GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie littéraire et intime
1832-1850

{Presse 19/7/1855 1; CL T.4 [290]; Lub T.2 [293]} VII a

Je reprends mon récit. — J'arrive à dire des choses fort délicates, et je les dis exprès sans délicatesse, les trouvant ainsi plus chastement dites. — Opinion de mon ami Dutheil sur le mariage. — Mon opinion sur l'amour. — Marion Delorme. — Deux femmes de Balzac. — L'orgueil de la femme. — L'orgueil humain en général. — Les Lettres d'un voyageur: mon plan au début. — Comme quoi le voyageur était moi, et comme quoi il n'était pas moi. — Maladies physiques et morales agissant les unes sur les autres. — Personnalité de la jeunesse. — Détachement de l'âge mûr. — L'orgueil religieux. — Mon ignorance me désole encore. — Si je pouvais me reposer et m'instruire! — J'aime, donc je crois. — L'orgueil catholique, l'humilité chrétienne. — Encore Leibnitz. — Pourquoi mes livres ont des endroits ennuyeux. — Horizon nouveau. — Allées et venues. — Solange et Maurice. — Planet. — Projets de départ et dispositions testamentaires. — M. de Persigny. — Michel (de Bourges).



J'ai dit précédemment qu'après mon retour d'Italie, 1834, j'avais éprouvé un grand bonheur à retrouver mes enfants, mes amis, ma maison; mais ce bonheur fut court. Mes enfants ni ma maison ne m'appartenaient, moralement parlant. Nous n'étions pas d'accord, mon mari et moi, sur la gouverne de ces humbles trésors. b Maurice ne recevait pas, au collége, l'éducation conforme à ses instincts, à ses facultés, à sa santé. Le foyer domestique subissait des influences tout à fait anormales et dangereuses. C'était ma faute, je l'ai dit, mais ma faute fatalement, et sans que je pusse trouver dans ma volonté, ennemie des luttes journalières et des querelles de ménage, la force de dominer la situation.

Un de mes amis, Dutheil, qui eût voulu rendre possible la durée de cette situation, me disait que je pouvais m'en {CL 291} rendre maîtresse en devenant la maîtresse de mon {Lub 294} mari. Cela ne pouvait me convenir en aucune façon. Les rapprochements sans amour sont quelque chose d'ignoble à envisager. Une femme qui recherche son mari c dans le but de s'emparer de sa volonté fait quelque chose d'analogue à ce que font les prostituées pour avoir du pain et les courtisanes pour avoir du luxe. Ce sont de telles réconciliations qui font d'un époux un jouet méprisable et une dupe ridicule.

Dutheil, en discutant contre moi, élevait la question autant que possible, et, bien qu'il fût souvent cynique en paroles, il avait trop d'intelligence pour ne pas comprendre qu'avec moi il fallait idéaliser le but. Il invoquait donc mon amour pour mes enfants et l'intérêt de leur avenir.

À cette considération sacrée, je ne pouvais opposer qu'un instinct de répugnance, mais un instinct si profond, si absolu, que je dus réfléchir, pour me rendre compte de la valeur que je devais lui accorder dans ma conscience.

Une répugnance physique serait communément acceptée comme une excuse suffisante; je ne la trouverais pas suffisante, moi. Le devoir fait surmonter ces répugnances-là. On touche à des plaies infectes pour soulager un malade, même un malade que l'on n'aime pas et que l'on ne connaît pas.

D'ailleurs mon mari ne m'inspirait aucun dégoût instinctif, il ne m'inspirait d pas non plus d'aversion morale. Je ne demandais qu'à l'aimer fraternellement comme je m'y étais sentie disposée en recevant la première offre de notre association.

Mais quand une fille chaste se décide au mariage, elle ne sait pas du tout en quoi consiste le mariage et peut prendre pour l'amour tout ce qui n'est pas l'amour. À trente ans, une femme ne peut plus se faire de vagues illusions, et, pour peu qu'elle ait de cœur et d'intelligence, {CL 292} elle sait le prix, je ne dis pas de sa personne, la personne pourrait se résigner à être humble si elle pouvait se donner seule, comme une chose, mais de son être complet et indivisible.

