Les deux personnages que nous venons de nommer, Indiana a Delmare et sir Ralph, ou, si vous l'aimez mieux, M. Rodolphe Brown, rest�rent b vis-�-vis l'un de l'autre, aussi calmes, aussi froids que si le mari e�t �t� entre eux deux. L'Anglais ne songeait {RoDu 20} nullement � se justifier, et madame Delmare sentait qu'elle n'avait pas de reproches s�rieux � lui faire; car c il n'avait parl� qu'� bonne intention. Enfin, rompant le silence avec effort, elle le gronda doucement.
— Ce n'est pas bien, mon cher Ralph, lui dit-elle; je vous avais d�fendu de r�p�ter ces paroles �chapp�es dans un moment de souffrance, et M. Delmare est le dernier que j'aurai voulu instruire de mon mal.
— Je ne vous con�ois pas, ma ch�re, r�pondit d sir Ralph; vous �tes malade, et e vous ne voulez pas vous soigner. Il fallait donc choisir entre la chance de vous perdre et la n�cessit� d'avertir votre mari. f
{ML61 26} — Oui, dit madame Delmare avec un sourire triste, et vous avez pris le parti de pr�venir l'autorit�!
— Vous avez tort, vous avez tort, sur ma parole, de vous laisser aigrir ainsi contre le colonel; c'est un homme d'honneur, un digne homme.
{RoDu 21; Perr 23} — Mais qui vous dit le contraire, sir Ralph?...
— Eh! vous-m�me, sans le vouloir. Votre g tristesse, votre �tat maladif, et, comme il le remarque lui-m�me, vos yeux rouges disent � tout le monde et � toute heure que vous n'�tes pas heureuse... h
— Taisez-vous, sir Ralph, vous allez trop loin. Je ne vous ai pas permis de savoir tant de choses.
— Je vous f�che, je le vois; que voulez-vous! je ne suis pas adroit; je i ne connais pas les subtilit�s de votre langue, et puis j'ai beaucoup de rapports avec votre mari. J'ignore absolument comme lui, soit j en anglais, soit en fran�ais, ce qu'il faut dire aux femmes pour les consoler. Un autre vous e�t fait comprendre, sans vous la dire, la pens�e que je viens de vous exprimer si lourdement; il k e�t trouv� l'art d'entrer bien avant dans votre confiance sans l vous laisser apercevoir ses progr�s, et peut-�tre e�t-il r�ussi � {RoDu 22} soulager un peu votre cœur, qui se roidit m et se ferme devant moi. Ce n'est pas la premi�re fois que je remarque combien, en France particuli�rement, les mots ont plus d'empire que les id�es. Les femmes surtout...
— Oh! vous avez un profond d�dain pour les femmes, mon cher Ralph. Je suis ici seule contre deux; je dois donc me r�soudre � n'avoir jamais raison.
— Donne-nous tort, ma ch�re cousine, en te portant bien, en reprenant ta gaiet� o, ta fra�cheur, ta vivacit� d'autrefois; rappelle-toi l'�le Bourbon p et notre d�licieuse {ML61 27} retraite de Bernica, et notre enfance si joyeuse et notre amiti� aussi vieille que toi... q
— Je me rappelle aussi mon p�re..., dit r Indiana en appuyant tristement sur cette r�ponse et en mettant sa main dans la main de sir Ralph.
Ils retomb�rent dans un profond silence.
{Perr 24} — Indiana s, dit Ralph apr�s une pause, le bonheur est toujours � notre port�e. {RoDu 23} Il ne faut souvent qu'�tendre la main pour s'en saisir. Que te manque-t-il? Tu as une honn�te aisance pr�f�rable t � la richesse, un mari excellent u qui t'aime de tout son cœur, et, j'ose le dire, un ami sinc�re et d�vou� v...
Madame Delmare pressa faiblement la main de sir Ralph, mais elle ne changea pas d'attitude; sa t�te resta pench�e sur son sein, et ses yeux humides attach�s w sur les magiques effets de la braise.
— Votre tristesse, ma ch�re amie, poursuivit sir Ralph, est un �tat purement maladif; lequel de nous peut �chapper au chagrin, au spleen? Regardez au-dessous de vous, vous y verrez des gens qui vous envient avec raison. L'homme est ainsi fait, toujours il aspire � ce qu'il n'a pas...
