Il vous est difficile peut-�tre de croire que M. Raymon de Rami�re, jeune homme brillant d'esprit, de talents et de grandes qualit�s a, accoutum� aux succ�s de salon et aux aventures parfum�es, e�t con�u pour la femme de charge d'une petite maison industrielle {RoDu 56} de la Brie un attachement bien durable. M. de Rami�re n'�tait pourtant ni un fat ni b un libertin. Nous avons dit qu'il avait de l'esprit, c'est-�-dire qu'il appr�ciait � leur juste valeur les avantages de la naissance. C'�tait un homme � principes quand il raisonnait avec lui-m�me; mais c de fougueuses passions l'entra�naient souvent hors de ses syst�mes. Alors il n'�tait plus capable de r�fl�chir, ou bien il �vitait de se traduire au tribunal de sa conscience : il d commettait des fautes comme � l'insu de lui-m�me, et l'homme de la veille s'effor�ait de tromper celui du lendemain. Malheureusement, ce qu'il e y avait de plus saillant en lui, ce n'�taient pas ses principes, qu'il avait f en commun avec beaucoup d'autres philosophes en gants blancs, et g qui ne le pr�servaient pas plus qu'eux de l'incons�quence; c'�taient ses passions, que les principes ne pouvaient pas �touffer, et qui h faisaient de lui un homme � part dans cette soci�t� ternie i o� il est si difficile {Perr 41} de trancher {RoDu 57} sans �tre ridicule. Raymon avait l'art d'�tre souvent coupable sans se faire ha�r, souvent bizarre sans �tre choquant; parfois m�me il r�ussissait � se faire plaindre par les gens qui avaient le plus � se plaindre de lui. Il y a des hommes j ainsi g�t�s par tout ce qui les approche. Une figure heureuse et une �locution vive font quelquefois tous les frais de leur sensibilit�. Nous ne pr�tendons pas juger si rigoureusement M. Raymon de Rami�re, ni tracer son portrait avant de l'avoir fait agir. Nous l'examinons maintenant de loin, et comme la foule qui le voit passer.
{RoDu 58} M. de Rami�re �tait amoureux k de la jeune cr�ole aux grands yeux noirs qui avait frapp� d'admiration toute la province � la f�te de Rubelles; mais amoureux et rien de plus. Il l'avait abord�e par d�sœuvrement peut-�tre, et le succ�s avait allum� ses d�sirs; il avait obtenu plus qu'il n'avait demand�, et, le jour l o� il triompha de ce cœur facile, il rentra chez lui, effray� de sa victoire, et, se frappant m le front, il se dit :
— Pourvu qu'elle ne m'aime pas!
Ce ne fut donc qu'apr�s avoir accept� toutes les preuves de son amour qu'il n commen�a � se douter de cet amour. Alors il se repentit, mais il n'�tait plus temps; il o fallait s'abandonner aux cons�quences de l'avenir ou reculer l�chement vers le pass�. Raymon n'h�sita pas; il se laissa aimer, il aima p lui-m�me par reconnaissance; il escalada les murs de la propri�t� Delmare par amour du danger; il fit une chute terrible par maladresse, et il fut si touch� de la douleur de sa {RoDu 59} jeune et belle ma�tresse, qu'il se crut d�sormais justifi� � ses propres yeux en continuant de creuser l'ab�me o� elle devait tomber.
