GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie litt�raire et intime
1832-1850

{Presse 26/7/1855 1} CL T.4 [316]; Lub T.2 [315]} VIII a

Éverard. — Sa t�te, sa figure, ses mani�res, ses habitudes. — Patriotes ennemis de la propret�. — Conversation nocturne et ambulatoire. — Sublimit�s et contradictions. — Fleury et moi faisons le m�me r�ve, � la m�me heure. — De Bourges � Nohant. — Les lettres d'Éverard. — Proc�s d'avril. — Lyon et Paris. — Les avocats. — Pl�iade philosophique et politique. — Planet pose la question sociale. — Le pont des Saints-P�res. — F�te au ch�teau. — Fantasmagorie babouviste. — Ma situation morale. — Sainte-Beuve se moque. — Un d�ner excentrique. — Une page de Louis Blanc. — Éverard malade et hallucin�. — Je veux partir; conversation d�cisive; Éverard sage et vrai. — Encore une page de Louis Blanc. — Deux points de vue diff�rens dans la d�fense: je donne raison � M. Jules Favre.



La premi�re chose qui m'avait frapp�e en voyant Michel pour la premi�re fois, fra�che que j'�tais dans mes �tudes phr�nologiques, c'�tait la forme extraordinaire de sa t�te. Il semblait avoir deux cr�nes soud�s l'un � l'autre, les signes des hautes facult�s de l'�me �tant aussi pro�minents � la proue de ce puissant navire que ceux des g�n�reux instincts l'�taient � la poupe. Intelligence, v�n�ration, enthousiasme, subtilit� et vastitude d'esprit �taient �quilibr�s par l'amour familial, l'amiti�, la tendre domesticit�, le courage physique. Éverard* �tait une organisation admirable. Mais Éverard �tait malade, Éverard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La poitrine, l'estomac, le foie, �taient envahis. Malgr� une vie sobre et aust�re, il �tait us�, et � cette {CL 317} r�union {Lub 316} de facult�s et de qualit�s hors ligne, dont chacune avait sa logique particuli�re, il manquait fatalement la logique g�n�rale, la cheville ouvri�re des plus savantes machines humaines, la sant�.

* [{CL 316; Lub 315}] Je lui conserverai dans ce r�cit le pseudonyme que je lui ai donn� dans les Lettres d'un voyageur. J'ai toujours aim� � baptiser mes amis d'un nom � ma guise, mais dont je ne me rappelle pas toujours l'origine.

Ce fut pr�cis�ment cette absence de vie physique qui me toucha profond�ment. Il est impossible de ne pas ressentir un tendre int�r�t pour une belle �me aux prises avec les causes d'une in�vitable destruction, quand cette �me ardente et courageuse domine � chaque instant son mal et para�t le dominer toujours. Éverard n'avait que trente-sept ans, et son premier aspect �tait celui d'un vieillard petit, gr�le, chauve et vo�t�; le temps n'�tait pas venu o� il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller � la mode et aller dans le monde. Je ne l'ai jamais vu ainsi: cette phase d'une transformation qu'il d�pouilla tout � coup, comme il l'avait rev�tue, ne s'est pas accomplie sous mes yeux. Je ne le regrette pas; j'aime mieux conserver son image s�v�re et simple comme elle m'est toujours apparue.

Éverard paraissait donc, au premier coup d'œil, avoir soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en m�me temps, il n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure p�le b, ses dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur admirables � travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette particularit� de para�tre et d'�tre r�ellement jeune et vieux tout ensemble.

Cet �tat probl�matique devait �tre et fut la cause de grands impr�vus et de grandes contradictions dans son �tre moral. Tel qu'il �tait, il ne ressemblait � rien et � personne. Mourant � toute heure, la vie d�bordait cependant en lui � toute heure, et parfois c avec une intensit� d'expansion fatigante m�me pour l'esprit qu'il a le plus �merveill� et charm�, je veux dire pour mon propre esprit.

Sa mani�re d'�tre ext�rieure r�pondait � ce contraste {CL 318} par un contraste non moins frappant. N� paysan, il avait conserv� le besoin d'aise et de solidit� dans ses v�tements. Il portait chez lui et dans la ville une �paisse houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et partout, mais, poli quand m�me, il ne consentait pas � garder sa casquette ou son chapeau dans les appartements. Il demandait seulement la {Lub 317} permission de mettre un mouchoir, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant ainsi, sans le savoir, de la mani�re tant�t la plus fantastique et tant�t la plus pittoresque.

Sous cet accoutrement on apercevait une chemise fine, toujours blanche et fra�che, qui trahissait la secr�te exquisit� de ce paysan du Danube. Certains d�mocrates de province bl�maient ce sybaritisme cach� et ce soin extr�me de la personne. Ils avaient grand tort. La propret� est un indice et une preuve de sociabilit� et de d�f�rence pour nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la propret� raffin�e, car il n'y a pas de demi-propret�. L'abandon de soi-m�me, la mauvaise odeur, les dents r�pugnantes � voir, les cheveux sales, sont des habitudes mals�antes qu'on aurait tort d'accorder aux savants, aux artistes ou aux patriotes. On devrait les en reprendre d'autant plus, et ils devraient se les permettre d'autant moins, que le charme de leur commerce ou l'excellence de leurs id�es attire davantage, et qu'il n'est point de si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui vous donne des naus�es. Enfin, je me persuade que la n�gligence du corps doit avoir dans celle de l'esprit quelque point de correspondance dont les observateurs devraient toujours se m�fier.

Les mani�res brusques, le sans-g�ne, la franchise acerbe d'Éverard, n'�taient qu'une apparence, et, avouons-le, une {CL 319} affectation devant les gens hostiles, ou qu'il supposait tels � premi�re vue. Il �tait par nature la douceur, l'obligeance et la gr�ce m�mes: attentif au moindre d�sir, au moindre malaise de ceux qu'il aimait, tyrannique en paroles, d�bonnaire dans la tendresse quand on ne r�sistait pas � ses th�ories d'autorit� absolue.

Cet amour de l'autorit� n'�tait cependant pas jou�. C'�tait le fond, c'�tait les entrailles m�mes de son caract�re, et cela ne diminuait en rien ses bont�s et ses condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre heureux, ce qui e�t �t� une belle et l�gitime volont� s'il n'e�t eu affaire qu'� des �tres faibles. Mais il e�t sans doute voulu travailler � les {Lub 318} rendre forts, et d�s lors ils eussent cess� d'�tre heureux en se sentant esclaves.

Ce raisonnement si simple n'entra jamais dans sa t�te, tant il est vrai que les plus belles intelligences peuvent �tre troubl�es par quelque passion qui leur retire, sur certains points, la plus simple lumi�re.

Arriv�e � l'auberge de Bourges, je commen�ai par d�ner, apr�s quoi j'envoyai dire � Éverard par Planet que j'�tais l� d, et il accourut. Il venait de lire L�lia, et il �tait toqu� de cet ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes id�es. Il �tait dispos� � l'expansion, et de sept heures du soir � quatre heures du matin, ce fut un v�ritable �blouissement pour mes deux amis et pour moi. Nous nous �tions dit bonsoir � minuit; mais, comme il faisait un brillant clair de lune et une nuit de printemps magnifique, il nous proposa une promenade dans cette belle ville aust�re et muette, qui semble �tre faite pour �tre vue ainsi. Nous le reconduis�mes jusqu'� sa porte; mais l� il ne voulut pas nous quitter et nous reconduisit jusqu'� la n�tre en passant par l'h�tel de Jacques Cœur, un admirable e �difice de la Renaissance, o� chaque fois {CL 320} nous faisions une longue pause. Puis il nous demanda de le reconduire encore, revint encore avec nous, et ne se d�cida � nous laisser rentrer que quand le jour parut. Nous f�mes neuf fois la course, et l'on sait que rien n'est fatigant comme de marcher en causant et en s'arr�tant � chaque pas; mais nous ne sent�mes l'effet de cette fatigue que quand il nous eut quitt�s.

Que nous avait-il dit durant cette longue veill�e? Tout et rien. Il s'�tait laiss� emporter par nos dires, qui ne se pla�aient l� que pour lui fournir la r�plique, tant nous �tions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'�couter. Il avait mont� d'id�e en id�e jusqu'aux plus sublimes �lans vers la Divinit�, et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il �tait v�ritablement transfigur�. Jamais parole plus �loquente n'est sortie, je crois, d'une bouche humaine, et cette parole grandiose �tait toujours simple. Du moins elle s'empressait de redevenir naturelle et famili�re quand elle s'arrachait souriante � l'entra�nement de l'enthousiasme. C'�tait comme une musique pleine d'id�es qui vous �l�ve l'�me {Lub 319} jusqu'aux contemplations c�lestes, et qui vous ram�ne sans effort et sans contraste, par un lien logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de la nature.

