George Sand
INDIANA

George Sand; "Indiana" / Nouvelle �dition; Paris; Michel L�vy fr.; 1861; nombreuses r��d. Michel L�vy puis Calmann L�vy

{RoDu t.I [163]; Perr [95]} DEUXIÈME PARTIE

{RoDu [309]; Perr 167} XVI.

Mais, ce soir-l�, Ralph fut vraiment insupportable, jamais il ne fut plus lourd, plus froid et plus fastidieux. Il ne put rien dire � propos, et, pour comble de maladresse, la soir�e �tait d�j� fort avanc�e, qu'il n'avait encore fait aucun pr�paratif de d�part. {RoDu 310} Madame Delmare commen�ait � �tre mal � l'aise; elle regardait alternativement la pendule, qui marquait onze heures, la porte, que le vent faisait grincer, et l'insipide figure de son cousin, qui, �tabli vis-�-vis d'elle sous le manteau de la chemin�e, regardait paisiblement la braise sans para�tre se douter de l'importunit� de sa pr�sence.

Cependant le masque immobile de sir Ralph, sa contenance p�trifi�e a, cachaient en cet instant de profondes et cruelles agitations. C'�tait un homme � qui rien n'�chappait, parce qu'il observait tout avec sang-froid. Il n'avait pas �t� dupe du d�part simul� de Raymon ; il s'apercevait fort bien en ce moment des anxi�t�s de madame Delmare. Il en souffrait plus qu'elle-m�me, et il flottait irr�solu entre le d�sir de lui donner des avertissements salutaires et la crainte de s'abandonner � des sentiments qu'il d�savouait; {RoDu 311} enfin l'int�r�t de sa cousine l'emporta, {Perr 168} et il rassembla toutes les forces de son �me pour rompre le silence.

— Cela me rappelle, lui dit-il tout � coup en suivant le cours de l'id�e qui le pr�occupait int�rieurement, qu'il y a aujourd'hui un an nous �tions assis, vous et moi, sous cette chemin�e, comme nous voici maintenant; la pendule marquait � peu pr�s la m�me heure, le temps �tait sombre et froid comme ce soir... Vous �tiez souffrante, et vous aviez des id�es tristes; ce qui b me ferait presque croire � la v�rit� des pressentiments.

— O� veut-il en venir? pensa madame Delmare en regardant son cousin avec une surprise m�l�e d'inqui�tude.

— Te souviens-tu, Indiana, continua-t-il, que tu te sentis alors plus mal qu'� l'ordinaire? Moi, je me rappelle tes paroles comme {RoDu 312} si elles retentissaient encore � mes oreilles : « Vous me traiterez de folle, disais-tu; mais il y a un danger qui se pr�pare autour de nous et qui p�se sur quelqu'un ; sur moi, sans doute, je me sens �mue comme � l'approche d'une grande phase de ma destin�e; j'ai peur... » Ce sont tes propres expressions, Indiana.

— Je ne suis plus malade, r�pondit Indiana, qui �tait redevenue tout d'un coup aussi p�le qu'au temps dont parlait sir Ralph; je ne crois plus � ces vaines frayeurs...

— Moi, j'y crois, reprit-il; car, ce soir-l�, tu fus proph�te, Indiana; un grand danger nous mena�ait, une influence funeste enveloppait cette paisible demeure...

— Mon Dieu! je ne vous comprends pas!...

Tu vas me comprendre, ma pauvre amie. {RoDu 313} C'est ce soir-l� que Raymon de Rami�re entra ici... Tu te souviens dans quel �tat...

{Perr 169} Ralph attendit quelques instants sans oser lever les yeux sur sa cousine; comme elle ne r�pondit rien, il continua :

— Je fus charg� de le rendre � la vie et je le fis, autant pour te satisfaire que pour ob�ir aux sentiments de l'humanit�; mais, en v�rit�, Indiana, malheur � moi pour avoir conserv� la vie de cet homme! C'est vraiment moi qui ai fait tout le mal.

— Je ne sais de quel mal vous voulez me parler c, r�pondit Indiana s�chement.

Elle �tait profond�ment bless�e de l'explication qu'elle pr�voyait.

— Je veux parler de la mort de cette infortun�e, dit Ralph. Sans lui, elle vivrait encore; {RoDu 314} sans son fatal amour, cette belle et honn�te fille qui vous ch�rissait serait encore � vos c�t�s...

Jusque-l�, madame Delmare ne comprenait pas. Elle s'irritait jusqu'au fond de l'�me de la tournure �trange et cruelle que prenait son cousin pour lui reprocher son attachement � M. de Rami�re.

— C'en est assez, dit-elle en se levant.

Mais Ralph ne parut pas y prendre garde.

— Ce qui m'a toujours �tonn�, dit-il, c'est que vous n'ayez pas devin� le v�ritable motif qui amenait ici M. de Rami�re par-dessus les murs.

Un rapide soup�on passa dans l'�me d'Indiana, ses jambes trembl�rent sous elle, et elle se rassit.

