GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie litt�raire et intime
1832-1850

{Presse 2/8/1855 1; CL T.4 [347]; Lub T.2 [341]} IX a

Lettre incrimin�e au proc�s monstre. — Ma r�daction rejet�e. — D�fection du barreau r�publicain. — Tr�lat. — Discours d'Éverard. — Sa condamnation. — Retour � Nohant. — Projets d'�tablissement. b — La maison d�serte � Paris. — Charles d'Aragon. — Affaire Fieschi. — Les opinions politiques de Maurice. — M. Lamennais. — M. Pierre Leroux. — Le mal du pays me prend. — La maison d�serte � Bourges. — Contradictions d'Éverard. c — Je reviens � Paris.



Cependant il s'agissait surtout de soutenir le courage de certains accus�s, en petit nombre heureusement, qui mena�aient de faiblir. J'�tais bien d'accord avec Éverard sur ce point, que, quel que f�t le r�sultat d'une division dans les motifs et les id�es des d�fenseurs, il fallait que la crainte et la lassitude ne parussent pas, m�me chez quelques accus�s. Il me fit r�diger la lettre, la fameuse lettre qui devait donner au proc�s monstre une nouvelle extension. C'�tait son but, � lui, de rendre inextricable le syst�me d'accusation. L'id�e souriait par moments � Armand Carrel: en d'autres, elle alarmait sa prudence. Mais Éverard la poussa rapidement, et lui, que l'on pouvait supposer parfois si m�fiant du lendemain, c'est tout au plus s'il prit le temps de la r�flexion. Il trouva ma r�daction trop sentimentale d et la changea. « Il n'est pas question de soutenir la foi chancelante par des hom�lies, me dit-il; les hommes ne donnent pas tant de part � l'id�al. C'est par l'indignation et la col�re qu'on les ranime. Je veux attaquer violemment la pairie pour exalter les accus�s; je veux d'ailleurs mettre en cause tout le barreau r�publicain. » {CL 348} Je lui fis observer que le barreau r�publicain signerait ma r�daction et reculerait devant la sienne. « Il faudra bien que tous signent, r�pondit-il, et s'ils ne le font pas, on se passera d'eux. »

{Lub 342} On se passa du grand nombre, en effet, et ce fut une grande faute que de provoquer les d�fections. Toutes n'�taient pas si coupables qu'elles le parurent � Éverard. Certains hommes �taient venus l� sans vouloir une r�volution de fait, esp�rant contribuer seulement � une r�volution dans les id�es, ne r�vant ni profit ni gloire, mais l'accomplissement d'un devoir dont toutes les cons�quences ne leur avaient pas �t� soumises. J'en connais plusieurs qu'il me fut impossible de bl�mer quand ils m'expliqu�rent leurs motifs d'abstention.

On sait quelles cons�quences eut la lettre. Elle fut fatale au parti, en ce qu'elle y mit le d�sordre; elle fut fatale � Éverard, en ce sens qu'elle donna lieu � un discours tr�s-controvers� dans les rangs de son parti. Il avait, par un mouvement g�n�reux, assum� sur lui toute la responsabilit� de cette pi�ce, incrimin�e par la cour des pairs. Il l'e�t fait quand m�me Tr�lat ne lui e�t pas donn� l'exemple du sacrifice. Mais Tr�lat fit devant la cour un acte d'hostilit� h�ro�que, tandis qu'Éverard sema de contrastes sa pofession de foi devant ce m�me tribunal. Laissons parler Louis Blanc: « ..... Puis M. Michel (de Bourges) s'avance. On connaissait d�j� l'entra�nement de sa parole, et tous attendaient, au milieu d'un solennel silence. Il commen�a d'une voix br�ve et profonde; � demi courb� sur la balustrade qui lui servait d'appui, tant�t il la faisait trembler sous la pression convulsive de ses mains; tant�t, d'un mouvement imp�tueux, il en parcourait l'�tendue, semblable � ce Ca�us Gracchus dont il fallait qu'un joueur de fl�te mod�r�t, lorsqu'il parlait, l'�loquence trop emport�e. M. Michel (de Bourges) cependant {CL 349} ne fut ni aussi hardi ni aussi terrible que M. Tr�lat. Il se d�fendit, ce que M. Tr�lat n'avait pas daign� faire, et les attaques qu'il dirigea contre la pairie ne furent pas tout � fait exemptes de m�nagements. Tout en maintenant l'esprit de la lettre, il parut dispos� � faire bon march� des formes, et il reconnut qu'� en juger par ce qu'il voyait depuis trois jours, les pairs valaient mieux que leur institution. Du reste, et pour ce qui concernait le fond m�me du proc�s, il fut inflexible. »

Je ne me permettrai de reprendre qu'un mot � cette excellente appr�ciation. Selon moi, Éverard ne se d�fendit pas, et je souffre encore en m'imaginant que, {Lub 343} s'il fit bon march� des formes de sa provocation, ce fut peut-�tre sous l'impression de la critique que je lui avais faite de ces m�mes formes. Je trouvais, moi, et je me permettais de le lui dire, que la principale maladresse de son parti �tait la rudesse du langage et le ton acerbe des discussions. On revenait trop au vocabulaire des temps les plus aigris de la r�volution; on affectait de le faire, sans songer qu'un choix d'expressions fort du cachet de son temps para�t violent, par cons�quent faible, � quarante ans de distance. J'admirais l'originalit� de la parole d'Éverard, pr�cis�ment parce qu'elle donnait une couleur, une physionomie nouvelle, � ces choses du pass�. Il sentait bien que l� �tait sa puissance, et il riait de tout son cœur des vieilles formules et des d�clamations banales. Mais, en �crivant, il y retombait quelquefois sans en avoir conscience, et quand je le lui faisais remarquer, il en convenait modestement. Nous n'avions pourtant pas �t� d'accord sur ce point en r�digeant la lettre. Il avait d�fendu et maintenu sa version; mais depuis, en l'entendant bl�mer par d'autres, il s'en �tait d�go�t�, et l'artiste dominant, par bouff�es, l'homme de parti, il aurait voulu qu'une pi�ce destin�e � faire tant de bruit f�t un chef-d'œuvre de go�t et d'�loquence. Il est vrai {CL 350} que, s'il en e�t �t� ainsi, on ne l'e�t pas incrimin�e et que son but n'e�t pas �t� atteint.

Comme il ne l'�tait pas davantage par la situation isol�e que lui faisaient les poursuites, il n'�tait plus forc� rigoureusement de d�fendre chaque expression de cette lettre. Du moment qu'elle n'�tait plus sign�e par un parti tout entier, elle redevenait son œuvre personnelle, et il crut peut-�tre de bon go�t de n'y pas tenir aveugl�ment.

Je n'ai pas entendu ce discours, je n'�tais qu'� la s�ance du 20 mai. Rien n'est plus fugitif qu'un discours et la st�nographie, qui en conserve les mots, n'en conserve pas toujours l'esprit. Il faudrait pouvoir st�nographier l'accent et photographier la physionomie de l'orateur pour bien comprendre toutes les nuances de sa pens�e � chaque crise de son improvisation. Éverard ne pr�parait jamais rien en politique; il s'inspirait du moment, et, sous le coup de l'exaltation nerveuse qui dominait son talent en m�me temps qu'elle l'entretenait, il n'�tait pas toujours ma�tre de sa parole. {Lub 344} Ce ne fut pas la seule fois qu'on lui reprocha l'impr�vu de sa pens�e et qu'on la jugea plus significative et plus concluante qu'elle ne l'�tait dans son propre esprit.

