Lettre incriminée au procès monstre. — Ma rédaction rejetée. — Défection du barreau républicain. — Trélat. — Discours d'Éverard. — Sa condamnation. — Retour à Nohant. — Projets d'établissement. b — La maison déserte à Paris. — Charles d'Aragon. — Affaire Fieschi. — Les opinions politiques de Maurice. — M. Lamennais. — M. Pierre Leroux. — Le mal du pays me prend. — La maison déserte à Bourges. — Contradictions d'Éverard. c — Je reviens à Paris. |
Cependant il s'agissait surtout de soutenir le courage de certains accusés, en petit nombre heureusement, qui menaçaient de faiblir. J'étais bien d'accord avec Éverard sur ce point, que, quel que fût le résultat d'une division dans les motifs et les idées des défenseurs, il fallait que la crainte et la lassitude ne parussent pas, même chez quelques accusés. Il me fit rédiger la lettre, la fameuse lettre qui devait donner au procès monstre une nouvelle extension. C'était son but, à lui, de rendre inextricable le système d'accusation. L'idée souriait par moments à Armand Carrel: en d'autres, elle alarmait sa prudence. Mais Éverard la poussa rapidement, et lui, que l'on pouvait supposer parfois si méfiant du lendemain, c'est tout au plus s'il prit le temps de la réflexion. Il trouva ma rédaction trop sentimentale d et la changea. « Il n'est pas question de soutenir la foi chancelante par des homélies, me dit-il; les hommes ne donnent pas tant de part à l'idéal. C'est par l'indignation et la colère qu'on les ranime. Je veux attaquer violemment la pairie pour exalter les accusés; je veux d'ailleurs mettre en cause tout le barreau républicain. » {CL 348} Je lui fis observer que le barreau républicain signerait ma rédaction et reculerait devant la sienne. « Il faudra bien que tous signent, répondit-il, et s'ils ne le font pas, on se passera d'eux. »
{Lub 342} On se passa du grand nombre, en effet, et ce fut une grande faute que de provoquer les défections. Toutes n'étaient pas si coupables qu'elles le parurent à Éverard. Certains hommes étaient venus là sans vouloir une révolution de fait, espérant contribuer seulement à une révolution dans les idées, ne rêvant ni profit ni gloire, mais l'accomplissement d'un devoir dont toutes les conséquences ne leur avaient pas été soumises. J'en connais plusieurs qu'il me fut impossible de blâmer quand ils m'expliquèrent leurs motifs d'abstention.
On sait quelles conséquences eut la lettre. Elle fut fatale au parti, en ce qu'elle y mit le désordre; elle fut fatale à Éverard, en ce sens qu'elle donna lieu à un discours très-controversé dans les rangs de son parti. Il avait, par un mouvement généreux, assumé sur lui toute la responsabilité de cette pièce, incriminée par la cour des pairs. Il l'eût fait quand même Trélat ne lui eût pas donné l'exemple du sacrifice. Mais Trélat fit devant la cour un acte d'hostilité héroïque, tandis qu'Éverard sema de contrastes sa pofession de foi devant ce même tribunal. Laissons parler Louis Blanc: « ..... Puis M. Michel (de Bourges) s'avance. On connaissait déjà l'entraînement de sa parole, et tous attendaient, au milieu d'un solennel silence. Il commença d'une voix brève et profonde; à demi courbé sur la balustrade qui lui servait d'appui, tantôt il la faisait trembler sous la pression convulsive de ses mains; tantôt, d'un mouvement impétueux, il en parcourait l'étendue, semblable à ce Caïus Gracchus dont il fallait qu'un joueur de flûte modérât, lorsqu'il parlait, l'éloquence trop emportée. M. Michel (de Bourges) cependant {CL 349} ne fut ni aussi hardi ni aussi terrible que M. Trélat. Il se défendit, ce que M. Trélat n'avait pas daigné faire, et les attaques qu'il dirigea contre la pairie ne furent pas tout à fait exemptes de ménagements. Tout en maintenant l'esprit de la lettre, il parut disposé à faire bon marché des formes, et il reconnut qu'à en juger par ce qu'il voyait depuis trois jours, les pairs valaient mieux que leur institution. Du reste, et pour ce qui concernait le fond même du procès, il fut inflexible. »
Je ne me permettrai de reprendre qu'un mot à cette excellente appréciation. Selon moi, Éverard ne se défendit pas, et je souffre encore en m'imaginant que, {Lub 343} s'il fit bon marché des formes de sa provocation, ce fut peut-être sous l'impression de la critique que je lui avais faite de ces mêmes formes. Je trouvais, moi, et je me permettais de le lui dire, que la principale maladresse de son parti était la rudesse du langage et le ton acerbe des discussions. On revenait trop au vocabulaire des temps les plus aigris de la révolution; on affectait de le faire, sans songer qu'un choix d'expressions fort du cachet de son temps paraît violent, par conséquent faible, à quarante ans de distance. J'admirais l'originalité de la parole d'Éverard, précisément parce qu'elle donnait une couleur, une physionomie nouvelle, à ces choses du passé. Il sentait bien que là était sa puissance, et il riait de tout son cœur des vieilles formules et des déclamations banales. Mais, en écrivant, il y retombait quelquefois sans en avoir conscience, et quand je le lui faisais remarquer, il en convenait modestement. Nous n'avions pourtant pas été d'accord sur ce point en rédigeant la lettre. Il avait défendu et maintenu sa version; mais depuis, en l'entendant blâmer par d'autres, il s'en était dégoûté, et l'artiste dominant, par bouffées, l'homme de parti, il aurait voulu qu'une pièce destinée à faire tant de bruit fût un chef-d'œuvre de goût et d'éloquence. Il est vrai {CL 350} que, s'il en eût été ainsi, on ne l'eût pas incriminée et que son but n'eût pas été atteint.
Comme il ne l'était pas davantage par la situation isolée que lui faisaient les poursuites, il n'était plus forcé rigoureusement de défendre chaque expression de cette lettre. Du moment qu'elle n'était plus signée par un parti tout entier, elle redevenait son œuvre personnelle, et il crut peut-être de bon goût de n'y pas tenir aveuglément.
Je n'ai pas entendu ce discours, je n'étais qu'à la séance du 20 mai. Rien n'est plus fugitif qu'un discours et la sténographie, qui en conserve les mots, n'en conserve pas toujours l'esprit. Il faudrait pouvoir sténographier l'accent et photographier la physionomie de l'orateur pour bien comprendre toutes les nuances de sa pensée à chaque crise de son improvisation. Éverard ne préparait jamais rien en politique; il s'inspirait du moment, et, sous le coup de l'exaltation nerveuse qui dominait son talent en même temps qu'elle l'entretenait, il n'était pas toujours maître de sa parole. {Lub 344} Ce ne fut pas la seule fois qu'on lui reprocha l'imprévu de sa pensée et qu'on la jugea plus significative et plus concluante qu'elle ne l'était dans son propre esprit.