Je n'essayerai pas de me rappeler ce dont il nous entretint. Mes Lettres � Éverard (sixi�me num�ro des Lettres d'un voyageur), qui sont comme des r�ponses r�fl�chies � ces appels spontan�s de sa pr�dication, ne peuvent que le faire pressentir. J'�tais le sujet un peu passif de sa d�clamation na�ve et passionn�e. Planet et Fleury m'avaient cit�e devant son tribunal pour que j'eusse � confesser mon scepticisme � l'endroit des choses de la terre, et cet orgueil qui voulait follement s'�lever � l'adoration d'une perfection abstraite en oubliant les pauvres humains mes semblables. Comme c'�tait chez moi une th�orie plus sentie f que raisonn�e, {CL 321} je n'�tais pas bien solide dans ma d�fense, et je ne r�sistais gu�re que pour me faire mieux endoctriner. Cependant j'apercevais, dans cet admirable enseignement, de profondes contradictions que j'eusse pu saisir au vol et que j'eusse bien fait de constater davantage. Mais il est doux et naturel de se laisser aller au charme des choses de d�tail, quand elles sont bien pens�es et bien dites, et c'est �tre ennemi de soi-m�me que d'en interrompre la d�duction par des chicanes. Je n'eus pas ce courage; mes amis ne l'eurent pas non plus, quoique l'un, Planet, e�t le parfait et solide bon sens qui peut tenir t�te au g�nie; quoique l'autre, Fleury, e�t de secr�tes m�fiances instinctives contre la po�sie dans les arguments.

Tous trois nous f�mes vaincus, et quel que f�t le degr� de conviction de l'homme qui nous avait parl�, nous nous sent�mes, en le quittant, tellement au-dessus de nous-m�mes, que nous ne pouvions {Presse 26/7/1855 1} et ne devions pas nous soustraire par le doute � l'admiration et � la reconnaissance.

« Jamais je ne l'ai vu ainsi, nous dit Planet. Il y a un an que je vis � ses c�t�s, et je ne le connais g que de ce soir. Il s'est enfin livr� pour vous tout entier; il a fait tous les frais de son intelligence et de sa sensibilit�. Ou il vient de se r�v�ler � lui-m�me pour la premi�re fois de sa vie, ou il a v�cu parmi nous repli� sur lui-m�me et se d�fendant d'un complet abandon. »

De ce moment, l'attachement de Planet pour Éverard {Lub 320} devint une sorte de f�tichisme, et il en arriva de m�me � plusieurs autres qui avaient dout� jusque-l� de son cœur et qui y crurent en le lui voyant ouvrir devant moi. Ce fut une modification notable que j'apportais, sans le savoir, � l'existence morale d'Éverard et � ses relations avec quelques-uns de ses amis. Ce fut une douceur r�elle dans sa vie, mais fut-ce un bien r�el? Il n'est bon pour personne d'�tre trop aveugl�ment aim�.

{CL 322} Apr�s quelques heures de sommeil, je retrouvai mon Gaulois (Fleury) singuli�rement tourment�. Il avait fait un r�ve effrayant, et je fus presque effray�e moi-m�me en le lui entendant raconter; car, � peu de chose pr�s, j'avais eu le m�me r�ve. C'�tait une parole dite en riant par Éverard qui s'�tait log�e, on ne sait jamais comment cela arrive, dans un coin de notre cervelle, et pr�cis�ment celle qui nous avait le moins frapp�s dans le moment o� elle avait �t� dite.

Il n'y avait rien de plus naturel et de plus explicable que ce fait d'une parole �veillant la m�me pens�e, et que la m�me cause produisant dans l'imagination de mon ami et dans la mienne les m�mes effets. Pourtant cette co�ncidence d'images simultan�es dans le cours des m�mes heures nous frappa un instant tous les deux, et peu s'en fallut que nous n'y vissions un pressentiment ou un avertissement � la mani�re des croyances antiques.

Mais nous ne songe�mes bient�t qu'� rire de notre pr�occupation et surtout du mouvement na�f que j'avais provoqu� chez Éverard par ma r�sistance enjou�e aux arguments humanitaires de la guillotine. Il ne pensait pas un mot de ce qu'il avait dit; il avait horreur de la peine de mort en mati�re politique; il avait voulu �tre logique jusqu'� l'absurde, mais il e�t ri de son propre emportement, si, apr�s les mondes que la suite de la discussion nous avait fait franchir � tous, nous eussions song� � revenir sur cette mis�re de quelques t�tes de plus ou de moins en travers de nos opinions!

Nous �tions dans le vrai en nous disant qu'Éverard n'e�t pas voulu occire seulement une mouche pour r�aliser son utopie. Mais Fleury n'en resta pas moins frapp� de la tendance dictatoriale de son esprit, qui ne lui �tait apparue pour la premi�re fois qu'en l'entendant contrecarrer par mes th�ories de libert� individuelle.

{CL 323} Et puis, fut-ce l'effet du songe all�gorique qui nous {Lub 321} avait visit�s tous deux, ou la sollicitude d'une amiti� d�licate et la crainte de m'avoir jet�e sous une influence funeste, en voulant me pousser sous une influence curative? Il est certain que le Gaulois se sentit tout � coup press� de partir. Il m'en avait fait la promesse en montant en voiture, et il avait regrett� cette promesse en arrivant � Bourges. Maintenant il trouvait qu'on n'attelait pas assez vite. Il craignait de voir arriver Éverard pour nous retenir.

Éverard, de son c�t�, pensait nous retrouver l� et fut �tonn� de notre fuite. Moi, sans me presser avec inqui�tude, mais bien r�solue � m'en aller d�s le matin, je m'en allais en effet, causant de lui et de la R�publique sur la grande route, avec mon Gaulois, et ne cachant pas � celui-ci que j'acceptais un bel aper�u de cet id�al, mais que j'avais besoin d'y r�fl�chir et de me reposer de ces torrents d'�loquence qu'il n'�tait pas dans ma nature de subir trop longtemps sans respirer.

Mais il ne d�pendit pas de moi de respirer, en effet, l'air du matin et des pommiers en fleurs. La b�atitude de mes r�veries n'�tait pas du go�t de mon compagnon de voyage. Il �tait organis� pour le combat et non pour la contemplation. Il voulait trouver sa certitude dans les luttes et dans les solutions successives de l'humanit�. Il n'essayait pas de me pr�cher apr�s Éverard, mais il voulait se pr�cher lui-m�me, commenter chacune des paroles du ma�tre, accepter ou repousser ce qui lui avait paru faux ou juste, et comme lui-m�me �tait un esprit distingu� et un cœur sinc�re, il ne me fut pas possible de ne pas parler d'Éverard, de politique et de philosophie pendant dix-huit lieues.

Éverard ne me laissa pas respirer davantage. À peine fus-je repos�e de ma course, que je re�us � mon r�veil une lettre enflamm�e du m�me souffle de pros�lytisme qu'il {CL 324} semblait avoir �puis� dans notre veill�e ambulatoire � travers les grands �difices blanchis par la lune et sur le pav� retentissant de la vieille cit� endormie. C'�tait une �criture ind�chiffrable d'abord, et comme tortur�e par la fi�vre de l'impatience de s'exprimer; mais quand on avait lu le premier mot, tout le reste allait de soi-m�me. C'�tait un style aussi concis que sa parole �tait abondante, et comme il m'�crivait de tr�s-longues lettres, elles �taient si pleines de choses non {Lub 322} d�velopp�es, qu'il y en avait pour tout un jour � les m�diter apr�s les avoir lues.

Ces lettres se succ�d�rent avec rapidit� sans attendre les r�ponses. Cet ardent esprit avait r�solu de s'emparer du mien; toutes ses facult�s �taient tendues vers ce but. La d�cision brusque et la d�licate persuasion qui �taient les deux �l�ments de son talent extraordinaire, s'aidaient l'une l'autre pour franchir tous les obstacles de la m�fiance par des �lans chaleureux et par des m�nagements exquis. Si bien que cette mani�re imp�rieuse et inusit�e de fouler aux pieds les habitudes de la convenance, de se poser en dominateur de l'�me et en ap�tre inspir� d'une croyance, ne laissait aucune prise � la raillerie et ne tombait pas un seul instant dans le ridicule, tant il y avait de modestie personnelle, d'humilit� religieuse et de respectueuse tendresse dans ses cris de col�re comme dans ses cris de douleur.

