GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie littéraire et intime
1832-1850

{Presse 26/7/1855 1} CL T.4 [316]; Lub T.2 [315]} VIII a

Éverard. — Sa tête, sa figure, ses manières, ses habitudes. — Patriotes ennemis de la propreté. — Conversation nocturne et ambulatoire. — Sublimités et contradictions. — Fleury et moi faisons le même rêve, à la même heure. — De Bourges à Nohant. — Les lettres d'Éverard. — Procès d'avril. — Lyon et Paris. — Les avocats. — Pléiade philosophique et politique. — Planet pose la question sociale. — Le pont des Saints-Pères. — Fête au château. — Fantasmagorie babouviste. — Ma situation morale. — Sainte-Beuve se moque. — Un dîner excentrique. — Une page de Louis Blanc. — Éverard malade et halluciné. — Je veux partir; conversation décisive; Éverard sage et vrai. — Encore une page de Louis Blanc. — Deux points de vue différens dans la défense: je donne raison à M. Jules Favre.



La première chose qui m'avait frappée en voyant Michel pour la première fois, fraîche que j'étais dans mes études phrénologiques, c'était la forme extraordinaire de sa tête. Il semblait avoir deux crânes soudés l'un à l'autre, les signes des hautes facultés de l'âme étant aussi proéminents à la proue de ce puissant navire que ceux des généreux instincts l'étaient à la poupe. Intelligence, vénération, enthousiasme, subtilité et vastitude d'esprit étaient équilibrés par l'amour familial, l'amitié, la tendre domesticité, le courage physique. Éverard* était une organisation admirable. Mais Éverard était malade, Éverard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La poitrine, l'estomac, le foie, étaient envahis. Malgré une vie sobre et austère, il était usé, et à cette {CL 317} réunion {Lub 316} de facultés et de qualités hors ligne, dont chacune avait sa logique particulière, il manquait fatalement la logique générale, la cheville ouvrière des plus savantes machines humaines, la santé.

* [{CL 316; Lub 315}] Je lui conserverai dans ce récit le pseudonyme que je lui ai donné dans les Lettres d'un voyageur. J'ai toujours aimé à baptiser mes amis d'un nom à ma guise, mais dont je ne me rappelle pas toujours l'origine.

Ce fut précisément cette absence de vie physique qui me toucha profondément. Il est impossible de ne pas ressentir un tendre intérêt pour une belle âme aux prises avec les causes d'une inévitable destruction, quand cette âme ardente et courageuse domine à chaque instant son mal et paraît le dominer toujours. Éverard n'avait que trente-sept ans, et son premier aspect était celui d'un vieillard petit, grêle, chauve et voûté; le temps n'était pas venu où il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller à la mode et aller dans le monde. Je ne l'ai jamais vu ainsi: cette phase d'une transformation qu'il dépouilla tout à coup, comme il l'avait revêtue, ne s'est pas accomplie sous mes yeux. Je ne le regrette pas; j'aime mieux conserver son image sévère et simple comme elle m'est toujours apparue.

Éverard paraissait donc, au premier coup d'œil, avoir soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en même temps, il n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure pâle b, ses dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur admirables à travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette particularité de paraître et d'être réellement jeune et vieux tout ensemble.

Cet état problématique devait être et fut la cause de grands imprévus et de grandes contradictions dans son être moral. Tel qu'il était, il ne ressemblait à rien et à personne. Mourant à toute heure, la vie débordait cependant en lui à toute heure, et parfois c avec une intensité d'expansion fatigante même pour l'esprit qu'il a le plus émerveillé et charmé, je veux dire pour mon propre esprit.

Sa manière d'être extérieure répondait à ce contraste {CL 318} par un contraste non moins frappant. Né paysan, il avait conservé le besoin d'aise et de solidité dans ses vêtements. Il portait chez lui et dans la ville une épaisse houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et partout, mais, poli quand même, il ne consentait pas à garder sa casquette ou son chapeau dans les appartements. Il demandait seulement la {Lub 317} permission de mettre un mouchoir, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant ainsi, sans le savoir, de la manière tantôt la plus fantastique et tantôt la plus pittoresque.

Sous cet accoutrement on apercevait une chemise fine, toujours blanche et fraîche, qui trahissait la secrète exquisité de ce paysan du Danube. Certains démocrates de province blâmaient ce sybaritisme caché et ce soin extrême de la personne. Ils avaient grand tort. La propreté est un indice et une preuve de sociabilité et de déférence pour nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la propreté raffinée, car il n'y a pas de demi-propreté. L'abandon de soi-même, la mauvaise odeur, les dents répugnantes à voir, les cheveux sales, sont des habitudes malséantes qu'on aurait tort d'accorder aux savants, aux artistes ou aux patriotes. On devrait les en reprendre d'autant plus, et ils devraient se les permettre d'autant moins, que le charme de leur commerce ou l'excellence de leurs idées attire davantage, et qu'il n'est point de si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui vous donne des nausées. Enfin, je me persuade que la négligence du corps doit avoir dans celle de l'esprit quelque point de correspondance dont les observateurs devraient toujours se méfier.

Les manières brusques, le sans-gêne, la franchise acerbe d'Éverard, n'étaient qu'une apparence, et, avouons-le, une {CL 319} affectation devant les gens hostiles, ou qu'il supposait tels à première vue. Il était par nature la douceur, l'obligeance et la grâce mêmes: attentif au moindre désir, au moindre malaise de ceux qu'il aimait, tyrannique en paroles, débonnaire dans la tendresse quand on ne résistait pas à ses théories d'autorité absolue.

Cet amour de l'autorité n'était cependant pas joué. C'était le fond, c'était les entrailles mêmes de son caractère, et cela ne diminuait en rien ses bontés et ses condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre heureux, ce qui eût été une belle et légitime volonté s'il n'eût eu affaire qu'à des êtres faibles. Mais il eût sans doute voulu travailler à les {Lub 318} rendre forts, et dès lors ils eussent cessé d'être heureux en se sentant esclaves.

Ce raisonnement si simple n'entra jamais dans sa tête, tant il est vrai que les plus belles intelligences peuvent être troublées par quelque passion qui leur retire, sur certains points, la plus simple lumière.

Arrivée à l'auberge de Bourges, je commençai par dîner, après quoi j'envoyai dire à Éverard par Planet que j'étais là d, et il accourut. Il venait de lire Lélia, et il était toqué de cet ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes idées. Il était disposé à l'expansion, et de sept heures du soir à quatre heures du matin, ce fut un véritable éblouissement pour mes deux amis et pour moi. Nous nous étions dit bonsoir à minuit; mais, comme il faisait un brillant clair de lune et une nuit de printemps magnifique, il nous proposa une promenade dans cette belle ville austère et muette, qui semble être faite pour être vue ainsi. Nous le reconduisîmes jusqu'à sa porte; mais là il ne voulut pas nous quitter et nous reconduisit jusqu'à la nôtre en passant par l'hôtel de Jacques Cœur, un admirable e édifice de la Renaissance, où chaque fois {CL 320} nous faisions une longue pause. Puis il nous demanda de le reconduire encore, revint encore avec nous, et ne se décida à nous laisser rentrer que quand le jour parut. Nous fîmes neuf fois la course, et l'on sait que rien n'est fatigant comme de marcher en causant et en s'arrêtant à chaque pas; mais nous ne sentîmes l'effet de cette fatigue que quand il nous eut quittés.

Que nous avait-il dit durant cette longue veillée? Tout et rien. Il s'était laissé emporter par nos dires, qui ne se plaçaient là que pour lui fournir la réplique, tant nous étions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'écouter. Il avait monté d'idée en idée jusqu'aux plus sublimes élans vers la Divinité, et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il était véritablement transfiguré. Jamais parole plus éloquente n'est sortie, je crois, d'une bouche humaine, et cette parole grandiose était toujours simple. Du moins elle s'empressait de redevenir naturelle et familière quand elle s'arrachait souriante à l'entraînement de l'enthousiasme. C'était comme une musique pleine d'idées qui vous élève l'âme {Lub 319} jusqu'aux contemplations célestes, et qui vous ramène sans effort et sans contraste, par un lien logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de la nature.