Quoi qu'il en soit, ce discours, à la fin duquel il fut ramené chez lui atteint d'une bronchite aiguë, lui fit de nombreux détracteurs parmi ses coreligionnaires. Éverard avait blessé des croyances et des amours-propres dans les discussions orageuses au sein du parti. Il eut contre lui des rancunes amères et même des sévérités impartiales. « Était-ce donc la peine, disait-on, d'avoir combattu avec tant d'âpreté l'opinion de ceux qui voulaient adopter le système de la défense, pour arriver à se défendre soi-même, tout seul, d'un acte dont l'intention était collective? »
Mais n'était-ce pas précisément parce que cette cause n'avait plus de sens collectif qu'Éverard était fatalement entraîné à en faire meilleur marché? N'y avait-il pas {CL 351} quelque chose de naïf et de grand dans la modestie qui lui faisait confesser n'avoir aucun ressentiment, aucune haine personnelle? Et sa péroraison fut-elle timide, lorsqu'il s'écria: « Si l'amende m'atteint, je mettrai ma fortune à la disposition du fisc, heureux de consacrer encore à la défense des accusés ce que j'ai pu gagner dans l'exercice de ma profession. Quant à la prison, je me rappelle le mot de cet autre républicain qui sut mourir à Utique: j'aime mieux être en prison que de siéger ici, à côté de toi, César! »
L'arrêt qui condamnait Trélat à trois ans de prison et Michel à un mois seulement servit de texte aux commentaires hostiles. Michel fut jaloux de la prison de Trélat et non de l'honneur qui lui en revenait. Il chérissait ce noble caractère, et le parallèle qui fut établi entre eux au désavantage de l'un des deux ne diminua en rien la tendresse et la vénération de celui-ci pour l'autre. « Trélat est un saint, disait Éverard, et je ne le vaux pas. » Cela était vrai, mais, pour le dire {Presse 1/8/1855 2} sincèrement en pareille circonstance, il fallait encore être très-grand soi-même.
Éverard fut assez gravement malade. La preuve qu'il n'avait pas été aussi agréable à la pairie que quelques adversaires le prétendaient, c'est que la pairie procéda très-brutalement avec lui en le sommant de se faire écrouer mort ou vif. Je réclamai pour lui, à son insu, {Lub 345} auprès de M. Pasquier, qui voulut bien faire envoyer le médecin délégué d'office en ces sortes de constatations e.
Ce médecin procéda à l'interrogatoire d'Éverard d'une manière blessante, feignant de prendre la maladie pour une feinte et le retard demandé par moi pour un danger. Peu s'en fallut qu'Éverard ne fît manquer l'objet de ma démarche, car, en voyant arriver le médecin du pouvoir d'un air rogue, il répondit brusquement qu'il n'était pas malade et refusa de se laisser examiner. Pourtant j'obtins {CL 352} que le pouls fût consulté, et la fièvre était si réelle et si violente, que l'Esculape monarchique se radoucit aussitôt, honteux peut-être d'une insulte toute gratuite et assez inintelligente; car quel est le condamné à un mois de prison qui préférerait la fuite? Je vis f par ce petit fait comment on provoquait les républicains, même dans les circonstances légères, et je me fis une idée du système adopté dans les prisons pour exciter ces colères et ces révoltes que le pouvoir semblait avide de faire naître afin d'avoir le plaisir de les châtier.
Dès qu'Éverard fut guéri, je partis g pour Nohant avec ma fille. Je ne sais pour quel motif la peine prononcée contre Éverard ne devait plus être subie qu'au mois de novembre suivant. Ce fut peut-être dans l'intérêt de ses clients que ce délai lui fut accordé.
Cette fois mon séjour chez moi fut désagréable et même difficile. Il fallut m'armer de beaucoup de volonté pour ne pas aigrir la situation. Ma présence était positivement gênante. Mes amis h souffrirent d'avoir à le constater, et ceux mêmes qui contribuaient à me gâter mon intérieur, mon frère et un autre, sentirent que la position n'était pas tenable pour moi. Ils songèrent donc à conseiller quelque arrangement.
Je recevais trois mille francs de pension pour ma fille et pour moi. C'était fort court, mon travail étant encore peu lucratif et soumis d'ailleurs aux éventualités humaines, ne fût-ce qu'à l'état de ma santé. Pourtant c'était possible à la condition que, passant chez moi six mois sur douze, je mettrais de côté quinze cents francs par an pour payer l'éducation de l'enfant. Si l'on me fermait ma porte, ma vie devenait précaire, et la conscience de mon mari ne pouvait pas, ne devait pas être bien satisfaite.
{Lub 346} Il le reconnaissait. Mon frère le pressait de me donner six mille francs par an. Il lui en serait resté à peu près dix en comptant son propre avoir i. C'était de quoi vivre à {CL 353} Nohant, et y vivre seul, puisque tel était son désir. M. Dudevant s'était rendu à ce conseil; il avait donc promis de doubler ma pension j; mais quand il avait été question de le faire, il m'avait déclaré être dans l'impossibilité de vivre à Nohant avec ce qui lui restait. Il fallut entrer dans quelques explications et me demander ma signature pour sortir d'embarras financiers qu'ils s'étaient créés. Il avait mal employé une partie de son petit héritage, il ne l'avait plus. Il avait acheté des terres qu'il ne pouvait payer; il était inquiet, chagrin. Quand j'eus signé, les choses n'allèrent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas résolu le problème qu'il m'avait donné à résoudre quelques années auparavant; ses dépenses excédaient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part, et, pour le reste, il était volé par des domestiques trop autorisés à le faire. Je constatai plusieurs friponneries flagrantes, croyant lui rendre service autant qu'à moi-même. Il m'en sut mauvais gré. Comme Frédéric le Grand, il voulait être servi par des pillards. Il me défendit de me mêler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de commander à ses gens. Il me semblait que tout cela était un peu à moi, puisqu'il disait n'avoir plus rien à lui. Je me résignai à garder le silence et à attendre qu'il ouvrît les yeux.
