George Sand
INDIANA

George Sand; "Indiana" / Nouvelle �dition; Paris; Michel L�vy fr.; 1861; nombreuses r��d. Michel L�vy puis Calmann L�vy

{RoDu t.I [163]; Perr [95]} DEUXIÈME PARTIE

{RoDu [235]; Perr [131]} XIII.

Lorsque sir Ralph revint de la chasse et qu'il consulta comme � l'ordinaire le pouls de madame Delmare en l'abordant, Raymon, qui l'observait attentivement, remarqua une nuance imperceptible de surprise de et de plaisir sur ses traits paisibles a. Et puis, par je ne sais {RoDu 236} quelle pens�e secr�te, le regard de ces deux hommes se rencontra, et les yeux clairs de sir Ralph, attach�s comme ceux d'une chouette sur les yeux noirs de Raymon, les firent baisser involontairement. Pendant le reste du jour la contenance du baronnet aupr�s de madame Delmare eut, au travers de son apparente imperturbabilit� quelque chose d'attentif, quelque chose d'attentif, quelque chose qu'on aurait pu appeler de l'int�r�t ou de la sollicitude, si sa physionomie e�t �t� capable de refl�ter un sentiment d�termin� b. Mais Raymon s'effor�a vainement de chercher s'il y avait de la crainte ou de l'espoir dans ses pens�es; Ralph fut imp�n�trable.

Tout � coup c, comme il se tenait � quelques pas derri�re le fauteuil de madame Delmare, il entendit Ralph lui dire � demi-voix :

— Tu ferais bien, cousine, de monter � cheval demain.

{Perr 133} — Mais vous savez, r�pondit-elle, que je n'ai pas de cheval pour le moment.

{RoDu 237} — Nous t'en trouverons un. Veux-tu suivre la chasse avec nous?

Madame Delmare chercha diff�rents pr�textes pour s'en dispenser. Raymon comprit qu'elle pr�f�rait rester avec lui, mais il crut remarquer aussi que son cousin mettait une insistance �trange � l'en emp�cher. Quittant alors le groupe qu'il occupait, il s'approcha d'elle et joignit ses instances � celles de sir Ralph. Il se sentait de l'aigreur contre cet importun chaperon de madame Delmare, et r�solut de tourmenter sa surveillance.

— Si vous consentez � suivre la chasse, dit-il � Indiana, vous m'enhardirez, madame, � imiter votre exemple. J'aime peu la chasse; mais, pour avoir le bonheur d'�tre votre �cuyer...

— En ce cas, j'irai, r�pondit �tourdiment Indiana.

Elle �changea un tel regard d'intelligence avec Raymon ; mais, si rapide qu'il f�t, Ralph le saisit au passage, et Raymon ne put, pendant {RoDu 238} toute la soir�e, la regarder ou lui adresser la parole sans rencontrer les yeux ou l'oreille de M. Brown. Un sentiment d'aversion et presque de jalousie s'�leva alors dans son �me : De quel droit ce cousin, cet ami de la maison, s'�rigeait-il en p�dagogue aupr�s de la femme qu'il aimait? Il jura que sir Ralph s'en repentirait, et chercha l'occasion d de l'irriter sans compromettre madame Delmare; mais ce fut impossible. Sir Ralph faisait les honneurs de chez lui avec une politesse froide et digne, qui ne donnait prise � aucune �pigramme, � aucune contradiction.

Le lendemain, avant qu'on e�t sonn� la diane, Raymon e vit entrer chez lui la solennelle figure de son h�te. Il y avait dans ses mani�res quelque chose de plus roide {Perr 134} encore qu'� l'ordinaire, et Raymon sentit battre son cœur de d�sir et d'impatience � l'espoir d'une provocation. Mais il s'agissait tout simplement d'un cheval de selle que Raymon {RoDu 239} avait amen� � Bellerive et qu'il avait t�moign� l'intention g de vendre. En cinq minutes, le march� fut conclu; sir Ralph ne fit aucune difficult� sur le prix, et tira de sa poche un rouleau d'or qu'il compta sur la chemin�e avec un sang-froid tout � fait bizarre, ne daignant pas faire attention aux plaintes que Raymon lui adressait sur une exactitude h si scrupuleuse. Puis comme il sortait, il revint sur ses pas pour lui dire :

— Monsieur, le cheval m'appartient d�s aujourd'hui!