Ralph venait d'enfoncer le couteau et d'entamer une affreuse blessure. Il n'en vit pas {RoDu 315} plus t�t l'effet, qu'il eut horreur de son ouvrage; il ne songeait plus qu'au mal qu'il venait de faire � la personne qu'il aimait le mieux au monde; il sentit son cœur se briser. Il e�t pleur� {Perr 170} am�rement alors s'il avait pu d pleurer; mais l'infortun� n'avait pas le don des larmes, il n'avait rien de ce qui traduit �loquemment le langage de l'�me; le sang-froid ext�rieur avec lequel il consomma cette op�ration cruelle lui donna l'air d'un bourreau aux yeux d'Indiana.

— C'est la premi�re fois, lui dit-elle avec amertume, que je vois votre antipathie pour M. de Rami�re employer des moyens indignes de vous; mais je ne vois pas en quoi il importe � votre vengeance d'entacher la m�moire d'une personne qui me fut ch�re, et que son malheur e�t d� nous rendre sacr�e. Je ne vous ai pas fait de questions, sir Ralph; je ne sais de quoi vous me parlez. Veuillez {RoDu 316} me permettre de n'en pas �couter davantage.

Elle se leva, et laissa M. Brown �tourdi et bris�.

Il avait bien pr�vu qu'il n'�clairerait madame Delmare qu'� ses propres d�pens; sa conscience lui avait dit qu'il fallait parler, quoi qu'il en p�t r�sulter, et il venait de le faire avec toute la brusquerie de moyens, toute la maladresse d'ex�cution dont il �tait capable. Ce qu'il n'avait pas bien appr�ci�, ce fut la violence d'un rem�de si tardif.

Il quitta le Lagny d�sesp�r�, et se mit � errer au milieu de la for�t e dans une sorte d'�garement.

Il �tait minuit, Raymon �tait � la porte du parc. Il l'ouvrit; mais, en entrant, il sentit sa t�te se refroidir. Que venait-il faire � ce rendez-vous? Il avait pris des r�solutions {RoDu 317} vertueuses; serait-il donc r�compens� par une chaste entrevue, par un baiser fraternel, des souffrances qu'il s'imposait en cet instant? Car, si vous vous souvenez en quelles circonstances il avait jadis travers� ces all�es et franchi ce jardin, la nuit, furtivement, vous comprendrez qu'il fallait un certain degr� de courage {Perr 171} moral pour aller chercher le plaisir sur une telle route et au travers de pareils souvenirs.

À la fin d'octobre, le climat des environs de Paris devient brumeux et humide, surtout le soir autour des rivi�res. Le hasard voulut que cette nuit-l� f�t blanche et opaque comme l'avaient �t� les nuits correspondantes du printemps pr�c�dent. Raymon marcha avec incertitude parmi les arbres envelopp�s de vapeurs; il passa devant la porte d'un kiosque qui renfermait f, l'hiver, une fort belle collection de g�raniums. {RoDu 318} Il jeta un regard sur la porte, et son cœur battit malgr� lui � l'id�e extravagante qu'elle allait s'ouvrir peut-�tre et laisser sortir une femme envelopp�e d'une pelisse... Raymon sourit de cette faiblesse superstitieuse, et continua son chemin. N�anmoins le froid l'avait gagn�, et sa poitrine se resserrait � mesure qu'il approchait de la rivi�re.

Il fallait la traverser pour entrer dans le parterre, et le seul passage en cet endroit �tait un petit pont de bois g jet� d'une rive � l'autre; le brouillard devenait plus �pais encore sur le lit de la rivi�re, et Raymon se cramponna � la rampe pour ne pas s'�garer dans les roseaux qui croissaient autour de ses marges. La lune se levait alors, et, cherchant � percer les vapeurs, jetait des reflets incertains sur ces plantes agit�es par le vent et par le mouvement de l'eau. Il y avait, dans la brise qui glissait sur les feuilles et frissonnait {RoDu 319} parmi les remous l�gers h, comme des plaintes, comme des paroles humaines entrecoup�es. Un faible sanglot partit � c�t� de Raymon, et un mouvement soudain �branla les roseaux; c'�tait un courlis qui s'envolait � i son approche. Le cri de cet oiseau des rivages ressemble exactement au vagissement d'un enfant abandonn�; et, quand il s'�lance du creux des joncs, on dirait le dernier effort d'une {Perr 172} personne qui se noie. Vous trouverez peut-�tre Raymon bien faible et bien pusillanime : ses dents se contract�rent, et il faillit tomber; mais il s'aper�ut vite du ridicule de cette frayeur et franchit le pont.