Cela ne tarda pas. Dans un jour de dégoût de son entourage, il me dit que Nohant le ruinait, qu'il y éprouvait des chagrins personnels, qu'il s'y ennuyait au milieu de ses loisirs et qu'il était prêt à m'en laisser la jouissance et l'entretien. Il voulait aller vivre à Paris ou dans le Midi avec le reste de nos revenus, qu'il évaluait alors à 7,000 francs. J'acceptai. Il rédigea nos conventions, que je signai sans discussion k aucune; mais, dès le lendemain, il m'en témoigna tant de regret et de déplaisir que je partis pour Paris en lui laissant le traité déchiré et en remettant mon sort à la providence des artistes, au travail.
{CL 354} Ceci s'était passé au mois d'avril. Mon voyage à Nohant en juin n'améliora pas la position. M. Dudevant persistait à quitter Nohant. Cette idée prenait plus de consistance quand j'y retournais; mais comme elle {Lub 347} était accompagnée de dépit, je m'en allai encore sans rien exiger.
Éverard était retourné à Bourges. Je vécus à Paris tout à fait cachée pendant quelque temps. J'avais un roman à faire, et comme je mourais de chaud dans ma mansarde du quai Malaquais, je trouvai moyen de m'installer dans un atelier de travail assez singulier. L'appartement du rez-de-chaussée était en réparation, et les réparations se trouvaient suspendues, je ne sais plus pour quel motif. Les vastes pièces de ce beau local étaient encombrées de pierres et de bois de travail; les portes donnant sur le jardin avaient été enlevées, et le jardin lui-même fermé, désert et abandonné, attendait une métamorphose. J'eus donc là une solitude complète, de l'ombrage, de l'air et de la fraîcheur. Je fis de l'établi d'un menuisier un bureau bien suffisant pour mon petit attirail, et j'y passai les journées les plus tranquilles que j'aie peut-être jamais pu saisir, car personne au monde ne me savait là, que le portier, qui m'avait confié la clef, et ma femme de chambre, qui m'y apportait mes lettres et mon déjeuner. Je ne sortais de ma tanière que pour aller voir mes enfants à leurs pensions respectives. J'avais remis Solange chez les demoiselles Martin.
Je pense que tout le monde est, comme moi, friand de ces rares et courts instants où les choses extérieures daignent s'arranger de manière à nous laisser un calme absolu relativement à elles. Le moindre coin nous devient alors une prison volontaire, et, quel qu'il soit, il se pare à nos yeux de ce je ne sais quoi de délicieux qui est comme le sentiment de la conquête et de la possession du temps, du silence et de nous-mêmes. Tout m'appartenait dans ces murs vides et dévastés, qui bientôt allaient se couvrir de {CL 355} dorures et de soie, mais dont jamais personne ne devait jouir à ma manière. Du moins je me disais que les futurs occupants n'y retrouveraient peut-être jamais une heure du loisir assuré et de la rêverie complète que j'y goûtais chaque jour, du matin à la nuit. Tout était mien en ce lieu, les tas de planches qui me servaient de siéges et de lits de repos, les araignées diligentes qui établissaient leurs grandes toiles avec tant de science et de prévision d'une corniche à l'autre; les souris mystérieusement occupées à je ne sais quelles {Lub 348} recherches actives et minutieuses dans les copeaux; les merles du jardin qui, venus insolemment sur le seuil, me regardaient, immobiles et méfiants tout à coup, et terminaient leur chant insoucieux et moqueur sur une modulation bizarre, écourtée l par la crainte. J'y descendais quelquefois le soir, non plus pour écrire, mais pour respirer et songer sur les marches du perron. Le chardon et le bouillon blanc avaient poussé dans les pierres disjointes; les moineaux, réveillés par ma présence, frôlaient le feuillage des buissons dans un silence agité, et les bruits des voitures, les cris du dehors arrivant jusqu'à moi, me faisaient sentir davantage le prix de ma liberté et la douceur de mon repos.
Quand mon roman fut fini, je rouvris ma porte à mon petit groupe d'amis. C'est à cette m époque, je crois, que je me liai avec Charles d'Aragon, un être excellent et du plus noble caractère, puis avec M. Artaud, un homme n très-savant et parfaitement aimable. Mes autres amis étaient républicains; et, malgré l'agitation du moment, jamais aucune discussion politique ne troubla le bon accord et les douces relations de la mansarde.
Un jour, une femme d'un grand cœur, qui m'était chère, madame Julie Beaune, vint me voir. « On s'agite beaucoup dans Paris, me dit-elle. On vient de tirer sur Louis-Philippe. » C'était la machine Fieschi. Je fus très-inquiète; {CL 356} Maurice était sorti avec Charles d'Aragon, qui l'avait mené justement voir passer le roi chez la comtesse de Montijo. Je craignais qu'au retour ils ne se trouvassent dans quelque bagarre. J'allais y courir, quand d'Aragon me ramena mon collégien sain et sauf. Pendant que j'interrogeais le premier sur l'événement, l'autre me parlait d'une charmante petite fille avec laquelle il prétendait avoir parlé politique. C'était la future impératrice des Français. Ce mot d'enfant m'en rappelle un autre. Maurice, un an plus tard m'écrivait: « Montpensier (le jeune prince était au collége Henri IV) m'a invité à son bal, malgré mes opinions politiques. Je m'y suis bien amusé. Il nous a tous fait cracher avec lui sur la tête des gardes nationaux*. »
* En se livrant à ce divertissement, le petit prince et ses jeunes invités étaient sur une galerie au-dessous de laquelle passaient les bonnets à poil.
{Lub 349} C'est dans le courant de cette année-là que je m'approchai très-humblement de deux des plus grandes intelligences de notre siècle, M. Lamennais et M. Pierre Leroux. J'avais projeté de consacrer un long chapitre de cet ouvrage à chacun de ces hommes illustres; mais les bornes de l'ouvrage ne peuvent être reculées à mon gré, et je ne voudrais pas écourter deux sujets aussi vastes que ceux de leur philosophie dans l'histoire et de leur mission dans le monde des idées. Cet ouvrage-ci est la préface étendue et compléte d'un livre qui paraîtra plus tard, et où, n'ayant plus à raconter ma propre histoire dans son développement minutieux et lent, je pourrai aborder des individualités plus importantes et plus intéressantes que la mienne propre.
Je me bornerai donc à esquisser quelques traits des imposantes figures que j'ai rencontrées dans la période de mon existence contenue dans ce livre et à dire l'impression qu'elles firent sur moi.
