George Sand
INDIANA

George Sand; "Indiana" / Nouvelle �dition; Paris; Michel L�vy fr.; 1861; nombreuses r��d. Michel L�vy puis Calmann L�vy

{RoDu t.I [163]; Perr [95]} DEUXIÈME PARTIE

{RoDu [218 bl.], [219]; Perr [123]} XII.

Il �tait depuis deux heures dans le salon lorsqu'il entendit, dans la pi�ce voisine, la voix douce et un peu voil�e de madame Delmare. À force de r�fl�chir � son projet de s�duction, il s'�tait passionn� comme un auteur pour son sujet, comme un avocat pour sa {RoDu 220} cause, et l'on pourrait comparer l'�motion qu'il �prouva en voyant Indiana, � celle d'un acteur bien p�n�tr� de son r�le, qui se trouve en pr�sence du principal personnage du drame et ne distingue plus les impressions factices de la sc�ne d'avec la r�alit� a.

Elle �tait si chang�e, qu'un sentiment d'int�r�t sinc�re se glissa pourtant chez Raymon parmi les agitations nerveuses de son cerveau. Le chagrin et la maladie avaient imprim� des traces si profondes sur son visage qu'elle n'�tait presque plus jolie, et qu'il y avait maintenant plus de gloire que de plaisir � entreprendre sa conqu�te... Mais Raymon se devait � lui-m�me de rendre � cette femme le bonheur et la vie.

À la voir si p�le et si triste, il jugea qu'il n'aurait pas � lutter contre une volont� bien ferme. Une enveloppe si fr�le pouvait-elle cacher une forte r�sistance morale?

Il pensa qu'il fallait d'abord l'int�resser � elle-m�me, {Perr 124} l'effrayer de son infortune et de {RoDu 221} son d�p�rissement, pour ouvrir ensuite son �me au d�sir et � l'espoir d'une meilleure destin�e.

— Indiana! lui dit-il avec une assurance secr�te parfaitement cach�e sous un air de tristesse profonde, c'est donc ainsi que je devais vous retrouver? Je ne savais pas que cet instant si longtemps attendu, si avidement cherch�, m'apporterait une si affreuse douleur!

Madame Delmare s'attendait peu � ce langage; elle croyait surprendre Raymon dans l'attitude d'un coupable confus et timide devant elle; et, au lieu de s'accuser, de raconter son repentir et sa douleur, il n'avait de chagrin et de piti� que pour elle! Elle �tait donc bien abattue et bien bris�e, puisqu'elle inspirait la compassion � qui e�t d� b implorer la sienne!

Une Fran�aise, une personne du monde n'e�t pas perdu la t�te dans une situation si d�licate; mais Indiana n'avait pas d'usage; {RoDu 222} elle ne poss�dait ni l'habilet� ni la dissimulation n�cessaires pour conserver l'avantage de sa position c. Cette parole lui mit sous les yeux tout le tableau de ses souffrances, et des larmes vinrent briller au bord de ses paupi�res.

— Je suis malade, en effet, dit-elle en s'asseyant, faible et lasse, sur le fauteuil que Raymon lui pr�sentait; je me sens bien mal, et devant vous, monsieur, j'ai le droit de me plaindre.

Raymon n'esp�rait pas aller si vite. Il saisit, comme on dit, l'occasion aux cheveux, et, s'emparant d'une main qu'il trouva s�che et froide :

— Indiana! lui dit-il, ne dites pas cela, ne dites pas que je suis l'auteur de vos maux; car vous me rendriez fou de douleur et de joie.

{Perr 125} — Et de joie! r�p�ta-t-elle en attachant sur lui de grands yeux bleus pleins de tristesse et d'�tonnement.

{RoDu 223} — J'aurais d� dire d'esp�rance; car, si j'ai caus� vos chagrins, madame, je puis peut-�tre les faire cesser. Dites un mot, ajouta-t-il en se mettant � genoux pr�s d'elle sur un des coussins du divan qui venait de tomber, demandez-moi d mon sang, ma vie!...

— Ah! taisez-vous! dit Indiana avec amertume en lui retirant sa main, vous avez odieusement abus� des promesses; essayez donc de r�parer le mal que vous avez fait!

— Je le veux, je le ferai! s'�cria-t-il en cherchant � ressaisir sa main.

— Il n'est plus temps, dit-elle. Rendez-moi donc ma compagne, ma sœur rendez-moi Noun, ma seule amie!

Un froid mortel parcourut les veines de e Raymon. Cette fois, il n'eut pas besoin d'aider � son �motion, il en est qui s'�veillent puissantes et terribles sans le secours de l'art.