« Je sais bien, » me disait-il — apr�s des �lans de lyrisme o� le tutoiement arrivait de bonne gr�ce, — « que le mal de ton intelligence vient de quelque grande peine de cœur. L'amour est une passion �go�ste. Étends cet amour br�lant et d�vou�, qui ne recevra jamais sa r�compense en ce monde, � toute cette humanit� qui d�roge et qui souffre. Pas tant de sollicitude pour une seule cr�ature! Aucune ne le m�rite, mais toutes ensemble l'exigent au nom de l'�ternel auteur de la cr�ation! »

{CL 325} Tel fut, en r�sum�, le th�me qu'il d�veloppa dans cette s�rie de lettres, auxquelles je r�pondis sous l'empire d'un sentiment modifi�, depuis une certaine m�fiance au point de d�part jusqu'� la foi presque enti�re pour conclusion. On pourrait appeler ces Lettres � Éverard, qui, de ses mains, ont pass� presque imm�diatement dans celles du public, l'analyse rapide d'une conversion rapide.

Cette conversion fut absolue dans un sens et tr�s-incompl�te dans un autre sens. La suite de mon r�cit le fera comprendre.

Une grande agitation r�gnait alors en France. La Monarchie et la R�publique allaient jouer leur va-tout dans ce grand proc�s qu'on a nomm� avec raison le proc�s monstre, bien que, par une suite brutale de d�nis de justice et de violation de la l�galit�, le pouvoir ait su {Lub 323} l'emp�cher d'atteindre aux proportions et aux cons�quences qu'il pouvait et devait avoir.

Il n'�tait plus gu�re possible de rester neutre dans ce vaste d�bat qui n'avait plus le caract�re des conspirations et des coups de main, mais bien celui d'une protestation g�n�rale o� tous les esprits s'�veillaient pour se jeter dans un camp ou dans l'autre. La cause de ce proc�s (les �v�nements de Lyon) avait eu un caract�re plus socialiste et un but plus g�n�ralement senti que ceux qui les avaient pr�c�d�s. Ici il ne s'�tait agi, du moins en apparence, que de changer la forme du gouvernement. L�-bas le probl�me de l'organisation du travail avait �t� soulev� avec la question du salaire et pleinement compris. Le peuple, sollicit� et un peu entra�n� h ailleurs par des chefs politiques, avait, � Lyon, entra�n� ces m�mes chefs dans une lutte plus profonde et plus terrible i.

Apr�s les massacres de Lyon la guerre civile ne pouvait plus de longtemps amener de solution favorable � la d�mocratie. Le pouvoir avait la force des canons et des {CL 326} ba�onnettes. Le d�sespoir seul pouvait chercher d�sormais dans les combats le terme de la souffrance et de la mis�re. La conscience et la raison conseillaient d'autres luttes, celles du raisonnement et de la discussion. Le retentissement de la parole publique devait �branler l'opinion publique. C'est sous l'opinion de la France enti�re que pouvait tomber ce pouvoir perfide, ce syst�me de provocation inaugur� par la politique de Louis-Philippe.

C'�tait une belle partie � jouer. Une simple mais large question de proc�dure pouvait aboutir � une r�volution. Elle pouvait, tout au moins, imprimer un mouvement de recul � l'aristocratie et lui poser une digue difficile � franchir. La partie fut mal jou�e par les d�mocrates. C'est � eux que le mouvement de recul fut imprim�, c'est devant eux que la digue fut pos�e.

Au premier abord, il semblait pourtant que cette r�union de talents appel�s de tous les coins du pays et repr�sentant tous les types de l'intelligence des provinces d�t produire une r�sistance vigoureuse. C'�tait, dans les r�ves du d�part, la formation d'un corps d'�lite, d'un petit bataillon sacr� impossible � entamer, parce qu'il pr�sentait une masse parfaitement homog�ne. {Lub 324} Il s'agissait de parler et de protester, et presque tous les combattants de la d�mocratie appel�s dans la lice �taient des orateurs brillants ou des argumentateurs habiles.

Mais on oubliait que les avocats les plus s�rieux sont, avant tout, des artistes, et que les artistes n'existent qu'� la condition de s'entendre sur certaines r�gles de formes, et de diff�rer essentiellement les uns des autres par le fond de la pens�e, par l'illumination int�rieure, par l'inspiration.

On se croyait bien d'accord au d�but sur la conclusion politique, mais chacun comptait sur ses propres moyens; on pliera difficilement des artistes � la discipline, � la charge en douze temps.

{CL 327} Le moment commen�ait � poindre o� les id�es purement politiques et les id�es purement socialistes devaient creuser des ab�mes entre les partisans de la d�mocratie. Cependant on s'entendait encore � Paris contre l'ennemi commun. On s'entendait m�me mieux sous ce rapport qu'on n'avait fait depuis longtemps. La phalange des avocats de province venait se ranger sur un pied d'�galit�, mais avec une tendre v�n�ration, autour d'une pl�iade de c�l�brit�s, choisie d'inspiration et d'enthousiasme parmi les plus beaux noms d�mocratiques du barreau, de la politique et de la philosophie, de la science et de l'art litt�raire: Dupont Marie, Garnier-Pag�s, Ledru-Rollin, Armand Carrel, Buonarotti, Voyer d'Argenson, Pierre Leroux, Jean Reynaud, Raspail, Carnot et tant d'autres dont la vie a �t� �clatante de d�vouement ou de talent par la suite. À c�t� de ces noms d�j� illustres, un nom encore obscur, celui de Barb�s, donne � cette r�union choisie un caract�re non moins sacr� pour l'histoire que ceux de Lamennais, Jean Reynaud et Pierre Leroux. Grand parmi les plus grands, Barb�s a eu l'�clat de la vertu, � d�faut de celui de la science j.

{Presse 27/7/1855 1} J'ai dit qu'on se croyait bien d'accord au point de d�part. Pour mon compte, je me crus d'accord avec Éverard et je supposais ses amis d'accord avec lui. Il n'en �tait rien. La plupart de ceux qu'il avait amen�s de la province �taient tout au plus girondins, quoiqu'ils se crussent montagnards.

Mais Éverard n'avait encore confi� � personne, et pas plus � moi qu'aux autres, sa doctrine �sot�rique. {Lub 325} Son expansion ne paralysait pas une grande prudence qui, en fait d'id�es, allait quelquefois jusqu'� la ruse. Il se croyait en possession d'une certitude, et, sentant bien qu'elle d�passait la port�e r�volutionnaire de ses adeptes, il en insinuait tout doucement l'esprit et n'en r�v�lait pas la lettre.

Pourtant certaines r�ticences, certaines contradictions {CL 328} m'avaient frapp�e, et je sentais en lui des lacunes, ou des choses r�serv�es qui �chappaient aux autres et qui me tourmentaient. J'en parlais � Planet, qui n'y voyait pas plus avant que moi et qui, na�vement tourment� aussi pour son compte, avait coutume de dire � tout propos, et m�me souvent � propos de bottes: « Mes amis, il est temps de poser la question sociale! »

Il disait cela si dr�lement, ce bon Planet, que sa proposition �tait toujours accueillie par des rires, et que son mot �tait pass� chez nous en proverbe. On disait: « Allons poser la question sociale » pour dire: « Allons d�ner! » et quand quelque bavard venait nous ennuyer, on proposait de lui poser la question sociale pour le mettre en fuite.

Planet cependant avait raison; m�me dans ses gaiet�s excentriques, son bon sens allait toujours au fait.

Enfin, un soir que nous avions �t� au Th��tre-Fran�ais, et que, par une nuit magnifique, nous ramenions Éverard � sa demeure voisine de la mienne (il s'�tait log� quai Voltaire), la question sociale fut s�rieusement pos�e. J'avais toujours admis ce que l'on appelait alors l'�galit� des biens, et m�me le partage des biens, faute d'avoir adopt� g�n�ralement le mot si simple d'association, qui n'est devenu populaire que par la suite. Les mots propres descendent toujours trop tard dans les masses. Il a fallu que le socialisme f�t accus� de vouloir le retour de la loi agraire et de toutes ses cons�quences brutales, pour qu'il trouv�t des formules plus propres � exprimer ses aspirations.