{CL 357} J'allais alors cherchant la vérité religieuse et la vérité sociale dans une seule et même vérité. Grâce à Éverard, j'avais compris que ces deux vérités sont indivisibles et doivent se compléter l'une par l'autre; mais je ne voyais encore qu'un épais brouillard faiblement doré par la lumière qu'il voilait à mes yeux. Un jour, au milieu des péripéties du procès monstre, Liszt♦, qui était reçu avec bonté par M. Lamennais, le fit consentir à monter jusqu'à mon grenier de poëte. L'enfant israélite Puzzi, élève de Liszt♦, musicien ensuite sous son vrai nom d'Herman, aujourd'hui carme déchaussé sous le nom de frère Augustin, les accompagnait.
{Presse 3/8/1855 1} M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa tête! Son nez était trop proéminent pour sa petite taille et pour sa figure étroite. Sans ce nez disproportionné, son visage eût été beau. L'œil clair lançait des flammes; le front droit et sillonné de grands plis verticaux, indices d'ardeur dans la volonté, la bouche souriante et le masque mobile sous une apparence de contraction austère, c'était une tête fortement caractérisée pour la vie de renoncement, de contemplation et de prédication.
Toute sa personne, ses manières simples, ses mouvements brusques, ses attitudes gauches, sa gaieté franche, {Lub 350} ses obstinations emportées, ses soudaines bonhomies, tout en lui, jusqu'à ses gros habits propres, mais pauvres, et à ses bas bleus, sentait le cloarek breton.
Il ne fallait pas longtemps pour être saisi de respect et d'affection pour cette âme courageuse et candide. Il se révélait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or et simple comme la nature.
En ces premiers jours où je le vis, il arrivait à Paris, et, malgré tant de vicissitudes passées, malgré plus d'un demi-siècle de douleurs, il redébutait dans le monde politique {CL 358} avec toutes les illusions d'un enfant sur l'avenir de la France. Après une vie d'étude, de polémique et de discussion, il allait quitter définitivement sa Bretagne pour mourir sur la brèche, dans le tumulte des événements, et il commençait sa campagne de glorieuse misère par l'acceptation du titre de défenseur des accusés d'avril.
C'était beau et brave. Il était plein de foi, et il disait sa foi avec netteté, avec clarté, avec chaleur; sa parole était belle, sa déduction vive, ses images rayonnantes, et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a successivement parcourus, il y était tout entier, passé, présent et avenir, tête et cœur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure admirables. Il se résumait alors dans l'intimité avec un éclat que tempérait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontré perdu dans ses rêveries, n'ont vu de lui que son œil vert, quelquefois hagard, et son grand nez acéré comme un glaive, ont eu peur de lui et ont déclaré son aspect diabolique. S'ils l'avaient regardé trois minutes, s'ils avaient échangé avec lui trois paroles, ils eussent compris qu'il fallait chérir cette bonté tout en frissonnant devant cette puissance, et qu'en lui tout était versé à grandes doses, la colère et la douceur, la douleur et la gaieté, l'indignation et la mansuétude.
On l'a dit, et on l'a très-bien dit* et compris, lorsqu'au o {Lub 351} lendemain de sa mort les esprits droits et justes ont embrassé {CL 359} d'un coup d'œil cette illustre carrière de travaux et de souffrances; la postérité le dira à jamais, et ce sera une gloire de l'avoir reconnu et proclamé sur la tombe encore tiède de Lamennais: ce grand penseur a été, sinon parfaitement, du moins admirablement logique avec lui-même dans toutes ses phases de développement. Ce que, dans des heures de surprise, d'autres critiques, sérieux d'ailleurs, mais placés momentanément à un point de vue trop étroit, ont appelé les évolutions du génie, n'a été chez lui que le progrès d'une intelligence éclose dans les liens des croyances du passé et condamnée par la Providence à les élargir et à les briser, à travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus puissante que celle des écoles, la logique du sentiment.
* [{CL 358; Lub 350}] Ce grand homme si méconnu, si calomnié durant sa vie, insulté jusque sur son lit de mort par les pamphlétaires, ce prêtre du vrai Dieu, crucifié pendant soixante ans, a été cependant enseveli avec honneur et vénération par les écrivains de la presse sérieuse. Quand j'aurai, moi, l'honneur de lui apporter un tribut plus complet que celui de ces quelques pages, je ne dirai certes pas mieux [{Lub 351}] qu'il n'a été dit dans ce même feuilleton par M. Paulin Limayrac, p [{CL 359}] et avant lui, quelque temps avant la mort du maître, par Alexandre Dumas. Ce chapitre q des mémoires de l'auteur d'Antony est à la fois excellent et magnifique; il prouve que le génie peut toucher à tout, et que le romancier fécond, le poëte dramatique et lyrique, le critique enjoué, l'artiste plein de fantaisie et d'imprévu, tous les hommes qui sont contenus dans Alexandre Dumas n'ont pas empêché l'écrivain philosophique de se développer en lui et de faire sa preuve, à l'occasion, avec une égale puissance.
Voilà ce qui me frappa et me pénétra surtout quand je l'eus entendu se résumer en un quart d'heure de naïve et sublime causerie. C'est en vain que sainte-Beuve avait essayé de me mettre en garde, dans ses charmantes lettres et dans ses spirituels entretiens, contre l'inconséquence de l'auteur de l'Essai sur l'indifférence. Sainte-Beuve n'avait pas alors dans l'esprit apparemment la synthèse de son siècle. Il en avait pourtant suivi la marche, et il avait admiré le vol de Lamennais jusqu'aux protestations de l'avenir . En le voyant mettre le pied dans la politique d'action, il fut choqué de voir ce nom auguste mêlé à tant de noms qui semblaient protester contre sa foi et ses doctrines.
{CL 360} Sainte-Beuve démontrait et accusait le côté contradictoire de cette marche avec son talent ordinaire; mais, pour sentir que cette critique-là ne portait que sur des apparences,
Et ils s'en allaient de compagnie, ce grand cœur et cette généreuse raison qui se cédaient toujours l'un à l'autre. Ils construisaient ensemble une nouvelle église, belle, savante, étayée selon toutes les règles de la philosophie. Et c'était merveille {CL 361} de voir comment l'architecte inspiré faisait plier la lettre de ses anciennes croyances à l'esprit de sa nouvelle révélation. Qu'y avait-il de changé? Rien, selon lui. Je lui ai entendu dire naïvement à diverses époques de sa vie: « Je défie qui que ce soit de me prouver que je ne suis pas catholique aussi orthodoxe aujourd'hui que je l'étais en écrivant l'Essai sur l'indifférence. » Et il avait raison pour son compte. Au temps où il avait écrit ce livre, il n'avait pas vu le pape debout à côté du czar bénissant les victimes. S'il l'eût vu, il eût protesté contre l'impuissance du pape, contre l'indifférence de l'Église en matière de religion. {Lub 353} Qu'y avait-il de changé dans les entrailles et dans la conscience du croyant? Rien, en vérité. Il n'abandonnait jamais ses principes, mais les conséquences fatales ou forcées de ces principes.