Voilà ce que je n'aurais pu faire comprendre à mon mari, dont les idées étaient autres, mais ce que je fis comprendre à Dutheil dont le cerveau e arrivait aisément à la compréhension de ce qu'il traitait, dans la pratique, de raffinement et de subtilités romanesques f.

{Lub 295} « L'amour n'est pas un calcul de pure volonté, g lui disais-je. Les mariages de raison sont une erreur où l'on tombe, ou un mensonge qu'on se fait à soi-même. Nous h ne sommes pas seulement corps, ou seulement esprit; nous sommes corps et esprit tout ensemble. Là où l'un de ces agents de la vie ne participe pas, il n'y a pas d'amour vrai.

» Si le corps a des fonctions dont l'âme n'a point à se mêler, comme de manger et de digérer*, l'union de deux êtres dans l'amour peut-il s'assimiler à ces fonctions-là? La seule pensée en est révoltante. Dieu, qui a mis le plaisir et la volupté dans les embrassements de toutes les créatures, même dans ceux des plantes, n'a-t-il pas donné le discernement à ces créatures en proportion de leur degré de perfectionnement dans l'échelle des êtres? L'homme étant le plus élevé, le plus complet de tous, n'a-t-il pas le sentiment ou le rêve de cette union nécessaire du sens physique et du sens intellectuel et moral, dans la possession ou dans l'aspiration de ses jouissances? »

* Et encore les vrais gourmands jouissent par l'imagination plus que par le sens, disent-ils.

Je disais là, j'espère, un lieu commun des mieux conditionnés. Et pourtant cette vérité incontestable est si peu observée dans la pratique, que les créatures humaines s'approchent {CL 293} et que les enfants des hommes naissent par milliers sans que l'amour, le véritable amour, ait présidé une fois sur mille à ces actes sacrés de la reproduction.

Le genre humain se perpétue quand même, et s'il n'y était jamais convié que par l'amour vrai, il faudrait peut-être, pour arrêter la dépopulation, revenir aux étranges idées du maréchal de Saxe sur le mariage. Mais il n'en est pas moins vrai que le voeu de la providence, je dirai même la loi divine, sont transgressés chaque fois qu'un homme et une femme unissent leurs lèvres sans unir leurs cœurs et leurs intelligences. Si l'espèce humaine est encore si loin du but où la beauté de ses facultés peut aspirer, en voilà une des causes les plus générales et les plus funestes.

On dit en riant qu'il n'est pas si difficile de procréer: il ne faut que se mettre deux. — Eh bien, non, il faut {Lub 296} être trois: un homme, une femme, et Dieu en eux. Si la pensée de Dieu est étrangère à leur extase, ils feront bien un enfant, mais ils ne feront pas un homme. L'homme complet ne sortira jamais que de l'amour complet. Deux corps peuvent s'associer pour produire un corps, mais la pensée peut seule donner la vie à la pensée. Aussi que sommes-nous? Des hommes qui aspirent à être hommes, et rien de plus jusqu'à présent; des êtres passifs, incapables et indignes de la liberté et de l'égalité, parce que, pour la plupart, nous sommes nés d'un acte passif et aveugle de la volonté.

Et encore fais-je ici trop d'honneur à cet acte en l'appelant acte de volonté. Là où le cœur et l'esprit ne se manifestent pas, il n'y a pas de volonté véritable. L'amour est là un acte de servage que subissent deux êtres esclaves de la matière. « Heureusement, me répondait Dutheil, le genre humain n'a pas besoin de ces sublimes aspirations pour trouver ses fonctions génératrices agréables et faciles; » — moi, je disais malheureusement.