Il en avait atteint la moiti� lorsqu'une forme humaine � peine distincte se dressa devant lui, au bout de la rampe, comme si elle l'e�t attendu au passage. Les id�es de Raymon se confondirent, son cerveau {RoDu 319} boulevers� n'eut pas la force de raisonner j; il retourna sur ses pas, et resta cach� dans l'ombre des arbres, contemplant d'un œil fixe et terrifi� cette vague apparition qui restait l� flottante k, incertaine, comme la brume de la rivi�re et le rayon tremblant de la lune. Il commen�ait � croire pourtant que la pr�occupation de son esprit l'avait abus�, et que ce qu'il prenait pour une figure humaine n'�tait que l'ombre d'un arbre ou la tige d'un arbuste, lorsqu'il la vit distinctement se mouvoir, marcher et venir � lui.

En ce moment, si l ses jambes ne lui eussent enti�rement refus� le service, il se f�t enfui aussi rapidement, aussi l�chement que l'enfant qui passe le soir aupr�s des cimeti�res et qui croit entendre des pas a�riens courir derri�re lui sur la pointe des herbes. Mais il se sentit paralys�, et embrassa, pour se soutenir, le tronc d'un saule qui lui servit de refuge. Alors sir Ralph, envelopp� d'un manteau de couleur claire, qui, � trois pas, lui donnait {RoDu 321} l'aspect d'un fant�me, passa aupr�s de lui et s'enfon�a dans le chemin qu'il venait de parcourir.

— Maladroit espion m! pensa Raymon en le voyant chercher la trace de ses pas. J'�chapperai � ta l�che surveillance, et, pendant que tu montes la garde ici, je serai heureux l�-bas.

Il franchit le pont avec la l�g�ret� d'un oiseau et la {Perr 173} confiance d'un amant. C'en �tait fait de ses terreurs; Noun n'avait jamais exist�, la vie positive se r�veillait autour de lui; Indiana �tait l�-bas qui l'attendait, Ralph �tait l� qui se tenait en faction pour l'emp�cher d'avancer.

— Veille, dit joyeusement Raymon en l'apercevant de loin qui le cherchait sur une route oppos�e. Veille pour moi, bon Rodolphe Brown ; officieux ami, prot�ge mon bonheur; et, si les chiens s'�veillent, si les domestiques s'inqui�tent, tranquillise-les, impose-leur silence, en leur disant : « C'est moi qui veille, dormez en paix. »

{RoDu 322} Alors plus de scrupules, plus de remords, plus de vertu pour Raymon ; il avait achet� assez cher l'heure qui sonnait. Son sang glac� dans ses veines refluait maintenant vers son cerveau avec une violence d�lirante. Tout � l'heure les p�les terreurs de la mort, les r�ves fun�bres de la tombe; � pr�sent les fougueuses r�alit�s de l'amour, les �pres joies de la vie. Raymon se trouvait audacieux n, et jeune comme au matin, lorsqu'un r�ve sinistre nous enveloppait o de ses linceuls et qu'un joyeux rayon du soleil nous r�veille et nous ranime.

— Pauvre p Ralph! Pensa-t-il en montant l'escalier d�rob� d'un pas hardi et l�ger, c'est toi qui l'a voulu! q


Variantes

  1. le masque ind�l�bile de sir Ralph, sa contenance p�trifiante {RoDu} ♦ le masque immobile de sir Ralph, sa contenance p�trifi�e {Goss} et sq.
  2. c'est ce qui {RoDu}, {Goss} ♦ ce qui {Perr} et sq.
  3. vous voulez parler {RoDu}, {Goss} ♦ vous voulez me parler {Perr} et sq.
  4. s'il e�t pu {RoDu}, {Goss}, {Perr} ♦ s'il avait pu {Hetz} et sq.
  5. parmi la for�t {RoDu} ♦ au milieu de la for�t {Goss} et sq.
  6. d'un certain kiosque dont l'usage �tait de renfermer {RoDu} ♦ d'un kiosque qui renfermait {Goss} et sq.
  7. un petit pont anglais {RoDu}, {Goss} ♦ un petit pont de bois {Perr} et sq.
  8. remous l�gers de la rivi�re {RoDu}, ♦ remous l�gers {Goss} et sq.
  9. qui s'envola � {RoDu}, {Goss} ♦ qui s'envolait � {Perr} et sq.
  10. la force de former un raisonnement {RoDu}, {Goss} ♦ la force de raisonner {Perr} et sq.
  11. qui restait l� immobile {RoDu}, {Goss} ♦ qui restait l� flottante {Perr} et sq.
  12. Alors, si {RoDu} ♦ En ce moment, si {Goss} et sq.
  13. Vil espion {RoDu}, {Goss} ♦ Maladroit espion {Perr} et sq.
  14. se trouvait audacieux {RoDu} ♦ se retrouvait audacieux {Goss} ♦ se trouvait audacieux {Perr} et sq.
  15. nous enveloppe {RoDu} ♦ nous enveloppait {Goss} et sq.
  16. nous r�veille. — Pauvre {RoDu} ♦ nous r�veille et nous ranime. / — Pauvre {Goss} et sq.
  17. l'a voulu. / FIN DU TOME PREMIER {RoDu}(Ici se termine le tome premier des �ditions en deux volumes).

Notes