Quoi qu'il en soit, ce discours, � la fin duquel il fut ramen� chez lui atteint d'une bronchite aigu�, lui fit de nombreux d�tracteurs parmi ses coreligionnaires. Éverard avait bless� des croyances et des amours-propres dans les discussions orageuses au sein du parti. Il eut contre lui des rancunes am�res et m�me des s�v�rit�s impartiales. « Était-ce donc la peine, disait-on, d'avoir combattu avec tant d'�pret� l'opinion de ceux qui voulaient adopter le syst�me de la d�fense, pour arriver � se d�fendre soi-m�me, tout seul, d'un acte dont l'intention �tait collective? »

Mais n'�tait-ce pas pr�cis�ment parce que cette cause n'avait plus de sens collectif qu'Éverard �tait fatalement entra�n� � en faire meilleur march�? N'y avait-il pas {CL 351} quelque chose de na�f et de grand dans la modestie qui lui faisait confesser n'avoir aucun ressentiment, aucune haine personnelle? Et sa p�roraison fut-elle timide, lorsqu'il s'�cria: « Si l'amende m'atteint, je mettrai ma fortune � la disposition du fisc, heureux de consacrer encore � la d�fense des accus�s ce que j'ai pu gagner dans l'exercice de ma profession. Quant � la prison, je me rappelle le mot de cet autre r�publicain qui sut mourir � Utique: j'aime mieux �tre en prison que de si�ger ici, � c�t� de toi, C�sar! »

L'arr�t qui condamnait Tr�lat � trois ans de prison et Michel � un mois seulement servit de texte aux commentaires hostiles. Michel fut jaloux de la prison de Tr�lat et non de l'honneur qui lui en revenait. Il ch�rissait ce noble caract�re, et le parall�le qui fut �tabli entre eux au d�savantage de l'un des deux ne diminua en rien la tendresse et la v�n�ration de celui-ci pour l'autre. « Tr�lat est un saint, disait Éverard, et je ne le vaux pas. » Cela �tait vrai, mais, pour le dire {Presse 1/8/1855 2} sinc�rement en pareille circonstance, il fallait encore �tre tr�s-grand soi-m�me.

Éverard fut assez gravement malade. La preuve qu'il n'avait pas �t� aussi agr�able � la pairie que quelques adversaires le pr�tendaient, c'est que la pairie proc�da tr�s-brutalement avec lui en le sommant de se faire �crouer mort ou vif. Je r�clamai pour lui, � son insu, {Lub 345} aupr�s de M. Pasquier, qui voulut bien faire envoyer le m�decin d�l�gu� d'office en ces sortes de constatations e.

Ce m�decin proc�da � l'interrogatoire d'Éverard d'une mani�re blessante, feignant de prendre la maladie pour une feinte et le retard demand� par moi pour un danger. Peu s'en fallut qu'Éverard ne f�t manquer l'objet de ma d�marche, car, en voyant arriver le m�decin du pouvoir d'un air rogue, il r�pondit brusquement qu'il n'�tait pas malade et refusa de se laisser examiner. Pourtant j'obtins {CL 352} que le pouls f�t consult�, et la fi�vre �tait si r�elle et si violente, que l'Esculape monarchique se radoucit aussit�t, honteux peut-�tre d'une insulte toute gratuite et assez inintelligente; car quel est le condamn� � un mois de prison qui pr�f�rerait la fuite? Je vis f par ce petit fait comment on provoquait les r�publicains, m�me dans les circonstances l�g�res, et je me fis une id�e du syst�me adopt� dans les prisons pour exciter ces col�res et ces r�voltes que le pouvoir semblait avide de faire na�tre afin d'avoir le plaisir de les ch�tier.

D�s qu'Éverard fut gu�ri, je partis g pour Nohant avec ma fille. Je ne sais pour quel motif la peine prononc�e contre Éverard ne devait plus �tre subie qu'au mois de novembre suivant. Ce fut peut-�tre dans l'int�r�t de ses clients que ce d�lai lui fut accord�.

Cette fois mon s�jour chez moi fut d�sagr�able et m�me difficile. Il fallut m'armer de beaucoup de volont� pour ne pas aigrir la situation. Ma pr�sence �tait positivement g�nante. Mes amis h souffrirent d'avoir � le constater, et ceux m�mes qui contribuaient � me g�ter mon int�rieur, mon fr�re et un autre, sentirent que la position n'�tait pas tenable pour moi. Ils song�rent donc � conseiller quelque arrangement.

Je recevais trois mille francs de pension pour ma fille et pour moi. C'�tait fort court, mon travail �tant encore peu lucratif et soumis d'ailleurs aux �ventualit�s humaines, ne f�t-ce qu'� l'�tat de ma sant�. Pourtant c'�tait possible � la condition que, passant chez moi six mois sur douze, je mettrais de c�t� quinze cents francs par an pour payer l'�ducation de l'enfant. Si l'on me fermait ma porte, ma vie devenait pr�caire, et la conscience de mon mari ne pouvait pas, ne devait pas �tre bien satisfaite.

{Lub 346} Il le reconnaissait. Mon fr�re le pressait de me donner six mille francs par an. Il lui en serait rest� � peu pr�s dix en comptant son propre avoir i. C'�tait de quoi vivre � {CL 353} Nohant, et y vivre seul, puisque tel �tait son d�sir. M. Dudevant s'�tait rendu � ce conseil; il avait donc promis de doubler ma pension j; mais quand il avait �t� question de le faire, il m'avait d�clar� �tre dans l'impossibilit� de vivre � Nohant avec ce qui lui restait. Il fallut entrer dans quelques explications et me demander ma signature pour sortir d'embarras financiers qu'ils s'�taient cr��s. Il avait mal employ� une partie de son petit h�ritage, il ne l'avait plus. Il avait achet� des terres qu'il ne pouvait payer; il �tait inquiet, chagrin. Quand j'eus sign�, les choses n'all�rent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas r�solu le probl�me qu'il m'avait donn� � r�soudre quelques ann�es auparavant; ses d�penses exc�daient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part, et, pour le reste, il �tait vol� par des domestiques trop autoris�s � le faire. Je constatai plusieurs friponneries flagrantes, croyant lui rendre service autant qu'� moi-m�me. Il m'en sut mauvais gr�. Comme Fr�d�ric le Grand, il voulait �tre servi par des pillards. Il me d�fendit de me m�ler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de commander � ses gens. Il me semblait que tout cela �tait un peu � moi, puisqu'il disait n'avoir plus rien � lui. Je me r�signai � garder le silence et � attendre qu'il ouvr�t les yeux.

Cela ne tarda pas. Dans un jour de d�go�t de son entourage, il me dit que Nohant le ruinait, qu'il y �prouvait des chagrins personnels, qu'il s'y ennuyait au milieu de ses loisirs et qu'il �tait pr�t � m'en laisser la jouissance et l'entretien. Il voulait aller vivre � Paris ou dans le Midi avec le reste de nos revenus, qu'il �valuait alors � 7,000 francs. J'acceptai. Il r�digea nos conventions, que je signai sans discussion k aucune; mais, d�s le lendemain, il m'en t�moigna tant de regret et de d�plaisir que je partis pour Paris en lui laissant le trait� d�chir� et en remettant mon sort � la providence des artistes, au travail.

{CL 354} Ceci s'�tait pass� au mois d'avril. Mon voyage � Nohant en juin n'am�liora pas la position. M. Dudevant persistait � quitter Nohant. Cette id�e prenait plus de consistance quand j'y retournais; mais comme elle {Lub 347} �tait accompagn�e de d�pit, je m'en allai encore sans rien exiger.