Maintenant, dirons-nous qu'il y avait en lui une réelle inconséquence dans ses relations de tous les jours, dans ses engouements, dans sa crédulité, dans ses soudaines méfiances, dans ses retours imprévus? Non, bien que nous ayons quelquefois souffert de sa facilité à subir l'influence passagère de certaines personnes qui exploitaient son affection au profit de leur vanité ou de leurs rancunes, nous ne dirons pas que ces inconséquences furent réelles. Elles ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles étaient à la surface de son caractère, au degré du thermomètre de sa frêle santé. Nerveux et irascible, il se fâchait souvent avant d'avoir réfléchi, et son unique défaut était de croire avec précipitation à des torts qu'il ne prenait pas le temps de se faire prouver. Mais j'avoue que, pour ma part, bien qu'il m'en ait gratuitement attribué quelques-uns, il ne m'a jamais été possible de ressentir la moindre irritation contre lui. Faut-il tout dire? J'avais comme une faiblesse maternelle pour ce vieillard, que je reconnaissais, en même temps pour un des pères de mon Église, pour {CL 362} une des vénérations de mon âme. Par le génie et la vertu qui rayonnaient en lui, il était dans mon ciel, sur ma tête. Par les infirmités de son tempérament débile, par ses dépits, ses bouderies, ses susceptibilités, il était à mes yeux comme un enfant généreux, mais enfant à qui l'on doit dire de temps en temps: « Prenez garde, vous allez être injuste. Ouvrez donc les yeux! »
Et quand j'applique à un tel homme ce mot d'enfant, ce n'est pas du haut de ma pauvre raison que je le prononce, c'est du fond de mon cœur attendri, fidèle et plein d'amitié pour lui au delà de la tombe. Qu'y a-t-il de plus touchant, en effet, que de voir un homme de ce génie, de cette vertu et de cette science ne pouvoir pas entrer dans la maturité du caractère, grâce à une modestie incomparable? N'êtes-vous pas ému quand vous voyez le lion de l'Atlas dominé et persuadé par le petit chien compagnon de sa captivité? Lamennais semblait ignorer sa force, et je crois qu'il ne se faisait aucune idée de ce qu'il était pour ses contemporains {Lub 354} et pour la postérité. Autant il avait la notion de son devoir, de sa mission, de son idéal, autant il s'abusait sur l'importance de sa vie intérieure et individuelle. Il la croyait nulle et allait la livrant au hasard des influences et des personnes du moment. Le moindre cuistre eût pu l'émouvoir, l'irriter, le troubler et, au besoin, lui persuader d'agir ou de s'abstenir dans la sphère de ses goûts les plus purs et de ses habitudes les plus modestes. Il daignait répondre à tous, consulter les derniers de tous, discuter avec eux, et parfois les écouter avec la naïve admiration d'un écolier devant un maître.
Il résulta de cette touchante faiblesse, de cette humilité extrême, quelques malentendus dont souffrirent ses vrais amis. Quant à moi, ce n'est pas à ma personnalité que la grande individualité de Lamennais s'est jamais heurtée, c'est à mes {Presse 3/8/1855 2} tendances socialistes. Après m'avoir poussée {CL 363} en avant, il a trouvé que je marchais trop vite. Moi, je trouvais qu'il marchait parfois trop lentement à mon gré. Nous avions raison tous les deux à notre point de vue: moi, dans mon petit nuage, comme lui dans son grand soleil, car nous étions égaux, j'ose le dire, en candeur et en bonne volonté. Sur ce terrain-là, Dieu admet tous les hommes à la même communion.
Je ferai ailleurs l'histoire de mes petites dissidences avec lui, non plus pour me raconter, mais pour le montrer, lui, sous un des aspects de sa rudesse apostolique, soudainement tempérée par sa suprême équité et sa bonté charmante. Il me suffira de dire, quant à présent, qu'il daigna d'abord, en quelques entretiens très-courts, mais très-pleins, m'ouvrir une méthode de philosophie religieuse qui me fit une grande impression et un grand bien, en même temps que ses admirables écrits rendirent à mon espérance la flamme prête à s'éteindre.
Je parlerai de M. Pierre Leroux avec la même concision pour le moment et pour le même motif, c'est-à-dire que, pour n'en pas parler à demi, j'en parlerai très-peu ici, et seulement par rapport à moi dans le temps que je raconte.
C'était quelques semaines avant ou après le procès d'avril. Planet était à Paris, et, toujours préoccupé de la question sociale, au milieu des rires que son mot favori soulevait autour de lui, il me prenait à part et me {Lub 355} demandait, dans le sérieux de son esprit et dans la sincérité de son âme, de lui résoudre cette question. Il voulait juger l'époque, les événements, les hommes, Éverard lui-même, son maître chéri; il voulait juger sa propre action, ses propres instincts, savoir, en un mot, où il allait.
Un jour que nous avions causé longtemps ensemble, moi lui demandant précisément ce qu'il me demandait, et tous deux reconnaissant que nous ne saisissions pas bien le lien de la révolution faite avec celle que nous voudrions faire, {CL 364} il me vint une idée lumineuse. « J'ai ouï dire à Sainte-Beuve, lui dis-je, qu'il y avait deux hommes dont l'intelligence supérieure avait creusé et éclairé particulièrement ce problème dans une tendance qui répondait à mes aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inquiétudes. Ils se trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avancés que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas été retardés comme lui par les empêchements du catholicisme. Ils sont d'accord sur les points essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une école de sympathies qui les entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait tourmentée des désespérances de Lélia, il me disait de chercher vers eux la lumière, et il m'a proposé de m'amener ces savants médecins de l'intelligence. Mais, moi, je n'ai pas voulu, parce que je n'ai pas osé: je suis trop ignorante pour les comprendre, trop bornée pour les juger, et trop timide pour leur exposer mes doutes intérieurs. Cependant il se trouve que Pierre Leroux est timide aussi, je l'ai vu, et j'oserais davantage avec celui-là; mais comment l'aborder, comment le retenir quelques heures? Ne va-t-il pas nous rire au nez comme les autres, si nous lui posons la question sociale?
