�sme bien entendu nous conduit � faire du bien aux hommes pour les emp�cher de nous faire du mal. Je suis �go�ste, moi, c'est connu. Je me suis habitu� � n'en plus rougir, et, en analysant toutes les vertus, j'ai trouv� pour base de toutes af l'int�r�t personnel. L'amour et la d�votion, qui sont deux passions en apparence g�n�reuses, sont ag les plus int�ress�es peut-�tre qui existent; le patriotisme ne l'est pas moins, soyez-en s�r. J'aime peu les hommes; mais ah pour rien au monde je ne voudrais le leur prouver : car ai je les crains en proportion aj du peu d'estime que j'ai pour eux. Nous sommes donc �go�stes tous les deux; mais, moi, je le confesse, et, vous, vous le niez ak.
Une discussion s'�leva entre eux, dans laquelle, par toutes les raisons de l'�go�sme, chacun chercha � prouver l'�go�sme de l'autre. Madame Delmare en profita pour se retirer dans sa chambre et pour s'abandonner � {RoDu 176} toutes les r�flexions qu'une nouvelle si impr�vue faisait na�tre en elle.
Il est bon non-seulement de vous initier au secret de ses pens�es, mais encore de vous apprendre la situation des diff�rentes personnes que la mort de Noun avait plus ou moins affect�es.
Il est � peu pr�s prouv� pour le lecteur al et pour moi que cette infortun�e s'est jet�e dans la rivi�re par d�sespoir, dans un de ces moments de crise violente o� les r�solutions extr�mes sont les plus faciles. Mais, comme elle ne rentra probablement pas au ch�teau apr�s avoir quitt� Raymon, comme am personne ne la rencontra et ne put �tre juge de ses intentions, aucun indice de suicide ne vint �claircir le myst�re de sa mort.
Deux personnes purent l'attribuer avec certitude � {Perr 100} un acte de sa volont� : M. de Rami�re an et le jardinier du Lagny. La douleur de l'un fut cach�e sous l'apparence d'une maladie; l'effroi ao et les remords de l'autre {RoDu 177} l'engag�rent � garder le silence. Cet homme, qui, par cupidit�, s'�tait pr�t�, pendant tout l'hiver, aux entrevues ap des deux amants, avait seul pu observer les chagrins secrets de la jeune cr�ole. Craignant aq avec raison le reproche de ses ma�tres et le bl�me de ses �gaux, il se tut par int�r�t pour lui-m�me, et, quand M. Delmare, qui ar, apr�s la d�couverte as de cette intrigue, avait quelques soup�ons, l'interrogea sur les suites qu'elle avait pu avoir en son absence, il nia hardiment qu'elle en e�t aucune. Quelques personnes du pays (fort d�sert en cet endroit, il est bon de le remarquer) avaient bien vu Noun prendre quelquefois le chemin de Cercy � des heures avanc�es; mais aucune relation apparente n'avait exist� entre elle et M. de Rami�re depuis la fin de janvier, et sa mort at avait eu lieu le 28 mars. D'apr�s ces renseignements, on pouvait attribuer cet �v�nement au hasard; traversant le parc � l'entr�e de la nuit, elle avait pu �tre tromp�e par le {RoDu 178} brouillard �pais qui r�gnait depuis plusieurs jours, s'�garer et au prendre � c�t� du pont anglais jet� sur ce ruisseau �troit, mais escarp� sur ses rives et au gonfl� par les pluies.
Quoique sir Ralph, dont le caract�re �tait plus observateur que ses r�flexions ne l'annon�aient, e�t trouv�, dans aw je ne sais laquelle de ses sensations intimes, de ax violentes causes de soup�ons contre M. de Rami�re, il ne les communiqua � personne, regardant comme inutile et cruel tout reproche adress� � l'homme ay assez malheureux pour avoir un tel remords dans sa vie. Il fit m�me sentir au colonel, qui az �non�ait devant lui une sorte de doute � cet �gard, qu'il ba �tait urgent, dans la situation maladive {Perr 101} de madame Delmare, de continuer � lui cacher les causes possibles du suicide bb de sa compagne d'enfance. Il en fut donc de la mort de cette infortun�e comme de ses amours. Il y eut une convention tacite de ne jamais en parler devant Indiana, et bc bient�t m�me on n'en parla plus du tout.