Éverard �tait retourn� � Bourges. Je v�cus � Paris tout � fait cach�e pendant quelque temps. J'avais un roman � faire, et comme je mourais de chaud dans ma mansarde du quai Malaquais, je trouvai moyen de m'installer dans un atelier de travail assez singulier. L'appartement du rez-de-chauss�e �tait en r�paration, et les r�parations se trouvaient suspendues, je ne sais plus pour quel motif. Les vastes pi�ces de ce beau local �taient encombr�es de pierres et de bois de travail; les portes donnant sur le jardin avaient �t� enlev�es, et le jardin lui-m�me ferm�, d�sert et abandonn�, attendait une m�tamorphose. J'eus donc l� une solitude compl�te, de l'ombrage, de l'air et de la fra�cheur. Je fis de l'�tabli d'un menuisier un bureau bien suffisant pour mon petit attirail, et j'y passai les journ�es les plus tranquilles que j'aie peut-�tre jamais pu saisir, car personne au monde ne me savait l�, que le portier, qui m'avait confi� la clef, et ma femme de chambre, qui m'y apportait mes lettres et mon d�jeuner. Je ne sortais de ma tani�re que pour aller voir mes enfants � leurs pensions respectives. J'avais remis Solange chez les demoiselles Martin.

Je pense que tout le monde est, comme moi, friand de ces rares et courts instants o� les choses ext�rieures daignent s'arranger de mani�re � nous laisser un calme absolu relativement � elles. Le moindre coin nous devient alors une prison volontaire, et, quel qu'il soit, il se pare � nos yeux de ce je ne sais quoi de d�licieux qui est comme le sentiment de la conqu�te et de la possession du temps, du silence et de nous-m�mes. Tout m'appartenait dans ces murs vides et d�vast�s, qui bient�t allaient se couvrir de {CL 355} dorures et de soie, mais dont jamais personne ne devait jouir � ma mani�re. Du moins je me disais que les futurs occupants n'y retrouveraient peut-�tre jamais une heure du loisir assur� et de la r�verie compl�te que j'y go�tais chaque jour, du matin � la nuit. Tout �tait mien en ce lieu, les tas de planches qui me servaient de si�ges et de lits de repos, les araign�es diligentes qui �tablissaient leurs grandes toiles avec tant de science et de pr�vision d'une corniche � l'autre; les souris myst�rieusement occup�es � je ne sais quelles {Lub 348} recherches actives et minutieuses dans les copeaux; les merles du jardin qui, venus insolemment sur le seuil, me regardaient, immobiles et m�fiants tout � coup, et terminaient leur chant insoucieux et moqueur sur une modulation bizarre, �court�e l par la crainte. J'y descendais quelquefois le soir, non plus pour �crire, mais pour respirer et songer sur les marches du perron. Le chardon et le bouillon blanc avaient pouss� dans les pierres disjointes; les moineaux, r�veill�s par ma pr�sence, fr�laient le feuillage des buissons dans un silence agit�, et les bruits des voitures, les cris du dehors arrivant jusqu'� moi, me faisaient sentir davantage le prix de ma libert� et la douceur de mon repos.

Quand mon roman fut fini, je rouvris ma porte � mon petit groupe d'amis. C'est � cette m �poque, je crois, que je me liai avec Charles d'Aragon, un �tre excellent et du plus noble caract�re, puis avec M. Artaud, un homme n tr�s-savant et parfaitement aimable. Mes autres amis �taient r�publicains; et, malgr� l'agitation du moment, jamais aucune discussion politique ne troubla le bon accord et les douces relations de la mansarde.

Un jour, une femme d'un grand cœur, qui m'�tait ch�re, madame Julie Beaune, vint me voir. « On s'agite beaucoup dans Paris, me dit-elle. On vient de tirer sur Louis-Philippe. » C'�tait la machine Fieschi. Je fus tr�s-inqui�te; {CL 356} Maurice �tait sorti avec Charles d'Aragon, qui l'avait men� justement voir passer le roi chez la comtesse de Montijo. Je craignais qu'au retour ils ne se trouvassent dans quelque bagarre. J'allais y courir, quand d'Aragon me ramena mon coll�gien sain et sauf. Pendant que j'interrogeais le premier sur l'�v�nement, l'autre me parlait d'une charmante petite fille avec laquelle il pr�tendait avoir parl� politique. C'�tait la future imp�ratrice des Fran�ais. Ce mot d'enfant m'en rappelle un autre. Maurice, un an plus tard m'�crivait: « Montpensier (le jeune prince �tait au coll�ge Henri IV) m'a invit� � son bal, malgr� mes opinions politiques. Je m'y suis bien amus�. Il nous a tous fait cracher avec lui sur la t�te des gardes nationaux*. »

* En se livrant � ce divertissement, le petit prince et ses jeunes invit�s �taient sur une galerie au-dessous de laquelle passaient les bonnets � poil.

{Lub 349} C'est dans le courant de cette ann�e-l� que je m'approchai tr�s-humblement de deux des plus grandes intelligences de notre si�cle, M. Lamennais et M. Pierre Leroux. J'avais projet� de consacrer un long chapitre de cet ouvrage � chacun de ces hommes illustres; mais les bornes de l'ouvrage ne peuvent �tre recul�es � mon gr�, et je ne voudrais pas �courter deux sujets aussi vastes que ceux de leur philosophie dans l'histoire et de leur mission dans le monde des id�es. Cet ouvrage-ci est la pr�face �tendue et compl�te d'un livre qui para�tra plus tard, et o�, n'ayant plus � raconter ma propre histoire dans son d�veloppement minutieux et lent, je pourrai aborder des individualit�s plus importantes et plus int�ressantes que la mienne propre.

Je me bornerai donc � esquisser quelques traits des imposantes figures que j'ai rencontr�es dans la p�riode de mon existence contenue dans ce livre et � dire l'impression qu'elles firent sur moi.

{CL 357} J'allais alors cherchant la v�rit� religieuse et la v�rit� sociale dans une seule et m�me v�rit�. Gr�ce � Éverard, j'avais compris que ces deux v�rit�s sont indivisibles et doivent se compl�ter l'une par l'autre; mais je ne voyais encore qu'un �pais brouillard faiblement dor� par la lumi�re qu'il voilait � mes yeux. Un jour, au milieu des p�rip�ties du proc�s monstre, Liszt, qui �tait re�u avec bont� par M. Lamennais, le fit consentir � monter jusqu'� mon grenier de po�te. L'enfant isra�lite Puzzi, �l�ve de Liszt, musicien ensuite sous son vrai nom d'Herman, aujourd'hui carme d�chauss� sous le nom de fr�re Augustin, les accompagnait.

{Presse 3/8/1855 1} M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa t�te! Son nez �tait trop pro�minent pour sa petite taille et pour sa figure �troite. Sans ce nez disproportionn�, son visage e�t �t� beau. L'œil clair lan�ait des flammes; le front droit et sillonn� de grands plis verticaux, indices d'ardeur dans la volont�, la bouche souriante et le masque mobile sous une apparence de contraction aust�re, c'�tait une t�te fortement caract�ris�e pour la vie de renoncement, de contemplation et de pr�dication.

Toute sa personne, ses mani�res simples, ses mouvements brusques, ses attitudes gauches, sa gaiet� franche, {Lub 350} ses obstinations emport�es, ses soudaines bonhomies, tout en lui, jusqu'� ses gros habits propres, mais pauvres, et � ses bas bleus, sentait le cloarek breton.

Il ne fallait pas longtemps pour �tre saisi de respect et d'affection pour cette �me courageuse et candide. Il se r�v�lait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or et simple comme la nature.

En ces premiers jours o� je le vis, il arrivait � Paris, et, malgr� tant de vicissitudes pass�es, malgr� plus d'un demi-si�cle de douleurs, il red�butait dans le monde politique {CL 358} avec toutes les illusions d'un enfant sur l'avenir de la France. Apr�s une vie d'�tude, de pol�mique et de discussion, il allait quitter d�finitivement sa Bretagne pour mourir sur la br�che, dans le tumulte des �v�nements, et il commen�ait sa campagne de glorieuse mis�re par l'acceptation du titre de d�fenseur des accus�s d'avril.