D�s qu'il fut r�tabli, l'hiver n'eut pas de glace, la nuit point de dangers, le remords pas d'aiguillons qui pussent q {Perr 42} l'emp�cher de traverser l'angle de la for�t pour aller trouver la cr�ole, lui jurer qu'il n'avait jamais aim� qu'elle, qu'il la pr�f�rait aux reines du monde, et mille autres exag�rations r qui seront toujours de mode aupr�s des jeunes filles pauvres et cr�dules. Au mois de janvier, madame Delmare partit pour Paris avec son mari; sir Ralph Brown, leur honn�te voisin, se retira dans sa terre, et Noun, rest�e � la t�te de la maison de campagne de ses ma�tres, eut la libert� de s'absenter sous diff�rents pr�textes. Ce fut un malheur pour elle, et ces faciles entrevues avec son amant abr�g�rent s de beaucoup le bonheur �ph�m�re qu'elle devait go�ter. {RoDu 60} La for�t, avec sa po�sie, ses girandoles de givre, ses effets de lune, le myst�re de la petite porte, le d�part furtif du matin, lorsque les petits pieds de Noun imprimaient leur trace sur la neige du parc pour le reconduire, tous ces accessoires d'une intrigue amoureuse avaient prolong� l'enivrement de M. de Rami�re. Noun, en d�shabill� blanc, par�e de ses longs cheveux noirs, �tait une dame, une reine, une f�e; lorsqu'il t la voyait sortir de ce castel de briques rouges, �difice lourd et carr� du temps de la r�gence u, qui avait une demi-tournure f�odale, il la prenait volontiers pour une ch�telaine du moyen �ge, et, dans v le kiosque rempli de fleurs exotiques o� elle venait l'enivrer des s�ductions de la jeunesse et de la passion, il oubliait volontiers tout ce qu'il devait se rappeler plus tard.
Mais, lorsque w, m�prisant les pr�cautions et bravant � son tour le danger, Noun vint le trouver chez lui avec son tablier blanc et {RoDu 61} son madras arrang� coquettement � la mani�re de son pays, elle ne fut plus qu'une femme de chambre et x la femme de chambre d'une jolie femme, ce qui donne toujours � la soubrette l'air d'un pis aller. {Perr 43} Noun �tait pourtant bien belle; c'�tait y ainsi qu'il l'avait vue pour la premi�re fois � cette f�te de village o� il avait fendu la presse des curieux pour l'approcher, et o� il avait eu le petit triomphe de l'arracher � vingt rivaux. Noun lui rappelait ce jour avec tendresse : elle ignorait, la pauvre enfant, que z l'amour de Raymon ne datait pas de si loin, et que le jour d'orgueil aa pour elle n'avait �t� pour lui qu'un jour de vanit�. Et puis ce courage avec lequel elle lui sacrifiait sa r�putation, ce courage qui e�t d� la faire aimer davantage, d�plut � M. de Rami�re. La femme d'un pair de France qui s'immolerait de la sorte serait une conqu�te pr�cieuse ab; mais une femme de chambre! Ce qui est h�ro�sme chez l'une devient effronterie chez l'autre. Avec l'une, {RoDu 62} un monde de rivaux jaloux vous envie; avec ac l'autre, un peuple de laquais scandalis�s vous condamne. La femme de qualit� vous sacrifie vingt amants qu'elle avait; la ad femme de chambre ne vous sacrifie qu'un mari qu'elle aurait eu.
Que voulez-vous! Raymon ae �tait un homme de mœurs �l�gantes af, de vie recherch�e, d'amour po�tique ag. Pour lui une grisette n'�tait pas une femme, et Noun, � la faveur d'une beaut� de premier ordre, l'avait surpris dans un jour de laisser-aller populaire. Tout cela n'�tait pas la faute de Raymon ; on ah l'avait �lev� pour le monde, on avait dirig� toutes ses pens�es vers un but �lev�, on ai avait p�tri toutes ses facult�s pour un bonheur de prince, et c'�tait malgr� lui que l'ardeur du sang l'avait entra�n� dans de bourgeoises amours. Il avait fait tout son possible pour s'y plaire, il ne le pouvait plus; que aj faire maintenant? Des id�es g�n�reusement extravagantes lui avaient bien travers� {RoDu 63} le cerveau; aux jours o� il �tait le plus �pris de sa ma�tresse ak, il avait bien song� � l'�lever jusqu'� lui, � l�gitimer leur union... Oui al, sur mon honneur! {Perr 44} il y avait song�; mais l'amour, qui l�gitime tout, s'affaiblissait maintenant; il s'en allait avec les dangers de l'aventure et le piquant du myst�re. Plus d'hymen possible; et am faites attention : Raymon raisonnait fort bien et tout � fait dans l'int�r�t de sa ma�tresse.