J'entendais, moi, ce partage des biens de la terre d'une fa�on toute m�taphorique; j'entendais r�ellement par l� la participation au bonheur, due � tous les hommes, et je ne pouvais pas m'imaginer un d�p�cement de la propri�t� qui n'e�t pu rendre les hommes heureux qu'� la condition de les rendre barbares. Quelle fut ma stup�faction quand Éverard, serr� de pr�s par mes questions {Lub 326} et les questions encore k {CL 329} plus directes et plus pressantes de Planet, nous exposa enfin son syst�me!

Nous nous �tions arr�t�s sur le pont des Saints-P�res. Il y avait bal ou concert au ch�teau, on voyait le reflet des lumi�res sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait le son des instruments qui passait par bouff�es dans l'air charg� de parfums printaniers, et que couvrait � chaque instant le roulement des voitures sur la place du Carrousel. Le quai d�sert du bord de l'eau, le silence et l'immobilit� qui r�gnaient sur le pont contrastaient avec ces rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'�tais tomb�e dans la r�verie, je n'�coutais plus le dialogue entam�, je ne me souciais plus de la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues m�lodies, des doux reflets de la lune m�l�s � ceux de la f�te royale.

Je fus tir�e de ma contemplation par la voix de Planet qui disait aupr�s de moi: « Ainsi, mon bon ami, vous vous inspirez du vieux Buonarotti et vous iriez jusqu'au babouvisme? — Quoi? Qu'est-ce? leur dis-je tout �tonn�e. Vous voulez faire revivre cette vieillerie? Vous avez laiss� chez moi l'ouvrage de Buonarotti, je l'ai lu, c'est beau; mais ces moyens empiriques pouvaient entrer dans le cœur d�sesp�r� des hommes de cette �poque, au lendemain de la chute de Robespierre. Aujourd'hui ils seraient insens�s, et ce n'est pas par ces chemins-l� qu'une �poque civilis�e peut vouloir marcher. — La civilisation! s'�cria Éverard courrouc� et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui! voil� le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que pour rajeunir et renouveler votre soci�t� corrompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit r�duit en cendres, et que cette vaste cit� o� plongent vos regards soit une gr�ve nue, o� la famille du pauvre prom�nera la charrue et dressera sa chaumi�re! »

{CL 330} L�-dessus, voil� mon avocat parti, et comme mon rire d'incr�dulit� �chauffait sa verve, ce fut une d�clamation horrible et magnifique contre la perversit� des cours, la corruption des grandes villes, l'action dissolvante et �nervante des arts, du luxe, de l'industrie, de la civilisation en un mot. Ce fut un appel au poignard et � la torche, ce fut une mal�diction sur l'impure {Lub 327} J�rusalem et des pr�dictions apocalyptiques; puis, apr�s ces fun�bres images, il �voqua le monde de l'avenir comme il le r�vait en ce moment-l�, l'id�al de la vie champ�tre, les mœurs de l'�ge d'or, le paradis terrestre florissant sur les ruines fumantes l du vieux monde par la vertu de quelque f�e.

Comme je l'�coutais sans le contredire, il s'arr�ta pour m'interroger. L'horloge du ch�teau sonnait deux heures. « Il y a deux grandes heures que tu plaides la cause de la mort, lui dis-je, et j'ai cru entendre le vieux Dante au retour de l'enfer. Maintenant je me d�lecte � ta symphonie pastorale; pourquoi l'interrompre sit�t?

— Ainsi, s'�cria-t-il indign�, tu t'occupes � admirer ma pauvre �loquence! Tu te complais dans les phrases, dans les mots, dans les images! Tu m'�coutes comme un po�me ou comme un orchestre, voil� tout! Tu n'es pas plus convaincue que cela! »

À mon tour, je plaidai, mais sans aucun art, la cause de la civilisation, la cause de l'art surtout; et puis, pouss�e par ses d�dains injustes, je voulus plaider aussi celle de l'humanit�, faire appel m � l'intelligence de mon farouche p�dagogue, � la douceur de ses instincts, � la tendresse de son cœur, que je connaissais d�j� si aimant et si impressionnable. Tout fut inutile. Il �tait mont� sur ce dada, qui �tait v�ritablement le cheval p�le de la vision. Il �tait hors de lui: il descendit sur le quai en d�clamant, il brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations tellement s�ditieuses, que je ne comprends pas comment {CL 331} il ne fut ni remarqu�, ni entendu, ni ramass� n par la police. Il n'y avait que lui au monde qui p�t faire de pareilles excentricit�s sans para�tre fou et sans �tre ridicule.

Pourtant j'en fus attrist�e, et, lui tournant le dos, je le laissai plaider tout seul et repris avec Planet le chemin de ma demeure.

Il nous rejoignit sur le pont. Il �tait � la fois o furieux et d�sol� de ne pas m'avoir persuad�e. Il me suivit jusqu'� ma porte, voulant m'emp�cher de rentrer, me suppliant de l'�couter encore, me mena�ant de ne jamais me revoir si je le quittais ainsi. On e�t dit d'une querelle p d'amour, et il ne s'agissait pourtant que de la doctrine de Babeuf.

Il ne s'agissait que de cela! C'�tait quelque chose {Lub 328} pourtant! Maintenant que les id�es ont d�pass� cette farouche doctrine, elle fait d�j� sourire les hommes avanc�s; mais elle a eu son temps dans le monde, elle a soulev� la boh�me au nom de Jean Huss, elle a domin� souvent l'id�al de Jean-Jacques Rousseau, elle a boulevers� bien des imaginations � travers les temp�tes de la r�volution du dernier si�cle, et m�me encore � travers les agitations intellectuelles de 1848 elle s'est fondue en partie dans l'esprit de certains clubs de cette �poque avec les th�ories de certaines dictatures. En un mot, elle a fait secte, et, comme dans toute doctrine de r�novation il y a de grandes lueurs de v�rit� et de touchantes aspirations vers l'id�al, elle a m�rit� l'examen, elle a exerc� sa part de s�duction en se formulant au pied de l'�chafaud o� mont�rent, d�j� frapp�s de leur propre main, l'enthousiaste Gracchus et le sto�que Darth�.

Emmanuel Arago plaidant pour Barb�s en 1839 a dit: Barb�s est babouviste. Il ne m'a pas sembl�, en causant avec Barb�s, qu'il e�t jamais �t� babouviste dans le sens o� l'avait �t� Éverard en 1835. On se trompe ais�ment quand, pour exposer la croyance d'un homme, on est {Presse 27/7/1855 2} oblig�, pour la r�sumer et la d�finir, de l'assimiler � celle d'un homme {CL 332} qui l'a pr�c�d�. On ne peut pas �tre, quoi qu'on fasse, dans l'exacte v�rit�. Toute doctrine se transforme rapidement dans l'esprit des adeptes, et d'autant plus que les adeptes sont ou deviennent plus forts que le ma�tre.

Je ne veux pas analyser et critiquer ici la doctrine de Babeuf. Je ne veux la montrer que dans ses r�sultats possibles, et comme Éverard, le plus illogique des hommes de g�nie dans l'ensemble de sa vie, �tait le plus implacable logicien de l'univers dans chaque partie de sa science et dans chaque phase de sa conviction, il n'est pas indiff�rent d'avoir � constater qu'elle le jetait, � l'�poque que je raconte, dans des aberrations secr�tes et dans un r�ve de destruction colossale.

J'avais pass� le mois pr�c�dent � lire Éverard et � lui �crire. Je l'avais revu dans cet intervalle, je l'avais press� de questions, et, pour mieux mettre � profit le peu de temps que nous avions, je n'avais plus rien discut�. J'avais t�ch� de construire en moi l'�difice de sa croyance, afin de voir si je pouvais me l'assimiler avec fruit. Convertie au sentiment r�publicain et aux id�es {Lub 329} nouvelles, on sait maintenant de reste que je l'�tais d'avance. J'avais gagn�, � entendre cet homme v�ritablement inspir� en certains moments, de ressentir de vives �motions que la politique ne m'avait jamais sembl� pouvoir me donner. J'avais toujours pens� froidement aux choses de fait; j'avais regard� couler autour de moi, comme un fleuve lourd et troubl�, les mille accidents de l'histoire g�n�rale contemporaine, et j'avais dit: « Je ne boirai pas cette eau. » Il est probable que j'eusse continu� � ne pas vouloir m�ler ma vie int�rieure � l'agitation de ces flots amers. Sainte-Beuve, qui m'influen�ait encore un peu � cette �poque par ses adroites railleries et ses raisonnables avertissements, regardait les choses positives en amateur et en critique. La critique dans sa bouche avait de grandes s�ductions pour la partie la plus raisonneuse et la {CL 333} plus tranquille de l'esprit. Il raillait agr�ablement cette fusion subite qui s'op�rait entre les esprits les plus divers venus de tous les points de l'horizon, et qui se m�laient, disait-il, comme tous les cercles du Dante �cras�s subitement en un seul.

