George Sand
INDIANA

George Sand; "Indiana" / Nouvelle �dition; Paris; Michel L�vy fr.; 1861; nombreuses r��d. Michel L�vy puis Calmann L�vy

QUATRIÈME PARTIE

{Perr [338]} CONCLUSION

À J. N�raud a



Au mois de janvier dernier, j'�tais parti de Saint-Paul, par un jour chaud et brillant, pour aller r�ver dans les bois sauvages de l'�le Bourbon. J'y r�vais de vous, mon ami; ces for�ts vierges avaient gard� pour moi le souvenir de vos courses et de vos �tudes; le sol avait conserv� l'empreinte de vos pas. Je retrouvais partout les merveilles dont vos r�cits magiques avaient charm� mes veill�es d'autrefois, et, pour les admirer ensemble, je vous redemandais � la vieille Europe, o� l'obscurit� vous entoure de ses modestes bienfaits. Homme heureux, dont aucun ami perfide n'a d�nonc� au monde l'esprit et le m�rite!

J'avais dirig� ma promenade vers un lieu d�sert situ� dans les plus hautes r�gions de l'�le, et nomm� le Brul� de St Paul b.

Une large portion de montagne �croul�e dans un �branlement volcanique a creus� sur le ventre de la montagne principale une longue ar�ne h�riss�e de rochers dispos�s dans le plus magique d�sordre, dans la plus {Perr 339} �pouvantable confusion. L�, un bloc immense pose en �quilibre sur de minces fragments; l�-bas, une muraille de roches minces, l�g�res, poreuses, s'�l�ve dentel�e et brod�e � jour comme un �difice moresque c; ici, un ob�lisque de basalte, dont un artiste semble avoir poli et cisel� les flancs, se dresse sur un bastion cr�nel�; ailleurs, une forteresse gothique croule � c�t� d'une pagode informe et bizarre. L� se sont donn� rendez-vous toutes les �bauches de l'art, toutes les esquisses de l'architecture; il semble que les g�nies de tous les si�cles et de toutes les nations soient venus puiser leurs inspirations dans cette grande œuvre du hasard et de la destruction. L�, sans doute, de magiques �laborations ont enfant� l'id�e de la sculpture moresque d. Au sein des for�ts, l'art a trouv� dans le palmier un de ses plus beaux mod�les. Le vacoa, qui s'ancre et se cramponne � la terre par cent bras partis de sa tige, a d� le premier inspirer le plan d'une cath�drale appuy�e sur ses l�gers arcs-boutants. Dans le Brul� de St Paul e, toutes les formes, toutes les beaut�s, toutes les fac�ties, toutes les hardiesses ont �t� r�unies, superpos�es, agenc�es, construites en une nuit d'orage. Les esprits de l'air et du feu pr�sid�rent sans doute � cette diabolique op�ration ; eux seuls purent donner � leurs essais ce caract�re terrible, capricieux, incomplet f, qui distingue leurs œuvres de celles, de l'homme; eux seuls ont pu entasser ces blocs effrayants, remuer ces masses gigantesques, jouer avec les monts comme avec des grains de sable, et, au milieu de cr�ations g que l'homme a essay� de copier, jeter ces h grandes pens�es d'art, ces sublimes i contrastes impossibles � r�aliser, qui semblent d�fier l'audace de l'artiste, et lui dire par d�rision : « Essayez encore cela. »

Je m'arr�tai au pied j d'une cristallisation basaltique, {Perr 340} haute d'environ soixante pieds, et taill�e � facettes comme l'œuvre d'un lapidaire. Au front de ce monument �trange, une large inscription semblait �t� trac�e par une main immortelle. Ces pierres volcanis�es offrent souvent le m�me ph�nom�ne k. Jadis leur substance, amollie par l'action du feu, re�ut, ti�de et mall�able encore, l'empreinte des coquillages et des lianes qui s'y coll�rent. De ces rencontres fortuites, sont r�sult�s l des jeux bizarres, des impressions hi�roglyphiques, des caract�res myst�rieux, qui semblent jet�s l� comme le seing d'un �tre surnaturel, �crit en lettres cabalistiques.