S'il l'e�t aim�e vraiment, il aurait pu an, en lui sacrifiant son avenir, sa famille et sa r�putation, trouver encore du bonheur avec elle, et, par cons�quent, lui en donner; car ao l'amour est un contrat aussi bien ap que le mariage. Mais, refroidi aq comme il se sentait alors, quel avenir pouvait-il cr�er � cette femme? L'�pouserait-il pour lui montrer chaque jour un visage triste, un cœur froiss�, un int�rieur d�sol�? l'�pouserait-il ar pour la rendre odieuse � sa famille, m�prisable � ses �gaux, ridicule � ses domestiques, pour la risquer {RoDu 64} dans une soci�t� o� elle se sentirait d�plac�e, o� l'humiliation la tuerait, pour l'accabler de remords en lui faisant sentir tous les maux qu'elle avait attir�s sur son amant?
Non, vous conviendrez avec lui que ce n'�tait pas possible, que ce n'e�t pas �t� g�n�reux, qu'on ne lutte point ainsi contre la soci�t�, et que cet h�ro�sme de vertu ressemble � don Quichotte brisant sa lance as contre l'aile d'un moulin ; courage at de fer qu'un coup de vent disperse, chevalerie d'un autre si�cle qui fait piti� � celui-ci.
Apr�s avoir ainsi pes� toutes choses, M. de Rami�re comprit qu'il valait mieux briser ce lien malheureux. Les visites de Noun commen�aient � lui devenir p�nibles. Sa m�re, qui �tait all�e passer l'hiver � Paris, ne manquerait pas bient�t d'apprendre ce petit scandale. D�j� elle s'�tonnait des fr�quents voyages qu'il faisait � Cercy, leur maison de campagne, et des semaines enti�res qu'il y passait. Il avait bien pr�text� un {RoDu 65} travail s�rieux qu'il {Perr 45} venait achever loin du bruit des villes; mais au ce pr�texte commen�ait � s'user. Il en co�tait � Raymon de tromper une si bonne m�re, de la priver si longtemps av de ses soins; que vous dirai-je? il quitta Cercy et n'y revint plus.
Noun pleura, attendit, et, malheureuse qu'elle �tait, voyant le temps s'�couler, se hasarda jusqu'� �crire aw. Pauvre fille! ce fut le dernier coup. La lettre d'une femme de chambre! Elle avait pourtant pris le papier satin� et la cire odorante dans l'�critoire de madame Delmare, le style dans son cœur... Mais ax l'orthographe! Savez-vous bien ce qu'une syllabe ay de plus ou de moins �te ou donne d'�nergie aux sentiments az? H�las! la pauvre fille � demi sauvage de l'�le Bourbon ignorait m�me qu'il y e�t des r�gles � la langue. Elle croyait �crire et parler aussi bien que sa ma�tresse, et, quand ba elle vit que Raymon ne revenait pas, elle se dit bb :
{RoDu 66} — Ma lettre �tait pourtant bien faite pour le ramener.
Cette lettre, Raymon bc n'eut pas le courage de la lire jusqu'au bout. C'�tait peut-�tre un chef-d'œuvre de passion na�ve et gracieuse; Virginie n'en �crivit peut-�tre pas une plus charmante � Paul lorsqu'elle bd eut quitt� sa patrie... Mais be M. de Rami�re se h�ta de la jeter au feu, dans la crainte de rougir de lui-m�me. Que voulez-vous, encore une fois! ceci bf est un pr�jug� de l'�ducation, et l'amour-propre est dans l'amour comme l'int�r�t personnel est dans l'amiti�.
On avait remarqu� dans le monde l'absence de M. de Rami�re; c'est beaucoup dire d'un homme, dans ce monde o� ils se ressemblent tous. On peut �tre homme d'esprit et faire cas du monde, de m�me qu'on peut �tre un sot et le m�priser. Raymon l'aimait, et il avait raison ; il y �tait recherch�, il y plaisait; et, pour lui, cette bg foule {Perr 46} de masques indiff�rents ou railleurs avait des regards d'attention et des {RoDu 67} sourires d'int�r�t. Des malheureux bh peuvent �tre misanthropes, mais les �tres qu'on aime sont rarement ingrats; du moins bi Raymon le pensait. Il �tait reconnaissant des moindres t�moignages d'attachement, envieux de l'estime de tous, fier d'un grand nombre d'amiti�s.