Alors Raymon crut s'apercevoir qu'il s'agissait de l'emp�cher d'aller � la chasse, et il d�clara assez s�chement qu'il ne comptait pas suivre la chasse � pied.

— Monsieur, r�pondit sir Ralph avec une l�g�re ombre d'affectation, je connais trop les lois de hospitalit�...

Et il se retira.

En descendant sous le p�ristyle, Raymon vit madame Delmare en amazone, jouant {RoDu 240} gaiement avec Oph�lia, qui d�chirait son mouchoir de batiste. Ses joues avaient retrouv� une l�g�re teinte purpurine, ses yeux brillaient d'un �clat longtemps perdu. Elle �tait d�j� redevenue jolie; les boucles de ses cheveux noirs s'�chappaient de son petit chapeau; cette coiffure la rendait charmante et la robe de drap boutonn�e du haut en bas dessinait sa taille fine et souple. Le principal charme des cr�oles, selon moi, c'est que l'excessive d�licatesse de leurs traits et de leurs proportions leur laisse longtemps la gentillesse de l'enfance. Indiana, rieuse et fol�tre, semblait maintenant avoir quatorze ans.

{Perr 135} Raymon, frapp� de sa gr�ce, �prouva un sentiment de triomphe et lui adressa sur sa beaut� le compliment le moins fade qu'il put trouver.

— Vous �tiez inquiet de ma sant�, lui {RoDu 241} dit-elle tout bas; ne voyez-vous pas que je veux vivre?

Il ne put lui r�pondre que par un regard de bonheur et de reconnaissance. Sir Ralph amenait lui-m�me le cheval de sa cousine; Raymon reconnut celui qu'il venait de vendre.

— Comment! dit avec surprise madame Delmare, qui l'avait vu essayer la veille dans la cour du ch�teau, M. de Rami�re a donc l'obligeance de me pr�ter son cheval?

— N'avez-vous pas admir� hier la beaut� et la docilit� de cet animal? lui dit sir Ralph i. Il est � vous d�s aujourd'hui. Je suis f�ch�, ma ch�re, de n'avoir pu vous l'offrir plus t�t.

— Vous devenez fac�tieux, mon cousin, dit madame Delmare; je ne comprends rien � cette plaisanterie. Qui dois-je remercier, de M. de Rami�re qui consent � me {RoDu 242} pr�ter sa monture, ou de vous qui lui en avez j peut-�tre fait la demande?

— Il faut, dit M. Delmare, remercier ton cousin, qui a achet� ce cheval pour toi et qui t'en fait pr�sent.

— Est-ce vrai, mon bon Ralph? dit madame Delmare en caressant le joli animal avec la joie d'une petite fille qui re�oit sa premi�re parure.

— N'�tait-ce pas chose convenue, que je te donnerais un cheval en �change du meuble que tu brodes pour moi? Allons, monte-le, ne crains k rien. J'ai observ� son caract�re, et je l'ai essay� encore ce matin.

Indiana {Perr 136} sauta au cou de sir Ralph, et, de l�, sur le cheval de Raymon, qu'elle fit caracoler avec hardiesse.

Toute cette sc�ne de famille se passait {RoDu 243} dans un coin de la cour, sous les yeux de Raymon. Il �prouva un violent sentiment de d�pit en voyant l'affection simple et confiante de ces gens-l� s'�pancher devant lui, qui aimait avec passion l et qui n'avait peut-�tre pas un jour entier � poss�der Indiana.

