George Sand
INDIANA

George Sand; "Indiana" / Nouvelle �dition; Paris; Michel L�vy fr.; 1861; nombreuses r��d. Michel L�vy puis Calmann L�vy

{RoDu t.I [163]; Perr [95]} DEUXIÈME PARTIE

{RoDu [201]; Perr [114]} XI.

En descendant de son tilbury dans la cour du Lagny a, Raymon sentit le cœur lui manquer. Il allait donc rencontrer sous ce toit qui lui rappelait de si terribles souvenirs! Ses raisonnements b, d'accord avec ses passions, pouvaient lui faire surmonter les {RoDu 202} mouvements de son cœur, mais non les �touffer, et dans cet instant la sensation du remords �tait aussi vive que celle du d�sir c.

La premi�re figure qui vint � sa rencontre fut celle de sir Ralph Brown, et il crut, en l'apercevant d dans son �ternel habit de chasse, flanqu� de ses chiens, et grave comme un laird �cossais, voir marcher le portrait qu'il avait d�couvert dans la chambre de madame Delmare. Peu d'instants apr�s vint le colonel, et l'on servit le d�jeuner sans qu'Indiana e�t paru. Raymon, en traversant le vestibule, en passant devant la salle du billard e, en reconnaissant ces lieux qu'il avait aper�us dans des circonstances si diff�rentes, se sentait si mal, qu'il se rappelait � peine dans quels desseins il y venait maintenant.

— D�cid�ment, madame Delmare ne veut pas descendre dit le colonel � son factotum Leli�vre avec quelque aigreur.

— Madame a mal dormi, r�pondit Leli�vre, {RoDu 203} et {Perr 115} mademoiselle Noun... (allons, toujours ce diable de nom qui me revient), mademoiselle Fanny, veux-je dire, m'a r�pondu que madame reposait maintenant.

— Comment se fait-il donc f que je viens de la voir � sa fen�tre? Fanny s'est tromp�e. Allez avertir madame que le d�jeuner est servi ...; ou plut�t, sir Ralph, mon cher parent, veuillez monter, et voir vous-m�me g si votre cousine est malade pour tout de bon.

Si le nom malheureux �chapp� par habitude au domestique avait fait passer un frisson douloureux dans h les nerfs de Raymon, l'exp�dient du colonel leur communiqua une �trange sensation de col�re et de jalousie.

— Dans sa chambre! pensa-t-il. Il ne se borne pas � y placer son portrait, il l'y envoie en personne. Cet Anglais a ici des droits que le mari lui-m�me semble n'oser pas s'attribuer.

M. Delmare, comme s'il e�t devin� les r�flexions de Raymon :

{RoDu 204} — Que cela ne vous �tonne pas, dit-il : M. Brown est le m�decin de la maison ; et puis c'est notre cousin, un brave gar�on que nous aimons de tout notre cœur.

Ralph resta bien absent dix minutes. Raymon �tait distrait, mal � l'aise. Il ne mangeait pas, il regardait souvent la porte. Enfin l'Anglais reparut.

— Indiana n'est r�ellement pas bien, dit-il; je lui ai prescrit de se recoucher.

Il se mit � table d'un air tranquille, et mangea d'un robuste app�tit. Le colonel fit de m�me.

— D�cid�ment, pensa Raymon, c'est un pr�texte pour ne pas me voir. Ces deux hommes n'y croient pas, et le mari est plus m�content que tourment� de l'�tat de sa femme. C'est bien, mes affaires marchent mieux que je ne l'esp�rais.

{Perr 116} La difficult� ranima sa volont�, et l'image de Noun s'effa�a de ces sombres lambris, qui, au premier abord, l'avaient glac� de terreur. {RoDu 205} Bient�t il n'y vit plus errer que la forme l�g�re de madame Delmare. Au salon, il s'assit � son m�tier, examina (tout en causant et en jouant la pr�occupation) les fleurs i de sa broderie, toucha toutes les soies, respira le parfum que ses petits doigts y avaient laiss�. Il avait d�j� vu cet ouvrage dans la chambre d'Indiana; alors il �tait � peine commenc�, maintenant il �tait couvert de fleurs �closes sous le souffle de la fi�vre, arros�es des larmes de chaque jour. Raymon sentit les siennes venir au bord de ses paupi�res, et, par je ne sais quelle sympathie, levant tristement j les yeux sur l'horizon qu'Indiana avait l'habitude m�lancolique de contempler, il aper�ut de loin k, les murailles blanches de Cercy, qui se d�tachaient sur un fond de terres brunes.

La voix du colonel le r�veilla en sursaut.

— Allons, mon honn�te voisin, lui dit-il, il est temps de m'acquitter envers vous et de tenir mes promesses. La fabrique est en plein mouvement, et les ouvriers sont tous � {RoDu 206} la besogne. Voici des crayons et du papier, afin que vous puissiez prendre des notes.