Avec ce monde dont les pr�ventions sont absolues, tout lui avait r�ussi, m�me ses fautes; et, quand bj il cherchait la cause de cette affection universelle qui l'avait toujours prot�g�, il la trouvait en lui-m�me, dans le d�sir qu'il avait de l'obtenir, dans la joie qu'il en ressentait, dans cette bienveillance robuste qu'il prodiguait sans l'�puiser.
Il la devait aussi � sa m�re, dont bk l'esprit sup�rieur, la conversation attachante et les vertus priv�es faisaient une femme � part. C'�tait d'elle qu'il tenait ces excellents principes qui le ramenaient toujours au bien, et l'emp�chaient, malgr� la fougue de ses vingt-cinq ans, de d�m�riter de l'estime publique. On {RoDu 68} �tait aussi plus indulgent pour lui que pour les autres bl, parce que sa m�re avait l'art de l'excuser en le bl�mant, de recommander bm l'indulgence en ayant l'air de l'implorer. C'�tait une de ces femmes qui ont travers� des �poques si diff�rentes, que leur esprit a pris toute la souplesse de leur destin�e, qui bn se sont enrichies de l'exp�rience du malheur, qui ont �chapp� aux �chafauds de 93, aux vices du Directoire bo, aux vanit�s de l'Empire, aux rancunes de la Restauration ; femmes rares, et dont l'esp�ce se perd.
Ce fut � un bal chez l'ambassadeur d'Espagne que Raymon fit sa rentr�e dans le monde.
— M. de Rami�re, si bp je ne me trompe, dit une jolie femme � sa voisine.
{Perr 47}— C'est une com�te qui para�t � intervalles in�gaux, r�pondit celle-ci. Il y a des si�cles qu'on n'a entendu parler de ce joli gar�on-l�.
{RoDu 69} La femme qui parlait ainsi �tait �trang�re et �g�e. Sa compagne rougit un peu.
— Il est tr�s bien, dit-elle; n'est-ce pas, madame?
— Charmant, sur ma parole, dit la vieille Sicilienne.
— Vous parlez, je gage, dit un beau colonel de la garde, du h�ros des salons �clectiques, le brun Raymon bq?
— C'est une belle t�te d'�tude, reprit la jeune femme.
— Et ce qui vous pla�t encore davantage peut-�tre br, une mauvaise t�te, dit le colonel.
Cette jeune femme �tait la sienne.
— Pourquoi mauvaise t�te? demanda l'�trang�re.
— Des passions toutes m�ridionales, madame, et dignes du beau soleil de Palerme.
Deux ou trois jeunes femmes avanc�rent leurs jolies t�tes charg�es de fleurs pour entendre ce que disait le colonel.
{RoDu 70} — Il a fait vraiment des ravages � la garnison cette ann�e, continua-t-il. Nous serons oblig�s, nous autres, de lui chercher une mauvaise querelle pour nous en d�barrasser.
— Si c'est un Lovelace, tant pis, dit une jeune personne � la physionomie moqueuse; je ne peux pas souffrir les gens que tout le monde aime.
La comtesse ultramontaine attendit que le colonel f�t un peu loin, et, donnant bs un l�ger coup de son �ventail sur les doigts de mademoiselle de Nangy :
— Ne parlez pas ainsi, lui dit-elle; vous ne savez pas ce que c'est, ici, qu'un homme qui veut �tre aim�.
— Vous croyez donc qu'il ne s'agit pour eux que de {Perr 48} vouloir? dit la jeune fille aux longs yeux sardoniques.
— Mademoiselle, dit le colonel, qui se rapprochait pour l'inviter � danser, prenez {RoDu 71} garde que le beau Raymon ne vous entende! bu
Mademoiselle de Nangy se prit � rire; mais, de bv toute la soir�e, le joli groupe dont elle faisait partie n'osa plus parler de M. de Rami�re.