Je n'essayerai pas de me rappeler ce dont il nous entretint. Mes Lettres à Éverard (sixième numéro des Lettres d'un voyageur), qui sont comme des réponses réfléchies à ces appels spontanés de sa prédication, ne peuvent que le faire pressentir. J'étais le sujet un peu passif de sa déclamation naïve et passionnée. Planet et Fleury m'avaient citée devant son tribunal pour que j'eusse à confesser mon scepticisme à l'endroit des choses de la terre, et cet orgueil qui voulait follement s'élever à l'adoration d'une perfection abstraite en oubliant les pauvres humains mes semblables. Comme c'était chez moi une théorie plus sentie f que raisonnée, {CL 321} je n'étais pas bien solide dans ma défense, et je ne résistais guère que pour me faire mieux endoctriner. Cependant j'apercevais, dans cet admirable enseignement, de profondes contradictions que j'eusse pu saisir au vol et que j'eusse bien fait de constater davantage. Mais il est doux et naturel de se laisser aller au charme des choses de détail, quand elles sont bien pensées et bien dites, et c'est être ennemi de soi-même que d'en interrompre la déduction par des chicanes. Je n'eus pas ce courage; mes amis ne l'eurent pas non plus, quoique l'un, Planet, eût le parfait et solide bon sens qui peut tenir tête au génie; quoique l'autre, Fleury, eût de secrètes méfiances instinctives contre la poésie dans les arguments.

Tous trois nous fûmes vaincus, et quel que fût le degré de conviction de l'homme qui nous avait parlé, nous nous sentîmes, en le quittant, tellement au-dessus de nous-mêmes, que nous ne pouvions {Presse 26/7/1855 1} et ne devions pas nous soustraire par le doute à l'admiration et à la reconnaissance.

« Jamais je ne l'ai vu ainsi, nous dit Planet. Il y a un an que je vis à ses côtés, et je ne le connais g que de ce soir. Il s'est enfin livré pour vous tout entier; il a fait tous les frais de son intelligence et de sa sensibilité. Ou il vient de se révéler à lui-même pour la première fois de sa vie, ou il a vécu parmi nous replié sur lui-même et se défendant d'un complet abandon. »

De ce moment, l'attachement de Planet pour Éverard {Lub 320} devint une sorte de fétichisme, et il en arriva de même à plusieurs autres qui avaient douté jusque-là de son cœur et qui y crurent en le lui voyant ouvrir devant moi. Ce fut une modification notable que j'apportais, sans le savoir, à l'existence morale d'Éverard et à ses relations avec quelques-uns de ses amis. Ce fut une douceur réelle dans sa vie, mais fut-ce un bien réel? Il n'est bon pour personne d'être trop aveuglément aimé.

{CL 322} Après quelques heures de sommeil, je retrouvai mon Gaulois (Fleury) singulièrement tourmenté. Il avait fait un rêve effrayant, et je fus presque effrayée moi-même en le lui entendant raconter; car, à peu de chose près, j'avais eu le même rêve. C'était une parole dite en riant par Éverard qui s'était logée, on ne sait jamais comment cela arrive, dans un coin de notre cervelle, et précisément celle qui nous avait le moins frappés dans le moment où elle avait été dite.

Il n'y avait rien de plus naturel et de plus explicable que ce fait d'une parole éveillant la même pensée, et que la même cause produisant dans l'imagination de mon ami et dans la mienne les mêmes effets. Pourtant cette coïncidence d'images simultanées dans le cours des mêmes heures nous frappa un instant tous les deux, et peu s'en fallut que nous n'y vissions un pressentiment ou un avertissement à la manière des croyances antiques.

Mais nous ne songeâmes bientôt qu'à rire de notre préoccupation et surtout du mouvement naïf que j'avais provoqué chez Éverard par ma résistance enjouée aux arguments humanitaires de la guillotine. Il ne pensait pas un mot de ce qu'il avait dit; il avait horreur de la peine de mort en matière politique; il avait voulu être logique jusqu'à l'absurde, mais il eût ri de son propre emportement, si, après les mondes que la suite de la discussion nous avait fait franchir à tous, nous eussions songé à revenir sur cette misère de quelques têtes de plus ou de moins en travers de nos opinions!

Nous étions dans le vrai en nous disant qu'Éverard n'eût pas voulu occire seulement une mouche pour réaliser son utopie. Mais Fleury n'en resta pas moins frappé de la tendance dictatoriale de son esprit, qui ne lui était apparue pour la première fois qu'en l'entendant contrecarrer par mes théories de liberté individuelle.

{CL 323} Et puis, fut-ce l'effet du songe allégorique qui nous {Lub 321} avait visités tous deux, ou la sollicitude d'une amitié délicate et la crainte de m'avoir jetée sous une influence funeste, en voulant me pousser sous une influence curative? Il est certain que le Gaulois se sentit tout à coup pressé de partir. Il m'en avait fait la promesse en montant en voiture, et il avait regretté cette promesse en arrivant à Bourges. Maintenant il trouvait qu'on n'attelait pas assez vite. Il craignait de voir arriver Éverard pour nous retenir.

Éverard, de son côté, pensait nous retrouver là et fut étonné de notre fuite. Moi, sans me presser avec inquiétude, mais bien résolue à m'en aller dès le matin, je m'en allais en effet, causant de lui et de la République sur la grande route, avec mon Gaulois, et ne cachant pas à celui-ci que j'acceptais un bel aperçu de cet idéal, mais que j'avais besoin d'y réfléchir et de me reposer de ces torrents d'éloquence qu'il n'était pas dans ma nature de subir trop longtemps sans respirer.

Mais il ne dépendit pas de moi de respirer, en effet, l'air du matin et des pommiers en fleurs. La béatitude de mes rêveries n'était pas du goût de mon compagnon de voyage. Il était organisé pour le combat et non pour la contemplation. Il voulait trouver sa certitude dans les luttes et dans les solutions successives de l'humanité. Il n'essayait pas de me prêcher après Éverard, mais il voulait se prêcher lui-même, commenter chacune des paroles du maître, accepter ou repousser ce qui lui avait paru faux ou juste, et comme lui-même était un esprit distingué et un cœur sincère, il ne me fut pas possible de ne pas parler d'Éverard, de politique et de philosophie pendant dix-huit lieues.

Éverard ne me laissa pas respirer davantage. À peine fus-je reposée de ma course, que je reçus à mon réveil une lettre enflammée du même souffle de prosélytisme qu'il {CL 324} semblait avoir épuisé dans notre veillée ambulatoire à travers les grands édifices blanchis par la lune et sur le pavé retentissant de la vieille cité endormie. C'était une écriture indéchiffrable d'abord, et comme torturée par la fièvre de l'impatience de s'exprimer; mais quand on avait lu le premier mot, tout le reste allait de soi-même. C'était un style aussi concis que sa parole était abondante, et comme il m'écrivait de très-longues lettres, elles étaient si pleines de choses non {Lub 322} développées, qu'il y en avait pour tout un jour à les méditer après les avoir lues.

Ces lettres se succédèrent avec rapidité sans attendre les réponses. Cet ardent esprit avait résolu de s'emparer du mien; toutes ses facultés étaient tendues vers ce but. La décision brusque et la délicate persuasion qui étaient les deux éléments de son talent extraordinaire, s'aidaient l'une l'autre pour franchir tous les obstacles de la méfiance par des élans chaleureux et par des ménagements exquis. Si bien que cette manière impérieuse et inusitée de fouler aux pieds les habitudes de la convenance, de se poser en dominateur de l'âme et en apôtre inspiré d'une croyance, ne laissait aucune prise à la raillerie et ne tombait pas un seul instant dans le ridicule, tant il y avait de modestie personnelle, d'humilité religieuse et de respectueuse tendresse dans ses cris de colère comme dans ses cris de douleur.