C'�tait beau et brave. Il �tait plein de foi, et il disait sa foi avec nettet�, avec clart�, avec chaleur; sa parole �tait belle, sa d�duction vive, ses images rayonnantes, et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a successivement parcourus, il y �tait tout entier, pass�, pr�sent et avenir, t�te et cœur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure admirables. Il se r�sumait alors dans l'intimit� avec un �clat que temp�rait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontr� perdu dans ses r�veries, n'ont vu de lui que son œil vert, quelquefois hagard, et son grand nez ac�r� comme un glaive, ont eu peur de lui et ont d�clar� son aspect diabolique. S'ils l'avaient regard� trois minutes, s'ils avaient �chang� avec lui trois paroles, ils eussent compris qu'il fallait ch�rir cette bont� tout en frissonnant devant cette puissance, et qu'en lui tout �tait vers� � grandes doses, la col�re et la douceur, la douleur et la gaiet�, l'indignation et la mansu�tude.

On l'a dit, et on l'a tr�s-bien dit* et compris, lorsqu'au o {Lub 351} lendemain de sa mort les esprits droits et justes ont embrass� {CL 359} d'un coup d'œil cette illustre carri�re de travaux et de souffrances; la post�rit� le dira � jamais, et ce sera une gloire de l'avoir reconnu et proclam� sur la tombe encore ti�de de Lamennais: ce grand penseur a �t�, sinon parfaitement, du moins admirablement logique avec lui-m�me dans toutes ses phases de d�veloppement. Ce que, dans des heures de surprise, d'autres critiques, s�rieux d'ailleurs, mais plac�s momentan�ment � un point de vue trop �troit, ont appel� les �volutions du g�nie, n'a �t� chez lui que le progr�s d'une intelligence �close dans les liens des croyances du pass� et condamn�e par la Providence � les �largir et � les briser, � travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus puissante que celle des �coles, la logique du sentiment.

* [{CL 358; Lub 350}] Ce grand homme si m�connu, si calomni� durant sa vie, insult� jusque sur son lit de mort par les pamphl�taires, ce pr�tre du vrai Dieu, crucifi� pendant soixante ans, a �t� cependant enseveli avec honneur et v�n�ration par les �crivains de la presse s�rieuse. Quand j'aurai, moi, l'honneur de lui apporter un tribut plus complet que celui de ces quelques pages, je ne dirai certes pas mieux [{Lub 351}] qu'il n'a �t� dit dans ce m�me feuilleton par M. Paulin Limayrac, p [{CL 359}] et avant lui, quelque temps avant la mort du ma�tre, par Alexandre Dumas. Ce chapitre q des m�moires de l'auteur d'Antony est � la fois excellent et magnifique; il prouve que le g�nie peut toucher � tout, et que le romancier f�cond, le po�te dramatique et lyrique, le critique enjou�, l'artiste plein de fantaisie et d'impr�vu, tous les hommes qui sont contenus dans Alexandre Dumas n'ont pas emp�ch� l'�crivain philosophique de se d�velopper en lui et de faire sa preuve, � l'occasion, avec une �gale puissance.

Voil� ce qui me frappa et me p�n�tra surtout quand je l'eus entendu se r�sumer en un quart d'heure de na�ve et sublime causerie. C'est en vain que sainte-Beuve avait essay� de me mettre en garde, dans ses charmantes lettres et dans ses spirituels entretiens, contre l'incons�quence de l'auteur de l'Essai sur l'indiff�rence. Sainte-Beuve n'avait pas alors dans l'esprit apparemment la synth�se de son si�cle. Il en avait pourtant suivi la marche, et il avait admir� le vol de Lamennais jusqu'aux protestations de l'avenir . En le voyant mettre le pied dans la politique d'action, il fut choqu� de voir ce nom auguste m�l� � tant de noms qui semblaient protester contre sa foi et ses doctrines.

{CL 360} Sainte-Beuve d�montrait et accusait le c�t� contradictoire de cette marche avec son talent ordinaire; mais, pour sentir que cette critique-l� ne portait que sur des apparences, il suffisait r de regarder en face, des yeux de l'�me, et d'�couter avec le cœur l'ermite de La Ch�naie s. {Lub 352} On sentait spontan�ment tout ce qu'il y avait de spontan� dans cette �me sinc�re, dans ce cœur �pris de justice et de v�rit� jusqu'� la passion. M�lange de dogmatisme absolu et de sensibilit� imp�tueuse, M. Lamennais ne sortait jamais d'un monde explor�, par la porte de l'orgueil, du caprice ou de la curiosit�. Non! Il en �tait chass� par un �lan supr�me de tendresse froiss�e, de piti� ardente, de charit� indign�e. Son cœur disait alors probablement � sa raison: « Tu as cru �tre l� dans le vrai. Tu avais d�couvert ce sanctuaire, tu croyais y rester toujours. Tu ne pressentais rien au del�, tu avais fait ton si�ge, tir� les rideaux et ferm� la porte. Tu �tais sinc�re, et pour te fortifier dans ce que tu croyais bon et d�finitif, comme dans une citadelle, tu avais entass� sur ton seuil tous les arguments de ta science et de ta dialectique. — Eh bien, tu t'�tais tromp�e! car voil� que des serpents habitaient avec toi, � ton insu. Ils s'�taient gliss�s, froids et muets, sous ton autel, et voil� que, r�chauff�s, ils sifflent et rel�vent la t�te. Fuyons, ce lieu est maudit et la v�rit� y serait profan�e. Emportons nos lares, nos travaux, nos d�couvertes, nos croyances; mais allons plus loin, montons plus haut, suivons ces esprits qui s'�l�vent en brisant leurs fers; suivons-les pour leur b�tir un autel nouveau, pour leur conserver un id�al divin, tout en les aidant � se d�barrasser des liens qu'ils tra�nent apr�s eux et � se gu�rir du venin qui les a souill�s dans les horreurs de cette prison. »

Et ils s'en allaient de compagnie, ce grand cœur et cette g�n�reuse raison qui se c�daient toujours l'un � l'autre. Ils construisaient ensemble une nouvelle �glise, belle, savante, �tay�e selon toutes les r�gles de la philosophie. Et c'�tait merveille {CL 361} de voir comment l'architecte inspir� faisait plier la lettre de ses anciennes croyances � l'esprit de sa nouvelle r�v�lation. Qu'y avait-il de chang�? Rien, selon lui. Je lui ai entendu dire na�vement � diverses �poques de sa vie: « Je d�fie qui que ce soit de me prouver que je ne suis pas catholique aussi orthodoxe aujourd'hui que je l'�tais en �crivant l'Essai sur l'indiff�rence. » Et il avait raison pour son compte. Au temps o� il avait �crit ce livre, il n'avait pas vu le pape debout � c�t� du czar b�nissant les victimes. S'il l'e�t vu, il e�t protest� contre l'impuissance du pape, contre l'indiff�rence de l'Église en mati�re de religion. {Lub 353} Qu'y avait-il de chang� dans les entrailles et dans la conscience du croyant? Rien, en v�rit�. Il n'abandonnait jamais ses principes, mais les cons�quences fatales ou forc�es de ces principes.

