Raymon ne s'était pas attendu à ce salon silencieux, parsemé de figures rares et discrètes. Impossible de placer une parole qui ne fût entendue dans tous les coins de l'appartement a. Les douairières qui jouaient aux cartes semblaient n'être là {RoDu 92} que pour gêner les propos des jeunes gens, et, sur leurs traits rigides, Raymon b croyait lire la secrète satisfaction de la vieillesse, qui c se venge en réprimant les plaisirs d des autres. Il avait compté sur une entrevue plus facile, sur un entretien plus tendre que celui du bal, et c'était le contraire. Cette difficulté imprévue donna plus d'intensité à ses désirs, plus de feu à ses regards, plus d'animation e et de vie aux interpellations détournées qu'il adressait à madame Delmare. La pauvre enfant était tout à fait novice à ce genre d'attaque. Elle n'avait pas de défense possible, parce qu'on ne lui demandait rien; mais f elle était forcée d'écouter l'offre d'un cœur ardent, d'apprendre combien elle était aimée, et de se laisser entourer par tous les dangers de la séduction sans faire de résistance. Son embarras croissait avec la hardiesse de Raymon. Madame de Carvajal, qui g avait des prétentions fondées à l'esprit, et à qui l'on avait vanté celui de M. de Ramière, quitta le jeu pour engager {RoDu 93} avec {Perr 59} lui une élégante discussion sur l'amour, où elle fit entrer beaucoup de passion espagnole et de métaphysique allemande. Raymon accepta le défi avec empressement, et, sous h le prétexte de répondre à la tante, il dit à la nièce tout ce que celle-ci eût i refusé d'entendre. La pauvre jeune femme, dénuée de protection j, exposée de tous côtés à une attaque si vive et si habile, ne put trouver la force de se mêler à cet entretien épineux. En vain la tante, jalouse de la faire briller, l'appela en témoignage de certaines subtilités de sentiment théorique; elle avoua en rougissant qu'elle k ne savait rien de tout cela, et Raymon, ivre de joie en voyant ses joues se colorer et son sein se gonfler, jura qu'il le lui apprendrait.
Indiana dormit encore moins cette nuit-là que les précédentes; nous l'avons dit, elle n'avait pas encore aimé, et son cœur était depuis longtemps mûr pour un sentiment que n'avait pu lui inspirer aucun des hommes {RoDu 94} qu'elle avait rencontrés. Élevée par un père bizarre et violent, elle n'avait jamais connu le bonheur que donne l'affection d'autrui. M. de Carvajal, enivré l de passions politiques, bourrelé de regrets ambitieux, était devenu aux colonies le planteur le plus rude et le voisin le plus fâcheux; sa fille avait cruellement souffert de son humeur chagrine. Mais, en voyant m le continuel tableau des maux de la servitude, en supportant les ennuis de l'isolement et de la dépendance, elle avait acquis une patience extérieure à toute épreuve, une indulgence et une bonté adorables n avec ses inférieurs, mais o aussi une volonté de fer, une force de résistance incalculable contre tout ce qui tendait à l'opprimer. En épousant Delmare, elle p ne fit que changer de maître; en venant habiter le Lagny q, que changer de prison et de solitude. Elle n'aima pas son mari, par la seule raison peut-être qu'on lui {Perr 60} faisait un devoir de l'aimer, et que résister mentalement à toute espèce de contrainte morale {RoDu 95} était devenu chez elle une seconde nature, un principe de conduite, une loi de conscience r. On n'avait point cherché à lui en prescrire d'autre que celle s de l'obéissance aveugle.