« Je sais bien, » me disait-il — après des élans de lyrisme où le tutoiement arrivait de bonne grâce, — « que le mal de ton intelligence vient de quelque grande peine de cœur. L'amour est une passion égoïste. Étends cet amour brûlant et dévoué, qui ne recevra jamais sa récompense en ce monde, à toute cette humanité qui déroge et qui souffre. Pas tant de sollicitude pour une seule créature! Aucune ne le mérite, mais toutes ensemble l'exigent au nom de l'éternel auteur de la création! »

{CL 325} Tel fut, en résumé, le thème qu'il développa dans cette série de lettres, auxquelles je répondis sous l'empire d'un sentiment modifié, depuis une certaine méfiance au point de départ jusqu'à la foi presque entière pour conclusion. On pourrait appeler ces Lettres à Éverard, qui, de ses mains, ont passé presque immédiatement dans celles du public, l'analyse rapide d'une conversion rapide.

Cette conversion fut absolue dans un sens et très-incomplète dans un autre sens. La suite de mon récit le fera comprendre.

Une grande agitation régnait alors en France. La Monarchie et la République allaient jouer leur va-tout dans ce grand procès qu'on a nommé avec raison le procès monstre, bien que, par une suite brutale de dénis de justice et de violation de la légalité, le pouvoir ait su {Lub 323} l'empêcher d'atteindre aux proportions et aux conséquences qu'il pouvait et devait avoir.

Il n'était plus guère possible de rester neutre dans ce vaste débat qui n'avait plus le caractère des conspirations et des coups de main, mais bien celui d'une protestation générale où tous les esprits s'éveillaient pour se jeter dans un camp ou dans l'autre. La cause de ce procès (les événements de Lyon) avait eu un caractère plus socialiste et un but plus généralement senti que ceux qui les avaient précédés. Ici il ne s'était agi, du moins en apparence, que de changer la forme du gouvernement. Là-bas le problème de l'organisation du travail avait été soulevé avec la question du salaire et pleinement compris. Le peuple, sollicité et un peu entraîné h ailleurs par des chefs politiques, avait, à Lyon, entraîné ces mêmes chefs dans une lutte plus profonde et plus terrible i.

Après les massacres de Lyon la guerre civile ne pouvait plus de longtemps amener de solution favorable à la démocratie. Le pouvoir avait la force des canons et des {CL 326} baïonnettes. Le désespoir seul pouvait chercher désormais dans les combats le terme de la souffrance et de la misère. La conscience et la raison conseillaient d'autres luttes, celles du raisonnement et de la discussion. Le retentissement de la parole publique devait ébranler l'opinion publique. C'est sous l'opinion de la France entière que pouvait tomber ce pouvoir perfide, ce système de provocation inauguré par la politique de Louis-Philippe.

C'était une belle partie à jouer. Une simple mais large question de procédure pouvait aboutir à une révolution. Elle pouvait, tout au moins, imprimer un mouvement de recul à l'aristocratie et lui poser une digue difficile à franchir. La partie fut mal jouée par les démocrates. C'est à eux que le mouvement de recul fut imprimé, c'est devant eux que la digue fut posée.

Au premier abord, il semblait pourtant que cette réunion de talents appelés de tous les coins du pays et représentant tous les types de l'intelligence des provinces dût produire une résistance vigoureuse. C'était, dans les rêves du départ, la formation d'un corps d'élite, d'un petit bataillon sacré impossible à entamer, parce qu'il présentait une masse parfaitement homogène. {Lub 324} Il s'agissait de parler et de protester, et presque tous les combattants de la démocratie appelés dans la lice étaient des orateurs brillants ou des argumentateurs habiles.

Mais on oubliait que les avocats les plus sérieux sont, avant tout, des artistes, et que les artistes n'existent qu'à la condition de s'entendre sur certaines règles de formes, et de différer essentiellement les uns des autres par le fond de la pensée, par l'illumination intérieure, par l'inspiration.

On se croyait bien d'accord au début sur la conclusion politique, mais chacun comptait sur ses propres moyens; on pliera difficilement des artistes à la discipline, à la charge en douze temps.

{CL 327} Le moment commençait à poindre où les idées purement politiques et les idées purement socialistes devaient creuser des abîmes entre les partisans de la démocratie. Cependant on s'entendait encore à Paris contre l'ennemi commun. On s'entendait même mieux sous ce rapport qu'on n'avait fait depuis longtemps. La phalange des avocats de province venait se ranger sur un pied d'égalité, mais avec une tendre vénération, autour d'une pléiade de célébrités, choisie d'inspiration et d'enthousiasme parmi les plus beaux noms démocratiques du barreau, de la politique et de la philosophie, de la science et de l'art littéraire: Dupont Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Armand Carrel, Buonarotti, Voyer d'Argenson, Pierre Leroux, Jean Reynaud, Raspail, Carnot et tant d'autres dont la vie a été éclatante de dévouement ou de talent par la suite. À côté de ces noms déjà illustres, un nom encore obscur, celui de Barbès, donne à cette réunion choisie un caractère non moins sacré pour l'histoire que ceux de Lamennais, Jean Reynaud et Pierre Leroux. Grand parmi les plus grands, Barbès a eu l'éclat de la vertu, à défaut de celui de la science j.

{Presse 27/7/1855 1} J'ai dit qu'on se croyait bien d'accord au point de départ. Pour mon compte, je me crus d'accord avec Éverard et je supposais ses amis d'accord avec lui. Il n'en était rien. La plupart de ceux qu'il avait amenés de la province étaient tout au plus girondins, quoiqu'ils se crussent montagnards.

Mais Éverard n'avait encore confié à personne, et pas plus à moi qu'aux autres, sa doctrine ésotérique. {Lub 325} Son expansion ne paralysait pas une grande prudence qui, en fait d'idées, allait quelquefois jusqu'à la ruse. Il se croyait en possession d'une certitude, et, sentant bien qu'elle dépassait la portée révolutionnaire de ses adeptes, il en insinuait tout doucement l'esprit et n'en révélait pas la lettre.

Pourtant certaines réticences, certaines contradictions {CL 328} m'avaient frappée, et je sentais en lui des lacunes, ou des choses réservées qui échappaient aux autres et qui me tourmentaient. J'en parlais à Planet, qui n'y voyait pas plus avant que moi et qui, naïvement tourmenté aussi pour son compte, avait coutume de dire à tout propos, et même souvent à propos de bottes: « Mes amis, il est temps de poser la question sociale! »

Il disait cela si drôlement, ce bon Planet, que sa proposition était toujours accueillie par des rires, et que son mot était passé chez nous en proverbe. On disait: « Allons poser la question sociale » pour dire: « Allons dîner! » et quand quelque bavard venait nous ennuyer, on proposait de lui poser la question sociale pour le mettre en fuite.

Planet cependant avait raison; même dans ses gaietés excentriques, son bon sens allait toujours au fait.

Enfin, un soir que nous avions été au Théâtre-Français, et que, par une nuit magnifique, nous ramenions Éverard à sa demeure voisine de la mienne (il s'était logé quai Voltaire), la question sociale fut sérieusement posée. J'avais toujours admis ce que l'on appelait alors l'égalité des biens, et même le partage des biens, faute d'avoir adopté généralement le mot si simple d'association, qui n'est devenu populaire que par la suite. Les mots propres descendent toujours trop tard dans les masses. Il a fallu que le socialisme fût accusé de vouloir le retour de la loi agraire et de toutes ses conséquences brutales, pour qu'il trouvât des formules plus propres à exprimer ses aspirations.

J'entendais, moi, ce partage des biens de la terre d'une façon toute métaphorique; j'entendais réellement par là la participation au bonheur, due à tous les hommes, et je ne pouvais pas m'imaginer un dépècement de la propriété qui n'eût pu rendre les hommes heureux qu'à la condition de les rendre barbares. Quelle fut ma stupéfaction quand Éverard, serré de près par mes questions {Lub 326} et les questions encore k {CL 329} plus directes et plus pressantes de Planet, nous exposa enfin son système!