Maintenant, dirons-nous qu'il y avait en lui une r�elle incons�quence dans ses relations de tous les jours, dans ses engouements, dans sa cr�dulit�, dans ses soudaines m�fiances, dans ses retours impr�vus? Non, bien que nous ayons quelquefois souffert de sa facilit� � subir l'influence passag�re de certaines personnes qui exploitaient son affection au profit de leur vanit� ou de leurs rancunes, nous ne dirons pas que ces incons�quences furent r�elles. Elles ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles �taient � la surface de son caract�re, au degr� du thermom�tre de sa fr�le sant�. Nerveux et irascible, il se f�chait souvent avant d'avoir r�fl�chi, et son unique d�faut �tait de croire avec pr�cipitation � des torts qu'il ne prenait pas le temps de se faire prouver. Mais j'avoue que, pour ma part, bien qu'il m'en ait gratuitement attribu� quelques-uns, il ne m'a jamais �t� possible de ressentir la moindre irritation contre lui. Faut-il tout dire? J'avais comme une faiblesse maternelle pour ce vieillard, que je reconnaissais, en m�me temps pour un des p�res de mon Église, pour {CL 362} une des v�n�rations de mon �me. Par le g�nie et la vertu qui rayonnaient en lui, il �tait dans mon ciel, sur ma t�te. Par les infirmit�s de son temp�rament d�bile, par ses d�pits, ses bouderies, ses susceptibilit�s, il �tait � mes yeux comme un enfant g�n�reux, mais enfant � qui l'on doit dire de temps en temps: « Prenez garde, vous allez �tre injuste. Ouvrez donc les yeux! »

Et quand j'applique � un tel homme ce mot d'enfant, ce n'est pas du haut de ma pauvre raison que je le prononce, c'est du fond de mon cœur attendri, fid�le et plein d'amiti� pour lui au del� de la tombe. Qu'y a-t-il de plus touchant, en effet, que de voir un homme de ce g�nie, de cette vertu et de cette science ne pouvoir pas entrer dans la maturit� du caract�re, gr�ce � une modestie incomparable? N'�tes-vous pas �mu quand vous voyez le lion de l'Atlas domin� et persuad� par le petit chien compagnon de sa captivit�? Lamennais semblait ignorer sa force, et je crois qu'il ne se faisait aucune id�e de ce qu'il �tait pour ses contemporains {Lub 354} et pour la post�rit�. Autant il avait la notion de son devoir, de sa mission, de son id�al, autant il s'abusait sur l'importance de sa vie int�rieure et individuelle. Il la croyait nulle et allait la livrant au hasard des influences et des personnes du moment. Le moindre cuistre e�t pu l'�mouvoir, l'irriter, le troubler et, au besoin, lui persuader d'agir ou de s'abstenir dans la sph�re de ses go�ts les plus purs et de ses habitudes les plus modestes. Il daignait r�pondre � tous, consulter les derniers de tous, discuter avec eux, et parfois les �couter avec la na�ve admiration d'un �colier devant un ma�tre.

Il r�sulta de cette touchante faiblesse, de cette humilit� extr�me, quelques malentendus dont souffrirent ses vrais amis. Quant � moi, ce n'est pas � ma personnalit� que la grande individualit� de Lamennais s'est jamais heurt�e, c'est � mes {Presse 3/8/1855 2} tendances socialistes. Apr�s m'avoir pouss�e {CL 363} en avant, il a trouv� que je marchais trop vite. Moi, je trouvais qu'il marchait parfois trop lentement � mon gr�. Nous avions raison tous les deux � notre point de vue: moi, dans mon petit nuage, comme lui dans son grand soleil, car nous �tions �gaux, j'ose le dire, en candeur et en bonne volont�. Sur ce terrain-l�, Dieu admet tous les hommes � la m�me communion.

Je ferai ailleurs l'histoire de mes petites dissidences avec lui, non plus pour me raconter, mais pour le montrer, lui, sous un des aspects de sa rudesse apostolique, soudainement temp�r�e par sa supr�me �quit� et sa bont� charmante. Il me suffira de dire, quant � pr�sent, qu'il daigna d'abord, en quelques entretiens tr�s-courts, mais tr�s-pleins, m'ouvrir une m�thode de philosophie religieuse qui me fit une grande impression et un grand bien, en m�me temps que ses admirables �crits rendirent � mon esp�rance la flamme pr�te � s'�teindre.

Je parlerai de M. Pierre Leroux avec la m�me concision pour le moment et pour le m�me motif, c'est-�-dire que, pour n'en pas parler � demi, j'en parlerai tr�s-peu ici, et seulement par rapport � moi dans le temps que je raconte.

C'�tait quelques semaines avant ou apr�s le proc�s d'avril. Planet �tait � Paris, et, toujours pr�occup� de la question sociale, au milieu des rires que son mot favori soulevait autour de lui, il me prenait � part et me {Lub 355} demandait, dans le s�rieux de son esprit et dans la sinc�rit� de son �me, de lui r�soudre cette question. Il voulait juger l'�poque, les �v�nements, les hommes, Éverard lui-m�me, son ma�tre ch�ri; il voulait juger sa propre action, ses propres instincts, savoir, en un mot, o� il allait.

Un jour que nous avions caus� longtemps ensemble, moi lui demandant pr�cis�ment ce qu'il me demandait, et tous deux reconnaissant que nous ne saisissions pas bien le lien de la r�volution faite avec celle que nous voudrions faire, {CL 364} il me vint une id�e lumineuse. « J'ai ou� dire � Sainte-Beuve, lui dis-je, qu'il y avait deux hommes dont l'intelligence sup�rieure avait creus� et �clair� particuli�rement ce probl�me dans une tendance qui r�pondait � mes aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inqui�tudes. Ils se trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avanc�s que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas �t� retard�s comme lui par les emp�chements du catholicisme. Ils sont d'accord sur les points essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une �cole de sympathies qui les entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait tourment�e des d�sesp�rances de L�lia, il me disait de chercher vers eux la lumi�re, et il m'a propos� de m'amener ces savants m�decins de l'intelligence. Mais, moi, je n'ai pas voulu, parce que je n'ai pas os�: je suis trop ignorante pour les comprendre, trop born�e pour les juger, et trop timide pour leur exposer mes doutes int�rieurs. Cependant il se trouve que Pierre Leroux est timide aussi, je l'ai vu, et j'oserais davantage avec celui-l�; mais comment l'aborder, comment le retenir quelques heures? Ne va-t-il pas nous rire au nez comme les autres, si nous lui posons la question sociale?

— Moi, je m'en charge, dit Planet, j'oserai fort bien, et si je le fais rire, peu m'importe, pourvu qu'il m'instruise. Écrivez-lui et demandez-lui pour moi, pour un meunier de vos amis, pour un bon paysan, le cat�chisme du r�publicain en deux ou trois heures de conversation. J'esp�re que moi je ne m'intimiderai pas et vous aurez l'air d'�couter par-dessus le march�. »

J'�crivis dans ce sens, et Pierre Leroux vint d�ner avec nous deux dans la mansarde. Il fut d'abord fort g�n�; il �tait trop fin pour n'avoir pas devin� le pi�ge {Lub 356} innocent que je lui avais tendu, et il balbutia quelque temps avant de {CL 365} s'exprimer. Il n'est pas plus modeste que M Lamennais, il est timide; M. Lamennais ne l'�tait pas. Mais la bonhomie de Planet, ses questions sans d�tour, son attention � �couter et sa facilit� � comprendre le mirent � l'aise, et quand il eut un peu tourn� autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il arriva � cette grande clart�, � ces vifs aper�us et � cette v�ritable �loquence qui jaillissent de lui comme de grands �clairs d'un nuage imposant. Nulle instruction n'est plus pr�cieuse que la sienne quand on ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir suffisamment d�gag� pour lui-m�me. Il a la figure belle et douce, l'œil p�n�trant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique et ce langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chastet� et de bont� vraies qui s'emparent de la persuasion autant que la force des raisonnements. Il �tait d�s lors le plus grand critique possible dans la philosophie de l'histoire, et s'il ne vous faisait pas bien nettement entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait appara�tre le pass� dans une si vive lumi�re, et il en promenait une si belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le bandeau des yeux comme avec la main.

Je ne sentis pas ma t�te bien lucide quand il nous parla de la propri�t� des instruments de travail, question qu'il roulait dans son esprit � l'�tat de probl�me, et qu'il a �claircie depuis dans ses �crits. La langue philosophique avait trop d'arcanes pour moi et je ne saisissais pas l'�tendue des questions que les mots peuvent embrasser; mais la logique de la providence m'apparut dans ses discours, et c'�tait d�j� beaucoup: c'�tait une assise jet�e dans le champ de mes r�flexions. Je me promis d'�tudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne fut que plus tard que, gr�ce � ce grand et noble esprit, je pus saisir enfin quelques certitudes.