Élevée au désert, négligée de son père, vivant au milieu des esclaves, pour qui elle n'avait d'autre secours, d'autre consolation que sa compassion et ses larmes, elle s'était habituée à dire : « Un jour t viendra où tout sera changé dans ma vie, où je ferai du bien aux autres, un jour où l'on m'aimera, où je donnerai tout mon cœur à celui qui me donnera le sien; en attendant, souffrons; taisons-nous u, et gardons notre amour pour récompense à qui me délivrera. » Ce libérateur, ce messie n'était pas venu; Indiana l'attendait encore. Elle n'osait plus, il est vrai, s'avouer toute sa pensée. Elle avait compris sous les charmilles taillées du Lagny que la pensée même devait avoir là plus d'entraves que sous les palmistes v sauvages de l'île Bourbon; et, lorsqu'elle w se surprenait à dire encore par l'habitude x : {RoDu 96} « Un jour viendra... un homme viendra... », elle y refoulait ce vœu téméraire au fond de son âme, et se disait : « Il faudra donc mourir! » z
Aussi elle se mourait aa. Un mal inconnu dévorait sa jeunesse. Elle était sans force et sans sommeil. Les médecins lui cherchaient en vain une désorganisation apparente, il ab n'en existait pas; toutes ac ses facultés s'appauvrissaient également, tous ses organes se lésaient avec lenteur; son cœur brûlait à petit feu, ses yeux s'éteignaient, son sang ne circulait plus que par crise et par fièvre; encore quelque temps, et la pauvre captive allait mourir. Mais, quelle que fût ad sa résignation ou son découragement, le besoin restait le même. Ce cœur silencieux et brisé appelait toujours à son insu un cœur jeune {Perr 61} et généreux pour le ranimer ae. L'être qu'elle avait le plus aimé jusque-là, c'était Noun, la compagne enjouée et courageuse de ses ennuis; et l'homme qui lui avait témoigné le plus de prédilection, c'était son flegmatique {RoDu 97} cousin sir Ralph. Quels aliments pour la dévorante activité de ses pensées, qu'une pauvre fille ignorante et délaissée comme elle, et un Anglais passionné seulement pour la chasse du renard!
Madame Delmare était vraiment malheureuse af, et, la ag première fois qu'elle sentit dans son atmosphère glacée pénétrer le souffle embrasé d'un homme jeune et ardent, la première fois qu'une parole tendre et caressante enivra son oreille, et qu'une bouche frémissante vint comme un fer rouge marquer sa main, elle ne pensa ni aux devoirs qu'on lui avait imposés, ni à la prudence qu'on lui avait recommandée, ni à l'avenir qu'on lui avait prédit; elle ne se rappela que le passé odieux, ses longues souffrances, ses maîtres despotiques. Elle ne pensa pas non plus que cet homme pouvait être menteur ou frivole. Elle le vit comme elle le désirait, comme elle l'avait rêvé, et Raymon eût pu la tromper, s'il n'eût pas été sincère.
{RoDu 98} Mais comment ne l'eût-il pas été auprès d'une femme si belle et si aimante? Quelle autre s'était jamais montrée à lui avec autant de candeur et d'innocence? Chez qui avait-il trouvé à placer un avenir si riant et si sûr? N'était-elle pas née pour l'aimer, cette femme esclave qui n'attendait qu'un signe pour briser sa chaîne, qu'un mot pour le suivre? Le ciel, sans doute, l'avait ah formée pour Raymon, cette triste enfant de l'île Bourbon, que personne n'avait aimée, et qui sans lui devait ai mourir.
Néanmoins un sentiment d'effroi succéda, dans le cœur de madame Delmare, à ce bonheur fiévreux qui {Perr 62} venait de l'envahir. Elle songea à son époux si ombrageux, si clairvoyant, si vindicatif, et elle eut peur, non pour elle qui était aguerrie aux menaces, mais pour l'homme qui allait entreprendre une guerre à mort avec son tyran. Elle connaissait si peu la société, qu'elle se faisait de la vie un roman tragique; timide créature {RoDu 99} qui n'osait aimer, dans la crainte d'exposer son amant à périr, elle ne songeait nullement au danger de se perdre.
Ce fut donc là le secret de sa résistance, le motif aj de sa vertu. Elle prit le lendemain la résolution d'éviter M. de Ramière. Il y avait, le soir même, bal chez ak un des premiers banquiers de Paris. Madame de Carvajal, qui aimait le monde comme une vieille femme sans affections, voulait y conduire Indiana; mais Raymon devait y être al, et Indiana se promit de n'y pas aller. Pour éviter les persécutions de sa tante, madame Delmare, qui ne savait résister que de fait, feignit d'accepter la proposition; elle laissa préparer sa toilette, et am elle attendit que madame de Carvajal eût fait la sienne; alors an elle passa une robe de chambre, s'installa au coin du feu, et l'attendit de pied ferme. Quand la vieille Espagnole, roide ao et parée comme un portrait de Van Dyck ap, vint pour la prendre, Indiana déclara qu'elle se trouvait {RoDu 100} malade et ne se sentait pas la force de sortir. En vain la tante insista pour qu'elle fit un effort.
— Je le voudrais de tout mon cœur, répondit-elle; vous aq voyez que je ne puis me soutenir. Je ne vous serais qu'embarrassante aujourd'hui. Allez au bal sans moi, ma bonne tante, je me réjouirai de votre plaisir.