Je restai longtemps domin� par la pu�rile pr�tention de chercher un sens � ces chiffres inconnus. Ces inutiles recherches me firent tomber dans une m�ditation profonde pendant laquelle j'oubliai le temps qui fuyait.

D�j� des vapeurs �paisses s'amoncelaient sut les pics de la montagne et s'abaissaient sur ses flancs, dont elles mangeaient rapidement les contours. Avant que j'eusse atteint la moiti� du plateau m, elles fondirent sur la r�gion que je parcourais et l'envelopp�rent d'un rideau imp�n�trable. Un instant apr�s s'�leva un vent furieux qui les balaya en un clin d'œil. Puis le vent tomba; le brouillard se reforma, pour �tre chass� encore par une terrible rafale n.

Je cherchai un refuge contre la temp�te dans une grotte, qui me prot�gea; mais un autre fl�au vint se joindre � celui du vent. Des torrents de pluie gonfl�rent le lit des rivi�res, qui toutes ont o leurs r�servoirs sur le sommet du c�ne. En une heure, tout fut inond�, et les flancs de la montagne, ruisselants de toutes parts, formaient une immense cascade qui se pr�cipitait avec furie vers la plaine p.

Apr�s deux jours du plus p�nible et du plus dangereux {Perr 341} voyage, je me trouvai, conduit par la Providence sans doute, � la porte d'une habitation situ�e dans un endroit extr�mement sauvage. La case q simple, mais jolie, avait r�sist� � la temp�te, prot�g�e qu'elle �tait par un rempart de rochers qui se penchaient comme pour lui servir de parasol. Un peu plus bas, une cataracte furieuse r se pr�cipitait dans le fond d'un ravin, et y formait un lac d�bord�, au-dessus duquel des bosquets de beaux arbres �levaient encore leurs t�tes fl�tries et fatigu�es.

Je frappai avec empressement; mais la figure qui se pr�senta sur le seuil me fit reculer trois pas. Avant que j'eusse �lev� la voix pour demander asile, le patron m'avait accueilli par un signe muet et grave. J'entrai donc, et me trouvai seul, face � face avec lui, avec sir Ralph Brown.

Depuis pr�s d'un an que le navire la Nahandove avait ramen� M. Brown et sa compagne � la colonie, on n'avait pas vu trois fois sir Ralph � la ville; et, quant � madame Delmare, sa retraite avait �t� si absolue, que son existence �tait encore une chose probl�matique s pour beaucoup d'habitants. C'�tait � peu pr�s vers la m�me �poque que j avais d�barqu� � Bourbon pour la premi�re fois, et l'entrevue que j'avais en cet instant avec M. Brown �tait la seconde de ma vie.

La premi�re m'avait laiss� une impression ineffa�able; c'�tait � Saint-Paul, sur le bord de la mer. Les, traits et le maintien de ce personnage m'avaient d'abord faiblement frapp�; et puis, lorsque, par un sentiment d'oisive curiosit�, j'avais questionn� les colons sur son compte, leurs r�ponses furent si �tranges, si contradictoires, que j'examinai avec plus d'attention le solitaire de Bernica.

{Perr 342} — C'est un rustre, un homme sans �ducation, me disait l'un ; un homme compl�tement nul t, qui ne poss�de au monde qu'une qualit�, celle de se taire.

— C'est un homme infiniment instruit et profond, me dit un autre, mais trop p�n�tr� de sa sup�riorit�, d�daigneux et fat, au point de croire perdues les paroles qu'il hasarderait avec le vulgaire.

— C'est un homme qui n'aime que soi, dit un troisi�me; m�diocre et non pas stupide, profond�ment �go�ste, on dit m�me compl�tement insociable.

— Vous ne savez donc pas? me dit un jeune homme �lev� dans la colonie, et compl�tement imbu de l'esprit �troit des provinciaux : c'est un mis�rable, un sc�l�rat, qui a l�chement empoisonn� son ami pour �pouser sa femme u.

Cette r�ponse m'�tourdit tellement, que je me retournai vers un autre colon, plus �g�, et que je savais dou� d'un certain bon sens.