Un d�ner o� Liszt q avait r�uni M. Lamennais, M. Ballanche, le chanteur Nourrit et moi, lui paraissait la chose la plus fantastique qui se p�t imaginer. Il me demandait ce qui avait pu �tre dit entre ces cinq personnes. Je lui r�pondais que je n'en savais rien, que M. Lamennais avait d� causer avec M. Ballanche, Liszt avec Nourrit, et moi avec le chat de la maison.

Et pourtant, relisons aujourd'hui cette admirable page de Louis Blanc:

« Et comment peindre maintenant l'effet que produisaient sur les esprits tant de surprenantes complications? Le nom des accus�s volait de bouche en bouche; on s'int�ressait � leurs p�rils; on glorifiait leur constance; on se demandait avec anxi�t� jusqu'o� ils pousseraient l'audace des r�solutions prises. Dans les salons m�me o� leurs doctrines n'�taient pas admises, leur intr�pidit� touchait le cœur des femmes; prisonniers, ils gouvernaient irr�sistiblement l'opinion; absents, ils vivaient dans toutes les pens�es. Pourquoi s'en �tonner? Ils avaient pour eux, chez une nation g�n�reuse, toutes les sortes de puissance: le courage, la d�faite et le malheur. Époque orageuse et pourtant regrettable! Comme le sang bouillonnait alors dans nos veines! {Lub 330} Comme nous nous sentions vivre! Comme elle r �tait bien ce que Dieu l'a faite, cette nation fran�aise qui p�rira sans doute le jour o� lui manqueront tout � fait les �motions �lev�es! Les politiques � courte vue s'alarment de l'ardeur des soci�t�s: ils ont raison; il faut �tre fort pour diriger la force. Et voil� pourquoi les hommes d'État m�diocres {CL 334} s'attachent � �nerver un peuple. Ils le font � leur taille, parce qu'autrement ils ne le pourraient conduire. Ce n'est pas ainsi qu'agissent les hommes de g�nie. Ceux-l� ne s'�tudient point � �teindre les passions d'un grand peuple; car ils ont � les f�conder, et ils savent que l'engourdissement est la derni�re maladie d'une soci�t� qui s'en va. »

Cette page me semble avoir �t� �crite pour moi, tant elle r�sume ce qui se passait en moi et autour de moi. J'�tais, dans mon petit �tre, l'expression de cette soci�t� qui s'en allait, et l'homme de g�nie, qui, au lieu de me montrer le repos et le bonheur dans l'�touffement des pr�occupations imm�diates, s'attachait � m'�mouvoir pour me diriger, c'�tait Éverard, expression lui-m�me du trouble g�n�reux des passions, des id�es et des erreurs du moment.

Depuis quelques jours que nous nous �tions retrouv�s � Paris, lui et moi, toute ma vie avait d�j� chang� de face. Je ne sais si l'agitation qui r�gnait dans l'air que nous respirions tous aurait beaucoup p�n�tr� sans lui dans ma mansarde; mais avec lui elle y �tait entr�e � flots. Il m'avait pr�sent� son ami intime, Girerd (de Nevers), et les autres d�fenseurs des accus�s d'avril, choisis dans les provinces voisines de la n�tre. Un autre de ses amis, Degeorges (d'Arras), qui devint aussi le mien, Planet s, Emmanuel Arago et deux ou trois autres amis communs compl�taient l'�cole. Dans la journ�e, je recevais mes autres amis. Peu d'entre eux connaissaient Éverard tous ne partageaient pas ses id�es; mais ces heures �taient encore agit�es par la discussion des choses du dehors, et il n'y avait gu�re moyen de ne pas s'oublier soi-m�me absolument dans cet acc�s de fi�vre que les �v�nements donnaient � tout le monde.

Éverard t venait me chercher � six heures pour d�ner dans un petit restaurant tranquille avec nos habitu�s u, en {CL 335} pique-nique. Nous nous promenions le soir tous ensemble, quelquefois en bateau sur la Seine, et {Lub 331} quelquefois le long des boulevards jusque vers la Bastille, �coutant les propos, examinant les mouvements de la foule, agit�e et pr�occup�e, aussi, mais pas autant qu'Éverard s'en �tait flatt� en quittant la province v.

Pour n'�tre pas remarqu�e comme femme seule avec tous ces hommes, je reprenais quelquefois mes habits de petit gar�on w, lesquels me permirent de p�n�trer inaper�ue � la fameuse s�ance du 20 mai au Luxembourg.

Dans ces promenades, Éverard marchait et parlait avec une animation f�brile, sans qu'il f�t au pouvoir d'aucun de nous de le calmer et de le forcer � se m�nager. En rentrant, il se trouvait mal, et nous avons souvent pass� une partie de la nuit, Planet et moi, � l'aider � lutter contre une sorte d'agonie effrayante. Il �tait alors assi�g� de visions lugubres; courageux contre son mal, faible devant les images qu'il �veillait en lui, il nous suppliait de ne pas le laisser seul avec les spectres. Cela m'effrayait un peu moi-m�me. Planet, habitu� � le voir ainsi, ne s'en inqui�tait pas, et, quand il le voyait s'assoupir, il allait le mettre au lit, revenait causer avec moi dans la chambre voisine, bien bas pour ne pas l'�veiller dans son premier sommeil, et me ramenait chez moi quand il le sentait bien endormi. Au bout de trois ou quatre heures Éverard s'�veillait plus actif, plus vivant, plus fougueux chaque jour, plus impr�voyant surtout du mal qu'il creusait en lui et dont, � chaque effort de la vie, il croyait le retour impossible. Il courait aux r�unions ardentes o� s'agitait la question de la d�fense des accus�s, et apr�s des discussions passionn�es, il revenait s'�vanouir chez lui x avant d�ner, quand on ne l'y apportait pas �vanoui d�j� dans la voiture. Mais alors c'�tait l'affaire de quelques instants de p�leur livide et de sourds g�missements. Il se ranimait {CL 336} comme par un miracle de la nature ou de la volont�, il revenait parler et rire avec nous; car, au milieu de cette excitation et de cet affaissement successifs, il se jetait dans la gaiet� avec l'insouciance et la candeur d'un enfant.

Tant de contrastes m'�mouvaient et m'arrachaient � moi-m�me. Je m'attachais par le cœur � cette nature qui ne ressemblait � rien, mais qui avait pour les moindres soins, pour la moindre sollicitude, des tr�sors de reconnaissance. Le charme de sa parole me retenait des heures enti�res, moi que la parole fatigue extr�mement, et {Lub 332} j'�tais domin�e aussi par un vif d�sir de partager cette passion politique, cette foi au salut g�n�ral, ces vivifiantes esp�rances d'une prochaine r�novation sociale, qui semblait devoir transformer en ap�tres m�me les plus humbles d'entre nous.

Mais j'avoue qu'apr�s cette causerie du pont des Saints-P�res, cette d�clamation antisociale et antihumaine dont il m'avait r�gal�e, je me sentis tomber du ciel en terre, et que, haussant les �paules � mon r�veil, je repris ma r�solution de m'en aller chercher des fleurs et des papillons en Eacute;gypte ou en Perse.

Sans trop r�fl�chir ni m'�mouvoir, j'ob�is � l'instinct qui me poussait vers la solitude, et j'allai chercher mon passeport pour l'�tranger. En rentrant je trouvai chez moi Éverard qui m'attendait: « Qu'est-ce qu'il y a? s'�cria-t-il. Ce n'est pas la figure sereine que je connais! — C'est une figure de voyageur, lui r�pondis-je, et il y a que je m'en vas d�cid�ment. Ne te f�che pas; tu n'es pas de ceux avec qui on est poli par hypocrisie de convenance. J'ai assez de vos r�publiques. Vous en avez tous une qui n'est pas la mienne et qui n'est celle d'aucun des autres. Vous ne ferez rien cette fois-ci. Je reviendrai vous applaudir et vous couronner dans un meilleur temps, quand vous aurez us� vos utopies et rassembl� des id�es saines. »

{Presse 1/8/1855 1; CL 337} L'explication y fut orageuse. Il me reprocha ma l�g�ret� d'esprit et ma s�cheresse de cœur. Pouss�e � bout par ses reproches, je me r�sumai.