— Moi, je m'en charge, dit Planet, j'oserai fort bien, et si je le fais rire, peu m'importe, pourvu qu'il m'instruise. Écrivez-lui et demandez-lui pour moi, pour un meunier de vos amis, pour un bon paysan, le catéchisme du républicain en deux ou trois heures de conversation. J'espère que moi je ne m'intimiderai pas et vous aurez l'air d'écouter par-dessus le marché. »
J'écrivis dans ce sens, et Pierre Leroux vint dîner avec nous deux dans la mansarde. Il fut d'abord fort gêné; il était trop fin pour n'avoir pas deviné le piége {Lub 356} innocent que je lui avais tendu, et il balbutia quelque temps avant de {CL 365} s'exprimer. Il n'est pas plus modeste que M Lamennais, il est timide; M. Lamennais ne l'était pas. Mais la bonhomie de Planet, ses questions sans détour, son attention à écouter et sa facilité à comprendre le mirent à l'aise, et quand il eut un peu tourné autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il arriva à cette grande clarté, à ces vifs aperçus et à cette véritable éloquence qui jaillissent de lui comme de grands éclairs d'un nuage imposant. Nulle instruction n'est plus précieuse que la sienne quand on ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir suffisamment dégagé pour lui-même. Il a la figure belle et douce, l'œil pénétrant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique et ce langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chasteté et de bonté vraies qui s'emparent de la persuasion autant que la force des raisonnements. Il était dès lors le plus grand critique possible dans la philosophie de l'histoire, et s'il ne vous faisait pas bien nettement entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait apparaître le passé dans une si vive lumière, et il en promenait une si belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le bandeau des yeux comme avec la main.
Je ne sentis pas ma tête bien lucide quand il nous parla de la propriété des instruments de travail, question qu'il roulait dans son esprit à l'état de problème, et qu'il a éclaircie depuis dans ses écrits. La langue philosophique avait trop d'arcanes pour moi et je ne saisissais pas l'étendue des questions que les mots peuvent embrasser; mais la logique de la providence m'apparut dans ses discours, et c'était déjà beaucoup: c'était une assise jetée dans le champ de mes réflexions. Je me promis d'étudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne fut que plus tard que, grâce à ce grand et noble esprit, je pus saisir enfin quelques certitudes.
{CL 366} À cette première rencontre avec lui, j'étais trop dérangée par la vie extérieure. Il me fallait produire sans repos, tirer de moi-même, sans le secours d'aucune philosophie, des histoires de cœur, et cela pour suffire à l'éducation de ma fille, à mes devoirs envers les autres et envers moi-même. Je sentis alors l'effroi de cette vie de travail dont j'avais accepté toutes les responsabilités. {Lub 357} Il ne m'était plus permis de m'arrêter un instant, de revoir mon œuvre, d'attendre l'inspiration, et j'avais des accès de remords en songeant à tout ce temps consacré à un travail frivole, quand mon cerveau éprouvait le besoin de se livrer à de salutaires méditations. Les gens qui n'ont rien à faire et qui voient les artistes produire avec facilité sont volontiers surpris du peu d'heures, du peu d'instants qu'ils peuvent se réserver à eux-mêmes. Ils ne savent pas que cette gymnastique de l'imagination, quand elle n'altère pas la santé, laisse du moins une excitation des nerfs, une obsession d'images et une langueur de l'âme qui ne permettent pas de mener de front un autre genre de travail.
Je prenais ma profession en grippe dix fois par jour en entendant parler d'ouvrages sérieux que j'aurais voulu lire, ou de choses que j'aurais voulu voir par moi-même. Et puis, quand j'étais avec mes enfants, j'aurais voulu ne vivre que pour eux et avec eux. Et quand venaient mes amis, je me reprochais de ne pas les recevoir assez bien et d'être parfois préoccupée au milieu d'eux. Il me semblait que tout ce qui est le vrai de la vie passait devant moi comme un rêve, et que ce monde imaginaire du roman s'appesantissait sur moi comme une poignante réalité.
C'est alors que je me pris à regretter Nohant, dont je me bannissais par faiblesse et qui se fermait devant moi par ma faute. Pourquoi avais-je déchiré le contrat qui m'assurait la moitié de mon revenu? J'aurais pu au moins {CL 367} louer une petite maison non loin de la mienne et m'y retirer avec ma fille une moitié de l'année, au temps des vacances de Maurice; je me serais t reposée là, en face des mêmes horizons qu'avaient contemplés mes premiers regards, au milieu des amis de mon enfance; j'aurais vu fumer les cheminées de Nohant au-dessus des arbres plantés par ma grand'mère, assez loin pour ne pas gêner ce qui se passait maintenant u sous leurs ombrages, assez près pour me figurer que je pouvais encore y aller lire ou rêver en liberté.
Éverard, à qui je disais ma nostalgie et le dégoût que j'avais de Paris, me conseillait de m'établir à Bourges ou aux environs. J'y fis un petit voyage. Un de ses amis, qui s'absentait, me prêta sa maison, où je passai seule quelques jours, en compagnie de Lavater, que je trouvai {Lub 358} dans la bibliothèque, et sur lequel je fis avec amour un petit travail. Cette solitude au milieu d'une ville morte, dans une maison déserte pleine de poésie, me parut délicieuse. Éverard, Planet et la maîtresse de la maison, femme excellente et pleine de soins, venaient me voir une heure ou deux le soir; puis je passais la moitié des nuits seule dans un petit préau rempli de fleurs, sous la lune brillante, savourant ces belles senteurs de l'été et cette sérénité salutaire qu'il me fallait conquérir à la pointe de l'épée. D'un restaurant voisin, un homme qui ne savait pas mon nom venait m'apporter mes repas dans un panier que je recevais par le guichet de la cour. J'étais encore une fois oubliée du monde entier et plongée dans l'oubli de ma propre vie réelle.
Mais cette douce retraite ne pouvait pas durer. Je ne pouvais m'emparer de cette charmante maison, la seule peut-être qui me convînt dans toute la ville, par son isolement dans un quartier silencieux et par son caractère d'abandon uni à un modeste confortable. D'ailleurs, il m'y {CL 368} fallait mes enfants, et cette claustration ne leur eût pas été bonne. Dès que j'aurais mis le pied dans une rue de Bourges, j'aurais été signalée dans toute la ville, et je n'acceptais pas l'idée d'une vie de relations dans une ville de province. Je ne me doutais pas que je touchais à une situation de ce genre et que je m'en accommoderais fort bien.