Comme mon regard lui demandait avidement la solution de tous ces probl�mes, il me r�pondit :

— Sir Ralph �tait jadis un galant homme, que l'on aimait pas parce qu'il n'�tait pas communicatif, mais que l'on estimait. Voil� tout ce que je puis dire de lui; car, depuis sa malheureuse histoire, je n'ai eu aucune relation avec lui v.

— Quelle histoire? Demandai-je.

On me raconta la mort subite du colonel Delmare, la fuite de sa femme dans la m�me nuit, le d�part et le retour de M. Brown. L'obscurit� qui enveloppait toutes ces circonstances n'avait pu �tre �claircie par les enqu�tes de la justice; nul n'avait pu �tre �claircie par les enqu�tes de la justice; nul n'avait pu prouver w le crime de la fugitive. Le procureur du roi avait refus� de poursuivre; mais on savait la partialit� des magistrats pour {Perr 343} M. Brown, et on leur faisait un crime de n'avoir pas du moins �clair� l'opinion publique sur une affaire qui laissait la r�putation de deux personnes entach�e d'un odieux soup�on.

Ce qui semblait confirmer les doutes, c'�tait le retour furtif des deux accus�s et leur �tablissement myst�rieux au fond du d�sert de Bernica. Ils s'�taient enfuis d'abord, disait-on x, pour assoupir l'affaire; mais l'opinion les avait tellement repouss�s en France, qu'ils avaient �t� contraints de venir se r�fugier dans la solitude pour y satisfaire en paix leur criminel attachement.

Mais ce qui r�duisait au n�ant toutes ces versions, c'�tait une derni�re assertion qui me sembla partir de gens mieux inform�s : madame Delmare, me disait-on y avait toujours eu de l'�loignement et presque de l'aversion pour son cousin M. Brown.

J'avais alors regard� attentivement, consciencieusement, pourrais-je dire, le h�ros de tant de contes �tranges. Il �tait assis sur un ballot de marchandises, attendant le retour d'un marin avec lequel il �tait entr� en march� pour je ne sais quelle emplette z, ses yeux, bleus comme la mer, contemplaient l'horizon avec une expression de r�verie si calme, si candide, toutes les lignes de son visage s'harmonisaient aa si bien ; les nerfs, les muscles, le sang, tout ab semblait si serein, si bien r�gl� chez cet individu sain et robuste, que j'aurais jur� qu'on lui faisait une mortelle injure, que cet homme n'avait pas un crime dans la m�moire, qu'il n'en avait jamais eu dans la pens�e, que son cœur et ses mains �taient purs comme son front.

Mais tout d'un coup le regard distrait du baronnet �tait venu tomber sur moi, qui l'examinais avec une avide et indiscr�te curiosit�. Confus comme un voleur {Perr 344} pris sur le fait, j'avais baiss� les yeux avec embarras; car ceux de sir Ralph renfermaient un reproche s�v�re. Depuis cet instant, malgr� moi j'avais pens� bien souvent � lui; il m'�tait apparu dans mes r�ves : j'�prouvais en songeant � lui ac, cette vague inqui�tude, cette inexprimable ad �motion, qui sont comme le fluide magn�tique dont s'entoure une destin�e extraordinaire.

Mon d�sir de conna�tre sir Ralph �tait donc tr�s r�el et tr�s vif; mais j'aurais voulu l'observer � l'�cart et n'en �tre pas vu. Il me semblait que j'�tais coupable envers lui. La transparence cristalline ae de ses yeux me gla�ait de crainte. Il devait y avoir chez cet homme une telle sup�riorit� de vertu ou de sc�l�ratesse, que je me sentais tout m�diocre et tout petit devant lui.

Son hospitalit� ne fut ni fastueuse ni bruyante. Il m'emmena dans sa chambre, me pr�ta des habits et du linge, puis me conduisit aupr�s de sa compagne, qui nous attendait pour prendre le repas.

En la voyant si belle, si jeune (car elle semblait avoir � peine dix-huit ans),en admirant sa fra�cheur, sa gr�ce, son doux parler, j'�prouvai une douloureuse �motion af. Je songeai aussit�t que cette femme �tait bien coupable ou bien malheureuse : coupable d'un crime odieux, ou fl�trie par une odieuse accusation.

Pendant ag huit jours, le lit d�bord� des rivi�res, les plaines inond�es, les pluies et les vents, me retinrent � Bernica; et puis vint le soleil, et je ne songeai plus � quitter mes h�tes.