— Que je suis heureuse! lui dit-elle en l'appelant � son c�t� dans l'avenue. Il semble que ce bon Ralph ait devin� le pr�sent qui pouvait m'�tre le plus pr�cieux. Et vous, Raymon, n'�tes-vous pas heureux aussi de voir le cheval que vous montiez m passer entre mes mains? Oh! qu'il sera l'objet d'une tendre pr�dilection! Comment l'appeliez-vous? Dites; je ne veux pas lui �ter le nom que vous lui avez donn�...

— S'il y a quelqu'un d'heureux ici, r�pondit Raymon, c'est votre cousin, qui vous fait des pr�sents et que vous embrassez si joyeusement.

{RoDu 244} — En v�rit�, dit-elle en riant, seriez-vous jaloux de cette amiti� n et de ces gros baisers?

— Jaloux, peut-�tre, Indiana; je ne sais pas. Mais, quand ce cousin jeune et vermeil pose ses l�vres sur les v�tres, quand il vous prend dans ses bras pour vous asseoir sur le cheval qu'il vous donne et que je vous vends, j'avoue que je souffre. Non! madame, je ne suis pas heureux de vous voir ma�tresse o du cheval que j'aimais. Je con�ois bien qu'on soit heureux de vous l'offrir; mais faire le r�le de marchand pour fournir � un autre le moyen de vous �tre agr�able, c'est une humiliation d�licatement m�nag�e de la part de sir Ralph. Si je ne pensais qu'il a eu tout cet esprit � son insu, je voudrais m'en venger.

{Perr 137} — Oh! fi! cette jalousie ne vous sied pas! {RoDu 245} Comment notre intimit� bourgeoise peut-elle vous faire envie, � vous qui devez �tre pour moi en dehors de la vie commune et me cr�er un monde d'enchantements, � vous seul p! Je suis d�j� m�contente de vous, Raymon, je trouve qu'il y a comme de l'amour-propre bless� dans ce sentiment d'humeur contre ce pauvre cousin q. Il semble que vous soyez plus jaloux des ti�des pr�f�rences que je lui donne en public que de l'affection exclusive que j'aurais pour un autre en secret.

— Pardon! pardon! Indiana, j'ai tort; je ne suis pas digne de toi, ange de douceur et de bont�; mais, je l'avoue, j'ai cruellement souffert des droits que cet homme semble s'arroger.

— S'arroger! lui, Raymon! Vous ne savez donc pas quelle reconnaissance sacr�e nous {RoDu 246} encha�ne � lui? vous ne savez donc pas que sa m�re �tait la sœur de la mienne; que nous sommes n�s dans la m�me vall�e; que son adolescence a prot�g� mes premiers ans; qu'il a �t� mon seul appui, mon seul instituteur, mon seul compagnon � l'�le Bourbon ; qu'il m'a suivie partout; qu'il a quitt� le pays que je quittais pour venir habiter celui que j'habite; qu'en un mot, c'est le seul �tre qui m'aime et qui s'int�resse � ma vie?

— Mal�diction! tout ce que vous me dites, Indiana, envenime la plaie. Il vous aime donc bien, cet Anglais? Savez-vous r comment je vous aime, moi?

— Ah! ne comparons point. Si une affection de m�me nature vous rendait rivaux, je devrais la pr�f�rence au plus ancien. Mais ne craignez pas, Raymon, que je vous demande jamais de m'aimer � la mani�re de Ralph.

{RoDu 247} — Expliquez-moi donc cet homme, je vous en {Perr 138} supplie; car qui pourrait p�n�trer sous son masque de pierre?

— Faut-il que je fasse les honneurs de mon cousin moi-m�me? dit-elle en souriant. J'avoue que j'ai de la r�pugnance � le peindre; je l'aime tant, que je voudrais le flatter; tel qu'il est, j'ai peur que vous ne le trouviez pas assez beau. Essayez donc de m'aider; voyons, que vous semble-t-il?