Quelle �tait cette folle volont� de dominer mes convictions et de m'imposer celles d'autrui? Pourquoi, comment, avait-il pu prendre � ce point au pied de la lettre l'hommage que mon intelligence avait rendu � la sienne en l'�coutant sans discussion et en l'admirant sans r�serve? Cet hommage avait �t� complet et sinc�re, mais il n'avait pas pour cons�quence possible l'abandon absolu des id�es, des instincts et des facult�s de mon �tre. Apr�s tout z, nous ne nous connaissions pas enti�rement l'un l'autre, et nous n'�tions peut-�tre pas destin�s � nous comprendre, �tant venus de si loin l'un vers l'autre pour discuter quelques articles de foi dont il croyait avoir la solution. Cette solution aa il ne me l'avait pas donn�e, il ne l'avait pas. Je ne pouvais pas lui en faire un reproche; mais lui, o� prenait-il la fantaisie tyrannique de s'irriter {Lub 333} de ma r�sistance � ses th�ories comme d'un tort envers lui-m�me?

« En m'entendant te parler comme un �l�ve attentif aux le�ons d'un ma�tre, tu t'es cru mon p�re, lui dis-je; tu m'as appel� ton fils bien-aim� et ton benjamin, tu as fait de la po�sie, de l'�loquence biblique. Je t'ai �cout� comme dans un r�ve dont la grandeur et la puret� c�leste charmeront toujours mes souvenirs. Mais on ne peut pas r�ver toujours. La vie r�elle appelle des conclusions sans lesquelles on chante comme une lyre, sans avancer le r�gne de Dieu et le bonheur des hommes. Moi, je place ce bonheur dans la sagesse plus que dans l'action. Je ne veux rien, je ne demande rien dans la vie que le moyen de croire en Dieu et d'aimer mes semblables. J'�tais malade, j'�tais misanthrope; tu t'es fait fort de me gu�rir; tu m'as beaucoup attendrie, j'en conviens. Tu as combattu rudement mon mauvais orgueil et tu m'as fait entrevoir un id�al de {CL 338} fraternit� qui a fondu la glace de mon cœur. En cela, tu as �t� v�ritablement chr�tien, et tu m'as convertie par le sentiment. Tu m'as fait pleurer de grosses larmes, comme au temps o� je devenais d�vote par un attendrissement subit et impr�vu de ma r�verie. Je n'aurais pas retrouv� en moi-m�me, apr�s tant d'incertitudes et de fatigues d'esprit, la source de ces larmes vivifiantes. Ton �loquence et ta persuasion ont fait le miracle que je te demandais; sois b�ni pour cela, et laisse-moi partir sans regret. Laisse-moi aller r�fl�chir maintenant aux choses que vous cherchez ici, aux principes qui peuvent se formuler et s'appliquer aux besoins de cœur et d'esprit de tous les hommes. Et ne me dis pas que vous les avez trouv�s, que tu les tiens dans ta main; cela n'est pas. Vous ne tenez rien, vous cherchez!Tu es meilleur que moi, mais tu n'en sais pas plus que moi. »

Et comme il paraissait offens� de ma franchise, je lui dis encore:

« Tu es un v�ritable artiste. Tu ne vis que par le cœur et l'imagination. Ta magnifique parole est un don qui t'entra�ne fatalement � la discussion. Ton esprit a besoin d'imposer � ceux qui t'�coutent avec ravissement des croyances que la raison n'a pas encore m�ries. C'est l� o� la r�alit� me saisit et m'�loigne de toi. Je vois toute cette po�sie du cœur, toutes ces aspirations de l'�me {Lub 334} aboutir � des sophismes, et voil� justement ce que je ne voudrais pas entendre, ce que je suis f�ch�e d'avoir entendu. Écoute, mon pauvre p�re, nous sommes fous. Les gens du monde officiel, du monde positif, qui ne voient de nous que des excentricit�s de conduite et d'opinion, nous traitent de r�veurs. Ils ont raison, ne nous en f�chons pas. Acceptons ce d�dain. Ils ne comprennent pas que nous vivions d'un d�sir et d'une esp�rance dont le but ne nous est pas personnel. Ces gens-l� sont fous � leur mani�re; ils sont {CL 339} compl�tement fous � nos yeux, eux qui poursuivent des biens et des plaisirs que nous ne voudrions pas toucher avec des pincettes. Tant que durera le monde, il y aura des fous occup�s � regarder par terre sans se douter qu'il y a un ciel sur leurs t�tes, et des fous qui, regardant trop le ciel, ne tiendront pas assez de compte de ceux qui ne voient qu'� leurs pieds. Il y a donc une sagesse qui manque � tous les hommes, une sagesse qui doit embrasser la vue de l'infini et celle du monde fini o� nous sommes. Ne la demandons pas aux fous du positivisme, mais ne pr�tendons pas la leur donner avant de l'avoir trouv�e.

» Cette sagesse-l�, c'est celle dont la politique ne peut se passer. Autrement vous ferez des coups de t�te et des coups de main pour aboutir � des chim�res ou � des catastrophes. Je sens qu'en te parlant ainsi au milieu de ta fi�vre d'action, je ne peux pas te convaincre; aussi je ne te parle que pour te prouver mon droit de me retirer de cette m�l�e o� je ne peux porter aucune lumi�re, et o� je ne peux pas suivre la tienne, qui est encore envelopp�e de nuages imp�n�trables. »

Quand j'eus tout dit, Éverard qui s'�tait calm� � grand'peine pour tout entendre, reprit son �nergie et sa conviction. Il me donna des raisons devant lesquelles je me sentis vaincue, et dont voici le r�sum�:

« Nul ne peut trouver la lumi�re � lui tout seul. La v�rit� ne se r�v�le plus aux penseurs retir�s sur la montagne. Elle ne se r�v�le m�me plus � des c�nacles d�tach�s comme des clo�tres sur les divers sommets de la pens�e. Elle s'y �lucubre, et rien de plus. Pour trouver, � l'heure dite, la v�rit� applicable aux soci�t�s en travail, il faut se r�unir, il faut peser toutes les opinions, il faut se communiquer les uns aux autres, discuter {Lub 335} et se consulter, afin d'arriver, tant bien que mal, � une formule qui ne peut jamais �tre la v�rit� absolue, Dieu seul la poss�de, mais qui est la {CL 340} meilleure expression possible de l'aspiration des hommes � la v�rit�. Voil� pourquoi j'ai la fi�vre, voil� pourquoi je m'assimile avec ardeur toutes les id�es qui me frappent, voil� pourquoi je parle jusqu'� m'�puiser, jusqu'� divaguer, parce que parler, c'est penser tout haut et qu'en pensant ainsi tout haut je vas plus vite qu'en pensant tout bas et tout seul. Vous autres qui m'�coutez, et toi tout le premier qui �coutes plus attentivement que personne, vous tenez trop de compte des �clairs fugitifs qui traversent mon cerveau. Vous ne vous attachez pas � la n�cessit� de me suivre comme on suit un guide d�vou� et aventureux sur un chemin dont il ne conna�t pas lui-m�me tous les d�tours, mais dont sa vue per�ante et son courage passionn� ont su apercevoir le but lointain. C'est � vous de m'avertir des obstacles, � vous de me ramener dans le sentier quand l'imagination ou la curiosit� m'emportent. Et cela fait, si vous vous impatientez de mes �carts, si vous vous lassez de suivre un pilote incertain de sa route, cherchez-en un meilleur, mais ne le m�prisez pas pour n'avoir pas �t� un dieu, et ne le maudissez pas pour vous avoir montr� des rives nouvelles conduisant plus o� moins � celle ou vous voulez aborder.

» Quant � toi, je te trouve exigeant et injuste, �colier sans cervelle! Tu ne sais rien, tu l'avoues, et tu ne voulais rien apprendre, tu l'as d�clar�. Puis, tout � coup, la fi�vre de savoir s'�tant empar�e de toi, tu as demand� du jour au lendemain la science infuse, la v�rit� absolue. Vite, vite, donnez le secret de Dieu � monsieur George Sand, qui ne veut pas attendre!