Malgré les instances d'Éverard, j'abandonnai l'idée de m'établir de ce côté. Le pays me semblait affreux; une plaine plate, semée de marécages et dépourvue d'arbres, s'étend autour de la ville comme la campagne de Rome. Il faut aller loin pour trouver des forêts et des eaux vives. Et puis, faut-il le dire? Éverard, avec Planet, avec un ou deux amis, était d'un commerce délicieux; tête à tête, il était trop brillant, il me fatiguait. Il avait besoin d'un interlocuteur pour lui donner la réplique. Les autres s'en chargeaient, moi je ne savais qu'écouter. Quand nous étions seuls ensemble, mon silence l'irritait, et il y voyait une marque de méfiance ou d'indifférence pour ses idées et ses passions politiques. Son esprit dominateur le tourmentait étrangement avec moi, dont l'esprit cède facilement à l'entraînement, mais échappe à la domination. Avec lui v surtout, ma conscience se réservait instinctivement un sanctuaire {Lub 359} inattaquable, celui du détachement des choses de ce monde en ce qu'elles ont de vain et de tumultueux. Quand il m'avait circonvenue dans un réseau d'arguments à l'usage des hommes d'action, tantôt pour me tracer d'excellentes lois de conduite, tantôt pour me prouver des nécessités politiques qui me semblaient coupables ou puériles, j'étais forcée de lui répondre, et comme la discussion n'est pas dans ma nature et qu'il m'en coûte d'être en désaccord avec ceux que j'aime, aussitôt que j'en venais à parler bien et clairement, ce qui m'étonnait moi-même et me brisait comme si j'eusse parlé dans l'effort d'un rêve, je voyais avec effroi l'effet de mes paroles sur lui. Elles {CL 369} l'impressionnaient trop, elles le jetaient dans un profond dégoût de sa propre existence, dans le découragement de l'avenir et dans les irrésolutions {Presse 3/8/1855 3} de la conscience.
Cela eût été bon à une nature forte et par conséquent modérée: cela était mauvais à une nature qui n'était qu'ardente et qui passait rapidement d'un excès à l'autre. Il s'écriait alors que j'avais l'inexorable vérité pour moi, que j'étais plus philosophe et plus éclairée que lui, qu'il était un malheureux poëte toujours trompé par des chimères. Que sais-je? Cette cervelle impressionnable, cet esprit naïfdans la modestie autant qu'il était sophistique et impérieux dans l'orgueil, ne connaissait de terme moyen à aucune chose. Il parlait de quitter sa carrière politique, sa profession, ses affaires, et de se retirer dans sa petite propriété pour lire des poëtes et des philosophes à l'ombre des saules et au murmure de l'eau.
Il me fallait alors lui remonter le moral, lui dire qu'il poussait ma logique jusqu'à l'absurde, lui rappeler les belles et excellentes raisons qu'il m'avait données pour me tirer de ma propre apathie, raisons qui m'avaient persuadée et depuis lesquelles je ne parlais plus sans respect de la mission révolutionnaire et de l'œuvre démocratique.
Nous n'avions plus de querelles sur le babouvisme. Il avait quitté ce système pour en creuser un autre. Il relisait Montesquieu. Il était modéré en politique pour le moment, car je l'ai toujours connu sous l'influence d'une personne ou d'un livre. Un peu plus tard, {Lub 360} il lut l'Oberman de senancour, w et parla pendant trois mois de se retirer au désert. Puis il eut des idées religieuses et rêva la vie monastique. Il devint ensuite platonicien, puis aristotélicien; enfin, à l'époque où j'ai perdu la trace de ses engouements, il était revenu à Montesquieu.
Dans toutes ces phases d'enthousiasme ou de conviction, il était grand poëte, grand raisonneur ou grand artiste. {CL 370} Son esprit embrassait et dépassait toutes choses. Excessif dans l'activité comme dans l'abattement, il eut une période de stoïcisme où il nous prêchait la modération avec une énergie à la fois touchante et comique.
On ne pouvait se lasser de l'entendre quand il se tenait dans l'enseignement des idées générales; mais quand la discussion de ces idées lui devenait personnelle, l'intimité avec lui redevenait un orage: un bel orage à coup sûr, plein de grandeur, de générosité et de sincérité, mais qu'il n'était pas dans mes facultés de soutenir longtemps sans lassitude. Cette agitation était sa vie; comme l'aigle, il planait dans la tempête. C'eût été ma mort, à moi; j'étais un oiseau de moindre envergure.
Il y avait surtout en lui quelque chose à quoi je ne pouvais m'identifier, l'imprévu. Il me quittait le soir dans des idées calmes et vraies, il reparaissait le lendemain tout transformé et comme furieux d'avoir été tranquillisé la veille. Alors il se calomniait, il se déclarait ambitieux dans l'acception la plus étroite du mot, il se moquait de mes restrictions et cas de conscience, il parlait de vengeance politique, il s'attribuait des haines, des rancunes, il se parait de toutes sortes de travers et même de vices de cœur qu'il n'avait pas et qu'il n'aurait pu se donner. Je souriais et le laissais dire. Je regardais cela comme un accès de fièvre et de divagation qui m'ennuyait un peu, mais dont la fin allait venir. Elle venait toujours, et je remarquais avec étonnement une évolution soudaine et complète dans ses idées, avec un oubli absolu de ce qu'il venait de penser tout haut. Cela était même inquiétant, et j'étais forcée de constater ce que j'avais déjà constaté ailleurs, c'est que les plus beaux génies touchent parfois et comme fatalement à l'aliénation. Si Éverard n'avait pas été voué à l'eau sucrée pour toute boisson, même pendant ses repas, maintes fois je l'aurais cru ivre.
{CL 371; Lub 361} J'étais déjà assez attachée à lui pour supporter tout cela sans humeur et pour le ménager dans ses crises. L'amitié de la femme est, en général, très-maternelle, et ce sentiment a dominé ma vie plus que je n'aurais voulu. J'avais soigné Éverard à Paris dans une maladie grave. Il avait beaucoup souffert, et je l'avais vu à toute heure admirable de douceur, de patience et de reconnaissance pour les moindres soins. C'est là un lien qui improvise les grandes amitiés x. Il avait pour moi la plus touchante gratitude, et moi je m'étais habituée à le dorloter au moral. J'avais passé avec Planet des nuits à son chevet, à combattre la fièvre qui le tourmentait par des paroles amies qui faisaient plus d'effet sur cette organisation tout intellectuelle que les potions du médecin. J'avais raisonné son délire, tranquillisé ses inquiétudes, écrit y ses lettres, amené ses amis autour de lui, écarté les contrariétés qui pouvaient l'atteindre. Maurice, dans ses jours de sortie, l'avait soigné et choyé comme un aïeul. Il adorait mes enfants, et, d'instinct, mes enfants le chérissaient.