Ils n'�taient brillants ni l'un ni l'autre; ils avaient, je crois, peu d'esprit, peut-�tre m�me n'en avaient-ils pas du tout; mais ils avaient celui qui fait dire des choses puissantes ou d�licieuses; ils avaient l'esprit du cœur. Indiana est ignorante, mais non pas de cette ignorance {Perr 345} �troite et grossi�re qui proc�de de la paresse, de l'incurie ou de la nullit�; elle est avide d'apprendre ce que les pr�occupations de sa vie l'ont emp�ch�e de savoir; et puis peut-�tre y eut-il un peu de coquetterie de sa part � questionner sir Ralph, afin de faire briller devant moi les immenses connaissances de son ami.

Je la trouvai enjou�e, mais sans p�tulance; ses mani�res ont gard� quelque chose de lent et de triste qui est naturel aux cr�oles, mais qui, chez elle, me parut avoir un charme plus profond; ses yeux ont surtout une douceur incomparable, ils semblent raconter une vie de souffrances; et, quand sa bouche sourit, il y a encore de la m�lancolie dans son regard, mais une m�lancolie qui semble �tre la m�ditation du bonheur ou l'attendrissement de la reconnaissance.

Un matin, je leur dis que j'allais enfin partir.

— D�j�! me dirent-ils.

L'accent de ce mot dans leur bouche fut si vrai, si touchant, que je me sentis encourag� Je m'�tais promis de ne pas quitter sir Ralph sans lui demander son histoire; mais, � cause de l'affreux soup�on qu'on avait jadis jet� dans mon esprit, j'�prouvais une insurmontable timidit�.

J'essayai ah de la vaincre.

— Ecoutez, lui dis-je, les hommes sont de grands sc�l�rats; ils m'ont dit du mal de vous. Je lie m'en �tonne pas, � pr�sent que je vous connais. Votre vie doit �tre bien belle, puisqu'elle a �t� si calomni�e...

Je m'arr�tai brusquement en voyant un �tonnement plein de candeur se peindre sur l�s traits de madame Delmare. Je compris ai qu'elle ignorait les atroces m�chancet�s r�pandues contre elle, et je rencontrai sur le visage de sir Ralph une expression non �quivoque de {Perr 346} hauteur et de m�contentement. Je me levai alors pour les quitter, honteux et triste, accabl� par le regard de M. Brown, qui me rappelait notre premi�re entrevue et le muet entretien du m�me genre que nous avions eu ensemble sur le bord de la mer.

D�sesp�r� aj de quitter pour toujours cet homme excellent dans de telles dispositions, repentant de l'avoir irrit� et bless� en r�compense ak des jours de bonheur qu'il venait de mettre dans ma vie, je sentis mon cœur se gonfler et je fondis en larmes.

— Jeune homme, me dit-il en me prenant la main, restez encore un jour avec nous; je n'ai pas le courage de laisser partir ainsi le seul ami que nous ayons dans la contr�e.

Puis, madame Delmare s'�tant �loign�e :

— Je vous ai compris me dit-il; je vous dirai mon histoire, mais pas devant Indiana. Il est des blessures qu'il ne faut pas r�veiller.

Le soir, nous all�mes faire une promenade dans les bois. Les arbres, si frais et si beaux quinze jours auparavant, avaient �t� d�pouill�s enti�rement de leurs feuilles, mais d�j� ils se couvraient de gros bourgeons r�sineux. Les oiseaux et les insectes avaient repris possession de leur empire. Les fleurs fl�tries avaient d�j� de jeunes boutons pour les remplacer. Les ruisseaux repoussaient avec pers�v�rance le sable dont leur lit �tait combl�. Tout revenait � la vie, au bonheur, � la sant� al.

— Voyez donc, me disait Ralph, avec quelle �tonnante rapidit� cette bonne et f�conde nature r�pare ses pertes! Ne semble-t-il pas qu'elle ait honte du temps perdu, et qu'elle veuille, � force de vigueur et de s�ve, refaire en quelques jours l'ouvrage d'une ann�e?