— Sa figure (pardon si je vous blesse) annonce un homme compl�tement nul; cependant il y a du bon sens et de l'instruction dans ses discours quand il daigne parler; mais il s'en acquitte si p�niblement, si froidement, que personne ne profite de ses connaissances, tant son d�bit vous glace et vous fatigue. Et puis il y a dans ses pens�es quelque chose de commun et de lourd que ne rach�te point {RoDu 248} la puret� m�thodique de l'expression. Je crois que c'est un esprit imbu de toutes les id�es qu'on lui a donn�es, et trop apathique et s trop m�diocre pour en avoir � lui en propre. C'est tout juste l'homme qu'il faut pour �tre regard� dans le monde comme un esprit s�rieux t. Sa gravit� fait les trois quarts de son m�rite, sa nonchalance fait le reste.

— Il y a du vrai dans ce portrait, r�pondit Indiana, mais il y a aussi de la pr�vention. Vous tranchez hardiment des doutes que je n'oserais pas r�soudre, moi qui connais Ralph depuis que je suis n�e. Il est vrai que son grand d�faut est de voir souvent par les yeux d'autrui; mais ce n'est pas la faute de son esprit, c'est celle de son �ducation. Vous pensez que, sans l'�ducation, il eut �t� compl�tement nul; je pense que, sans elle, il l'eut �t� moins. Il faut que je vous dise une {RoDu 249} particularit� de sa vie qui vous expliquera son caract�re. Il eut le malheur d'avoir un fr�re que ses parents lui pr�f�raient ouvertement; {Perr 139} ce fr�re avait toutes les brillantes qualit�s qui lui manquent. Il apprenait facilement, il avait des dispositions pour tous les arts, il p�tillait d'esprit; sa figure, moins r�guli�re que celle de Ralph, �tait plus expressive. Il �tait caressant, empress�, actif, en un mot il �tait aimable. Ralph, au contraire, �tait gauche, m�lancolique, peu d�monstratif; il aimait la solitude, apprenait avec lenteur, et ne faisait pas montre de ses petites connaissances. Quand ses parents le virent si diff�rent de son fr�re a�n�, ils le maltrait�rent; ils firent pis : ils l'humili�rent. Alors, tout enfant qu'il �tait, son caract�re devint sombre et r�veur, une invincible timidit� paralysa toutes ses facult�s. On avait r�ussi � lui inspirer de l'aversion et du m�pris pour lui-m�me; il se d�couragea de la vie, et, d�s l'�ge de quinze {RoDu 250} ans, il fut attaqu� du spleen, maladie toute physique sous le ciel brumeux de l'Angleterre, toute morale sous le ciel vivifiant de l'�le Bourbon. Il m'a souvent racont� qu'un jour il avait quitt� l'habitation avec la volont� de se pr�cipiter dans la mer; mais, comme il �tait assis sur la gr�ve, rassemblant ses pens�es au moment d'accomplir ce dessein, il me vit venir � lui dans les bras de la n�gresse qui m'avait nourrie; j'avais alors cinq ans. J'�tais jolie, dit-on, et je montrais pour mon taciturne cousin une pr�dilection que personne ne partageait. Il est vrai qu'il avait pour moi des soins et des complaisances auxquels je n'�tais point habitu�e dans la maison paternelle. Malheureux tous deux, nous nous comprenions d�j�. Il m'apprenait la langue de son p�re, et je lui b�gayais la langue du mien. Ce m�lange d'espagnol et d'anglais �tait peut-�tre l'expression du caract�re de Ralph. Quand je me jetai � son {RoDu 251} cou, je m'aper�us qu'il pleurait, et, sans comprendre pourquoi, je me mis � pleurer aussi. Alors il me {Perr 140} serra sur son cœur, et fit, m'a-t-il dit depuis, le serment de vivre pour moi, enfant d�laiss�e, sinon ha�e u � qui du moins son amiti� serait bonne et sa vie profitable. Je fus donc le premier et le seul lien de sa triste existence. Depuis ce jour, nous ne nous quitt�mes presque plus; nous passions nos jours libres et sains dans la solitude des montagnes. Mais peut-�tre que ces r�cits de notre enfance vous ennuient, et que vous aimeriez mieux rejoindre la chasse en un temps de galop.