Raymon suivit le colonel, examina la fabrique d'un air empress� et curieux, fit des observations qui prouv�rent que les sciences chimiques et la m�canique lui �taient �galement famili�res, se pr�ta avec une inconcevable patience aux dissertations sans fin de M. Delmare, entra dans quelques-unes de ses id�es, en combattit quelques autres, et, en tout, se conduisit de mani�re � persuader qu'il mettait � ces choses l un puissant int�r�t, tandis qu'il y songeait � peine, et que toutes ses pens�es �taient tourn�es vers madame Delmare.

À vrai dire, aucune science ne lui �tait �trang�re, {Perr 117} aucune d�couverte indiff�rente; en outre, il servait les int�r�ts de son fr�re, qui avait r�ellement mis toute sa fortune dans une exploitation semblable, quoique beaucoup plus vaste. Les connaissances exactes de M. Delmare, seul genre de {RoDu 207} sup�riorit� que cet homme poss�d�t, lui pr�sentaient en ce moment le meilleur c�t� � exploiter dans son entretien.

Sir Ralph, peu commer�ant, mais politique fort sage joignait � l'examen de la fabrique des consid�rations �conomiques d'un ordre assez �lev�. Les ouvriers, jaloux de montrer leur habilet� � un connaisseur m, se surpassaient eux-m�mes en intelligence et en activit�. Raymon voyait tout, entendait tout, r�pondait � tout, et ne pensait qu'� l'affaire d'amour qui l'amenait en ce lieu.

Quand ils eurent �puis� le m�canisme int�rieur, la discussion tomba sur le volume et la force du cours d'eau. Ils sortirent, et, grimpant sur l'�cluse, charg�rent le ma�tre ouvrier d'en soulever les pelles et de constater les variations de la crue.

— Monsieur, dit cet homme en s'adressant � M. Delmare, qui fixait le maximum � quinze pieds, faites excuse, nous l'avons vue n cette ann�e � dix-sept.

{RoDu 208} — Et quand cela? Vous vous trompez, dit le colonel.

— Pardon, monsieur, c'est la veille de votre retour de Belgique; tenez, la nuit o� mademoiselle Noun s'est trouv�e noy�e; � preuve que le corps a pass� par-dessus la digue que voici l�-bas et ne s'est arr�t� qu'ici, � la place o� est monsieur.

En parlant ainsi d'un ton anim�, l'ouvrier d�signait la place occup�e par Raymon. Le malheureux jeune homme devint p�le comme la mort; il jeta un regard effar� sur l'eau qui coulait � ses pieds; il lui sembla, en voyant s'y r�p�ter sa figure livide, que le cadavre y flottait {Perr 118} encore; un vertige le saisit, et il f�t tomb� dans la rivi�re si M. Brown ne l'e�t pris par le bras et ne l'e�t entra�n� loin de l�.

— Soit, dit le colonel, qui ne s'apercevait de rien et songeait si peu � Noun, qu'il ne se doutait pas de l'�tat de Raymon ; mais c'est un cas extraordinaire, et la force {RoDu 209} moyenne du cours est de... Mais que diable avez-vous tous deux? dit-il en s'arr�tant tout � coup.

— Rien, r�pondit sir Ralph; j'ai march�, en me retournant, sur le pied de monsieur; j'en suis au d�sespoir, je dois lui avoir fait beaucoup de mal.

Sir Ralph fit cette r�ponse d'un ton si calme et si naturel, que Raymon se persuada qu'il croyait dire la v�rit�. Quelques mots de politesse furent �chang�s, et la conversation reprit son cours.

Raymon quitta le Lagny quelques heures apr�s, sans avoir vu madame Delmare. C'�tait mieux qu'il n'esp�rait; il avait craint de la voir indiff�rente et calme.

Cependant il y retourna sans �tre plus heureux. Le colonel �tait seul cette fois : Raymon mit en œuvre toutes les ressources de son esprit pour l'accaparer, et descendit adroitement � mille condescendances, vanta Napol�on, qu'il n'aimait pas, d�plora {RoDu 210} l'indiff�rence du gouvernement, qui laissait dans l'abandon et dans une sorte de m�pris les illustres d�bris de la grande arm�e o, poussa l'opposition aussi loin que ses opinions lui permettaient de l'�tendre, et, parmi plusieurs de ses croyances, choisit celles qui pouvaient flatter la croyance de M. Delmare. Il se fit m�me un caract�re diff�rent du sien propre, afin d'attirer sa confiance. Il se transforma en bon vivant, en facile camarade, en insouciant vaurien.

— Si jamais celui-l� fait la conqu�te de ma femme!... dit le colonel en le regardant s'�loigner.