Elle sait tout, pensa-t-il, et elle me juge.

Rien n'�tait si humiliant pour lui que de se voir reprocher son crime par celle qui en {RoDu 224} avait �t� l'innocente complice, rien de si amer que de voir Noun pleur�e par sa rivale.

— Oui, monsieur, dit Indiana en relevant son visage baign� de larmes, c'est vous qui en �tes cause...

Mais elle s'arr�ta en voyant la p�leur de Raymon. Elle devait �tre effrayante, car il n'avait jamais tant souffert.

Alors toute la bont� de son cœur et toute la tendresse involontaire que cet homme lui inspirait reprirent leurs droits sur madame Delmare.

{Perr 126} — Pardon! dit-elle avec effroi; je vous fais bien du mal, j'ai tant souffert! Asseyez-vous, et parlons d'autre chose.

Ce prompt mouvement de douceur et de g�n�rosit� rendit plus profonde l'�motion de Raymon, des sanglots s'�chapp�rent de sa poitrine. Il porta la main d'Indiana � ses l�vres, et la couvrit de pleurs et de baisers. C'�tait la premi�re fois qu'il pouvait pleurer depuis la mort de Noun, et c'�tait Indiana {RoDu 225} qui soulageait son �me de ce poids terrible.

— Oh! puisque vous la pleurez ainsi, dit-elle, vous qui ne l'avez pas connue; puisque vous regrettez si vivement le mal que vous m'avez fait, je n'ose plus vous le reprocher. Pleurons-la ensemble, monsieur, afin que, du haut des cieux, elle nous voie et nous pardonne!

Une sueur froide gla�a le front de Raymon. Si ces mots : Vous qui ne l'avez pas connue, l'avaient d�livr� d'une cruelle anxi�t�, cet appel � la m�moire de sa victime, dans la bouche innocente d'Indiana, le frappa d'une terreur superstitieuse. Oppress�, il se leva, et marcha avec agitation vers une fen�tre, sur le bord de laquelle il s'assit pour respirer. Indiana resta silencieuse et profond�ment �mue. Elle �prouvait, � voir Raymon pleurer ainsi comme un enfant et d�faillir comme une femme, une sorte de joie secr�te.

— Il est bon! se disait-elle tout bas, il m'aime, son cœur est chaud et g�n�reux. Il {RoDu 226} a commis une faute, mais son repentir l'expie, et j'aurais d� lui pardonner plut�t.

Elle le contemplait avec attendrissement, elle retrouvait sa confiance en lui. Elle prenait les remords du coupable pour le repentir de l'amour.

— Ne pleurez plus, dit-elle en se levant et en s'approchant {Perr 127} de lui; c'est moi qui l'ai tu�e, c'est moi seule qui suis coupable. Ce remords p�sera sur toute ma vie; j'ai c�d� � un mouvement de d�fiance et de col�re; je l'ai humili�e, bless�e au cœur. J'ai rejet� sur elle toute l'aigreur que je me sentais contre vous; c'est vous seul qui m'aviez offens�e, et j'en ai puni ma pauvre amie. J'ai �t� bien dure envers elle!...

— Et envers moi, dit Raymon oubliant tout � coup le pass� pour ne songer plus qu'au pr�sent.

Madame Delmare rougit.

— Je n'aurais peut-�tre pas d� vous accuser de la perte cruelle que j'ai faite dans cette {RoDu 227} affreuse nuit, dit-elle; mais je ne puis oublier l'imprudence de votre conduite envers moi. Le peu de d�licatesse d'un projet si romanesque et si coupable m'a fait bien du mal... Je me croyais aim�e alors!... et vous ne me respectiez m�me pas! f

Raymon reprit sa force, sa volont�, son amour, ses esp�rances; la sinistre impression qui l'avait glac� s'effa�a comme un cauchemar. Il s'�veilla jeune, ardent, plein de d�sirs, de passion g, et d'avenir.

— Je suis coupable si vous me ha�ssez, dit-il en se jetant � ses pieds avec �nergie; mais, si vous m'aimez, je ne le suis pas, je ne l'ai jamais �t�. Dites, Indiana, m'aimez-vous?

— Le m�ritez-vous? lui dit-elle.

— Si, pour le m�riter h, dit Raymon, il faut t'aimer avec adoration...