{CL 294} Et quoi qu'il en soit, ajoutais-je, quand une créature humaine, qu'elle soit homme ou femme, s'est élevée à la compréhension de l'amour complet, il ne lui est plus possible, et disons mieux, il ne lui est plus permis de revenir sur ses pas et de faire acte de pure animalité. Quelle que soit l'intention, quel que soit le but, sa conscience doit dire non, quand même son appétit dirait oui. Et si l'un et l'autre se trouvent parfaitement d'accord en toute occasion pour dire ensemble oui ou non, comment douter de la force religieuse de cette protestation intérieure?

Si vous faites intervenir les considérations de pure utilité, ces intérêts de la famille où l'égoïsme se pare quelquefois du nom de morale, vous tournerez autour du vrai sans l'entamer. Vous aurez beau dire que vous sacrifiez, non à une tentation de la chair, mais à un principe de vertu, vous ne ferez pas fléchir la loi de Dieu à ce principe purement humain. L'homme commet à toute heure, sur la terre, un sacrilége qu'il ne comprend pas, et dont la divine sagesse peut l'absoudre en vue de son ignorance: mais elle n'absoudra pas de même celui qui a compris l'idéal et qui le foule aux pieds. Il n'y a pas, au pouvoir de l'homme, de raison personnelle ou sociale assez forte pour l'autoriser à transgresser une {Lub 297} loi divine, quand cette loi a été clairement révélée à sa raison, à son sentiment, à ses sens même.

Quand Marion Delorme, dans le drame de Victor Hugo, se livre i à Laffemas, qu'elle abhorre, pour sauver la vie de son amant, la sublimité de son dévouement n'est qu'une sublimité relative. Le poëte a fort bien compris qu'une courtisane seule, c'est-à-dire une femme habituée, dans le passé, à faire bon marché d'elle-même, pouvait accepter par amour la dernière des souillures. Mais quand Balzac, dans la Cousine Bette, nous montre une femme pure et respectable s'offir, en tremblant, à un ignoble séducteur pour {CL 295} sauver sa famille de la ruine, il trace avec un art infini une situation possible; mais ce n'en est pas moins une situation odieuse, où l'héroïne perd toutes nos sympathies. Pourquoi Marion Delorme les garde-t-elle, en dépit de son abaissement? C'est parce qu'elle ne comprend pas ce qu'elle fait; c'est parce qu'elle n'a pas, comme l'épouse légitime et la mère de famille, la conscience du crime qu'elle commet.

Balzac, qui cherchait et osait tout, a été plus loin: il nous a montré, dans un autre roman, une femme provoquant et séduisant son mari qu'elle n'aime pas, pour le préserver des piéges d'une autre femme. Il s'est efforcé de relever la honte de cette action, en donnant à cette héroïne une fille dont elle veut conserver la fortune. Ainsi, c'est l'amour maternel surtout qui la pousse à tromper son mari par quelque chose de pire peut-être qu'une infidélité, par un mensonge de la bouche, du cœur et des sens.

Je n'ai pas caché à Balzac que cette histoire, dont il disait le fond réel, me révoltait au point de me rendre insensible au talent qu'il avait déployé en la racontant. Je la trouvais immorale sans me gêner, moi à qui l'on reprochait d'avoir fait des livres immoraux.

Et, à mesure que j'ai interrogé mon cœur, ma conscience et ma religion, je suis devenue encore plus rigide dans ma manière de voir. Non-seulement je regarde comme un péché mortel j (il me plaît de me servir de ce mot, qui exprime bien ma pensée, parce qu'il dit que certaines fautes tuent notre âme); je regarde comme un péché mortel non-seulement le mensonge des sens dans l'amour, mais encore l'illusion que les sens chercheraient à se faire dans les amours incomplets. Je dis, je crois, qu'il faut aimer avec tout son être, ou vivre, quoi {Lub 298} qu'il arrive, dans une complète chasteté. Les hommes n'en feront rien, je le sais; mais les femmes, qui sont aidées par la pudeur et par l'opinion k, peuvent fort bien, quelle que soit leur situation dans la vie, accepter {CL 296} cette doctrine quand elles sentent qu'elles valent la peine de l'observer.

Pour celles qui n'ont pas le moindre orgueil, je ne saurais rien trouver à leur dire.