{Perr 347} — Et elle y parviendra, reprit madame Delmare. Je me souviens des orages de l'ann�e derni�re; au bout d'un mois, il n'y paraissait plus.

— C'est, lui dis-je, l'image d'un cœur bris� par les chagrins; quand le bonheur vient le retrouver am, il s'�panouit et se rajeunit bien vite.

Indiana me tendit la main et regarda M. Brown avec une ind�finissable expression de tendresse et de joie.

Quand la nuit fut venue, elle se retira dans sa chambre, et sir Ralph, me faisant asseoir � c�t� de lui sur un banc an dans le jardin, me raconta, son histoire jusqu'� l'endroit o� nous l'avons laiss�e dans le pr�c�dent chapitre.

L�, il fit une longue pause et parut avoir compl�tement oubli� ma pr�sence.

Press� par l'int�r�t que je prenais � son r�cit me d�cidai � rompre sa m�ditation par une derni�re question.

Il tressaillit comme un homme qui s'�veille; puis, souriant avec bonhomie :

— Mon jeune ami, me dit-il, il est des souvenirs qu'on d�flore en les racontant ao. Qu'il vous suffise de savoir que j'�tais bien d�cid� � tuer Indiana avec moi. Mais, sans doute, la ratification de notre sacrifice n'�tait pas encore enregistr�e dans les archives du ciel. Un m�decin ap vous dirait peut-�tre qu'un vertige tr�s supposable s'empara de ma t�te et me trompa dans la direction du sentier. Pour moi qui ne suis pas m�decin aq le moins du monde en ce sens-l�, j'aime mieux ar croire que l'ange d'Abraham et de Tobie, ce bel ange blanc, aux yeux bleus et � la ceinture d'or, que vous avez vu souvent dans les r�ves de votre enfance, descendit sur un rayon de la lune, et que, balanc� dans la tremblante vapeur de la cataracte, {Perr 348} il �tendit ses ailes argent�es sur ma douce compagne. La seule chose qu'il soit en mon pouvoir de vous affirmer, c'est que la lune se coucha derri�re les grands pitons de la montagne sans qu'aucun bruit sinistre e�t troubl� le paisible murmure de la cascade; c'est que les oiseaux du rocher ne prirent leur vol qu'� l'heure o� une ligne blanche s'�tendit sur l'horizon maritime; c'est que le premier rayon de pourpre qui tomba sur le bosquet d'orangers m'y trouva � genoux et b�nissant Dieu.

» Ne croyez pourtant pas que j'acceptai tout d'un coup le bonheur inesp�r� qui venait de renouveler ma destin�e. J'eus peur de mesurer l'avenir radieux qui se levait sur moi; et, lorsque Indiana souleva ses paupi�res pour me sourire, je lui montrai la cascade et lui parlai de mourir.

» — Si vous ne regrettez pas d'avoir v�cu jusqu'� ce matin, lui dis-je, nous pouvons affirmer as l'un et l'autre que nous avons go�t� le bonheur dans sa pl�nitude; et c'est une raison de plus pour quitter la vie, car mon astre p�lirait peut-�tre demain. Qui sait si, en quittant ce lieu, en sortant de cette situation enivrante o� des pens�es de mort et d'amour m'ont jet�, je ne redeviendrai pas la brute ha�ssable que vous m�prisiez hier? Ne rougirez-vous pas de vous-m�me en me retrouvant tel que vous m'avez connu?... Ah! Indiana, �pargnez-moi cette atroce douleur; ce serait le compl�ment de ma destin�e.

» — Doutez-vous de votre cœur, Ralph? dit Indiana avec une adorable expression de tendresse et de confiance, ou le mien ne vous offre-t-il pas assez de garanties?

» — Vous le dirai-je? je ne fus pas heureux les premiers jours. Je ne doutais pas de la sinc�rit� de madame {Perr 349} Delmare, mais l'avenir m'effrayait. M�fiant de moi-m�me avec exc�s depuis trente ans, ce ne fut pas en un jour que je pus m'affermir dans l'espoir de plaire et d'�tre aim�. J'eus des instants d'incertitude, de terreur et d'amertume; je regrettai parfois de ne m'�tre pas pr�cipit� dans le lac, lorsqu'un mot d'Indiana m'avait fait si heureux.