— Écoutez, lui dit-elle i en lui abandonnant ses mains et en fixant sur lui ses grands yeux humides, o� par instants brillait un feu sombre, �coutez. Savez-vous ce que c'est qu'aimer {RoDu 228} une femme comme moi? Non vous ne le savez pas. Vous avez cru qu'il s'agissait de satisfaire {Perr 128} au caprice d'un jour. Vous avez jug� de mon cœur par tous ces cœurs blas�s o� vous avez exerc� jusqu'ici votre empire �ph�m�re. Vous ne savez pas que je n'ai j pas encore aim�, et que je ne donnerai pas mon cœur vierge et entier en �change d'un cœur fl�tri et ruin�, mon amour enthousiaste pour un amour ti�de, ma vie tout enti�re, en �change d'un jour rapide!

— Madame, je vous aime avec passion ; mon cœur aussi est jeune et br�lant, et, s'il n'est pas digne du v�tre, nul cœur d'homme ne le sera jamais. Je sais comment il faut vous aimer; je n'avais pas attendu jusqu'� ce jour pour le comprendre. Ne sais-je pas votre vie? ne vous l'ai-je pas racont�e au bal la premi�re fois que je pus vous parler? N'ai-je pas lu toute l'histoire de votre cœur dans le premier de vos regards qui vint tomber sur moi? Et de quoi donc serais-je �pris? {RoDu 229} de votre beaut� seulement? Ah! sans doute, il y a de quoi k faire d�lirer un homme moins ardent et moins jeune; mais, moi, si je l'adore, cette enveloppe d�licate et gracieuse, c'est parce qu'elle renferme une �me pure et divine, c'est parce qu'un feu c�leste l'anime, et qu'en vous je ne vois pas seulement une femme, mais un ange.

— Je sais que vous poss�dez le talent de louer; mais n'esp�rez pas �mouvoir ma vanit�. Je n'ai pas besoin d'hommages, mais d'affection. Il faut m'aimer sans partage, sans retour, sans r�serve; il faut �tre pr�t � me sacrifier tout, fortune, r�putation, devoir, affaires, principes, famille; tout, monsieur, parce que je mettrai le m�me d�vouement dans la balance et que je la veux �gale. Vous voyez bien que vous ne pouvez pas m'aimer ainsi!

Ce n'�tait pas la premi�re fois que Raymon voyait une femme prendre l'amour au s�rieux, quoique ces exemples {Perr 129} soient rares{RoDu 230} , heureusement pour la soci�t�; mais il savait que les promesses d'amour n'engagent pas l'honneur, heureusement encore pour la soci�t�. Quelquefois aussi la femme qui avait exig� de lui ces solennels engagements les avait rompus la premi�re. Il ne s'effraya donc point des exigences de madame Delmare, ou bien plut�t il ne songea ni au pass� ni � l'avenir. Il fut entra�n� par le charme irr�sistible de cette femme si fr�le et si passionn�e, si faible de corps l, si r�solue de cœur et d'esprit. Elle �tait si belle, si vive, si imposante en lui dictant ses lois, qu'il resta comme fascin� � ses genoux.

— Je te jure, lui dit-il, d'�tre � toi corps et �me, je te voue ma vie, je te consacre mon sang, je te livre ma volont�; prends tout, dispose de tout, de ma fortune, de mon honneur, de ma conscience, de ma pens�e, de tout mon �tre m.

— Taisez-vous, dit vivement Indiana, voici mon cousin.

{RoDu 231} En effet, le flegmatique Ralph Brown entra d'un air fort calme, tout en se disant fort surpris et fort joyeux de voir sa cousine, qu'il n'esp�rait pas. Puis il demanda la permission de l'embrasser pour lui t�moigner sa reconnaissance, et, se penchant vers elle avec une lenteur m�thodique, il l'embrassa sur les l�vres, suivant l'usage des enfants de leur pays n.

Raymon p�lit de col�re, et � peine Ralph fut-il sorti pour donner quelques ordres, qu'il s'approcha d'Indiana et voulut effacer la trace de cet impertinent baiser; mais madame Delmare, le repoussant avec calme :

— Songez, lui dit-elle, que vous avez beaucoup � r�parer envers moi si vous voulez que je croie, en vous.

Raymon ne comprit pas la d�licatesse de ce refus; il {Perr 130} n'y vit qu'un refus et con�ut de l'humeur contre sir Ralph. Quelques instants plus tard, il s'aper�ut que, lorsqu'il parlait � voix basse � Indiana, il la tutoyait, et il fut {RoDu 232} sur le point de prendre la r�serve que l'usage imposait � sir Ralph en d'autres moments pour la prudence d'un amant heureux. Cependant il rougit bient�t de ses injurieux soup�ons en rencontrant le regard pur de cette jeune femme.