— Aller sans toi! dit madame de Carvajal, qui mourrait d'envie de n'avoir pas fait une toilette inutile, et qui reculait devant l'effroi d'une soirée solitaire. Mais qu'irai-je {Perr 63} faire dans le monde, moi, vieille femme, que l'on ne recherche que pour t'approcher? Que deviendrai-je sans les beaux yeux de ma nièce pour me faire valoir?
— Votre esprit y suppléera, ma bonne tante, dit Indiana.
La marquise de Carvajal, qui ar ne demandait qu'à se laisser persuader, partit enfin. Alors Indiana cacha sa tête dans ses deux mains, et se mit à pleurer; car as elle avait fait {RoDu 101} un grand sacrifice, et croyait avoir déjà ruiné le riant édifice de la veille.
Mais il n'en pouvait être ainsi pour Raymon. La première chose qu'il vit au bal, ce fut l'orgueilleuse aigrette de la vieille marquise. En vain il chercha autour d'elle la robe blanche et les cheveux noirs d'Indiana. Il approcha; il entendit qu'elle disait à demi-voix à une autre femme :
— Ma nièce est malade, ou plutôt, ajouta-t-elle pour autoriser sa présence au bal, c'est un caprice de jeune femme. Elle a voulu rester seule, un livre à la main dans at le salon, comme une belle sentimentale au.
— Me fuirait-elle? pensa Raymon.
Aussitôt il quitte le bal. Il arrive chez la marquise, passe av sans rien dire au concierge, et demande madame Delmare au premier domestique qu'il trouve à demi endormi dans l'antichambre.
— Madame Delmare est malade.
{RoDu 102} — Je le sais. Je viens chercher de ses nouvelles de la part de madame de Carvajal.
— Je vais prévenir madame...
— C'est inutile; madame aw Delmare me recevra.
Et Raymon entre sans se faire annoncer. Tous les autres domestiques étaient couchés. Un triste silence régnait dans ces appartements déserts. Une seule lampe, {Perr 64} couverte ax de son chapiteau de taffetas vert, éclairait ay faiblement le grand salon. Indiana avait le dos tourné à la porte; cachée tout entière dans un large fauteuil, elle regardait tristement brûler les tisons, comme le soir où Raymon était entré au Lagny par-dessus les murs; plus az triste maintenant, car à une souffrance vague, à des désirs sans but, avaient ba succédé une joie fugitive, un rayon de bonheur perdu.
Raymon, chaussé pour le bal, approcha sans bruit sur le tapis sourd et moelleux. Il la vit pleurer, et, lorsqu'elle tourna la tête, {RoDu 103} elle le trouva à ses pieds, s'emparant bb avec force de ses mains, qu'elle s'efforçait en vain de lui retirer. Alors, j'en conviens, elle vit avec une ineffable joie échouer son plan de résistance. Elle sentit qu'elle aimait avec passion cet homme qui ne s'inquiétait point des obstacles, et qui venait lui donner du bonheur malgré elle. Elle bénit le ciel qui rejetait son sacrifice, et, au lieu de gronder Raymon, elle bc faillit le remercier.
Pour lui, il savait déjà qu'il était aimé. Il n'avait pas besoin de voir la joie qui brillait au travers de ses larmes pour comprendre qu'il était le maître et qu'il pouvait oser. Il bd ne lui donna pas le temps de l'interroger, et, changeant be de rôle avec elle, sans lui expliquer sa présence inattendue, sans chercher à se rendre moins coupable qu'il ne l'était :
— Indiana, lui dit-il, vous pleurez... Pourquoi pleurez-vous?... Je veux le savoir. bf
{RoDu 104} Elle tressaillit de s'entendre appeler par son nom; mais il y eut encore du bonheur dans la surprise que lui causa cette audace.
— Pourquoi le demandez-vous? lui dit-elle. Je ne dois pas vous le dire...
{Perr 65} — Eh bien, moi, je bg le sais, Indiana. Je sais toute votre histoire, toute votre vie. Rien de ce qui vous concerne ne m'est étranger, parce que rien de ce qui vous concerne ne m'est indifférent. J'ai voulu tout connaître de vous, et je n'ai rien appris que ne m'eût révélé un instant passé chez vous, lorsqu'on m'apporta tout sanglant, tout brisé à vos pieds, et que votre mari s'irrita de vous voir, si bh belle et si bonne, me faire un appui de vos bras moelleux, un baume de votre douce haleine. Lui, jaloux! oh! je le conçois bien; à sa place, je bi le serais, Indiana; ou plutôt, à sa place, je me tuerais; car, être bj votre époux, madame, vous bk posséder, vous tenir dans ses bras, et ne pas vous mériter, n'avoir pas {RoDu 105} votre cœur, c'est être le plus misérable ou le plus lâche des hommes.