{CL 366} À cette premi�re rencontre avec lui, j'�tais trop d�rang�e par la vie ext�rieure. Il me fallait produire sans repos, tirer de moi-m�me, sans le secours d'aucune philosophie, des histoires de cœur, et cela pour suffire � l'�ducation de ma fille, � mes devoirs envers les autres et envers moi-m�me. Je sentis alors l'effroi de cette vie de travail dont j'avais accept� toutes les responsabilit�s. {Lub 357} Il ne m'�tait plus permis de m'arr�ter un instant, de revoir mon œuvre, d'attendre l'inspiration, et j'avais des acc�s de remords en songeant � tout ce temps consacr� � un travail frivole, quand mon cerveau �prouvait le besoin de se livrer � de salutaires m�ditations. Les gens qui n'ont rien � faire et qui voient les artistes produire avec facilit� sont volontiers surpris du peu d'heures, du peu d'instants qu'ils peuvent se r�server � eux-m�mes. Ils ne savent pas que cette gymnastique de l'imagination, quand elle n'alt�re pas la sant�, laisse du moins une excitation des nerfs, une obsession d'images et une langueur de l'�me qui ne permettent pas de mener de front un autre genre de travail.

Je prenais ma profession en grippe dix fois par jour en entendant parler d'ouvrages s�rieux que j'aurais voulu lire, ou de choses que j'aurais voulu voir par moi-m�me. Et puis, quand j'�tais avec mes enfants, j'aurais voulu ne vivre que pour eux et avec eux. Et quand venaient mes amis, je me reprochais de ne pas les recevoir assez bien et d'�tre parfois pr�occup�e au milieu d'eux. Il me semblait que tout ce qui est le vrai de la vie passait devant moi comme un r�ve, et que ce monde imaginaire du roman s'appesantissait sur moi comme une poignante r�alit�.

C'est alors que je me pris � regretter Nohant, dont je me bannissais par faiblesse et qui se fermait devant moi par ma faute. Pourquoi avais-je d�chir� le contrat qui m'assurait la moiti� de mon revenu? J'aurais pu au moins {CL 367} louer une petite maison non loin de la mienne et m'y retirer avec ma fille une moiti� de l'ann�e, au temps des vacances de Maurice; je me serais t repos�e l�, en face des m�mes horizons qu'avaient contempl�s mes premiers regards, au milieu des amis de mon enfance; j'aurais vu fumer les chemin�es de Nohant au-dessus des arbres plant�s par ma grand'm�re, assez loin pour ne pas g�ner ce qui se passait maintenant u sous leurs ombrages, assez pr�s pour me figurer que je pouvais encore y aller lire ou r�ver en libert�.

Éverard, � qui je disais ma nostalgie et le d�go�t que j'avais de Paris, me conseillait de m'�tablir � Bourges ou aux environs. J'y fis un petit voyage. Un de ses amis, qui s'absentait, me pr�ta sa maison, o� je passai seule quelques jours, en compagnie de Lavater, que je trouvai {Lub 358} dans la biblioth�que, et sur lequel je fis avec amour un petit travail. Cette solitude au milieu d'une ville morte, dans une maison d�serte pleine de po�sie, me parut d�licieuse. Éverard, Planet et la ma�tresse de la maison, femme excellente et pleine de soins, venaient me voir une heure ou deux le soir; puis je passais la moiti� des nuits seule dans un petit pr�au rempli de fleurs, sous la lune brillante, savourant ces belles senteurs de l'�t� et cette s�r�nit� salutaire qu'il me fallait conqu�rir � la pointe de l'�p�e. D'un restaurant voisin, un homme qui ne savait pas mon nom venait m'apporter mes repas dans un panier que je recevais par le guichet de la cour. J'�tais encore une fois oubli�e du monde entier et plong�e dans l'oubli de ma propre vie r�elle.

Mais cette douce retraite ne pouvait pas durer. Je ne pouvais m'emparer de cette charmante maison, la seule peut-�tre qui me conv�nt dans toute la ville, par son isolement dans un quartier silencieux et par son caract�re d'abandon uni � un modeste confortable. D'ailleurs, il m'y {CL 368} fallait mes enfants, et cette claustration ne leur e�t pas �t� bonne. D�s que j'aurais mis le pied dans une rue de Bourges, j'aurais �t� signal�e dans toute la ville, et je n'acceptais pas l'id�e d'une vie de relations dans une ville de province. Je ne me doutais pas que je touchais � une situation de ce genre et que je m'en accommoderais fort bien.

Malgr� les instances d'Éverard, j'abandonnai l'id�e de m'�tablir de ce c�t�. Le pays me semblait affreux; une plaine plate, sem�e de mar�cages et d�pourvue d'arbres, s'�tend autour de la ville comme la campagne de Rome. Il faut aller loin pour trouver des for�ts et des eaux vives. Et puis, faut-il le dire? Éverard, avec Planet, avec un ou deux amis, �tait d'un commerce d�licieux; t�te � t�te, il �tait trop brillant, il me fatiguait. Il avait besoin d'un interlocuteur pour lui donner la r�plique. Les autres s'en chargeaient, moi je ne savais qu'�couter. Quand nous �tions seuls ensemble, mon silence l'irritait, et il y voyait une marque de m�fiance ou d'indiff�rence pour ses id�es et ses passions politiques. Son esprit dominateur le tourmentait �trangement avec moi, dont l'esprit c�de facilement � l'entra�nement, mais �chappe � la domination. Avec lui v surtout, ma conscience se r�servait instinctivement un sanctuaire {Lub 359} inattaquable, celui du d�tachement des choses de ce monde en ce qu'elles ont de vain et de tumultueux. Quand il m'avait circonvenue dans un r�seau d'arguments � l'usage des hommes d'action, tant�t pour me tracer d'excellentes lois de conduite, tant�t pour me prouver des n�cessit�s politiques qui me semblaient coupables ou pu�riles, j'�tais forc�e de lui r�pondre, et comme la discussion n'est pas dans ma nature et qu'il m'en co�te d'�tre en d�saccord avec ceux que j'aime, aussit�t que j'en venais � parler bien et clairement, ce qui m'�tonnait moi-m�me et me brisait comme si j'eusse parl� dans l'effort d'un r�ve, je voyais avec effroi l'effet de mes paroles sur lui. Elles {CL 369} l'impressionnaient trop, elles le jetaient dans un profond d�go�t de sa propre existence, dans le d�couragement de l'avenir et dans les irr�solutions {Presse 3/8/1855 3} de la conscience.

Cela e�t �t� bon � une nature forte et par cons�quent mod�r�e: cela �tait mauvais � une nature qui n'�tait qu'ardente et qui passait rapidement d'un exc�s � l'autre. Il s'�criait alors que j'avais l'inexorable v�rit� pour moi, que j'�tais plus philosophe et plus �clair�e que lui, qu'il �tait un malheureux po�te toujours tromp� par des chim�res. Que sais-je? Cette cervelle impressionnable, cet esprit na�fdans la modestie autant qu'il �tait sophistique et imp�rieux dans l'orgueil, ne connaissait de terme moyen � aucune chose. Il parlait de quitter sa carri�re politique, sa profession, ses affaires, et de se retirer dans sa petite propri�t� pour lire des po�tes et des philosophes � l'ombre des saules et au murmure de l'eau.

Il me fallait alors lui remonter le moral, lui dire qu'il poussait ma logique jusqu'� l'absurde, lui rappeler les belles et excellentes raisons qu'il m'avait donn�es pour me tirer de ma propre apathie, raisons qui m'avaient persuad�e et depuis lesquelles je ne parlais plus sans respect de la mission r�volutionnaire et de l'œuvre d�mocratique.