Nous nous étions arrêtés sur le pont des Saints-Pères. Il y avait bal ou concert au château, on voyait le reflet des lumières sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait le son des instruments qui passait par bouffées dans l'air chargé de parfums printaniers, et que couvrait à chaque instant le roulement des voitures sur la place du Carrousel. Le quai désert du bord de l'eau, le silence et l'immobilité qui régnaient sur le pont contrastaient avec ces rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'étais tombée dans la rêverie, je n'écoutais plus le dialogue entamé, je ne me souciais plus de la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues mélodies, des doux reflets de la lune mêlés à ceux de la fête royale.

Je fus tirée de ma contemplation par la voix de Planet qui disait auprès de moi: « Ainsi, mon bon ami, vous vous inspirez du vieux Buonarotti et vous iriez jusqu'au babouvisme? — Quoi? Qu'est-ce? leur dis-je tout étonnée. Vous voulez faire revivre cette vieillerie? Vous avez laissé chez moi l'ouvrage de Buonarotti, je l'ai lu, c'est beau; mais ces moyens empiriques pouvaient entrer dans le cœur désespéré des hommes de cette époque, au lendemain de la chute de Robespierre. Aujourd'hui ils seraient insensés, et ce n'est pas par ces chemins-là qu'une époque civilisée peut vouloir marcher. — La civilisation! s'écria Éverard courroucé et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui! voilà le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que pour rajeunir et renouveler votre société corrompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit réduit en cendres, et que cette vaste cité où plongent vos regards soit une grève nue, où la famille du pauvre promènera la charrue et dressera sa chaumière! »

{CL 330} Là-dessus, voilà mon avocat parti, et comme mon rire d'incrédulité échauffait sa verve, ce fut une déclamation horrible et magnifique contre la perversité des cours, la corruption des grandes villes, l'action dissolvante et énervante des arts, du luxe, de l'industrie, de la civilisation en un mot. Ce fut un appel au poignard et à la torche, ce fut une malédiction sur l'impure {Lub 327} Jérusalem et des prédictions apocalyptiques; puis, après ces funèbres images, il évoqua le monde de l'avenir comme il le rêvait en ce moment-là, l'idéal de la vie champêtre, les mœurs de l'âge d'or, le paradis terrestre florissant sur les ruines fumantes l du vieux monde par la vertu de quelque fée.

Comme je l'écoutais sans le contredire, il s'arrêta pour m'interroger. L'horloge du château sonnait deux heures. « Il y a deux grandes heures que tu plaides la cause de la mort, lui dis-je, et j'ai cru entendre le vieux Dante au retour de l'enfer. Maintenant je me délecte à ta symphonie pastorale; pourquoi l'interrompre sitôt?

— Ainsi, s'écria-t-il indigné, tu t'occupes à admirer ma pauvre éloquence! Tu te complais dans les phrases, dans les mots, dans les images! Tu m'écoutes comme un poëme ou comme un orchestre, voilà tout! Tu n'es pas plus convaincue que cela! »

À mon tour, je plaidai, mais sans aucun art, la cause de la civilisation, la cause de l'art surtout; et puis, poussée par ses dédains injustes, je voulus plaider aussi celle de l'humanité, faire appel m à l'intelligence de mon farouche pédagogue, à la douceur de ses instincts, à la tendresse de son cœur, que je connaissais déjà si aimant et si impressionnable. Tout fut inutile. Il était monté sur ce dada, qui était véritablement le cheval pâle de la vision. Il était hors de lui: il descendit sur le quai en déclamant, il brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations tellement séditieuses, que je ne comprends pas comment {CL 331} il ne fut ni remarqué, ni entendu, ni ramassé n par la police. Il n'y avait que lui au monde qui pût faire de pareilles excentricités sans paraître fou et sans être ridicule.

Pourtant j'en fus attristée, et, lui tournant le dos, je le laissai plaider tout seul et repris avec Planet le chemin de ma demeure.

Il nous rejoignit sur le pont. Il était à la fois o furieux et désolé de ne pas m'avoir persuadée. Il me suivit jusqu'à ma porte, voulant m'empêcher de rentrer, me suppliant de l'écouter encore, me menaçant de ne jamais me revoir si je le quittais ainsi. On eût dit d'une querelle p d'amour, et il ne s'agissait pourtant que de la doctrine de Babeuf.

Il ne s'agissait que de cela! C'était quelque chose {Lub 328} pourtant! Maintenant que les idées ont dépassé cette farouche doctrine, elle fait déjà sourire les hommes avancés; mais elle a eu son temps dans le monde, elle a soulevé la bohême au nom de Jean Huss, elle a dominé souvent l'idéal de Jean-Jacques Rousseau, elle a bouleversé bien des imaginations à travers les tempêtes de la révolution du dernier siècle, et même encore à travers les agitations intellectuelles de 1848 elle s'est fondue en partie dans l'esprit de certains clubs de cette époque avec les théories de certaines dictatures. En un mot, elle a fait secte, et, comme dans toute doctrine de rénovation il y a de grandes lueurs de vérité et de touchantes aspirations vers l'idéal, elle a mérité l'examen, elle a exercé sa part de séduction en se formulant au pied de l'échafaud où montèrent, déjà frappés de leur propre main, l'enthousiaste Gracchus et le stoïque Darthé.

Emmanuel Arago plaidant pour Barbès en 1839 a dit: Barbès est babouviste. Il ne m'a pas semblé, en causant avec Barbès, qu'il eût jamais été babouviste dans le sens où l'avait été Éverard en 1835. On se trompe aisément quand, pour exposer la croyance d'un homme, on est {Presse 27/7/1855 2} obligé, pour la résumer et la définir, de l'assimiler à celle d'un homme {CL 332} qui l'a précédé. On ne peut pas être, quoi qu'on fasse, dans l'exacte vérité. Toute doctrine se transforme rapidement dans l'esprit des adeptes, et d'autant plus que les adeptes sont ou deviennent plus forts que le maître.

Je ne veux pas analyser et critiquer ici la doctrine de Babeuf. Je ne veux la montrer que dans ses résultats possibles, et comme Éverard, le plus illogique des hommes de génie dans l'ensemble de sa vie, était le plus implacable logicien de l'univers dans chaque partie de sa science et dans chaque phase de sa conviction, il n'est pas indifférent d'avoir à constater qu'elle le jetait, à l'époque que je raconte, dans des aberrations secrètes et dans un rêve de destruction colossale.

J'avais passé le mois précédent à lire Éverard et à lui écrire. Je l'avais revu dans cet intervalle, je l'avais pressé de questions, et, pour mieux mettre à profit le peu de temps que nous avions, je n'avais plus rien discuté. J'avais tâché de construire en moi l'édifice de sa croyance, afin de voir si je pouvais me l'assimiler avec fruit. Convertie au sentiment républicain et aux idées {Lub 329} nouvelles, on sait maintenant de reste que je l'étais d'avance. J'avais gagné, à entendre cet homme véritablement inspiré en certains moments, de ressentir de vives émotions que la politique ne m'avait jamais semblé pouvoir me donner. J'avais toujours pensé froidement aux choses de fait; j'avais regardé couler autour de moi, comme un fleuve lourd et troublé, les mille accidents de l'histoire générale contemporaine, et j'avais dit: « Je ne boirai pas cette eau. » Il est probable que j'eusse continué à ne pas vouloir mêler ma vie intérieure à l'agitation de ces flots amers. Sainte-Beuve, qui m'influençait encore un peu à cette époque par ses adroites railleries et ses raisonnables avertissements, regardait les choses positives en amateur et en critique. La critique dans sa bouche avait de grandes séductions pour la partie la plus raisonneuse et la {CL 333} plus tranquille de l'esprit. Il raillait agréablement cette fusion subite qui s'opérait entre les esprits les plus divers venus de tous les points de l'horizon, et qui se mêlaient, disait-il, comme tous les cercles du Dante écrasés subitement en un seul.