» Elle aussi dut avoir des retours de tristesse. Elle se d�fit avec peine de l'habitude de souffrir, car l'�me se fait au malheur, elle y prend racine et ne s'en d�tache qu'avec effort. Cependant je dois rendre au cœur de cette femme la justice de dire qu'elle n'eut jamais un regret pour Raymon ; elle ne s'est pas m�me souvenue de lui at pour le ha�r.

» Enfin, comme il arrive dans les affections profondes et vraies, le temps, au lieu d'affaiblir notre amour, l'�tablit et le scella; chaque jour lui donna une intensit� nouvelle, parce que chaque jour amena de part et d'autre l'obligation d'estimer et de b�nir. Toutes nos craintes s'�vanouirent une � une; et, en voyant combien ces sujets de d�fiance �taient faciles � d�truire, nous nous avou�mes en souriant que nous acceptions le bonheur en poltrons, et que nous ne nous m�ritions pas l'un l'autre. De ce moment, nous nous sommes aim�s avec s�curit�.

Ralph se tut; puis, apr�s quelques instants d'une m�ditation religieuse o� nous rest�mes absorb�s tous les deux :

— Je ne vous parle pas de mon bonheur, dit-il en me pressant la main ; s'il est des douleurs qui ne se trahissent jamais et qui enveloppent l'�me comme un linceul, il est aussi des joies qui restent ensevelies dans le cœur de l'homme parce qu'une voix de la terre ne saurait les {Perr 350} dire. D'ailleurs, si quelque ange du ciel venait s'abattre sur l'une de ces branches en fleur pour vous les raconter dans la langue de sa patrie, vous ne les comprendriez pas, vous, jeune homme, que la temp�te n'a pas bris� et que n'ont pas fl�tri les orages. H�las! que peut-elle comprendre au bonheur, l'�me qui n'a pas souffert? Pour nos crimes... ajouta-t-il en souriant.

— Oh! m'�criai-je les yeux mouill�s de larmes.

— Ecoutez, monsieur, interrompit-il aussit�t; vous n'avez v�cu que quelques heures avec les deux coupables de Bernica, mais une seule vous suffisait pour savoir leur vie tout enti�re. Tous nos jours se ressemblent; ils sont tous calmes et beaux; ils passent rapides et purs comme ceux de notre enfance. Chaque soir, nous b�nissons le ciel; nous l'implorons chaque matin, nous lui demandons le soleil et les ombrages de la veille. La majeure au portion de nos revenus est consacr�e � racheter de pauvres noirs infirmes. C'est la principale cause du mal que les colons disent de nous. Que ne sommes-nous av assez riches pour d�livrer tous ceux qui vivent dans l'esclavage! Nos serviteurs sont nos amis; ils partagent nos joies, nous soignons leurs maux. C'est ainsi que notre vie s'�coule, sans chagrins, sans remords. Nous parlons rarement du pass�, rarement aussi de l'avenir; nous parlons de l'un sans effroi, de l'autre sans amertume. Si nous nous surprenons parfois les paupi�res mouill�es de larmes, c'est qu'il doit y avoir des larmes dans les grandes f�licit�s; il n'y en a pas dans les grandes mis�res.

— Mon ami, lui dis-je apr�s un long silence, si les accusations du monde pouvaient arriver jusqu'� vous, votre bonheur r�pondrait assez haut.

— Vous �tes jeune, r�pondit-il; pour vous, conscience na�ve et pure que n'a pas salie le monde, notre {Perr 351} bonheur signe notre vertu; pour le monde, il fait notre crime. Allez, la solitude est bonne, et les hommes ne valent pas un regret.

— Tous ne vous accusent pas, lui dis-je; mais ceux-l� m�mes qui vous appr�cient vous bl�ment de m�priser l'opinion, et ceux qui avouent votre vertu. vous disent orgueilleux et fier.

— Croyez-moi, me r�pondit Ralph, il y a plus d'orgueil dans ce reproche que dans mon pr�tendu m�pris aw. Quant � l'opinion, monsieur, � voir ceux qu'elle �l�ve, ne faudrait-il pas toujours tendre la main � ceux qu'elle foule aux pieds? On la dit n�cessaire au bonheur; ceux qui le croient doivent la respecter. Pour moi, je plains sinc�rement tout bonheur qui s'�l�ve ou s'abaisse ax � son souffle capricieux.