Ce mot d'orgueil, dont je me suis servie beaucoup à cette époque en écrivant, me revient maintenant avec sa véritable signification. J'oublie si parfaitement ce que j'écris, et j'ai tant de répugnance à me relire, qu'il m'a fallu recevoir ces {Presse 19/7/1855 2} jours-ci une lettre où quelqu'un se donnait la peine de me transcrire une foule d'aphorismes de ma façon, tirés des Lettres d'un voyageur, en m'adressant, à ce sujet, une foule de questions, pour me décider à prendre connaissance de mon livre, que j'avais fort oublié l, selon ma coutume.

Je viens donc de relire les Lettres d'un voyageur de septembre 1834 et de janvier 1835, et j'y retrouve le plan d'un ouvrage que je m'étais promis de continuer toute ma vie. Je regrette beaucoup de ne l'avoir pas fait. Voici quel était ce plan, suivi au début de la série, mais dont je me suis écartée en continuant, et que je semble avoir tout à fait perdu de vue à la fin. Cet abandon apparent vient surtout de ce que j'ai réuni sous le même titre de Lettres d'un voyageur diverses lettres ou séries de lettres qui ne rentraient pas dans l'intention et la manière des premières.

Cette intention et cette manière consistaient, dans ma pensée primitive, à rendre compte des dispositions successives de mon esprit d'une façon naïve et arrangée en même temps. Je m'explique, pour ceux qui ne se souviennent pas de ces lettres, ou qui ne les connaissent pas, car pour qui les connaît l'explication est inutile.

Je sentais beaucoup de choses à dire, et je voulais les dire à moi et aux autres. Mon individualité était en train de se faire; je la croyais finie, bien qu'elle eût à peine commencé à se dessiner à mes propres yeux, et, malgré cette {CL 297} lassitude qu'elle m'inspirait déjà, j'en étais si vivement préoccupée, que j'avais besoin de l'examiner et de la tourmenter, pour ainsi dire, comme un métal en fusion jeté par moi dans un moule.

{Lub 299} Mais comme je sentais dès lors qu'une individualité isolée n'a pas le droit de se déclarer sans avoir à son service quelque bonne conclusion utile pour les autres, et que je n'avais pas du tout cette conclusion, je voulais généraliser mon propre personnage en le modifiant. Moi qui n'avais encore que trente ans et qui n'avais guère vécu que d'une vie intérieure; moi qui n'avais fait que jeter un regard effrayé sur les abîmes des passions et les problèmes de la vie; moi enfin qui n'en étais encore qu'au vertige des premières découvertes, je ne me sentais réellement pas le droit de parler de moi tout à fait réellement. Cela eût donné trop peu de portée à mes réflexions sur les idées générales, trop d'affirmation à mes plaintes particulières. Il m'était bien permis de philosopher à ma manière sur les peines de la vie et d'en parler comme si j'en avais épuisé la coupe, mais non pas de me poser, moi femme, jeune encore, et même encore très-enfant à beaucoup d'égards, comme un penseur éprouvé ou comme une victime particulière de la destinée. Décrire mon moi réel eût été d'ailleurs une occupation trop froide pour mon esprit exalté. Je créai donc, au hasard de la plume, et me laissant aller à toute fantaisie, un moi fantastique très-vieux, très-expérimenté et partant très-désespéré.

Ce troisième état de mon moi supposé, le désespoir, était le seul vrai, et je pouvais, en me laissant aller à mes idées noires, me placer dans la situation du vieil oncle, du vieux voyageur que je faisais parler. Quant au cadre où je le faisais mouvoir, je n'en pouvais trouver de meilleur que le milieu où j'existais, puisque c'était l'impression de ce milieu sur moi-même que je voulais raconter et décrire.

{CL 298} En un mot, je voulais faire le propre roman de ma vie et n'en être pas le personnage réel, mais le personnage pensant et analysant. Et encore, tout en étant ce personnage, je voulais étendre son point de vue à une expérience de malheur que je n'avais pas, que je ne pouvais pas avoir.