— Folle!... dit Raymon en retenant la bride du cheval que montait madame Delmare.

— Eh bien, je continue, reprit-elle. Edmond Brown le fr�re a�n� de Ralph, {RoDu 252} mourut � vingt ans; sa m�re mourut elle-m�me, de chagrin v, et son p�re fut inconsolable. Ralph e�t voulu adoucir sa douleur; mais la froideur avec laquelle M. Brown accueillit ses premi�res tentatives augmenta encore sa timidit� naturelle. Il passait des heures enti�res triste et silencieux aupr�s de ce vieillard d�sol�, sans oser lui adresser un mot ou une caresse, tant il craignait de lui offrir des consolations d�plac�es et insuffisantes. Son p�re l'accusa d'insensibilit�, et la mort d'Edmond laissa le pauvre Ralph plus malheureux et plus m�connu que jamais. J'�tais sa seule consolation.

— Je ne puis le plaindre, quoi que vous fassiez, interrompit Raymon ; mais il y a dans sa vie et dans la v�tre une chose que je ne m'explique pas : c'est qu'il ne vous ait point �pous�e.

— Je vais vous en donner une fort bonne {RoDu 253} reprit-elle. Quand je fus en �ge d'�tre mari�e, Ralph, plus �g� que moi de dix ans (ce qui est une �norme distance dans notre climat, o� l'enfance des femmes est si courte), Ralph, dis-je, �tait d�j� mari�.

{Perr 141} — Sir Ralph est veuf? Je n'ai jamais entendu parler de sa femme.

— Ne lui en parlez jamais. Elle �tait jeune, riche. et belle; mais elle avait aim� Edmond, elle lui avait �t� destin�e, et, quand, pour ob�ir � des int�r�ts et � des d�licatesses de famille, il lui fallut �pouser Ralph, elle ne chercha pas m�me � lui dissimuler son aversion. Il fut oblig� de passer avec elle en Angleterre; et, lorsqu'il revint w � l'�le Bourbon, apr�s la mort de sa femme, j'�tais mari�e � M. Delmare, et j'allais partir pour l'Europe. Ralph essaya de vivre seul, mais la solitude aggravait ses maux. Quoiqu'il ne m'ait jamais parl� {RoDu 254} de madame Ralph Brown, j'ai tout lieu de croire qu'il avait �t� encore plus malheureux dans son m�nage que dans sa famille, et que des souvenirs r�cents et douloureux ajoutaient � sa m�lancolie naturelle. Il fut de nouveau attaqu� du spleen ; alors il vendit ses plantations de caf�, et vint s'�tablir en France. La mani�re dont il se pr�senta � mon mari est originale, et m'e�t fait rire si l'attachement de ce digne Ralph ne m'e�t touch�e. « Monsieur, lui dit-il, j'aime votre femme, c'est moi qui l'ai �lev�e; je la regarde comme ma sœur, et plus encore comme ma fille. C'est la seule parente qui me reste et la seule affection que j'aie. Trouvez bon x, que je me fixe aupr�s de vous et que nous passions tous les trois notre vie ensemble. On dit que vous �tes un peu jaloux de votre femme, mais on dit que vous �tes y plein d'honneur et de probit�. Quand je vous aurai {RoDu 255} donn� ma parole que je n'eus jamais d'amour pour elle et que je n'en aurai jamais, vous pourrez me voir avec aussi peu d'inqui�tude que si j'�tais r�ellement votre beau fr�re. N'est-il pas vrai, monsieur? » M. Delmare, qui tient beaucoup � sa r�putation de {Perr 142} loyaut� militaire, accueillit cette franche d�claration avec une sorte d'ostentation de confiance. Cependant il fallut plusieurs mois d'un examen attentif pour que cette confiance f�t aussi r�elle qu'il s'en vantait. Maintenant, elle est in�branlable comme l'�me constante et pacifique de Ralph.