Nous n'avions plus de querelles sur le babouvisme. Il avait quitt� ce syst�me pour en creuser un autre. Il relisait Montesquieu. Il �tait mod�r� en politique pour le moment, car je l'ai toujours connu sous l'influence d'une personne ou d'un livre. Un peu plus tard, {Lub 360} il lut l'Oberman de senancour, w et parla pendant trois mois de se retirer au d�sert. Puis il eut des id�es religieuses et r�va la vie monastique. Il devint ensuite platonicien, puis aristot�licien; enfin, � l'�poque o� j'ai perdu la trace de ses engouements, il �tait revenu � Montesquieu.

Dans toutes ces phases d'enthousiasme ou de conviction, il �tait grand po�te, grand raisonneur ou grand artiste. {CL 370} Son esprit embrassait et d�passait toutes choses. Excessif dans l'activit� comme dans l'abattement, il eut une p�riode de sto�cisme o� il nous pr�chait la mod�ration avec une �nergie � la fois touchante et comique.

On ne pouvait se lasser de l'entendre quand il se tenait dans l'enseignement des id�es g�n�rales; mais quand la discussion de ces id�es lui devenait personnelle, l'intimit� avec lui redevenait un orage: un bel orage � coup s�r, plein de grandeur, de g�n�rosit� et de sinc�rit�, mais qu'il n'�tait pas dans mes facult�s de soutenir longtemps sans lassitude. Cette agitation �tait sa vie; comme l'aigle, il planait dans la temp�te. C'e�t �t� ma mort, � moi; j'�tais un oiseau de moindre envergure.

Il y avait surtout en lui quelque chose � quoi je ne pouvais m'identifier, l'impr�vu. Il me quittait le soir dans des id�es calmes et vraies, il reparaissait le lendemain tout transform� et comme furieux d'avoir �t� tranquillis� la veille. Alors il se calomniait, il se d�clarait ambitieux dans l'acception la plus �troite du mot, il se moquait de mes restrictions et cas de conscience, il parlait de vengeance politique, il s'attribuait des haines, des rancunes, il se parait de toutes sortes de travers et m�me de vices de cœur qu'il n'avait pas et qu'il n'aurait pu se donner. Je souriais et le laissais dire. Je regardais cela comme un acc�s de fi�vre et de divagation qui m'ennuyait un peu, mais dont la fin allait venir. Elle venait toujours, et je remarquais avec �tonnement une �volution soudaine et compl�te dans ses id�es, avec un oubli absolu de ce qu'il venait de penser tout haut. Cela �tait m�me inqui�tant, et j'�tais forc�e de constater ce que j'avais d�j� constat� ailleurs, c'est que les plus beaux g�nies touchent parfois et comme fatalement � l'ali�nation. Si Éverard n'avait pas �t� vou� � l'eau sucr�e pour toute boisson, m�me pendant ses repas, maintes fois je l'aurais cru ivre.

{CL 371; Lub 361} J'�tais d�j� assez attach�e � lui pour supporter tout cela sans humeur et pour le m�nager dans ses crises. L'amiti� de la femme est, en g�n�ral, tr�s-maternelle, et ce sentiment a domin� ma vie plus que je n'aurais voulu. J'avais soign� Éverard � Paris dans une maladie grave. Il avait beaucoup souffert, et je l'avais vu � toute heure admirable de douceur, de patience et de reconnaissance pour les moindres soins. C'est l� un lien qui improvise les grandes amiti�s x. Il avait pour moi la plus touchante gratitude, et moi je m'�tais habitu�e � le dorloter au moral. J'avais pass� avec Planet des nuits � son chevet, � combattre la fi�vre qui le tourmentait par des paroles amies qui faisaient plus d'effet sur cette organisation tout intellectuelle que les potions du m�decin. J'avais raisonn� son d�lire, tranquillis� ses inqui�tudes, �crit y ses lettres, amen� ses amis autour de lui, �cart� les contrari�t�s qui pouvaient l'atteindre. Maurice, dans ses jours de sortie, l'avait soign� et choy� comme un a�eul. Il adorait mes enfants, et, d'instinct, mes enfants le ch�rissaient.

C'�taient z l� de douces cha�nes, et la puret� de nos affections aa me les rendait plus pr�cieuses encore. Il m'�tait assez indiff�rent, quant � moi, que l'on p�t se m�prendre sur la nature de nos relations; nos amis la connaissaient, et leur pr�sence continuelle la sanctifiait encore plus. Mais je m'�tais flatt�e en vain qu'un pacte tout fraternel serait une condition de tranquillit� ang�lique. Éverard n'avait pas la placidit� de Rollinat. Pour �tre chastes, ses sentiments n'�taient point calmes. Il voulait poss�der l'�me exclusivement, et il �tait aussi jaloux de cette possession que le sont les amants et les �poux de poss�der la personne. Cela constituait une sorte de tyrannie dont on avait beau rire, il fallait la subir ou s'en d�fendre.

Je passai trois ans � faire alternativement l'un et l'autre. Ma raison se pr�serva toujours de son influence quand {CL 372} cette influence �tait d�raisonnable, mais mon cœur subit le poids et le charme de son amiti�, tant�t avec joie, tant�t avec amertume. Le sien avait des tr�sors de bont� dont on se sentait heureux et fier d'�tre l'objet; son caract�re �tait toujours g�n�reux et incapable de descendre aux petitesses de d�tail; mais son cerveau avait des bourrasques dont on souffrait cruellement {Lub 362} en le voyant souffrir et en reconnaissant l'impossibilit� de lui en �pargner la souffrance.

Pour n'avoir pas � trop revenir sur une situation qui se renouvela souvent pendant ces trois ann�es, et encore au del�, quoique de moins en moins, je veux r�sumer en peu de mots le sujet de nos dissidences. Éverard, au milieu de ses flottements tumultueux et de ses cataractes d'id�es oppos�es, nourrissait le ver rongeur de l'ambition. On a dit qu'il aimait l'argent et l'influence. Je n'ai jamais vu d'�troitesse ni de laideur dans ses instincts. Quand il se tourmentait d'une perte d'argent, ou quand il se r�jouissait d'un succ�s de ce genre, c'�tait avec l'�motion l�gitime d'un malade courageux qui craint la cessation de ses forces, de son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endett�, il avait �pous� une femme riche. Si ce n'�tait pas un tort, c'�tait un malheur. Cette femme avait des enfants, et la pens�e de les d�pouiller pour ses besoins personnels �tait odieuse � Éverard. Il avait soif de faire fortune, non-seulement afin de ne jamais tomber � leur charge, mais encore, par un sentiment de tendresse et de fiert� tr�s-concevable, afin de les laisser plus riches qu'il ne les avait trouv�s en les adoptant.

Son �pret� au travail, ses soucis devant une dette, sa sollicitude dans le placement des fonds acquis � la sueur de son visage, avaient donc un motifs�rieux et pressant ab. Ce n'est pas du tout l� ce qu'on pouvait lui imputer � ambition: mais quand un homme se d�voue � un r�le politique, il faut qu'il puisse sacrifier sa fortune, et celui {CL 373} qui ne le peut pas est toujours accus� de ne pas le vouloir.

La convoitise d'Éverard �tait d'une nature plus �lev�e. Il avait soif de pouvoir. Pourquoi? Cela serait impossible � dire. C'�tait un app�tit de son organisation, et rien de plus. Il n'�tait ni prodigue, ni vaniteux, ni vindicatif, et dans le pouvoir il ne voyait que le besoin d'agir et le plaisir de commander. Il n'e�t jamais su s'en servir. D�s qu'il avait une carri�re d'activit� ouverte, il ressentait l'accablement et le d�go�t de sa t�che. D�s qu'il �tait ob�i aveugl�ment, il prenait ses s�ides en piti�. Enfin, en toutes choses, d�s qu'il atteignait au but poursuivi avec ardeur, il le trouvait au-dessous de ses aspirations.