{RoDu 179} Mais ces pr�cautions furent inutiles, car bd madame Delmare avait aussi ses raisons pour soup�onner une partie de la v�rit� : les be reproches amers qu'elle avait adress�s � la malheureuse fille dans cette fatale soir�e lui semblaient des causes suffisantes pour expliquer sa r�solution subite. Aussi, depuis l'instant affreux o� elle avait, la premi�re, aper�u son cadavre flotter sur l'eau, le repos d�j� si troubl� d'Indiana, son cœur d�j� si triste, avaient re�u la derni�re atteinte; sa lente maladie marchait maintenant avec activit�, et cette femme, si jeune et peut-�tre si forte, refusant de gu�rir, et cachant ses souffrances � l'affection peu clairvoyante et peu d�licate de son mari, se laissait mourir sous le poids du chagrin et du d�couragement bf.
— Malheur! malheur � moi! s'�cria-t-elle en entrant bg dans sa chambre, apr�s avoir appris l'arriv�e prochaine de Raymon chez elle. Mal�diction sur cet homme qui n'est entr� ici que pour y porter le d�sespoir et la mort! {RoDu 180} Mon Dieu! pourquoi permettez-vous qu'il soit bh entre vous et moi, qu'il bi s'empare � son gr� de ma destin�e, qu'il bj n'ait qu'� �tendre la main pour dire : « elle bk est � moi! Je troublerai sa raison, je d�solerai sa vie; et, si bl elle me r�siste, je r�pandrai le deuil autour d'elle, je l'entourerai bm de remords, de regrets et de frayeurs! Mon Dieu bn! ce n'est pas juste, qu'une bo pauvre femme soit ainsi pers�cut�e! » bp
Elle se mit � pleurer am�rement, car le souvenir de {Perr 102} Raymon lui ramenait celui de Noun plus vif bq et plus d�chirant.
— Ma pauvre Noun! ma pauvre camarade d'enfance! ma compatriote, ma compatriote, ma seule amie! dit-elle avec douleur; c'est cet homme qui est ton meurtrier. Malheureuse enfant! il t'a �t� funeste comme � moi! Toi qui m'aimais tant, qui seule devinais mes chagrins et savais les adoucir par ta gaiet� na�ve! malheur br � moi qui t'ai perdue! C'�tait bien la peine de t'amener si loin! Par quels artifices cet {RoDu 181} homme a-t-il pu surprendre ainsi ta bonne foi et t'engager � commettre une l�chet�? Ah! sans doute, il t'a bien tromp�e, et tu n'as compris ta faute qu'en voyant mon indignation! J'ai �t� trop s�v�re, Noun, j'ai �t� s�v�re jusqu'� la cruaut�; je t'ai r�duite au d�sespoir, je t'ai donn� la mort! Malheureuse! que n'attendais-tu quelques heures, que le vent eut emport� comme une paille l�g�re mon ressentiment contre toi! Que bs n'es-tu venue pleurer dans mon sein, me dire : — « J'ai bt �t� abus�e, j'ai agi sans savoir ce que je faisais; mais, vous bu le savez bien, je vous respecte et je vous aime! » Je bv t'aurais press�e dans mes bras, nous aurions pleur� ensemble, et tu ne serais pas morte. Morte! morte si jeune, si belle, si vivace! Morte � dix-neuf ans, d'une si affreuse mort!
En pleurant ainsi sa compagne, Indiana pleurait aussi, � l'insu d'elle-m�me, les illusions de trois jours, trois jours les plus beaux de sa vie, les seuls qu'elle e�t v�cus; car elle {RoDu 182} avait aim� durant ces trois jours avec une passion que Raymon, e�t-il �t� le plus pr�somptueux des hommes, n'e�t jamais pu imaginer. Mais plus cet amour avait �t� aveugle et violent, plus l'injure qu'elle avait re�ue lui avait �t� sensible; le bw premier amour d'un cœur comme le sien a tant de pudeur et de d�licatesse!
{Perr 103} Cependant, Indiana bx avait c�d� plut�t by � un mouvement de honte et de d�pit qu'� une volont� bien r�fl�chie. Je bz ne mets pas en doute le pardon qu'e�t obtenu Raymon s'il e�t eu quelques instants de plus pour l'implorer. Mais le sort avait d�jou� son amour et son habilet�, et madame Delmare croyait sinc�rement le ha�r d�sormais.