— Etes-vous donc bien convaincue, Indiana, dit Raymon, que sir Ralph ne se trompe pas un peu lui-m�me en jurant qu'il n'eut jamais d'amour pour vous?

— J'avais douze ans quand il quitta l'�le Bourbon pour suivre sa femme en Angleterre; {RoDu 256} j'en avais seize lorsqu'il me retrouva mari�e et il en t�moigna plus de joie que de chagrin. Maintenant, Ralph est tout � fait vieux.

— À vingt-neuf ans?

— Ne riez pas. Son visage est jeune, mais son cœur est us� � force d'avoir souffert, et Ralph n'aime plus rien afin de ne plus souffrir.

— Pas m�me vous?

— Pas m�me moi. Son amiti� n'est plus que de l'habitude; jadis elle fut g�n�reuse lorsqu'il se chargea de prot�ger et d'instruire mon enfance, et alors je l'aimais comme il m'aime aujourd'hui, � cause du besoin que j'avais de lui. Aujourd'hui, j'acquitte de toute mon �me la dette du pass�, et ma vie s'�coule � t�cher d'embellir et d�sennuyer z la sienne. Mais, quand j'�tais enfant, j'aimais {RoDu 257} avec l'instinct plus qu'avec le cœur, au lieu que lui, devenu homme, m'aime moins avec le cœur qu'avec l'instinct. Je lui suis n�cessaire parce que je suis presque seule aa � l'aimer; et m�me aujourd'hui que M. Delmare lui t�moigne de l'attachement, il l'aime presque autant que moi; sa protection, autrefois si courageuse devant le despotisme de mon p�re, est devenue ti�de et {Perr 143} prudente devant celui de mon mari. Il ne se reproche pas de me voir souffrir, pourvu que je sois aupr�s de lui; il ne se demande pas si je suis malheureuse, il lui suffit de me voir vivante. Il ne veut pas me pr�ter un appui qui adoucirait mon sort, mais qui, en le brouillant avec M. Delmare, troublerait la s�r�nit� du sien. À force de s'entendre r�p�ter qu'il avait le cœur sec, il se l'est persuad�, et son cœur s'est dess�ch� dans l'inaction o�, par d�fiance, il l'a laiss� s'endormir. C'est un homme que l'affection d'autrui e�t pu d�velopper; mais elle s'est {RoDu 258} retir�e de lui, et il s'est fl�tri. Maintenant, il fait consister le bonheur dans le repos, le plaisir dans les aises de la vie. Il ne s'informe pas des soucis qu'il n'a pas; il faut dire le mot : Ralph est �go�ste.

— Eh bien, tant mieux, dit Raymon, je n'ai plus peur de lui; je l'aimerai m�me, si vous voulez.

— Oui! aimez-le, Raymon, r�pondit-elle, il y sera sensible; et, pour nous, ne nous inqui�tons jamais de d�finir pourquoi l'on nous aime, mais comment l'on nous aime. Heureux celui qui peut �tre aim�, par quel motif!

— Ce que vous dites, Indiana, reprit Raymon en saisissant sa taille souple et fr�le, c'est la plainte d'un cœur solitaire et triste; mais, avec moi, je veux que vous sachiez pourquoi et comment, pourquoi surtout?

{RoDu 259} — C'est pour me donner du bonheur, n'est-ce pas? lui dit-elle avec un regard triste et passionn�.