Je vous fais gr�ce x d'une foule d'autres lieux communs que d�bita le bon sir Ralph d'un ton monotone et lourd comme ses pens�es. Ce n'est pas que sir Ralph f�t un sot, mais il �tait l� tout � fait y hors de son {RoDu 24} �l�ment. Il ne manquait ni de bon sens ni de savoir; mais consoler une femme, comme il l'avouait lui-m�me, �tait un r�le au-dessus de sa port�e. Et cet homme comprenait si peu le chagrin d'autrui, qu'avec la meilleure volont� possible d'y porter rem�de z, il ne savait y toucher que pour l'envenimer. Il sentait si bien sa gaucherie, qu'il se hasardait aa rarement � s'apercevoir des afflictions de ses amis; et, {ML61 28} cette fois, il ab faisait des efforts inou�s pour remplir ce qu'il regardait comme le plus p�nible devoir de l'amiti�.
Quand il vit que madame Delmare ne l'�coutait qu'avec effort ac, il se tut, et l'on n'entendit plus que les mille petites voix qui bruissent dans le bois embras�, le chant {Perr 25} plaintif de la b�che qui s'�chauffe et se dilate, le craquement de l'�corce qui se crispe avant d'�clater ad, et ces l�g�res explosions phosphorescentes de l'aubier qui fait jaillir une flamme bleu�tre ae. De temps � autre, le hurlement d'un {RoDu 25} chien venait se m�ler au faible sifflement de la bise qui se glissait dans les fentes de la porte et af au bruit de la pluie qui fouettait les vitres. Cette soir�e �tait une des plus tristes qu'e�t ag encore pass�es madame Delmare dans son petit manoir de la Brie.
Et puis je ne sais quelle attente vague pesait sur cette �me impressionnable et sur ses ah fibres d�licates. Les �tres faibles ne vivent que de terreurs et de pressentiments. Madame Delmare avait toutes les superstitions d'une cr�ole nerveuse et maladive; certaines harmonies de la nuit, certains jeux de la lune lui faisaient croire � de certains �v�nements, � de prochains malheurs, et la nuit avait pour cette femme r�veuse et triste un langage tout de myst�res et de fant�mes qu'elle seule savait comprendre et traduire suivant ses craintes et ses souffrances.
— Vous direz encore que je suis folle, dit-elle en retirant sa main que tenait toujours sir Ralph, mais je ne sais quelle catastrophe {RoDu 26} se pr�pare autour de nous. Il y a ici un danger qui p�se sur quelqu'un... sur moi, sans doute... mais aj... tenez, Ralph, je me sens �mue comme � l'approche d'une grande phase de ma destin�e... J'ai ak peur, ajouta-t-elle en frissonnant, je me sens mal.
Et ses l�vres devinrent aussi blanches que ses joues. Sir Ralph, effray� al, non des pressentiments de madame {ML61 29} Delmare, qu'il regardait comme les sympt�mes d'une grande atonie morale, mais de sa p�leur am mortelle, tira vivement la sonnette pour demander des secours. Personne ne vint, et, Indiana an s'affaiblissant de plus en plus, {Perr 26} Ralph, �pouvant�, l'�loigna ao du feu, la d�posa sur une chaise longue, et courut au hasard, appelant les domestiques, cherchant de l'eau, des sels, ne trouvant rien, brisant toutes les sonnettes, se perdant � travers le d�dale ap des appartements obscurs, et se tordant les mains aq d'impatience et de d�pit contre lui-m�me.
Enfin l'id�e lui vint d'ouvrir la porte vitr�e {RoDu 27} qui donnait sur le parc, et ar d'appeler tour � tour Leli�vre et Noun, la femme de chambre cr�ole de madame Delmare.
Quelques instants apr�s, Noun accourut d'une des plus sombres all�es du parc, et demanda vivement si madame Delmare se trouvait plus mal que de coutume.
— Tout � fait mal, r�pondit sir Brown.
Tous deux as rentr�rent au salon et prodigu�rent leurs soins � madame Delmare �vanouie, l'un avec tout le z�le d'un empressement inutile et gauche, l'autre avec l'adresse et l'efficacit� d'un d�vouement de femme.
Noun �tait la sœur de lait de madame Delmare; ces deux jeunes personnes, �lev�es ensemble, s'aimaient tendrement. Noun, grande, forte, brillante de sant�, vive, alerte, et pleine de sang cr�ole ardent et passionn�, effa�ait de beaucoup, par sa beaut� resplendissante, la beaut� p�le et fr�le at de madame Delmare; mais la bont� de leur {RoDu 28} cœur et la force de leur attachement �touffaient entre elles tout sentiment de rivalit� f�minine.
Lorsque madame Delmare revint � elle, la premi�re chose qu'elle remarqua fut l'alt�ration des traits de sa femme de chambre, le d�sordre de sa chevelure humide, et au l'agitation qui se trahissait dans tous ses mouvements.