— Ô ciel! taisez-vous, s'écria-t-elle en lui fermant la bouche avec ses mains, taisez-vous, car vous me rendez coupable. Pourquoi me parlez-vous de lui? pourquoi bl voulez-vous m'enseigner à le maudire? bm... S'il vous entendait!... Mais bn je n'ai pas dit de mal de lui; ce bo n'est pas moi qui vous autorise à ce crime! moi bp, je ne le hais pas, je l'estime je l'aime!... bq
— Dites que vous le craignez horriblement; car br le despote a brisé votre âme, et la peur s'est assise à votre chevet depuis que vous êtes devenue la proie bs de cet homme. Vous, Indiana, profanée à ce rustre dont la main de fer a courbé votre tête et flétri votre vie! Pauvre enfant! si jeune et si belle, avoir déjà tant souffert!... car ce n'est pas moi que vous tromperiez, Indiana; moi bt qui vous regarde avec d'autres yeux que ceux de la foule, je sais tous les secrets de votre destinée, {RoDu 106} et vous ne pouvez pas espérer vous cacher de moi. Que ceux qui vous regardent parce que vous êtes belle disent bu {Perr 66} en remarquant votre pâleur et votre mélancolie : « Elle est malade... » à bv la bonne heure; mais, moi bw qui vous suis avec mon cœur, moi dont l'âme tout entière vous entoure de sollicitude et d'amour, je connais bien votre mal. Je sais bien que, si bx le ciel l'eût voulu, s'il vous eût donnée à moi, à moi malheureux qui devrais me briser la tête d'être venu si tard, vous ne seriez pas malade. Indiana, moi, j'en jure sur ma vie by, je vous aurais tant aimée, que bz vous m'auriez aimé ca aussi, et que vous auriez béni votre chaîne. Je vous aurais portée dans mes bras pour empêcher vos pieds de se blesser; je les aurais réchauffés de mon haleine. Je vous aurais appuyée contre mon cœur pour vous préserver de souffrir. J'aurais donné tout mon sang pour réparer le vôtre, et, si cb vous aviez perdu le sommeil avec moi, j'aurais passé la nuit à vous dire de {RoDu 107} douces paroles, à vous sourire pour vous rendre le courage, tout en pleurant de vous voir souffrir. Quand le sommeil serait venu se glisser sur vos paupières de soie, je les aurais effleurées de mes lèvres pour les clore plus doucement, et, à genoux près de votre lit, j'aurais cc veillé sur vous. J'aurais forcé l'air à vous caresser légèrement, les cd songes dorés à vous jeter des fleurs. J'aurais baisé sans bruit les tresses de vos cheveux, j'aurais compté avec volupté les palpitations de votre sein, et ce, à votre réveil, Indiana, vous m'eussiez trouvé là, à vos pieds, vous gardant en maître jaloux, vous servant en esclave, épiant votre premier sourire, m'emparant de votre première pensée, de votre premier regard, de votre premier baiser...
— Assez, assez! dit cf Indiana tout éperdue, toute palpitante; vous me faites mal cg.
Et pourtant, si l'on mourait de bonheur, Indiana serait morte en ce moment.
{RoDu 108; Perr 67} — Ne me parlez pas ainsi, lui dit-elle, à moi qui ne dois pas être heureuse; ne me montrez pas le ciel sur la terre, à ch moi qui suis marquée pour mourir.