Un dîner où Liszt q avait réuni M. Lamennais, M. Ballanche, le chanteur Nourrit et moi, lui paraissait la chose la plus fantastique qui se pût imaginer. Il me demandait ce qui avait pu être dit entre ces cinq personnes. Je lui répondais que je n'en savais rien, que M. Lamennais avait dû causer avec M. Ballanche, Liszt avec Nourrit, et moi avec le chat de la maison.

Et pourtant, relisons aujourd'hui cette admirable page de Louis Blanc:

« Et comment peindre maintenant l'effet que produisaient sur les esprits tant de surprenantes complications? Le nom des accusés volait de bouche en bouche; on s'intéressait à leurs périls; on glorifiait leur constance; on se demandait avec anxiété jusqu'où ils pousseraient l'audace des résolutions prises. Dans les salons même où leurs doctrines n'étaient pas admises, leur intrépidité touchait le cœur des femmes; prisonniers, ils gouvernaient irrésistiblement l'opinion; absents, ils vivaient dans toutes les pensées. Pourquoi s'en étonner? Ils avaient pour eux, chez une nation généreuse, toutes les sortes de puissance: le courage, la défaite et le malheur. Époque orageuse et pourtant regrettable! Comme le sang bouillonnait alors dans nos veines! {Lub 330} Comme nous nous sentions vivre! Comme elle r était bien ce que Dieu l'a faite, cette nation française qui périra sans doute le jour où lui manqueront tout à fait les émotions élevées! Les politiques à courte vue s'alarment de l'ardeur des sociétés: ils ont raison; il faut être fort pour diriger la force. Et voilà pourquoi les hommes d'État médiocres {CL 334} s'attachent à énerver un peuple. Ils le font à leur taille, parce qu'autrement ils ne le pourraient conduire. Ce n'est pas ainsi qu'agissent les hommes de génie. Ceux-là ne s'étudient point à éteindre les passions d'un grand peuple; car ils ont à les féconder, et ils savent que l'engourdissement est la dernière maladie d'une société qui s'en va. »

Cette page me semble avoir été écrite pour moi, tant elle résume ce qui se passait en moi et autour de moi. J'étais, dans mon petit être, l'expression de cette société qui s'en allait, et l'homme de génie, qui, au lieu de me montrer le repos et le bonheur dans l'étouffement des préoccupations immédiates, s'attachait à m'émouvoir pour me diriger, c'était Éverard, expression lui-même du trouble généreux des passions, des idées et des erreurs du moment.

Depuis quelques jours que nous nous étions retrouvés à Paris, lui et moi, toute ma vie avait déjà changé de face. Je ne sais si l'agitation qui régnait dans l'air que nous respirions tous aurait beaucoup pénétré sans lui dans ma mansarde; mais avec lui elle y était entrée à flots. Il m'avait présenté son ami intime, Girerd (de Nevers), et les autres défenseurs des accusés d'avril, choisis dans les provinces voisines de la nôtre. Un autre de ses amis, Degeorges (d'Arras), qui devint aussi le mien, Planet s, Emmanuel Arago et deux ou trois autres amis communs complétaient l'école. Dans la journée, je recevais mes autres amis. Peu d'entre eux connaissaient Éverard tous ne partageaient pas ses idées; mais ces heures étaient encore agitées par la discussion des choses du dehors, et il n'y avait guère moyen de ne pas s'oublier soi-même absolument dans cet accès de fièvre que les événements donnaient à tout le monde.

Éverard t venait me chercher à six heures pour dîner dans un petit restaurant tranquille avec nos habitués u, en {CL 335} pique-nique. Nous nous promenions le soir tous ensemble, quelquefois en bateau sur la Seine, et {Lub 331} quelquefois le long des boulevards jusque vers la Bastille, écoutant les propos, examinant les mouvements de la foule, agitée et préoccupée, aussi, mais pas autant qu'Éverard s'en était flatté en quittant la province v.

Pour n'être pas remarquée comme femme seule avec tous ces hommes, je reprenais quelquefois mes habits de petit garçon w, lesquels me permirent de pénétrer inaperçue à la fameuse séance du 20 mai au Luxembourg.

Dans ces promenades, Éverard marchait et parlait avec une animation fébrile, sans qu'il fût au pouvoir d'aucun de nous de le calmer et de le forcer à se ménager. En rentrant, il se trouvait mal, et nous avons souvent passé une partie de la nuit, Planet et moi, à l'aider à lutter contre une sorte d'agonie effrayante. Il était alors assiégé de visions lugubres; courageux contre son mal, faible devant les images qu'il éveillait en lui, il nous suppliait de ne pas le laisser seul avec les spectres. Cela m'effrayait un peu moi-même. Planet, habitué à le voir ainsi, ne s'en inquiétait pas, et, quand il le voyait s'assoupir, il allait le mettre au lit, revenait causer avec moi dans la chambre voisine, bien bas pour ne pas l'éveiller dans son premier sommeil, et me ramenait chez moi quand il le sentait bien endormi. Au bout de trois ou quatre heures Éverard s'éveillait plus actif, plus vivant, plus fougueux chaque jour, plus imprévoyant surtout du mal qu'il creusait en lui et dont, à chaque effort de la vie, il croyait le retour impossible. Il courait aux réunions ardentes où s'agitait la question de la défense des accusés, et après des discussions passionnées, il revenait s'évanouir chez lui x avant dîner, quand on ne l'y apportait pas évanoui déjà dans la voiture. Mais alors c'était l'affaire de quelques instants de pâleur livide et de sourds gémissements. Il se ranimait {CL 336} comme par un miracle de la nature ou de la volonté, il revenait parler et rire avec nous; car, au milieu de cette excitation et de cet affaissement successifs, il se jetait dans la gaieté avec l'insouciance et la candeur d'un enfant.

Tant de contrastes m'émouvaient et m'arrachaient à moi-même. Je m'attachais par le cœur à cette nature qui ne ressemblait à rien, mais qui avait pour les moindres soins, pour la moindre sollicitude, des trésors de reconnaissance. Le charme de sa parole me retenait des heures entières, moi que la parole fatigue extrêmement, et {Lub 332} j'étais dominée aussi par un vif désir de partager cette passion politique, cette foi au salut général, ces vivifiantes espérances d'une prochaine rénovation sociale, qui semblait devoir transformer en apôtres même les plus humbles d'entre nous.

Mais j'avoue qu'après cette causerie du pont des Saints-Pères, cette déclamation antisociale et antihumaine dont il m'avait régalée, je me sentis tomber du ciel en terre, et que, haussant les épaules à mon réveil, je repris ma résolution de m'en aller chercher des fleurs et des papillons en Eacute;gypte ou en Perse.

Sans trop réfléchir ni m'émouvoir, j'obéis à l'instinct qui me poussait vers la solitude, et j'allai chercher mon passeport pour l'étranger. En rentrant je trouvai chez moi Éverard qui m'attendait: « Qu'est-ce qu'il y a? s'écria-t-il. Ce n'est pas la figure sereine que je connais! — C'est une figure de voyageur, lui répondis-je, et il y a que je m'en vas décidément. Ne te fâche pas; tu n'es pas de ceux avec qui on est poli par hypocrisie de convenance. J'ai assez de vos républiques. Vous en avez tous une qui n'est pas la mienne et qui n'est celle d'aucun des autres. Vous ne ferez rien cette fois-ci. Je reviendrai vous applaudir et vous couronner dans un meilleur temps, quand vous aurez usé vos utopies et rassemblé des idées saines. »

{Presse 1/8/1855 1; CL 337} L'explication y fut orageuse. Il me reprocha ma légèreté d'esprit et ma sécheresse de cœur. Poussée à bout par ses reproches, je me résumai.