{ML61 30} — Rassure-toi av, ma pauvre enfant, lui dit-elle avec bont�; mon mal te brise plus que moi-m�me. Va, {Perr 27} Noun, c'est � toi de te soigner; tu maigris et tu pleures comme aw si ce n'�tait pas � toi de vivre; ma bonne Noun, la vie est si joyeuse ax et si belle devant toi!
Noun pressa avec effusion la main de madame Delmare contre ses l�vres, et dans une sorte de d�lire, jetant autour d'elle des regards effar�s :
— Mon Dieu! dit-elle, {RoDu 29} madame, savez-vous ay pourquoi M. Delmare est dans le parc?
— Pourquoi? r�p�ta Indiana perdant aussit�t le faible incarnat az qui avait reparu sur ses joues. Mais attends donc, je ne sais plus... Tu me fais peur! Qu'y a-t-il ba donc?
— M. Delmare bb, r�pondit Noun d'une voix entrecoup�e, pr�tend qu'il y a des voleurs dans le parc. Il fait sa ronde avec Leli�vre, tous deux arm�s de fusils...
— Eh bien? dit Indiana, qui bc semblait attendre quelque affreuse nouvelle.
mdash Eh bien bd, madame, reprit Noun en joignant les mains avec �garement, n'est-ce pas affreux de songer qu'ils vont tuer un homme?...
— Tuer! s'�cria madame Delmare en se levant avec la terreur cr�dule d'un enfant alarm� par les r�cits de sa bonne.
— Ah! oui, ils le tueront, dit Noun avec des sanglots �touff�s.
{RoDu 30} — Ces deux femmes sont folles, pensa sir Ralph, qui be regardait cette sc�ne �trange d'un air stup�fait. D'ailleurs, ajouta-t-il en lui-m�me, toutes les femmes le sont.
— Mais, Noun, que dis-tu l�? reprit madame Delmare; est-ce que tu crois aux voleurs?
— Oh! si c'�taient des voleurs! mais quelque pauvre {ML61 31} paysan peut-�tre bf, qui vient d�rober une poign�e de bois pour sa famille. bg
{Perr 28} — Oui, ce serait affreux, en effet!... Mais ce n'est pas probable; � bh l'entr�e de la for�t de Fontainebleau, et lorsqu'on peut si facilement y d�rober du bois, ce n'est pas dans un parc ferm� de murs qu'on viendrait s'exposer... Bah! M. Delmare ne trouvera personne dans le parc; rassure-toi donc... bi
Mais Noun n'�coutait pas; elle bj allait de la fen�tre du salon � la chaise longue de sa ma�tresse, elle �piait le moindre bruit, elle semblait partag�e entre l'envie de courir {RoDu 31} apr�s M. Delmare et celle de rester aupr�s de la malade.
Son anxi�t� parut si �trange, si d�plac�e � M. Brown, qu'il sortit de sa douceur habituelle, et, lui bk pressant fortement le bras :
— Vous avez donc perdu l'esprit tout � fait? lui dit-il; ne voyez-vous pas que vous �pouvantez votre ma�tresse, et que vos sottes frayeurs lui font un mal affreux?
Noun ne l'avait pas entendu; elle bl avait tourn� les yeux vers sa ma�tresse, qui venait de tressaillir sur sa chaise comme bm si l'�branlement de l'air e�t frapp� ses sens d'une commotion �lectrique. Presque au m�me instant, le bn bruit d'un coup de fusil fit trembler les vitres du salon, et Noun tomba sur ses genoux.
— Quelles mis�rables terreurs de femmes! s'�cria sir Ralph, fatigu� bo de leur �motion ; tout � l'heure on va vous apporter en triomphe un lapin tu� � l'aff�t, et vous rirez de vous-m�mes.
{RoDu 32} — Non, Ralph, dit madame Delmare en marchant d'un pas ferme vers la porte, je vous dis qu'il y a du sang humain r�pandu.
Noun jeta un cri per�ant et tomba sur le visage.
{Perr 29; ML61 32} On entendit alors la voix de Leli�vre qui criait du c�t� du parc :
— Il y est! il y est! Bien ajust�, mon colonel! le brigand bp est par terre!...
Sir Ralph commen�a � s'�mouvoir. Il suivit madame Delmare. Quelques instants apr�s, on apporta sous le p�ristyle de la maison un homme ensanglant� et ne donnant aucun signe de vie bq.
— Pas tant de bruit! pas tant de cris! disait br avec une gaiet� rude le colonel � tous ses domestiques effray�s qui s'empressaient autour du bless� bs; ceci n'est qu'une plaisanterie, mon fusil n'�tait charg� que de sel. Je crois m�me que je ne l'ai pas touch�; il est tomb� de peur.