{Lub 363} Mais il se plaisait dans les pr�occupations de l'homme d'�tat. Habile au premier chef dans la science des affaires, puissant dans l'intuition de celles qu'il n'avait pas �tudi�es, prompt � s'assimiler les notions les plus diverses, dou� d'une m�moire aussi �tonnante que celle de Pierre Leroux, invincible dans la d�duction et le raisonnement des choses de fait, il sentait ses brillantes facult�s le prendre � la gorge et l'�touffer par leur inaction. La monotonie de sa profession l'exasp�rait, en m�me temps que l'assujettissement de cette fatigue achevait de ruiner sa sant�. Il r�vait donc une r�volution comme les b�ats r�vent le ciel, et il ne se disait pas qu'en se laissant d�vorer par cette aspiration, il usait son �me et la rendait incapable de se gouverner elle-m�me dans de moindres p�rils et de moindres labeurs.

C'est cette ambition fatale que j'essayai en vain d'engourdir et de calmer. Elle avait son beau c�t� sans doute, et si le destin l'e�t second�e, elle se f�t �pur�e au creuset de l'exp�rience et au foyer de l'inspiration; mais elle retomba sur elle-m�me sans trouver l'aliment qui convenait � son heure, et il fut d�vor� par elle sans profit marqu� pour la cause r�volutionnaire.

Il a pass� sur la terre comme une �me �perdue, chass�e {CL 374} de quelque monde sup�rieur, vainement avide de quelque grande existence appropri�e � son grand d�sir. Il a d�daign� la part de gloire qui lui �tait compt�e et qui e�t enivr� bien d'autres. L'emploi born� d'un talent immense n'a pas suffi � son vaste r�ve. Cela est bien pardonnable, nous le lui pardonnons tous; mais nous ne pouvons nous emp�cher de regretter l'impuissance de nos efforts pour le retenir plus longtemps parmi nous.

D'ailleurs, ce n'�tait pas seulement au point de vue de son repos et de sa sant� que je m'attachais � lui faire prendre patience. C'�tait en vue de son propre id�al de justice et de sagesse, qui me semblait compromis dans la lutte de ses instincts avec ses principes. En m�me temps qu'Éverard concevait un monde renouvel� par le progr�s moral du genre humain, il acceptait en th�orie ce qu'il appelait les n�cessit�s de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge m�me, les concessions sans sinc�rit�, les alliances sans foi, les promesses vaines. Il �tait encore de ceux qui disent que qui veut {Lub 364} la fin veut les moyens. Je pense qu'il ne r�glait jamais sa conduite personnelle sur ces d�plorables errements de l'esprit de parti, mais j'�tais afflig�e de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement in�vitables.

Plus tard, la dissidence se creusa et porta sur l'id�al m�me. J'�tais devenue socialiste, Éverard ne l'�tait plus.

Ses id�es subirent encore des modifications apr�s la r�volution de F�vrier, qui l'avait intempestivement surpris dans une phase de mod�ration un peu dictatoriale. Ce n'est pas le moment de compl�ter son histoire, trop t�t suspendue par une mort pr�matur�e. Il faut que je revienne au r�cit de mes propres vicissitudes.

Je quittai donc Bourges attrist�e de ses agitations, partag�e entre le besoin de les fuir et le regret de le laisser dans la tourmente; mais mon devoir m'appelait ailleurs, et il le reconnaissait.


Variantes

  1. Chapitre 2. Sommaire. La lettre {Ms}Chapitre troisi�me. Lettre {Presse} ♦ Chapitre neuvi�me. Lettre {Lecou}, {LP} ♦ IX. Lettre {CL}
  2. Projets d'�tablissement. [La maison d�serte � Bourges ray�] {Ms}
  3. Everard. — [Je ne vais pas � la Chesnaie ray�] {Ms}
  4. redaction trop [p�le ray�] [sage ray�] sentimentale {Ms}
  5. M. Pasquier qui voulut bien ne pas douter de ma parole et faire envoyer le m�decin officiel en ces sortes [d'emp�chemens ray�] de constatations {Ms}M. Pasquier, qui voulut bien faire envoyer le m�decin d�l�gu� d'office en ces sortes de constatations {Presse} et sq.
  6. la fuite? Je ne lui en gardai pas rancune, mais je vis {Ms}la fuite? Je vis {Presse} et sq.
  7. fut gu�ri, [il partit pour Bourges avec l'huissier de la cour charg� de l'�crouer et je retournai � Nohant avec Solange ray�] je partis {Ms}
  8. g�nante [et on me le faisait sentir sans aucun m�nagement. Mes amis ne s'�taient jamais aper�us de cette situation ray�]. Mes amis {Ms}
  9. � peu pr�s douze sans compter son propre avoir {Ms}.� peu pr�s dix en comptant son propre avoir {Presse} et sq.
  10. il avait promis de doubler [mon revenu mais ce ne fut pas sans regret qu'il adopta cette r�solution et pendant quelques ray�] ma pension {Ms}.il avait donc promis de doubler ma pension {Presse} et sq.
  11. que j'acceptai sans discussion {Ms}que je signai sans discussion {Presse} et sq.
  12. modulation [embarrass�e ray�] �touff�e, �court�e {Ms}modulation bizarre, �court�e {Presse} et sq.
  13. d'amis. [Je crois que c'est � cette �poque que Liszt me presenta � Mr ray�] C'est � cette {Ms}
  14. Artaud [l'un des recteurs de l'universit� ray�], un homme {Ms}
  15. lorsqu'au {CL} ♦ lorsque au {Lub}
  16. n'a �t� dit dans ce m�me feuilleton par M. Paulin Limayrac, {Ms}, {Presse} ♦ n'a �t� dit par M. Paulin Limayrac, {Lecou} et sq.
  17. par Alexandre Dumas (28 et 29 7bre 1835). Ce chapitre {Ms}, {Presse} ♦ par Alexandre Dumas. Ce chapitre {Lecou} et sq.
  18. il suffisait {Ms}il suffirait {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ il suffisait {CL}
  19. la Chenaie {CL} ♦ La Ch�naie {Lub} que nous suivons; nous corrigerons de m�me dans le chapitre X trois occurences de Chenaie les marquant du signe .
  20. de Maurice; [son p�re me l'eut laiss� probablement ray�] je me serais {Ms}
  21. pour ne pas [voir ray�] entendre ce qui se disait maintenant {Ms}pour ne pas g�ner ce qui se passait maintenant {Presse} et sq.
  22. domination [d'autrui, d'autant plus que je discute moins en paroles ray�]. Avec lui {Ms}
  23. il lut Oberman de Senancour, {Ms}il lut l'Oberman de S�nancourt, {Presse} ♦ il lut l'Oberman de Senancour, {Lecou} et sq. ♦ il lut l'Obermann de Senancour, {Lub} (rectifiant le titre; nous le suivons. Au chapitre II de la Ve partie, Obermann �tait correctement �crit)
  24. les grandes affections {Ms}les grandes amiti�s {Presse} et sq.
  25. m�decin. J'avais essuy� la sueur froide sur son front, �crit {Ms}m�decin. J'avais raisonn� son d�lire, tranquillis� ses inqui�tudes, �crit {Presse} et sq.
  26. d'instinct, tous les enfans le ch�rissaient. [Il aimait la campagne, et quand j'�tais � Nohant, car j'y retournai cette ann�e-l�, en d�pit de mes r�solutions, il venait m'y voir et s'int�ressait au moindre d�tail rustique, � la moindre na�vet� m�me, gr�ce ... ray�]. C�taient {Ms}d'instinct, mes enfans le ch�rissaient. / C'�taient {Presse} et sq.
  27. la puret� de notre affection {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ la puret� cie nos affections {CL}
  28. motif s�rieux [Ce motif �tait regrettable, il avait eu tort de se marier pour payer des cr�ances ray�] et pressant {Ms}

Notes