— C'est pour te donner ma vie, dit Raymon en effleurant de ses l�vres les cheveux flottants d'Indiana.

Une fanfare voisine les avertit de s'observer; c'�tait sir Ralph qui les voyait ou ne les voyait pas.


Variantes

  1. ses traits placides {RoDu} ♦ ses traits paisibles {Goss} et sq.
  2. sollicitude, si une sensation enti�re e�t pu refl�ter sur son ext�rieur {RoDu} ♦ sollicitude, si sa physionomie e�t �t� capable de refl�ter un sentiment d�termin� {Goss} et sq.
  3. Tout d'un coup {RoDu} ♦ Tout � coup {Goss} et sq.
  4. chercha toute la soir�e l'occasion {RoDu} ♦ chercha l'occasion {Goss} et sq.
  5. il {RoDu} ♦ Raymon {Goss} et sq.
  6. la solennelle figure de son h�te. / Il y avait {CL}
  7. t�moign� le d�sir {RoDu}, {Goss} ♦ t�moign� l'intention {Perr} et sq.
  8. d'une exactitude {RoDu} ♦ sur une exactitude {Goss} et sq.
  9. de cet animal? dit sir Ralph {RoDu}, {Goss} ♦ de cet animal? lui dit sir Ralph {Perr} et sq.
  10. qui en avez {MLevy}, {CL}. Pierre Salomon restaure la le�on originale : qui lui en avez, en supposant qu'un mot manquait dans {MLevy} et {CL}; nous le suivons.
  11. monte dessus et ne crains {RoDu}, {Goss} ♦ monte-le, ne crains {Perr} et sq.
  12. Dans {RoDu} et {Goss}, les mots aimait avec passion sont en italiques.
  13. que vous aimiez {RoDu}, {Goss} ♦ que vous montiez {Perr} et sq.
  14. de cette grosse amiti� {RoDu}{Perr} ♦ de cette amiti� {Hetz} ♦ de cet amiti� {MLevy}, {CL}. Pierre Salomon rejette cette le�on fautive, nous le suivons.
  15. de vous voir propri�taire {RoDu} ♦ de vous voir ma�tresse {Goss} et sq.
  16. d'enchantements, � moi seul {RoDu}, {Goss} ♦ d'enchantements, � vous seul {Perr} et sq.
  17. contre mon pauvre cousin {RoDu}{Hetz} ♦ contre ce pauvre cousin {MLevy} et sq.
  18. la plaie que cet Anglais m'a faite au cœur. Il vous aime donc bien? Savez-vous {RoDu}, {Goss} ♦ la plaie. Il vous aime donc bien, cet Anglais? Savez-vous {Perr} et sq.
  19. apathique ou {RoDu}{Perr} ♦ apathique et {Hetz} et sq.
  20. dans le monde comme un philosophe profond {RoDu}, {Goss} ♦ dans le monde comme un esprit s�rieux {Perr} et sq.
  21. enfant d�laiss�, sinon ha� {RoDu}, {Goss} ♦ enfant d�laiss�e, sinon ha�e {Perr} et sq.
  22. sa m�re en mourut de chagrin {RoDu} ♦ sa m�re mourut elle-m�me, de chagrin {Goss} et sq.
  23. et quand il revint {RoDu} ♦ lorsqu'il revint {Goss} et sq.
  24. que j'aie; trouvez bon {RoDu} ♦ que j'aie. Trouvez bon {Goss} et sq.
  25. que vous �tes aussi {RoDu}{Hetz} ♦ que vous �tes {MLevy} et sq. Pierre Salomon voyait l� une lacune mais ne jugeait pas opportun de revenir � la le�on ant�rieure.
  26. et de d�sennuyer {RoDu}, {Goss} ♦ et d�sennuyer {Perr} et sq.
  27. je suis seule {RoDu}, {Goss} ♦ je suis presque seule {Perr} et sq.

Notes