Je prévis bien que la fiction n'empêcherait pas le public de vouloir chercher à définir mon moi réel à travers le masque du vieillard. Il en fut ainsi pour quelques lecteurs; et un avocat trop intelligent voulut, dans mon procès en séparation, me rendre responsable, en {Lub 300} tant que partie adverse, de tout ce que j'avais fait dire au voyageur. Du moment que je parlais à la première personne, cela lui suffisait pour m'accuser de tout ce dont le pauvre voyageur s'accuse, à un point de vue poétique et métaphorique. J'avais des vices, j'avais commis des crimes, n'était-ce pas évident? Le voyageur, le vieil oncle, ne présentait-il point sa vie passée comme un abîme d'enivrements, et sa vie présente comme un abîme de remords? En vérité, si j'avais pu, en moins de quatre ans, car il n'y avait pas quatre ans m que j'avais quitté le bercail où la rigidité de ma vie avait été facile à constater; si j'avais pu en si peu d'années acquérir toute l'expérience du bien et du mal que s'attribuait mon voyageur, je serais un être fort extraordinaire, et, en tout cas, je n'aurais pas vécu au fond d'une mansarde comme je l'avais fait, entourée de cinq ou six personnes d'humeur grave ou poétique comme la mienne.

Mais peu importe ce qui me fut imputé comme personnel et réel dans les Lettres d'un oncle, car c'est sous ce titre que parut d'abord le sixième numéro des Lettres n d'un voyageur, et c'est sous ce titre que je m'étais promis de continuer dans la même donnée. C'eût été o, je crois, un bon livre, je ne dis pas beau, mais intéressant et vivant, plus utile par conséquent que les romans où notre personnalité, à {CL 299} force de se disséminer dans des types divers et de s'égarer dans des situations fictives, arrive à disparaître pour nous-mêmes.

Je reviendrai sur les autres lettres de ce recueil; je ne m'occupe ici que du numéro p que je viens de citer, et je dois dire que sous cette fiction-là il y avait une réalité bien profonde pour moi, le dégoût de la vie. On a vu que c'était un vieux mal chronique, éprouvé et combattu dès ma première jeunesse, oublié et repris comme un fâcheux compagnon de voyage qu'on croit avoir laissé loin derrière soi, et qui tout à coup revient se traîner sur vos talons. Je cherchais le secret de cette tristesse, qui ne m'avait pas quittée à Venise et qui me reprenait plus amère au retour, dans des faits extérieurs, dans des causes immédiates, et elle n'y était réellement pas. Je dramatisais de bonne foi ces causes, et j'en exagérais non le sentiment, il était poignant dans mon cœur, mais l'importance absolue. Pour avoir été déçue dans quelques illusions, je faisais le procès à toutes mes {Lub 301} croyances; pour avoir perdu le calme et la confiance de mes pensées d'autrefois, je me persuadais ne pouvoir plus vivre.

La vraie cause, je la vois très-clairement aujourd'hui. Elle était physique et morale, comme toutes les causes de la souffrance humaine, où l'âme n'est pas longtemps malade sans que le corps s'en ressente et réciproquement. Le corps souffrait d'un commencement d'hépatite qui s'est manifestée clairement plus tard et qui a pu être combattue à temps. Je la combats encore, car l'ennemi est en moi et se fait sentir au moment où je le crois endormi. Je crois que ce mal est proprement le spleen des anglais, causé par un engorgement du foie. J'en avais le germe ou la prédisposition sans le savoir; ma mère l'avait et en est morte. Je dois en mourir comme elle, et nous devons tous mourir de quelque mal que l'on porte en soi-même, à l'état latent, {CL 300} dès l'heure de sa naissance. Toute organisation, si heureuse qu'elle soit, est pourvue de sa cause de destruction, soit physique et devant agir sur le système moral et intellectuel, soit morale et devant agir sur les fonctions de l'organisme.