Quelle était cette folle volonté de dominer mes convictions et de m'imposer celles d'autrui? Pourquoi, comment, avait-il pu prendre à ce point au pied de la lettre l'hommage que mon intelligence avait rendu à la sienne en l'écoutant sans discussion et en l'admirant sans réserve? Cet hommage avait été complet et sincère, mais il n'avait pas pour conséquence possible l'abandon absolu des idées, des instincts et des facultés de mon être. Après tout z, nous ne nous connaissions pas entièrement l'un l'autre, et nous n'étions peut-être pas destinés à nous comprendre, étant venus de si loin l'un vers l'autre pour discuter quelques articles de foi dont il croyait avoir la solution. Cette solution aa il ne me l'avait pas donnée, il ne l'avait pas. Je ne pouvais pas lui en faire un reproche; mais lui, où prenait-il la fantaisie tyrannique de s'irriter {Lub 333} de ma résistance à ses théories comme d'un tort envers lui-même?

« En m'entendant te parler comme un élève attentif aux leçons d'un maître, tu t'es cru mon père, lui dis-je; tu m'as appelé ton fils bien-aimé et ton benjamin, tu as fait de la poésie, de l'éloquence biblique. Je t'ai écouté comme dans un rêve dont la grandeur et la pureté céleste charmeront toujours mes souvenirs. Mais on ne peut pas rêver toujours. La vie réelle appelle des conclusions sans lesquelles on chante comme une lyre, sans avancer le règne de Dieu et le bonheur des hommes. Moi, je place ce bonheur dans la sagesse plus que dans l'action. Je ne veux rien, je ne demande rien dans la vie que le moyen de croire en Dieu et d'aimer mes semblables. J'étais malade, j'étais misanthrope; tu t'es fait fort de me guérir; tu m'as beaucoup attendrie, j'en conviens. Tu as combattu rudement mon mauvais orgueil et tu m'as fait entrevoir un idéal de {CL 338} fraternité qui a fondu la glace de mon cœur. En cela, tu as été véritablement chrétien, et tu m'as convertie par le sentiment. Tu m'as fait pleurer de grosses larmes, comme au temps où je devenais dévote par un attendrissement subit et imprévu de ma rêverie. Je n'aurais pas retrouvé en moi-même, après tant d'incertitudes et de fatigues d'esprit, la source de ces larmes vivifiantes. Ton éloquence et ta persuasion ont fait le miracle que je te demandais; sois béni pour cela, et laisse-moi partir sans regret. Laisse-moi aller réfléchir maintenant aux choses que vous cherchez ici, aux principes qui peuvent se formuler et s'appliquer aux besoins de cœur et d'esprit de tous les hommes. Et ne me dis pas que vous les avez trouvés, que tu les tiens dans ta main; cela n'est pas. Vous ne tenez rien, vous cherchez!Tu es meilleur que moi, mais tu n'en sais pas plus que moi. »

Et comme il paraissait offensé de ma franchise, je lui dis encore:

« Tu es un véritable artiste. Tu ne vis que par le cœur et l'imagination. Ta magnifique parole est un don qui t'entraîne fatalement à la discussion. Ton esprit a besoin d'imposer à ceux qui t'écoutent avec ravissement des croyances que la raison n'a pas encore mûries. C'est là où la réalité me saisit et m'éloigne de toi. Je vois toute cette poésie du cœur, toutes ces aspirations de l'âme {Lub 334} aboutir à des sophismes, et voilà justement ce que je ne voudrais pas entendre, ce que je suis fâchée d'avoir entendu. Écoute, mon pauvre père, nous sommes fous. Les gens du monde officiel, du monde positif, qui ne voient de nous que des excentricités de conduite et d'opinion, nous traitent de rêveurs. Ils ont raison, ne nous en fâchons pas. Acceptons ce dédain. Ils ne comprennent pas que nous vivions d'un désir et d'une espérance dont le but ne nous est pas personnel. Ces gens-là sont fous à leur manière; ils sont {CL 339} complétement fous à nos yeux, eux qui poursuivent des biens et des plaisirs que nous ne voudrions pas toucher avec des pincettes. Tant que durera le monde, il y aura des fous occupés à regarder par terre sans se douter qu'il y a un ciel sur leurs têtes, et des fous qui, regardant trop le ciel, ne tiendront pas assez de compte de ceux qui ne voient qu'à leurs pieds. Il y a donc une sagesse qui manque à tous les hommes, une sagesse qui doit embrasser la vue de l'infini et celle du monde fini où nous sommes. Ne la demandons pas aux fous du positivisme, mais ne prétendons pas la leur donner avant de l'avoir trouvée.

» Cette sagesse-là, c'est celle dont la politique ne peut se passer. Autrement vous ferez des coups de tête et des coups de main pour aboutir à des chimères ou à des catastrophes. Je sens qu'en te parlant ainsi au milieu de ta fièvre d'action, je ne peux pas te convaincre; aussi je ne te parle que pour te prouver mon droit de me retirer de cette mêlée où je ne peux porter aucune lumière, et où je ne peux pas suivre la tienne, qui est encore enveloppée de nuages impénétrables. »

Quand j'eus tout dit, Éverard qui s'était calmé à grand'peine pour tout entendre, reprit son énergie et sa conviction. Il me donna des raisons devant lesquelles je me sentis vaincue, et dont voici le résumé:

« Nul ne peut trouver la lumière à lui tout seul. La vérité ne se révèle plus aux penseurs retirés sur la montagne. Elle ne se révèle même plus à des cénacles détachés comme des cloîtres sur les divers sommets de la pensée. Elle s'y élucubre, et rien de plus. Pour trouver, à l'heure dite, la vérité applicable aux sociétés en travail, il faut se réunir, il faut peser toutes les opinions, il faut se communiquer les uns aux autres, discuter {Lub 335} et se consulter, afin d'arriver, tant bien que mal, à une formule qui ne peut jamais être la vérité absolue, Dieu seul la possède, mais qui est la {CL 340} meilleure expression possible de l'aspiration des hommes à la vérité. Voilà pourquoi j'ai la fièvre, voilà pourquoi je m'assimile avec ardeur toutes les idées qui me frappent, voilà pourquoi je parle jusqu'à m'épuiser, jusqu'à divaguer, parce que parler, c'est penser tout haut et qu'en pensant ainsi tout haut je vas plus vite qu'en pensant tout bas et tout seul. Vous autres qui m'écoutez, et toi tout le premier qui écoutes plus attentivement que personne, vous tenez trop de compte des éclairs fugitifs qui traversent mon cerveau. Vous ne vous attachez pas à la nécessité de me suivre comme on suit un guide dévoué et aventureux sur un chemin dont il ne connaît pas lui-même tous les détours, mais dont sa vue perçante et son courage passionné ont su apercevoir le but lointain. C'est à vous de m'avertir des obstacles, à vous de me ramener dans le sentier quand l'imagination ou la curiosité m'emportent. Et cela fait, si vous vous impatientez de mes écarts, si vous vous lassez de suivre un pilote incertain de sa route, cherchez-en un meilleur, mais ne le méprisez pas pour n'avoir pas été un dieu, et ne le maudissez pas pour vous avoir montré des rives nouvelles conduisant plus où moins à celle ou vous voulez aborder.

» Quant à toi, je te trouve exigeant et injuste, écolier sans cervelle! Tu ne sais rien, tu l'avoues, et tu ne voulais rien apprendre, tu l'as déclaré. Puis, tout à coup, la fièvre de savoir s'étant emparée de toi, tu as demandé du jour au lendemain la science infuse, la vérité absolue. Vite, vite, donnez le secret de Dieu à monsieur George Sand, qui ne veut pas attendre!