» Eh bien, » — ajouta-t-il apr�s un feu roulant de ces plaisanteries sans aigreur qu'il aimait � saisir comme des mouches qu'on attrape en courant, — « moi je fais une d�couverte, c'est que les �mes ont un sexe et que tu es une femme. Croirais-tu que je n'y avais pas encore pens�? En {CL 341} lisant L�lia et tes premi�res Lettres d'un voyageur, je t'ai toujours vu ab sous l'aspect d'un jeune gar�on, d'un po�te enfant dont je faisais mon fils, moi dont la profonde douleur est de n'avoir pas d'enfants et qui �l�ve ceux du premier lit de ma femme avec une {Lub 336} tendresse m�l�e de d�sespoir. Quand je t'ai vu r�ellement ac pour la premi�re fois, j'ai �t� �tonn� comme si l'on ne m'avait pas dit que tu t'habilles d'une robe et que tu t'appelles d'un nom de femme dans la vie r�elle. J'ai voulu garder mon r�ve, t'appeler George tout court, te tutoyer comme on se tutoie sous les ombrages virgiliens, et ne te regarder � la clart� de notre petit soleil que le temps de savoir chaque jour comment se porte ton moral. Et, en v�rit�, je ne connais de toi que le son de ta voix, qui est sourd et qui ne me rappelle pas la fl�te m�lodieuse d'une voix de femme. Je t'ai donc toujours parl� comme � un gar�on qui a fait sa philosophie et qui a lu l'histoire. À pr�sent je vois bien, et tu me le rappelles, que tu as l'ambition et l'exigence des esprits incultes, des �tres de pur sentiment et de pure imagination, des femmes en un mot. Ton sentiment est, je l'avoue, un impatient logicien {Presse 1/8/1855 2} qui veut que la science philosophique r�ponde d'embl�e � toutes ses fibres et satisfasse toutes ses d�licatesses; mais la logique du sentiment pur n'est pas suffisante en politique, et tu demandes un impossible accord parfait entre les n�cessit�s de l'action et les �lans de la sensibilit�. C'est l� l'id�al, mais il est encore irr�alisable sur la terre, et tu en conclus qu'il faut se croiser les bras en attendant qu'il arrive de lui-m�me.

» Croise donc tes bras et va-t'en! Certes, tu es libre de fait; mais ta conscience ne le serait pas si elle se connaissait bien elle-m�me. Je n'ai pas le droit de te demander ton affection. J'ai voulu te donner la mienne. Tant pis pour moi; tu ne me l'avais pas demand�e, tu n'en as pas besoin. Je ne te parlerai donc pas de moi, mais de toi-m�me, {CL 342} et de quelque chose de plus important que toi-m�me, le devoir.

» Tu r�ves une libert� de l'individu qui ne peut se concilier avec le devoir g�n�ral. Tu as beaucoup travaill� � conqu�rir cette libert� pour toi-m�me. Tu l'as perdue dans l'abandon du cœur � des affections terrestres qui ne t'ont pas satisfait, et � pr�sent tu te reprends toi-m�me dans une vie d'aust�rit� que j'approuve et que j'aime, mais dont tu �tends � tort l'application � tous les actes de ta volont� et de ton intelligence. Tu te dis que ta personne t'appartient et qu'il en est ainsi de ton �me. Eh bien! Voil� un sophisme pire que tous ceux que {Lub 337} tu me reproches et plus dangereux, puisque tu es ma�tre d'en faire la loi de ta propre vie, tandis que les miens ne peuvent se r�aliser sans des miracles. Songe � ceci que, si tous les amants de la v�rit� absolue disaient comme toi adieu � leur pays, � leurs fr�res, � leur t�che, non-seulement la v�rit� absolue, mais encore la v�rit� relative n'auraient plus un seul adepte. Car la v�rit� ne monte pas en croupe des fuyards et ne galope pas avec eux. Elle n'est pas dans la solitude, r�veur que tu es! Elle ne parle pas dans les plantes et dans les oiseaux, ou c'est d'une voix si myst�rieuse que les hommes ne la comprennent pas. Le divin philosophe que tu ch�ris le savait bien quand il disait � ses disciples: « L� o� vous serez seulement trois r�unis, en mon nom, mon esprit sera avec vous. »

» C'est donc avec les autres qu'il faut chercher et prier. Si peu que l'on trouve en s'unissant � quelques autres, c'est quelque chose de r�el, et ce qu'on croit trouver seule n'existe que pour soi seul, n'existe pas par cons�quent. Va-t'en donc � la recherche, � la poursuite du n�ant; moi, je me consolerai de ton d�part avec la certitude d'�tre, en d�pit des erreurs d'autrui et des miennes propres, � la recherche et � la poursuite de quelque chose de bon et de vrai. »

{CL 343} Ayant tout dit, il sortit, un peu sans que j'y fisse attention, car j'�tais absorb�e par mes propres r�flexions sur tout ce qu'il venait de dire, en des termes dont la plume ne peut donner qu'une s�che analyse. Quand je voulus lui r�pondre, pensant qu'il �tait dans la pi�ce voisine, o� il se retirait quelquefois pour faire, tout � coup bris�, une sieste de cinqminutes, je m'aper�us qu'il �tait parti tout � fait et qu'il m'avait enferm�e. Je cherchai la clefpartout; il l'avait mise dans sa poche, et j'avais donn� cong� pour le reste de la journ�e � la femme qui me servait et qui avait la seconde clef de l'appartement. J'attribuai ma captivit� � une distraction d'Éverard et je me remis � r�fl�chir tranquillement. Au bout de trois heures il revint me d�livrer, et comme je lui signalais sa distraction: « Non pas, me dit-il en riant, je l'ai fait expr�s. J'�tais attendu � une r�union, et, voyant que je ne t'avais pas encore convaincue, je t'ai mise ad au secret, afin de te donner le temps de la r�flexion. J'avais peur d'un coup de t�te {Lub 338} et de ne plus te retrouver � Paris ce soir. À pr�sent que tu as r�fl�chi, voil� ta clef, la clef des champs! Dois-je te dire adieu et aller d�ner sans toi?

— Non, lui r�pondis-je, j'avais tort; je reste. Allons d�ner et chercher quelque chose de mieux que Babeuf pour notre nourriture intellectuelle. »

J'ai rapport� cette longue conversation parce qu'elle raconte ma vie et celle de la vie ae d'un certain nombre de r�volutionnaires � ce moment donn�. Pendant cette phase du proc�s d'avril, le travail d'�lucubration �tait partout dans nos rangs, parfois savant et profond, parfois na�f et sauvage. Quand on s'y reporte par le souvenir, on est �tonn� du progr�s qu'ont fait les id�es en si peu de temps, et moins effray� par cons�quent du progr�s �norme qui reste � faire.

Le v�ritable foyer de cette �lucubration sociale et {CL 344} philosophique �tait dans les prisons d'�tat. « alors, » dit Louis Blanc, cet admirable historien de nos propres �motions, qu'on ne peut trop citer, « alors on vit ces hommes sur qui pesait la menace d'un arr�t terrible s'�lever soudain au-dessus du p�ril et de leurs passions pour se livrer � l'�tude des plus arides probl�mes. Le comit� de d�fense parisien avait commenc� par distribuer entre les membres les plus capables du parti les principales branches de la science de gouverner, assignant � l'un la partie philosophique et religieuse, � l'autre la partie administrative, � celui-ci l'�conomie politique, � celui-l� les arts. Ce fut pour tous le sujet des plus courageuses m�ditations, des recherches les plus passionn�es. Mais tous, dans cette course intellectuelle, n'�taient pas destin�s � suivre la m�me carri�re. Des dissidences th�oriques se manifest�rent, des discussions br�lantes s'�lev�rent. Par le corps, les captifs appartenaient au ge�lier, mais d'un vol indomptable et libre, leur esprit parcourait le domaine, sans limites, de la pens�e. Du fond de leurs cachots, ils s'inqui�taient de l'avenir des peuples, ils s'entretenaient avec Dieu; et, plac�s sur la route de l'�chafaud, ils s'exaltaient, ils s'enivraient d'esp�rance, comme s'ils eussent march� � la conqu�te du monde. Spectacle touchant et singulier, dont il convient de conserver le souvenir � jamais!

» Que des pr�occupations sans grandeur se soient m�l�es � ce mouvement, que l'�mulation ait quelquefois {Lub 339} fait place � des rivalit�s frivoles ou haineuses, que des esprits trop faibles pour s'�lever impun�ment se soient perdus dans le pays des r�ves, on ne peut le nier; mais ces r�sultats trop in�vitables des infirmit�s de la nature humaine ne suffisent pas pour enlever au fait g�n�ral que nous venons de signaler ce qu'il pr�sente de solennel et d'imposant* »

* Histoire de dix ans, volume IV.