— Quelques moralistes bl�ment votre solitude; ils pr�tendent que tout homme appartient � la soci�t�, qui le r�clame. On ajoute que vous donnez aux hommes un exemple dangereux � suivre.

— La soci�t� ne doit rien exiger de celui qui n'attend rien d'elle, r�pondit sir Ralph. Quant � la contagion de l'exemple, je n'y crois pas, monsieur; il faut trop d'�nergie pour rompre avec le monde, trop de douleurs pour acqu�rir cette �nergie. Ainsi, laissez couler en paix ce bonheur ignor� qui ne co�te rien � personne, et qui se cache de peur de faire des envieux. Allez, jeune homme, poursuivez le cours de votre destin�e; ayez des amis, un �tat, une r�putation, une patrie. Moi, j'ai Indiana. Ne rompez point les cha�nes qui vous lient � la soci�t�, respectez ses lois si elles vous prot�gent, prisez ses jugements s'ils vous sont �quitables; mais, si quelque jour elle vous calomnie et vous repousse, ayez assez d'orgueil pour savoir vous passer d'elle.

{Perr 352} — Oui, lui dis-je, un cœur pur peut nous faire supporter l'exil ay; mais, pour nous le faire aimer, il faut une compagne comme la v�tre.

— Ah! dit-il avec un ineffable sourire, si vous saviez comme je plains az ce monde qui me d�daigne!

Le lendemain, je quittai Ralph et Indiana; l'un m'embrassa, l'autre versa quelques larmes.

— Adieu, me dirent-ils, retournez au monde; si quelque jour il vous bannit, souvenez-vous de notre chaumi�re indienne.