» Eh bien, » — ajouta-t-il après un feu roulant de ces plaisanteries sans aigreur qu'il aimait à saisir comme des mouches qu'on attrape en courant, — « moi je fais une découverte, c'est que les âmes ont un sexe et que tu es une femme. Croirais-tu que je n'y avais pas encore pensé? En {CL 341} lisant Lélia et tes premières Lettres d'un voyageur, je t'ai toujours vu ab sous l'aspect d'un jeune garçon, d'un poëte enfant dont je faisais mon fils, moi dont la profonde douleur est de n'avoir pas d'enfants et qui élève ceux du premier lit de ma femme avec une {Lub 336} tendresse mêlée de désespoir. Quand je t'ai vu réellement ac pour la première fois, j'ai été étonné comme si l'on ne m'avait pas dit que tu t'habilles d'une robe et que tu t'appelles d'un nom de femme dans la vie réelle. J'ai voulu garder mon rêve, t'appeler George tout court, te tutoyer comme on se tutoie sous les ombrages virgiliens, et ne te regarder à la clarté de notre petit soleil que le temps de savoir chaque jour comment se porte ton moral. Et, en vérité, je ne connais de toi que le son de ta voix, qui est sourd et qui ne me rappelle pas la flûte mélodieuse d'une voix de femme. Je t'ai donc toujours parlé comme à un garçon qui a fait sa philosophie et qui a lu l'histoire. À présent je vois bien, et tu me le rappelles, que tu as l'ambition et l'exigence des esprits incultes, des êtres de pur sentiment et de pure imagination, des femmes en un mot. Ton sentiment est, je l'avoue, un impatient logicien {Presse 1/8/1855 2} qui veut que la science philosophique réponde d'emblée à toutes ses fibres et satisfasse toutes ses délicatesses; mais la logique du sentiment pur n'est pas suffisante en politique, et tu demandes un impossible accord parfait entre les nécessités de l'action et les élans de la sensibilité. C'est là l'idéal, mais il est encore irréalisable sur la terre, et tu en conclus qu'il faut se croiser les bras en attendant qu'il arrive de lui-même.

» Croise donc tes bras et va-t'en! Certes, tu es libre de fait; mais ta conscience ne le serait pas si elle se connaissait bien elle-même. Je n'ai pas le droit de te demander ton affection. J'ai voulu te donner la mienne. Tant pis pour moi; tu ne me l'avais pas demandée, tu n'en as pas besoin. Je ne te parlerai donc pas de moi, mais de toi-même, {CL 342} et de quelque chose de plus important que toi-même, le devoir.

» Tu rêves une liberté de l'individu qui ne peut se concilier avec le devoir général. Tu as beaucoup travaillé à conquérir cette liberté pour toi-même. Tu l'as perdue dans l'abandon du cœur à des affections terrestres qui ne t'ont pas satisfait, et à présent tu te reprends toi-même dans une vie d'austérité que j'approuve et que j'aime, mais dont tu étends à tort l'application à tous les actes de ta volonté et de ton intelligence. Tu te dis que ta personne t'appartient et qu'il en est ainsi de ton âme. Eh bien! Voilà un sophisme pire que tous ceux que {Lub 337} tu me reproches et plus dangereux, puisque tu es maître d'en faire la loi de ta propre vie, tandis que les miens ne peuvent se réaliser sans des miracles. Songe à ceci que, si tous les amants de la vérité absolue disaient comme toi adieu à leur pays, à leurs frères, à leur tâche, non-seulement la vérité absolue, mais encore la vérité relative n'auraient plus un seul adepte. Car la vérité ne monte pas en croupe des fuyards et ne galope pas avec eux. Elle n'est pas dans la solitude, rêveur que tu es! Elle ne parle pas dans les plantes et dans les oiseaux, ou c'est d'une voix si mystérieuse que les hommes ne la comprennent pas. Le divin philosophe que tu chéris le savait bien quand il disait à ses disciples: « Là où vous serez seulement trois réunis, en mon nom, mon esprit sera avec vous. »

» C'est donc avec les autres qu'il faut chercher et prier. Si peu que l'on trouve en s'unissant à quelques autres, c'est quelque chose de réel, et ce qu'on croit trouver seule n'existe que pour soi seul, n'existe pas par conséquent. Va-t'en donc à la recherche, à la poursuite du néant; moi, je me consolerai de ton départ avec la certitude d'être, en dépit des erreurs d'autrui et des miennes propres, à la recherche et à la poursuite de quelque chose de bon et de vrai. »

{CL 343} Ayant tout dit, il sortit, un peu sans que j'y fisse attention, car j'étais absorbée par mes propres réflexions sur tout ce qu'il venait de dire, en des termes dont la plume ne peut donner qu'une sèche analyse. Quand je voulus lui répondre, pensant qu'il était dans la pièce voisine, où il se retirait quelquefois pour faire, tout à coup brisé, une sieste de cinqminutes, je m'aperçus qu'il était parti tout à fait et qu'il m'avait enfermée. Je cherchai la clefpartout; il l'avait mise dans sa poche, et j'avais donné congé pour le reste de la journée à la femme qui me servait et qui avait la seconde clef de l'appartement. J'attribuai ma captivité à une distraction d'Éverard et je me remis à réfléchir tranquillement. Au bout de trois heures il revint me délivrer, et comme je lui signalais sa distraction: « Non pas, me dit-il en riant, je l'ai fait exprès. J'étais attendu à une réunion, et, voyant que je ne t'avais pas encore convaincue, je t'ai mise ad au secret, afin de te donner le temps de la réflexion. J'avais peur d'un coup de tête {Lub 338} et de ne plus te retrouver à Paris ce soir. À présent que tu as réfléchi, voilà ta clef, la clef des champs! Dois-je te dire adieu et aller dîner sans toi?

— Non, lui répondis-je, j'avais tort; je reste. Allons dîner et chercher quelque chose de mieux que Babeuf pour notre nourriture intellectuelle. »

J'ai rapporté cette longue conversation parce qu'elle raconte ma vie et celle de la vie ae d'un certain nombre de révolutionnaires à ce moment donné. Pendant cette phase du procès d'avril, le travail d'élucubration était partout dans nos rangs, parfois savant et profond, parfois naïf et sauvage. Quand on s'y reporte par le souvenir, on est étonné du progrès qu'ont fait les idées en si peu de temps, et moins effrayé par conséquent du progrès énorme qui reste à faire.

Le véritable foyer de cette élucubration sociale et {CL 344} philosophique était dans les prisons d'état. « alors, » dit Louis Blanc, cet admirable historien de nos propres émotions, qu'on ne peut trop citer, « alors on vit ces hommes sur qui pesait la menace d'un arrêt terrible s'élever soudain au-dessus du péril et de leurs passions pour se livrer à l'étude des plus arides problèmes. Le comité de défense parisien avait commencé par distribuer entre les membres les plus capables du parti les principales branches de la science de gouverner, assignant à l'un la partie philosophique et religieuse, à l'autre la partie administrative, à celui-ci l'économie politique, à celui-là les arts. Ce fut pour tous le sujet des plus courageuses méditations, des recherches les plus passionnées. Mais tous, dans cette course intellectuelle, n'étaient pas destinés à suivre la même carrière. Des dissidences théoriques se manifestèrent, des discussions brûlantes s'élevèrent. Par le corps, les captifs appartenaient au geôlier, mais d'un vol indomptable et libre, leur esprit parcourait le domaine, sans limites, de la pensée. Du fond de leurs cachots, ils s'inquiétaient de l'avenir des peuples, ils s'entretenaient avec Dieu; et, placés sur la route de l'échafaud, ils s'exaltaient, ils s'enivraient d'espérance, comme s'ils eussent marché à la conquête du monde. Spectacle touchant et singulier, dont il convient de conserver le souvenir à jamais!

» Que des préoccupations sans grandeur se soient mêlées à ce mouvement, que l'émulation ait quelquefois {Lub 339} fait place à des rivalités frivoles ou haineuses, que des esprits trop faibles pour s'élever impunément se soient perdus dans le pays des rêves, on ne peut le nier; mais ces résultats trop inévitables des infirmités de la nature humaine ne suffisent pas pour enlever au fait général que nous venons de signaler ce qu'il présente de solennel et d'imposant* »

* Histoire de dix ans, volume IV.