{Perr 119} Puis il se mit � ricaner en lui-m�me, et � penser que Raymon �tait un charmant gar�on.

Madame de Rami�re �tait alors � Cercy : Raymon lui vanta les gr�ces et l'esprit de madame Delmare, et, sans l'engager � lui rendre visite, eut l'art de lui en inspirer la pens�e.

{RoDu 211} — Au fait, dit-elle, c'est la seule de mes voisines que je ne connaisse pas; et, comme je suis nouvellement install�e dans le pays, c'est � moi de commencer. Nous irons la semaine prochaine au Lagny ensemble.

Ce jour arriva.

— Elle ne peut plus m'�viter, pensa Raymon.

En effet, madame Delmare ne pouvait plus reculer devant la n�cessit� de le recevoir : en voyant descendre de voiture une femme �g�e qu'elle ne connaissait point, elle vint m�me � sa rencontre sur le perron du ch�teau. En m�me temps, elle reconnut Raymon dans l'homme qui l'accompagnait; mais elle comprit qu'il avait tromp� sa m�re pour l'amener � cette d�marche, et le m�contentement qu'elle en �prouva lui donna la force d'�tre digne et calme. Elle re�ut madame de Rami�re avec un m�lange de respect et d'affabilit�; mais sa froideur pour Raymon fut si glaciale, qu'il se sentit {RoDu 212} incapable de la supporter longtemps. Il n'�tait point accoutum� aux d�dains, et sa fiert� s'irrita de ne pouvoir vaincre d'un regard ceux qu'on avait pr�par�s contre lui. Alors, prenant son parti comme un homme indiff�rent � un caprice, il demanda la permission d'aller rejoindre M. Delmare dans le parc, et laissa les deux femmes ensemble.

Peu � peu Indiana, vaincue par le charme entra�nant qu'un esprit sup�rieur, joint � une �me noble et g�n�reuse, sait r�pandre dans ses moindres relations, devint � son tour, avec madame de Rami�re, bonne, {Perr 120} affectueuse et presque enjou�e. Elle n'avait pas connu sa m�re, et madame de Carvajal, malgr� ses dons et ses louanges, �tait loin d'en �tre une pour elle; aussi �prouva-t-elle une sorte de fascination de cœur p aupr�s de la m�re de Raymon.

Quand celui-ci vint la rejoindre, au moment de monter en voiture, il vit Indiana porter � ses l�vres la main que lui tendait {RoDu 213} madame de Rami�re. Cette pauvre Indiana �prouvait le besoin de s'attacher � quelqu'un. Tout ce qui lui offrait un espoir d'int�r�t et de protection dans sa vie solitaire et malheureuse �tait re�u par elle q avec transport; et puis elle se disait que madame de Rami�re allait la pr�server du pi�ge o� Raymon voulait la pousser.

— Je me jetterai dans les bras de cette excellente femme, pensait-elle d�j�, et, s'il le faut, je lui dirai tout. Je la conjurerai de me sauver de son fils, et sa prudence veillera sur lui et sur moi.

Tel n'�tait pas le raisonnement de Raymon.

— Ma bonne m�re! se disait-il en revenant avec elle � Cercy, sa gr�ce et sa bont� font des miracles. Que ne leur dois-je pas d�j�! mon �ducation, mes succ�s dans la vie, ma consid�ration dans le monde. Il ne me manquait que le bonheur de lui devoir le cœur d'une femme comme Indiana.

Raymon, comme on voit, aimait sa m�re {RoDu 214} � cause du besoin qu'il avait d'elle et du bien-�tre qu'il en recevait; c'est ainsi que tous les enfants aiment la leur.

Quelques jours apr�s, Raymon re�ut une invitation pour aller r passer trois jours � Bellerive, magnifique demeure d'agr�ment s que poss�dait sir Ralph Brown entre Cercy et le Lagny, et o� il s'agissait, de concert avec les meilleurs chasseurs du voisinage, de d�truire une partie du gibier qui d�vorait les bois et les jardins du propri�taire. {Perr 121} Raymon n'aimait ni sir Ralph ni la chasse; mais madame Delmare faisait les honneurs t de la maison de son cousin dans les grandes occasions, et l'espoir de la rencontrer n'eut pas de peine � d�terminer Raymon.

Le fait est que sir Ralph ne comptait point cette fois sur madame Delmare; elle s'�tait excus�e sur le mauvais �tat de sa sant�. Mais le colonel, qui prenait de l'humeur quand sa femme semblait chercher des distractions, en prenait encore davantage quand elle {RoDu 215} refusait celles qu'il voulait bien lui permettre.