Variantes

  1. XV {RoDu}, {Goss} ♦ CONCLUSION / À J. N�raud {Perr} et sq.
  2. nomm� la Plaine des G�ants {RoDu}{Hetz} ♦ nomm� le Brul� de St Paul {CL} et sq.
  3. mauresque {RoDu}{Perr} ♦ moresque $g&
  4. morisque {RoDu} ♦ mauresque {Goss}, {Perr} ♦ moresque {Hetz} et sq.
  5. Dans la Plaine des G�ants {RoDu}{Hetz} ♦ Dans le Brul� de St Paul {CL} et sq.
  6. terrible, fantasque, incomplet {RoDu} ♦ terrible, capricieux, incomplet {Goss} et sq.
  7. au milieu de ces cr�ations {RoDu} ♦ au milieu de cr�ations {Goss} et sq.
  8. jeter de ces {RoDu} ♦ jeter ces {Goss} et sq.
  9. de ces sublimes {RoDu} ♦ ces sublimes {Goss} et sq.
  10. aux pieds {RoDu} ♦ au pied {Goss} et sq.
  11. le m�me ph�nom�ne {RoDu} ♦ le m�me spectacle {Goss} ♦ le m�me ph�nom�ne {Perr} et sq.
  12. ont r�sult� {RoDu}, {Goss} ♦ sont r�sult�s {Perr} et sq.
  13. la moiti� de l'ar�ne des g�ans {RoDu}{Hetz} ♦ la moiti� du plateau {CL} et sq.
  14. raffale {RoDu} ♦ rafale {Goss} et sq.
  15. qui ont toutes {RoDu}{Perr} ♦ qui toutes ont {Hetz} et sq.
  16. qui se pr�cipitait vers la plaine avec furie {RoDu}{Perr} ♦ qui se pr�cipitait avec furie vers la plaine {Hetz} et sq.
  17. Sa case {RoDu}, {Goss} ♦ La case {Perr} et sq.
  18. une furieuse cataracte {RoDu} ♦ une cataracte furieuse {Goss} et sq.
  19. �tait une chose encore probl�matique {RoDu}, {Goss} ♦ �tait encore une chose probl�matique {Perr} et sq.
  20. un �tre compl�tement nul {RoDu}, {Goss} ♦ un homme compl�tement nul {Perr} et sq.
  21. pour en �pouser la femme {RoDu} ♦ pour �pouser sa femme {Goss} et sq.
  22. aucune relation avec... {RoDu}, {Goss} ♦ aucune relation avec lui {Perr} et sq.
  23. {CL} porte vu prouver. C'est une faute �vidente et, comme Pierre Salomon, nous r�tablissons la le�on ant�rieure
  24. enfuis, disait-on {RoDu}, {Goss} ♦ enfuis d'abord, disait-on {Perr} et sq.
  25. Madame Delmare, disait-on {RoDu}, {Goss} ♦ madame Delmare, me disait-on {Perr} et sq.
  26. empl�te {RoDu} ♦ emplette {Goss} et sq.
  27. s'harmoniaient {RoDu}, {Goss} ♦ s'harmonisaient {Perr} et sq.
  28. le sang, la bile, tout {RoDu} ♦ le sang, tout {Goss} et sq.
  29. en y songeant {RoDu} ♦ en songeant � lui {Goss} et sq.
  30. inexplicable {RoDu}{Hetz} ♦ inexprimable {CL} et sq.
  31. L'�clat cristalline {RoDu} ♦ La transparence cristalline {Goss} et sq.
  32. une sensation douloureuse {RoDu}, {Goss} ♦ une douloureuse �motion {Perr} et sq.
  33. Mais pendant {RoDu} ♦ Pendant {Goss} et sq.
  34. J'essayai donc {RoDu} ♦ J'essayai {Goss} et sq.
  35. Je compris alors {RoDu} ♦ Je compris {Goss} et sq.
  36. Alors d�sesp�r� {RoDu} ♦ D�sesp�r� {Goss} et sq.
  37. pour r�compenser {RoDu} ♦ en r�compense {Goss} et sq.
  38. � la sant�, si l'on peut parler ainsi {RoDu} ♦ � la sant� {Goss} et sq.
  39. le trouver {RoDu}{Perr} ♦ le retrouver {Hetz} et sq.
  40. asseoir sur un banc {RoDu} ♦ asseoir � c�t� de lui sur un banc {Goss} et sq.
  41. d�florerait � les raconter {RoDu} ♦ d�flore en les racontant {Goss} et sq.
  42. Un philosophe {RoDu}, {Goss} ♦ Un m�decin {Perr} et sq.
  43. qui ne suis pas philosophe {RoDu}, {Goss} ♦ qui ne suis pas m�decin {Perr} et sq.
  44. du monde, j'aime mieux {RoDu} ♦ du monde en ce sens-l�, j'aime mieux {Goss} et sq.
  45. nous pouvons dire {RoDu} ♦ nous pouvons affirmer {Goss} et sq.
  46. elle ne s'en est m�me pas souvenue {RoDu}, {Goss} ♦ elle ne s'est pas m�me souvenue de lui {Perr} et sq.
  47. la veille. Voyez ces champs, voyez ces fleurs : ces champs, c'est moi qui les cultive; ces fleurs, c'est Indiana qui les arrose, c'est pour elle qu'elles s'�panouissent. Voyez ces arbres en berceau, nous les avons courb�s ensemble; ce banc o� je vous parle, o� nous venons r�ver le soir, c'est moi qui l'ai couvert d'une nappe de gazon. C'est elle qui a sem� de dahlias les rives du ruisseau qui coule � vos pieds; elle encore qui a plant� ce bosquet o� se jouent les rayons de la lune; c'est l� que nous allons chaque jour parler d'amour et de bonheur, et souvent du ciel que nous n'envions plus. La majeure {RoDu}, {Goss} ♦ la veille. La majeure {Perr} et sq.
  48. infirmes. Que ne sommes-nous {RoDu}, {Goss} ♦ infirmes. C'est la principale cause du mal que les colons disent de nous. Que ne sommes-nous {Perr} et sq.
  49. dans le m�pris que je n'affiche pas {RoDu}, {Goss} ♦ dans mon pr�tendu m�pris {Perr} et sq.
  50. qui hausse ou baisse {RoDu} ♦ qui s'�l�ve ou s'abaisse {Goss} et sq.
  51. supporter l'ostracisme {RoDu}, {Goss} ♦ supporter l'exil {Perr} et sq.
  52. comme je le plains {RoDu} ♦ comme je plains {Goss} et sq.

Notes