{CL 345} Si l'on veut juger le procès d'avril et tous les faits qui s'y rattachent d'une manière juste, élevée et vraiment philosophique, il faut relire tout ce chapitre si court et si plein de l'Histoire de dix ans. Les hommes et les choses y sont jugés non-seulement avec la connaissance exacte d'un passé que l'historien n'a jamais le droit d'arranger et d'atténuer, mais avec la haute équité d'un grand et généreux esprit qui fixe et précise la vérité morale, c'est-à-dire la suprême vérité de l'histoire au milieu des contradictions apparentes des événements et des hommes qui les subissent.

Je ne raconterai pas ces événements. Cela serait tout à fait inutile; ils sont enregistrés là d'une manière si conforme à mon sentiment, à mon souvenir, à ma conscience et à ma propre expérience, que je ne saurais y rien ajouter.

Acteur perdu et ignoré, mais vivant et palpitant dans ce drame, je ne suis ici que le biographe d'un homme qui y joua un rôle actif et, faut-il le dire? Problématique en apparence, parce que l'homme était incertain, impressionnable et moins politique qu'artiste.

On sait qu'un grand débat s'était élevé entre les défenseurs: débat ardent, insoluble sous la pression des actes précipités de la pairie. Une partie des accusés s'entendait avec ses défenseurs pour n'être pas défendue. Il ne s'agissait pas de gagner le procès judiciaire et de se faire absoudre par le pouvoir; il s'agissait de faire triompher la cause générale dans l'opinion en plaidant avec énergie le droit sacré du peuple devant le pouvoir de fait, devant le droit du plus fort. Une autre catégorie d'accusés, celle de Lyon, voulait être défendue, non pas pour proclamer sa non-participation au fait dont on l'accusait, mais pour apprendre à la France ce qui s'était passé à Lyon, de quelle façon l'autorité avait provoqué le peuple, {Lub 340} de quelle façon elle avait traité les vaincus, de quelle façon les {CL 346} accusés eux-mêmes avaient fait ce qui était humainement possible pour prévenir la guerre civile et pour en ennoblir et en adoucir les cruels résultats. Il s'agissait af de savoir si l'autorité avait eu le droit de prendre quelques provocations isolées, on disait même payées, pour une rébellion à réprimer et pour ruer une armée sur une population sans défense. On avait des faits, on voulait les dire, et, selon moi, la véritable cause était là. On était assez fort pour plaider la cause du peuple trahi et mutilé, on ne l'était pas assez pour proclamer celle du genre humain affranchi.

J'étais donc dans les idées de M. Jules Favre, qui se trouvait posé dans les conciliabules en adversaire d'Éverard et qui était un adversaire digne de lui. Je ne connaissais pas Jules Favre, je ne l'avais jamais vu, jamais entendu; mais lorsque Éverard, après avoir combattu ses arguments avec véhémence, venait me les rapporter, je leur donnais raison. Éverard sentait bien que ce n'était pas par envie de le contredire et de l'irriter; mais il en était affligé, et devinant bien que je redoutais l'exposé public de ses utopies, il s'écriait: « Ah! maudits soient le pont des Saints-Pères et la question sociale! »


Variantes

  1. Onzième volume — Chapitre Ier. Sommaire {Ms}Chapitre deuxième {Presse} ♦ Chapitre huitième {Lecou}, {LP} ♦ VIII {CL}
  2. figure [dévastée, creuse et rayé] pâle {Ms}
  3. heure, [jusqu'à fatiguer mon esprit après l'avoir charmé comme j'aurai à le dire plus tard rayé] et parfois {Ms}
  4. par Planet que [j'avais fait le plus long du chemin et qu'il eût à faire le reste. Il arriva cinq minutes après, à la fois pressé et... il me salua gauchement et d'un air assez féroce. Je lui tendis la main en riant. Il me regarda en face et s'écria, Je vous aime. Aussitôt sa figure s'éclaircit, une gaîté... charmante rayonnait rayé] j'étais là {Ms}
  5. de Jacques Cœur [et par l'église de Saint-Pierre rayé], un admirable {Ms}
  6. une théorie [dont je sentais fort bien le faux et le vide avec un effort de justice et de raison rayé]plus sentie {Ms}
  7. à ses côtés, [Planet faisait alors un journal d'opposition à Bourges avec Duplan, sous la direction d'Everard rayé] et je ne le connais {Ms}
  8. Le peuple, le jour où la loi contre les associations réveilla l'indignation populaire, sollicité, et peu entraîné {Ms} ♦ Le peuple, sollicité et un peu entraîné {Presse} et sq.
  9. terrible [et tandis qu'une démocratie bourgeoise avait échoué auprès du peuple de Paris en voulant le soulever pour une cause politique, elle avait échoué à Lyon en voulant retenir le peuple soulevé pour une question sociale plus profonde rayé] {Ms}
  10. Ici devait suivre dans {Ms} un développement: cinq feuillets ont été coupes au ras du cahier. On les retrouvera plus loin au chapitre XII — Georges Lubin)
  11. questions encor {CL} nous corrigeons
  12. ruines [de Paris, Sodome et Gomorrhe rayé] fumantes {Ms}
  13. l'humanité, [repousser les idées de violence, entrevoir son progrès plus lent, mais plus durable rayé] faire appel {Ms}
  14. comment [nous ne fûmes ni remarqués, ni entendus, ni ramassés rayé] il ne fut ni remarqué, ni entendu, ni ramassé {Ms}
  15. Il [pleurait de rage rayé] était à la fois {Ms}
  16. On eût dit [d'un amant suppliant sa maitresse rayé] d'une querelle {Ms}
  17. Liszt (Partout le nom de Liszt est écrit correctement clair dans {Ms}, et remplacé par Listz dans les diverses éditions; nous n'y reviendrons plus) ♦ Liszt {Lub} (nous le suivons; il en sera de même par la suite dans ce chapitre, avec la marque derrière le nom. Remarquons cependant que {Lub} ne relève pas cette variante avant le chapitre IX; nous supposons qu'elle était répandue partout: en tout cinq occurences)
  18. Comme nous [...]! Comme elle {CL} ♦ comme nous [...]! comme elle {Lub}
  19. le mien [puis Armand Carrel, un peu par la force de l'occasion, car il ne m'était pas sympathique. Everard voulait me faire faire connaissance avec vingt autres mais je m'en défendais, trouvant ma retraite bien assez envahie déjà, et ne voulant pas sortir de son [intimité rayé] entourage intime dont je consentis à faire le mien à certaines heures rayé], Planet {Ms}
  20. [jusqu'à ce moment rayé] Everard [avait été le pilote qui m'avait fait voir les hommes et les choses rayé] venait {Ms}
  21. [jusqu'à ce moment rayé] Everard [avait été le pilote qui m'avait fait voir les hommes et les choses rayé] venait {Ms}
  22. province [avec l'espoir qu'une révolution sortirait de cette lutte entre l'opinion et le pouvoir rayé] {Ms}
  23. mes habits de garçon {Ms} ♦ mes habits de petit garçon {Presse} et sq.
  24. s'évanouir chez [moi rayé] lui {Ms}
  25. saines [Vous êtes fous, et j'aime mieux être bête. Adieu rayé]. L'explication {Ms}
  26. mon être. [J'étais tout lui en écoutant rayé] Après tout {Ms}
  27. solution [et que j'avouais ne pouvoir trouver seule rayé]. Cette solution {Ms}
  28. toujours vue {Ms}toujours vu {Presse} et sq.
  29. je t'ai vue réellement {Ms}je t'ai vu réellement {Presse} à {CL} ♦ je t'ai vue réellement {Lub} (Michel employant plus loin le féminin nous unifions — Georges Lubin; nous le suivons)
  30. convaincue, je t'ai mise {Ms}convaincu, je t'ai mis {Presse}, {Lecou}, {LP} convaincue, je t'ai mise {CL}
  31. ma vie et celle de la vie {Ms} à {CL} ♦ ma vie et celle {Lub} (considérant la leçon originale comme manifestement erronée, le second de la vie étant redondant. Nous le suivons)
  32. résultats, lorsqu'elle avait été déclarée par leurs adversaires. Il s'agissait {Ms}résultats. Il s'agissait {Presse} et sq.

Notes