Que ce soit la bile qui m'ait rendue mélancolique, ou la mélancolie qui m'ait rendue bilieuse (ceci résoudrait un grand problème métaphysique et physiologique: je ne m'en charge pas), il est certain que les vives douleurs au foie ont pour symptômes, chez tous ceux qui y sont sujets, une tristesse profonde et l'envie de mourir. Depuis cette première invasion de mon mal, j'ai eu des années heureuses, et lorsqu'il revenait me saisir, bien que je fusse dans des conditions favorables à l'amour de la vie, je me sentais tout à coup prise du désir de l'éternel repos.

Mais si le mal physique est fallacieux dans ses effets sur l'âme, l'âme réagit, je ne dirai pas par sa volonté immédiate, qui est souvent paralysée par ce mal même, mais par sa disposition générale et par ses croyances acquises. Depuis que je n'ai plus ces doutes amers où la pensée dangereuse du néant arrive à être une volupté irrésistible, depuis que cet éternel repos dont je parlais tout à l'heure m'est démontré illusoire, depuis enfin que je crois à une éternelle activité au delà de cette vie, la pensée du suicide n'est plus que passagère et facilement vaincue par la réflexion. Et, quant aux noires illusions {Lub 302} du malheur en ce monde, produites par l'hépatite, je ne saurais plus les prendre au sérieux comme au temps où j'ignorais que la cause était en moi-même. Je les subis encore, mais non pas d'une manière aussi complète que par le passé. Je me débats pour écarter ces voiles qui tombent comme de lourds orages sur l'imagination. On est alors dans la disposition singulière où nous jettent quelquefois les songes, quand on se dit, au milieu d'apparitions désagréables, qu'on sait fort {CL 301} bien être endormi, et que l'on s'agite dans son lit pour se réveiller.

Quant à la cause morale indépendante de la cause physique, je l'ai dite, je la dirai encore, car j'écris pour ceux qui souffrent comme j'ai souffert, et je ne saurais trop m'expliquer sur ce point.

Je q vivais trop en moi-même, par moi-même et pour moi-même. Je ne me savais pas égoïste, je ne croyais pas l'être, et si je ne l'étais pas dans le sens étroit, avare et poltron du mot, je l'étais dans mes idées, dans ma philosophie. Cela est bien visible dans les Lettres d'un voyageur r. On y sent la personnalité ardente de la jeunesse, inquiète, tenace, ombrageuse, orgueilleuse en un mot.

Oui, orgueilleuse, je l'étais, et je le fus encore longtemps après. J'eus raison de l'être en bien des occasions, car cette estime de moi-même n'était pas de la vanité. J'ai quelque bon sens, et la vanité est une folie qui me fait toujours peur à voir. Ce n'était pas moi-même, à l'état de personne, que je voulais aimer et respecter. C'était moi-même à l'état de créature humaine, c'est-à-dire d'œuvre divine, pareille aux autres, mais ne voulant pas me laisser moralement détériorer par ceux qui niaient et raillaient leur propre divinité.

Cet orgueil-là, je l'ai encore. Je ne veux pas qu'on me conseille et qu'on me persuade ce que je crois être mauvais et indigne de la dignité humaine. Je résiste avec une obstination qui n'est que dans ma croyance, car mon caractère n'a aucune énergie. Donc la croyance est bonne à quelque chose. Elle remédie parfois à ce qui manque à l'organisation.

Mais il y a s un fol orgueil que l'on nourrit au dedans de soi-même et qui s'exhale de l'homme à Dieu. À mesure que nous nous sentons devenir plus intelligents, nous nous croyons plus près de lui, ce qui est vrai, mais vrai d'une {CL 302} manière si relative à notre misère, que notre {Lub 303} ambition ne s'en contente pas. Nous voulons comprendre Dieu, et nous lui demandons ses secrets avec assurance. Dès que les croyances aveugles des religions enseignées ne nous suffisent plus et que nous voulons arriver à la foi par les propres forces de notre entendement, ce qui est, je le soutiens, de droit et de devoir, nous allons trop vite. Nous autres français surtout, ardents et pressés à l'attaque du ciel comme à celle d'une redoute, nous ne savons pas planer lentement et monter peu à peu sur les ailes d'une philosophie patiente et d'une lente étude. Nous demandons la grâce sans humilité, c'est-à-dire la lumière, la sérénité, une certitude que rien ne trouble; et quand notre faiblesse rencontre dans le moindre raisonnement des obstacles imprévus, nous voilà irrités et comme désespérés.