— Pour mourir! s'écria Raymon avec force en la saisissant dans ses bras; toi ci, mourir! Indiana! mourir avant d'avoir vécu, avant d'avoir aimé!... Non, tu ne mourras pas; ce n'est pas moi qui te laisserai mourir; car cj ma vie maintenant est liée à la tienne. Tu es la femme que j'avais rêvée, la pureté que j'adorais; la ck chimère qui m'avait toujours fui, l'étoile brillante qui luisait devant moi pour me dire : « Marche encore dans cette vie de misère, et le ciel t'enverra un de ses anges pour t'accompagner. » De cl tout temps, tu m'étais destinée, ton âme était fiancée à la mienne, Indiana! Les hommes et leurs lois de fer cm ont disposé de toi; ils m'ont arraché la compagne que Dieu m'eût choisie, si Dieu cn n'oubliait parfois ses promesses. Mais que nous importent les hommes et {RoDu 109} les lois, si co je t'aime encore aux bras d'un autre, si tu peux encore m'aimer, maudit et malheureux comme je suis de t'avoir perdue! Vois-tu, Indiana, tu m'appartiens, tu es la moitié de mon âme, qui cp cherchait depuis longtemps à rejoindre l'autre. Quand tu rêvais d'un ami à l'île Bourbon, c'était de moi que tu rêvais; quand, au nom d'époux, un cq doux frisson de crainte et d'espoir passait dans ton âme, c'est que je devais être ton époux. Ne me reconnais-tu pas? ne te semble-t-il pas qu'il y a cr vingt ans que nous ne nous sommes vus? Ne t'ai-je pas reconnu, ange cs, lorsque tu étanchais mon sang avec ton voile ct, lorsque tu plaçais ta main sur mon cœur éteint pour y ramener la chaleur et la vie? Ah! je m'en souviens bien, moi. Quand j'ouvris les yeux, je me dis : « cu La voilà! c'est ainsi qu'elle était dans tous mes rêves, blanche, mélancolique {Perr 68} et bienfaisante. C'est mon bien, à moi, c'est cv elle qui doit m'abreuver de félicités inconnues. » Et cw déjà la vie physique que je venais de retrouver {RoDu 110} était ton ouvrage. Car ce ne sont pas des circonstances vulgaires qui nous ont réunis, vois-tu; ce cx n'est ni le hasard ni le caprice, c'est la fatalité, c'est la mort, qui m'ont ouvert cy les portes de cette vie nouvelle. C'est ton mari, c'est ton maître qui, obéissant à son destin, m'a apporté tout sanglant dans sa main, et cz qui m'a jeté à tes pieds en te disant : « Voilà pour vous. » Et da maintenant, rien ne peut nous désunir...
— Lui, peut nous désunir! interrompit vivement madame Delmare, qui db, s'abandonnant aux transports de son amant, l'écoutait avec délices. Hélas! hélas! vous ne le connaissez pas; c'est un homme qui ne pratique pas le pardon, un homme qu'on ne trompe pas. Raymon, il vous tuera!...
Elle se cacha dans son sein en pleurant. Raymon, l'étreignant avec passion : dc
— Qu'il vienne, s'écria-t-il, qu'il vienne m'arracher cet instant de bonheur! Je le défie! Reste dd là, Indiana, reste contre mon cœur, {RoDu 111} c'est là ton refuge et ton abri. Aime-moi, et je serai invulnérable. Tu sais bien qu'il n'est pas au pouvoir de cet homme de me tuer; j'ai déjà été sans défense exposé de à ses coups. Mais toi, mon bon ange, tu planais sur moi, et df tes ailes m'ont protégé. Va, ne crains rien; nous saurons bien détourner sa colère; et maintenant, je dg n'ai pas même peur pour toi, car je serai là. Moi aussi, quand ce maître voudra t'opprimer, je te protégerai contre lui. Je t'arracherai, s'il le faut, à sa loi cruelle. Veux-tu que je le tue? Dis-moi que tu m'aimes, et je serai son meurtrier, si tu le condamnes à mourir...
{Perr 69} — Vous me faites frémir; taisez-vous! Si dh vous voulez tuer quelqu'un, tuez-moi; car j'ai vécu tout un jour, et di je ne désire plus rien...
— Meurs donc, mais que ce soit de bonheur, s'écria Raymon en imprimant ses lèvres sur celles d'Indiana.
Mais c'était un trop rude orage pour une {RoDu 112} plante si faible; elle pâlit, et, portant dj la main à son cœur, elle perdit connaissance.
D'abord Raymon crut que ses caresses rappelleraient le sang dans ses veines glacées; mais il couvrit en vain ses mains de baisers, il l'appela en vain des plus doux noms. Ce n'était pas un évanouissement volontaire comme on en voit tant. Madame Delmare, sérieusement malade depuis longtemps, était sujette à des spasmes nerveux qui duraient des heures entières. Raymon, désespéré, fut réduit à appeler du secours. Il sonne; une femme de chambre paraît; mais le flacon qu'elle apportait s'échappe de ses mains et dk un cri de sa poitrine, en reconnaissant Raymon. Celui-ci, retrouvant aussitôt toute sa présence d'esprit, s'approche de son oreille : dl
— Silence, Noun! je savais que tu étais ici, j'y venais pour toi; je ne m'attendais pas à y trouver ta maîtresse, que je croyais dm au bal. En pénétrant ici, je l'ai effrayée, elle s'est évanouie; sois prudente dn, je me retire.
{RoDu 113} Raymon s'enfuit do, laissant chacune de ces deux femmes dépositaire d'un secret qui devait porter le désespoir dans l'âme de l'autre.