— Mais ce sang, monsieur, dit madame {RoDu 33} Delmare d'un ton de profond reproche, est-ce la peur qui le fait couler?
— Pourquoi �tes-vous ici, madame? s'�cria M. Delmare; que faites-vous ici?
— J'y viens pour r�parer, comme c'est mon devoir bt, le mal que vous faites, monsieur, r�pondit-elle froidement.
Et, s'avan�ant bu vers le bless� bv avec un courage dont aucune des personnes pr�sentes ne s'�tait encore sentie bw capable, elle approcha bx une lumi�re de son visage.
Alors, au lieu des traits et des v�tements ignobles qu'on s'attendait � voir, on trouva un jeune homme de la plus noble figure, et v�tu avec recherche, quoique en habit de chasse. Il avait une main bless�e assez l�g�rement; mais by ses v�tements d�chir�s et son �vanouissement annon�aient bz une chute grave.
— Je le crois bien! dit Leli�vre; il ca est tomb� de vingt pieds de haut. Il enjambait {RoDu 34} le sommet du mur quand le colonel l'a ajust�, et quelques grains de petit plomb ou de sel dans la main droite l'auront emp�ch� de prendre {Perr 30} son appui. Le cb fait est que je l'ai vu rouler, et qu'arriv� {ML61 33} en bas il ne songeait gu�re � se sauver, le pauvre diable!
— Est-ce croyable, dit une femme de service, qu'on s'amuse � voler quand on est couvert si proprement?
— Et ses poches sont pleines d'or! dit cc un autre qui avait d�tach� le gilet du pr�tendu voleur cd.
— Cela est �trange, dit le colonel, qui ce regardait, non sans une �motion profonde, l'homme �tendu devant lui. Si cet homme est mort, ce n'est pas ma faute; examinez sa main, madame, et, si cf vous y trouvez un grain de plomb...
— J'aime � vous croire, monsieur, r�pondit madame Delmare, qui ch, avec un sang-froid et une force morale dont personne ne l'e�t crue capable, examinait attentivement le pouls et les art�res du cou. Aussi bien, ajouta-t-elle, {RoDu 35} il n'est pas mort, et de prompts secours lui sont n�cessaires. Cet homme n'a pas l'air d'un voleur et m�rite peut-�tre des soins; et, lors m�me qu'il ci n'en m�riterait pas, notre devoir, � nous autres femmes, est cj de lui en accorder.
Alors madame Delmare fit transporter le bless� dans la salle de billard, qui ck �tait la plus voisine. On jeta un matelas sur quelques banquettes, et Indiana, aid�e de ses femmes, s'occupa de panser la main malade, tandis que sir Ralph, qui avait des connaissances en chirurgie, pratiqua une abondante saign�e.
Pendant ce temps, le colonel, embarrass� de sa contenance, se trouvait dans la situation d'un homme qui s'est montr� plus m�chant qu'il n'avait l'intention de l'�tre. Il sentait le besoin de se justifier aux yeux des autres, ou plut�t de se faire justifier par les autres aux siens propres. Il �tait donc rest� sous le p�ristyle au milieu de ses serviteurs, se livrant avec eux aux longs {Perr 31} commentaires {RoDu 36} si chaudement prolixes et si parfaitement inutiles qu'on fait {ML61 34} toujours apr�s l'�v�nement. Leli�vre avait d�j� expliqu� vingt fois, avec les plus minutieux d�tails cl, le coup de fusil, la chute et ses r�sultats, tandis que le colonel, redevenu cm bonhomme au milieu des siens, ainsi qu'il l'�tait toujours apr�s avoir satisfait sa col�re, incriminait les intentions d'un homme qui s'introduit dans une propri�t� particuli�re, la nuit, par-dessus cn les murs. Chacun �tait de l'avis du ma�tre, lorsque le jardinier, le tirant doucement � part, l'assura que le voleur ressemblait comme deux gouttes d'eau co � un jeune propri�taire r�cemment install� dans le voisinage, et qu'il avait vu parler � mademoiselle Noun trois jours auparavant, � cp la f�te champ�tre de Rubelles 1.
Ces renseignements donn�rent un autre cours aux id�es de M. Delmare; son large front, luisant et chauve, se cq sillonna d'une grosse {RoDu 37} veine dont le gonflement �tait chez lui le pr�curseur de l'orage.
— Morbleu! se dit-il en serrant les poings, madame Delmare prend bien de l'int�r�t � ce godelureau qui p�n�tre chez moi par-dessus les murs!
Et il entra dans la salle de billard, p�le et fr�missant de col�re.