— Ne voulez-vous pas faire croire � tout le pays que je vous tiens sous clef? lui dit-il. Vous me faites passer pour un mari jaloux; c'est un r�le ridicule et que je ne veux pas jouer plus longtemps. Que signifie, d'ailleurs, ce manque d'�gards envers votre cousin? Vous sied-il, quand nous devons l'�tablissement et la prosp�rit� de notre industrie � son amiti�, de lui refuser un si l�ger service? Vous lui �tes n�cessaire, et vous h�sitez! je ne con�ois pas vos caprices. Tous les gens qui me d�plaisent sont fort bien venus aupr�s de vous; mais ceux dont je fais cas ont le malheur de ne pas vous agr�er.

— C'est un reproche bien mal appliqu�, ce me semble r�pondit madame Delmare. J'aime mon cousin comme un fr�re, et cette amiti� �tait d�j� vieille quand la v�tre a commenc�.

— Oui, oui, voil� vos belles paroles; mais je sais moi, que vous ne le trouvez pas assez sentimental, le pauvre diable! vous le traitez {RoDu 216} d'�go�ste parce qu'il n'aime pas les romans et ne pleure pas la mort d'un chien. Au reste, ce n'est pas de lui seulement qu'il s'agit. Comment avez-vous re�u M. de Rami�re? un charmant jeune homme, sur ma parole! Madame de Carvajal vous le pr�sente, et vous l'accueillez � merveille; mais {Perr 122} j'ai le malheur de lui vouloir du bien, alors vous le trouvez insoutenable, et, quand il arrive chez vous, vous allez vous coucher. Voulez-vous me faire passer pour un homme sans usage? Il est temps que cela finisse, et que vous vous mettiez � vivre comme tout le monde.

Raymon jugea qu'il ne convenait point � ses projets de montrer beaucoup d'empressement; les menaces d'indiff�rence r�ussissent aupr�s de presque toutes les femmes qui se croient aim�es. Mais la chasse �tait commenc�e depuis le matin quand il arriva chez sir Ralph, et madame Delmare devait n'arriver qu'� l'heure du d�ner. En attendant, il se mit � pr�parer sa conduite.

{RoDu 217} Il lui vint � l'esprit de chercher un moyen de justification ; car le moment approchait. Il avait deux jours,devant lui, et il fit ainsi le partage de son temps : le reste de la journ�e pr�s de finir u pour �mouvoir, le lendemain pour persuader, le surlendemain pour �tre heureux. Il regarda m�me � sa montre, et calcula, � une heure pr�s, les chances de succ�s ou de d�faite de son entreprise.


Variantes

  1. la cour du Lagny {RoDu}, {Goss} ♦ la cour du Lagny {Perr} et sq.
  2. Remarquez que ses raisonnements {RoDu}, {Goss} ♦ Ses raisonnements {Perr} et sq.
  3. dans cet instant ses fibres vibraient aussi d�li�es sous la sensation du remords que devant celle du d�sir {RoDu} ♦ dans cet instant la sensation du remords �tait aussi vive que celle du d�sir {Goss} et sq.
  4. il crut � le voir {RoDu} ♦ il crut, en l'apercevant {Goss} et sq.
  5. la salle de billard {RoDu}{Hetz} ♦ la salle du billard {MLevy} et sq.
  6. D'o� vient donc {RoDu} ♦ Comment se fait-il donc {Goss} et sq.
  7. et voir par vous-m�me {RoDu} ♦ et voir vous-m�me {Goss} et sq.
  8. sur {RoDu} ♦ dans {Goss} et sq.
  9. {RoDu}, {Goss} examina les fleurs ♦ examina (tout en causant et en jouant la pr�occupation) les fleurs {Perr} et sq.
  10. il leva tristement {RoDu}, {Goss} ♦ levant tristement {Perr}et sq.
  11. contempler, et aper�ut au loin {RoDu}, {Goss} ♦ contempler, il aper�ut de loin {Perr} et sq.
  12. � toutes ces choses {RoDu}, {Goss} ♦ � ces choses {Perr} et sq.
  13. {RoDu} et {Goss} �crivent connaisseur en italiques
  14. nous l'avons vu {RoDu}{Perr} ♦ nous l'avons vue {Hetz} et sq.
  15. Grande Arm�e {RoDu}{Hetz} ♦ grande arm�e {MLevy} et sq.
  16. fascination du cœur {RoDu} ♦ fascination de cœur {Goss} et sq.
  17. re�u d'elle {RoDu}, {Goss} ♦ re�u par elle {Perr} et sq.
  18. re�ut l'invitation d'aller {RoDu} ♦ re�ut une invitation pour aller {Goss} et sq.
  19. magnifique terre d'agr�ment {RoDu}, {Goss} ♦ magnifique demeure d'agr�ment {Perr} et sq.
  20. faisait ordinairement les honneurs {RoDu}, {Goss} ♦ faisait les honneurs {Perr} et sq.
  21. pr�te � finir {RoDu} ♦ pr�s de finir {Goss} et sq.

Notes