Le soir, Raymon eut de l'esprit. Il y avait beaucoup de monde, et on l'�coutait; il ne put se d�rober � l'importance que lui donnaient ses talents. Il parla, et, si Indiana eut �t� vaine, elle e�t go�t� son premier bonheur � l'entendre. Mais son esprit droit et simple s'effraya, au contraire, de la sup�riorit� de Raymon ; elle lutta contre cette puissance magique qu'il exer�ait autour de lui, sorte d'influence magn�tique o que le ciel ou l'enfer accorde � certains hommes, royaut� partielle, et �ph�m�re, si r�elle, que nulle m�diocrit� ne se d�robe � son ascendant p, si fugitive, qu'il n'en reste aucune trace apr�s eux, et qu'on s'�tonne apr�s leur mort du bruit qu'ils ont fait pendant leur vie.

{RoDu 233} Il y avait bien des instants o� Indiana se sentait fascin�e par tant d'�clat; mais aussit�t elle se disait tristement que ce n'�tait pas de gloire, mais de bonheur qu'elle �tait avide. Elle se demandait avec effroi si cet homme, pour qui la vie avait tant de faces diverses, tant d'int�r�ts entra�nants, pourrait lui consacrer toute son �me, lui sacrifier toutes ses ambitions. Et, maintenant qu'il d�fendait pied � pied avec tant de valeur et d'adresse, tant de passion et de sang-froid, des doctrines purement sp�culatives et des int�r�ts enti�rement �trangers � leur amour, elle s'�pouvantait d'�tre si peu de chose dans sa vie, tandis qu'il �tait tout dans la sienne. Elle {Perr 131} se disait avec terreur qu'elle �tait pour lui le caprice de trois jours, et qu'il avait �t� pour elle le r�ve de toute une vie.

Quand il lui offrit le bras pour sortir du salon, il lui glissa quelques mots d'amour; mais elle lui r�pondit tristement :

— Vous avez bien de l'esprit!

{RoDu 2} Raymon comprit ce reproche, et passa tout le lendemain aux pieds de madame Delmare. Les autres convives, occup�s de la chasse, leur laiss�rent une libert� compl�te.

Raymon fut �loquent; Indiana avait tant besoin de croire q, que la moiti� de son �loquence fut de trop. Femmes de France, vous ne savez pas ce que c'est qu'une cr�ole; vous eussiez, sans doute, c�d� moins ais�ment � la conviction, car ce n'est pas vous qu'on dupe et qu'on trahit!


Variantes

  1. d'avec la r�alit� {RoDu} ♦ de la r�alit� {Goss} ♦ d'avec la r�alit� {Perr} et sq.
  2. inspirait la commis�ration � ceux qui eussent d� {RoDu}, {Goss} ♦ inspirait la compassion � qui e�t d� {Perr} et sq.
  3. l'avantage de la position {RoDu} ♦ l'avantage de sa position {Goss} et sq.
  4. du divan, demandez-moi {RoDu}, {Goss} ♦ du divan qui venait de tomber, demandez-moi {Perr} et sq.
  5. mortel courut de veine en veine chez {RoDu} ♦ mortel parcourut les veines de {Goss} et sq.
  6. vous ne me respectiez seulement pas! {RoDu} ♦ vous ne me respectiez m�me pas! {Goss} et sq.
  7. de passions {RoDu}{Perr} ♦ de passion {Hetz} et sq.
  8. pour te m�riter {RoDu}{Perr} ♦ pour le m�riter {Hetz} et sq.
  9. Écoutez, dit-elle {RoDu}{Hetz} ♦ Écoutez, lui dit-elle {MLevy} et sq.
  10. que, moi je n'ai {RoDu} ♦ que je n'ai {Goss} et sq.
  11. il y a l� de quoi {RoDu}{Hetz} ♦ il y a de quoi {MLevy} et sq. (Pierre Salomon, bien que consid�rant cette le�on fautive, la maintenait; nous le suivons)
  12. si fluette de corps {RoDu} ♦ si faible de corps {Goss} et sq.
  13. de ma conscience, de mes sentimens {RoDu}, {Goss} ♦ de ma conscience, de ma pens�e, de tout mon �tre {Perr} et sq.
  14. suivant l'usage de son pays {RoDu}{Hetz} ♦ suivant l'usage des enfants de leur pays {MLevy} et sq.
  15. sorte de pouvoir magn�tique {RoDu} ♦ sorte d'influence magn�tique {Goss} et sq.
  16. ne s'y d�robe {RoDu}, {Goss} ♦ ne se d�robe � son ascendant {Perr} et sq.
  17. tant besoin de le croire {RoDu} ♦ tant besoin de croire {Goss} et sq.

Notes