C'étaient z là de douces chaînes, et la pureté de nos affections aa me les rendait plus précieuses encore. Il m'était assez indifférent, quant à moi, que l'on pût se méprendre sur la nature de nos relations; nos amis la connaissaient, et leur présence continuelle la sanctifiait encore plus. Mais je m'étais flattée en vain qu'un pacte tout fraternel serait une condition de tranquillité angélique. Éverard n'avait pas la placidité de Rollinat. Pour être chastes, ses sentiments n'étaient point calmes. Il voulait posséder l'âme exclusivement, et il était aussi jaloux de cette possession que le sont les amants et les époux de posséder la personne. Cela constituait une sorte de tyrannie dont on avait beau rire, il fallait la subir ou s'en défendre.
Je passai trois ans à faire alternativement l'un et l'autre. Ma raison se préserva toujours de son influence quand {CL 372} cette influence était déraisonnable, mais mon cœur subit le poids et le charme de son amitié, tantôt avec joie, tantôt avec amertume. Le sien avait des trésors de bonté dont on se sentait heureux et fier d'être l'objet; son caractère était toujours généreux et incapable de descendre aux petitesses de détail; mais son cerveau avait des bourrasques dont on souffrait cruellement {Lub 362} en le voyant souffrir et en reconnaissant l'impossibilité de lui en épargner la souffrance.
Pour n'avoir pas à trop revenir sur une situation qui se renouvela souvent pendant ces trois années, et encore au delà, quoique de moins en moins, je veux résumer en peu de mots le sujet de nos dissidences. Éverard, au milieu de ses flottements tumultueux et de ses cataractes d'idées opposées, nourrissait le ver rongeur de l'ambition. On a dit qu'il aimait l'argent et l'influence. Je n'ai jamais vu d'étroitesse ni de laideur dans ses instincts. Quand il se tourmentait d'une perte d'argent, ou quand il se réjouissait d'un succès de ce genre, c'était avec l'émotion légitime d'un malade courageux qui craint la cessation de ses forces, de son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endetté, il avait épousé une femme riche. Si ce n'était pas un tort, c'était un malheur. Cette femme avait des enfants, et la pensée de les dépouiller pour ses besoins personnels était odieuse à Éverard. Il avait soif de faire fortune, non-seulement afin de ne jamais tomber à leur charge, mais encore, par un sentiment de tendresse et de fierté très-concevable, afin de les laisser plus riches qu'il ne les avait trouvés en les adoptant.
Son âpreté au travail, ses soucis devant une dette, sa sollicitude dans le placement des fonds acquis à la sueur de son visage, avaient donc un motifsérieux et pressant ab. Ce n'est pas du tout là ce qu'on pouvait lui imputer à ambition: mais quand un homme se dévoue à un rôle politique, il faut qu'il puisse sacrifier sa fortune, et celui {CL 373} qui ne le peut pas est toujours accusé de ne pas le vouloir.
La convoitise d'Éverard était d'une nature plus élevée. Il avait soif de pouvoir. Pourquoi? Cela serait impossible à dire. C'était un appétit de son organisation, et rien de plus. Il n'était ni prodigue, ni vaniteux, ni vindicatif, et dans le pouvoir il ne voyait que le besoin d'agir et le plaisir de commander. Il n'eût jamais su s'en servir. Dès qu'il avait une carrière d'activité ouverte, il ressentait l'accablement et le dégoût de sa tâche. Dès qu'il était obéi aveuglément, il prenait ses séides en pitié. Enfin, en toutes choses, dès qu'il atteignait au but poursuivi avec ardeur, il le trouvait au-dessous de ses aspirations.
{Lub 363} Mais il se plaisait dans les préoccupations de l'homme d'état. Habile au premier chef dans la science des affaires, puissant dans l'intuition de celles qu'il n'avait pas étudiées, prompt à s'assimiler les notions les plus diverses, doué d'une mémoire aussi étonnante que celle de Pierre Leroux, invincible dans la déduction et le raisonnement des choses de fait, il sentait ses brillantes facultés le prendre à la gorge et l'étouffer par leur inaction. La monotonie de sa profession l'exaspérait, en même temps que l'assujettissement de cette fatigue achevait de ruiner sa santé. Il rêvait donc une révolution comme les béats rêvent le ciel, et il ne se disait pas qu'en se laissant dévorer par cette aspiration, il usait son âme et la rendait incapable de se gouverner elle-même dans de moindres périls et de moindres labeurs.
C'est cette ambition fatale que j'essayai en vain d'engourdir et de calmer. Elle avait son beau côté sans doute, et si le destin l'eût secondée, elle se fût épurée au creuset de l'expérience et au foyer de l'inspiration; mais elle retomba sur elle-même sans trouver l'aliment qui convenait à son heure, et il fut dévoré par elle sans profit marqué pour la cause révolutionnaire.
Il a passé sur la terre comme une âme éperdue, chassée {CL 374} de quelque monde supérieur, vainement avide de quelque grande existence appropriée à son grand désir. Il a dédaigné la part de gloire qui lui était comptée et qui eût enivré bien d'autres. L'emploi borné d'un talent immense n'a pas suffi à son vaste rêve. Cela est bien pardonnable, nous le lui pardonnons tous; mais nous ne pouvons nous empêcher de regretter l'impuissance de nos efforts pour le retenir plus longtemps parmi nous.
D'ailleurs, ce n'était pas seulement au point de vue de son repos et de sa santé que je m'attachais à lui faire prendre patience. C'était en vue de son propre idéal de justice et de sagesse, qui me semblait compromis dans la lutte de ses instincts avec ses principes. En même temps qu'Éverard concevait un monde renouvelé par le progrès moral du genre humain, il acceptait en théorie ce qu'il appelait les nécessités de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge même, les concessions sans sincérité, les alliances sans foi, les promesses vaines. Il était encore de ceux qui disent que qui veut {Lub 364} la fin veut les moyens. Je pense qu'il ne réglait jamais sa conduite personnelle sur ces déplorables errements de l'esprit de parti, mais j'étais affligée de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement inévitables.
Plus tard, la dissidence se creusa et porta sur l'idéal même. J'étais devenue socialiste, Éverard ne l'était plus.
Ses idées subirent encore des modifications après la révolution de Février, qui l'avait intempestivement surpris dans une phase de modération un peu dictatoriale. Ce n'est pas le moment de compléter son histoire, trop tôt suspendue par une mort prématurée. Il faut que je revienne au récit de mes propres vicissitudes.
Je quittai donc Bourges attristée de ses agitations, partagée entre le besoin de les fuir et le regret de le laisser dans la tourmente; mais mon devoir m'appelait ailleurs, et il le reconnaissait.