{CL 345} Si l'on veut juger le proc�s d'avril et tous les faits qui s'y rattachent d'une mani�re juste, �lev�e et vraiment philosophique, il faut relire tout ce chapitre si court et si plein de l'Histoire de dix ans. Les hommes et les choses y sont jug�s non-seulement avec la connaissance exacte d'un pass� que l'historien n'a jamais le droit d'arranger et d'att�nuer, mais avec la haute �quit� d'un grand et g�n�reux esprit qui fixe et pr�cise la v�rit� morale, c'est-�-dire la supr�me v�rit� de l'histoire au milieu des contradictions apparentes des �v�nements et des hommes qui les subissent.

Je ne raconterai pas ces �v�nements. Cela serait tout � fait inutile; ils sont enregistr�s l� d'une mani�re si conforme � mon sentiment, � mon souvenir, � ma conscience et � ma propre exp�rience, que je ne saurais y rien ajouter.

Acteur perdu et ignor�, mais vivant et palpitant dans ce drame, je ne suis ici que le biographe d'un homme qui y joua un r�le actif et, faut-il le dire? Probl�matique en apparence, parce que l'homme �tait incertain, impressionnable et moins politique qu'artiste.

On sait qu'un grand d�bat s'�tait �lev� entre les d�fenseurs: d�bat ardent, insoluble sous la pression des actes pr�cipit�s de la pairie. Une partie des accus�s s'entendait avec ses d�fenseurs pour n'�tre pas d�fendue. Il ne s'agissait pas de gagner le proc�s judiciaire et de se faire absoudre par le pouvoir; il s'agissait de faire triompher la cause g�n�rale dans l'opinion en plaidant avec �nergie le droit sacr� du peuple devant le pouvoir de fait, devant le droit du plus fort. Une autre cat�gorie d'accus�s, celle de Lyon, voulait �tre d�fendue, non pas pour proclamer sa non-participation au fait dont on l'accusait, mais pour apprendre � la France ce qui s'�tait pass� � Lyon, de quelle fa�on l'autorit� avait provoqu� le peuple, {Lub 340} de quelle fa�on elle avait trait� les vaincus, de quelle fa�on les {CL 346} accus�s eux-m�mes avaient fait ce qui �tait humainement possible pour pr�venir la guerre civile et pour en ennoblir et en adoucir les cruels r�sultats. Il s'agissait af de savoir si l'autorit� avait eu le droit de prendre quelques provocations isol�es, on disait m�me pay�es, pour une r�bellion � r�primer et pour ruer une arm�e sur une population sans d�fense. On avait des faits, on voulait les dire, et, selon moi, la v�ritable cause �tait l�. On �tait assez fort pour plaider la cause du peuple trahi et mutil�, on ne l'�tait pas assez pour proclamer celle du genre humain affranchi.

J'�tais donc dans les id�es de M. Jules Favre, qui se trouvait pos� dans les conciliabules en adversaire d'Éverard et qui �tait un adversaire digne de lui. Je ne connaissais pas Jules Favre, je ne l'avais jamais vu, jamais entendu; mais lorsque Éverard, apr�s avoir combattu ses arguments avec v�h�mence, venait me les rapporter, je leur donnais raison. Éverard sentait bien que ce n'�tait pas par envie de le contredire et de l'irriter; mais il en �tait afflig�, et devinant bien que je redoutais l'expos� public de ses utopies, il s'�criait: « Ah! maudits soient le pont des Saints-P�res et la question sociale! »


Variantes

  1. Onzi�me volume — Chapitre Ier. Sommaire {Ms}Chapitre deuxi�me {Presse} ♦ Chapitre huiti�me {Lecou}, {LP} ♦ VIII {CL}
  2. figure [d�vast�e, creuse et ray�] p�le {Ms}
  3. heure, [jusqu'� fatiguer mon esprit apr�s l'avoir charm� comme j'aurai � le dire plus tard ray�] et parfois {Ms}
  4. par Planet que [j'avais fait le plus long du chemin et qu'il e�t � faire le reste. Il arriva cinq minutes apr�s, � la fois press� et... il me salua gauchement et d'un air assez f�roce. Je lui tendis la main en riant. Il me regarda en face et s'�cria, Je vous aime. Aussit�t sa figure s'�claircit, une ga�t�... charmante rayonnait ray�] j'�tais l� {Ms}
  5. de Jacques Cœur [et par l'�glise de Saint-Pierre ray�], un admirable {Ms}
  6. une th�orie [dont je sentais fort bien le faux et le vide avec un effort de justice et de raison ray�]plus sentie {Ms}
  7. � ses c�t�s, [Planet faisait alors un journal d'opposition � Bourges avec Duplan, sous la direction d'Everard ray�] et je ne le connais {Ms}
  8. Le peuple, le jour o� la loi contre les associations r�veilla l'indignation populaire, sollicit�, et peu entra�n� {Ms} ♦ Le peuple, sollicit� et un peu entra�n� {Presse} et sq.
  9. terrible [et tandis qu'une d�mocratie bourgeoise avait �chou� aupr�s du peuple de Paris en voulant le soulever pour une cause politique, elle avait �chou� � Lyon en voulant retenir le peuple soulev� pour une question sociale plus profonde ray�] {Ms}
  10. Ici devait suivre dans {Ms} un d�veloppement: cinq feuillets ont �t� coupes au ras du cahier. On les retrouvera plus loin au chapitre XII — Georges Lubin)
  11. questions encor {CL} nous corrigeons
  12. ruines [de Paris, Sodome et Gomorrhe ray�] fumantes {Ms}
  13. l'humanit�, [repousser les id�es de violence, entrevoir son progr�s plus lent, mais plus durable ray�] faire appel {Ms}
  14. comment [nous ne f�mes ni remarqu�s, ni entendus, ni ramass�s ray�] il ne fut ni remarqu�, ni entendu, ni ramass� {Ms}
  15. Il [pleurait de rage ray�] �tait � la fois {Ms}
  16. On e�t dit [d'un amant suppliant sa maitresse ray�] d'une querelle {Ms}
  17. Liszt (Partout le nom de Liszt est �crit correctement clair dans {Ms}, et remplac� par Listz dans les diverses �ditions; nous n'y reviendrons plus) ♦ Liszt {Lub} (nous le suivons; il en sera de m�me par la suite dans ce chapitre, avec la marque derri�re le nom. Remarquons cependant que {Lub} ne rel�ve pas cette variante avant le chapitre IX; nous supposons qu'elle �tait r�pandue partout: en tout cinq occurences)
  18. Comme nous [...]! Comme elle {CL} ♦ comme nous [...]! comme elle {Lub}
  19. le mien [puis Armand Carrel, un peu par la force de l'occasion, car il ne m'�tait pas sympathique. Everard voulait me faire faire connaissance avec vingt autres mais je m'en d�fendais, trouvant ma retraite bien assez envahie d�j�, et ne voulant pas sortir de son [intimit� ray�] entourage intime dont je consentis � faire le mien � certaines heures ray�], Planet {Ms}
  20. [jusqu'� ce moment ray�] Everard [avait �t� le pilote qui m'avait fait voir les hommes et les choses ray�] venait {Ms}
  21. [jusqu'� ce moment ray�] Everard [avait �t� le pilote qui m'avait fait voir les hommes et les choses ray�] venait {Ms}
  22. province [avec l'espoir qu'une r�volution sortirait de cette lutte entre l'opinion et le pouvoir ray�] {Ms}
  23. mes habits de gar�on {Ms} ♦ mes habits de petit gar�on {Presse} et sq.
  24. s'�vanouir chez [moi ray�] lui {Ms}
  25. saines [Vous �tes fous, et j'aime mieux �tre b�te. Adieu ray�]. L'explication {Ms}
  26. mon �tre. [J'�tais tout lui en �coutant ray�] Apr�s tout {Ms}
  27. solution [et que j'avouais ne pouvoir trouver seule ray�]. Cette solution {Ms}
  28. toujours vue {Ms}toujours vu {Presse} et sq.
  29. je t'ai vue r�ellement {Ms}je t'ai vu r�ellement {Presse} {CL} ♦ je t'ai vue r�ellement {Lub} (Michel employant plus loin le f�minin nous unifions — Georges Lubin; nous le suivons)
  30. convaincue, je t'ai mise {Ms}convaincu, je t'ai mis {Presse}, {Lecou}, {LP} convaincue, je t'ai mise {CL}
  31. ma vie et celle de la vie {Ms} {CL} ♦ ma vie et celle {Lub} (consid�rant la le�on originale comme manifestement erron�e, le second de la vie �tant redondant. Nous le suivons)
  32. r�sultats, lorsqu'elle avait �t� d�clar�e par leurs adversaires. Il s'agissait {Ms}r�sultats. Il s'agissait {Presse} et sq.

Notes