Ceci est l'histoire de ma vie, ma véritable histoire. Tout le reste n'en a été que l'accident et l'apparence. Une femme très-supérieure dont je parlerai t plus tard* m'écrivait dernièrement en me parlant de Sainte-Beuve: « Il a toujours été tourmenté des choses divines. » Le mot est beau et bon, et m'a résumé mon propre tourment. Hélas! Oui, c'est un calvaire que cette recherche de la vérité abstraite; mais ça a été un moindre tourment pour Sainte-Beuve que pour moi, j'en réponds; car il était savant, et je n'ai jamais pu l'être, n'ayant ni temps, ni mémoire, ni facilité à comprendre la manière des autres. Or cette science des œuvres humaines n'est pas la lumière divine, elle n'en reçoit que de fugitifs reflets; mais elle est un fil conducteur qui m'a manqué et qui me manquera tant que, forcée à vivre de mon travail de chaque jour, je ne pourrai consacrer au moins quelques années à la réflexion et à la lecture.

* Madame Hortense Allart.

Cela ne m'arrivera pas: je mourrai dans le nuage épais {CL 303} qui m'enveloppe et m'oppresse. Je ne l'ai déchiré que par moments; dans des heures d'inspiration plus que d'étude, j'ai aperçu l'idéal divin comme les astronomes aperçoivent le corps du soleil à travers les fluides embrasés qui le voilent de leur action impétueuse et qui ne s'écartent que pour se resserrer de nouveau. Mais c'est assez peut-être, non pour la vérité générale, mais pour la vérité à mon usage, pour le contentement de {Lub 304} mon pauvre cœur; c'est assez pour que j'aime ce Dieu que je sens là, derrière les éblouissements de l'inconnu, et pour que je jette au hasard dans son infini mystérieux l'aspiration à l'infini qu'il a mise en moi et qui est une émanation de lui-même. Quelle que soit la route de ma pensée, clairvoyance, raison, poésie ou sentiment, elle arrivera bien à lui, et ma pensée parlant à ma pensée est encore avec quelque chose de lui.

Que vous dirai-je, cœurs amis qui m'interrogez? J'aime, donc je crois. Je sens que j'aime Dieu de cet amour désintéressé u que Leibnitz nous dit être le seul vrai et qui ne se peut assouvir sur la terre, puisque nous aimons les êtres de notre choix par besoin d'être heureux, et nos semblables comme nous aimons nos enfants, par besoin de les rendre heureux, ce qui est au fond la même chose, leur bonheur étant nécessaire au nôtre. Je sens que mes douleurs et mes fatigues ne peuvent altérer l'ordre immuable, la sérénité de l'auteur de toutes choses. Je sens qu'il n'agit pas pour m'en retirer en modifiant les événements extérieurs autour de moi; mais je sens que quand j'anéantis en moi la personnalité qui aspire aux joies terrestres, la joie céleste me pénètre, et que la confiance absolue, délicieuse, inonde mon cœur d'un bien-être impossible à décrire. Comment ferais-je donc pour ne pas croire, puisque je sens?

Mais je n'ai véritablement senti ces joies secrètes qu'à {CL 304} deux époques de ma vie, dans l'adolescence, à travers le prisme de la foi catholique, et, dans l'âge mûr, sous l'influence d'un détachement sincère de ma personnalité devant Dieu. — Ce qui ne m'empêche pas, je le déclare, de chercher sans cesse à le comprendre, mais ce qui me préserve de le nier aux heures où je ne le comprends pas.

Quoique mon être ait subi des modifications et passé par des phases d'action et de réaction, comme tous les êtres pensants, il est au fond toujours le même: besoin de croire, soif de connaître, plaisir d'aimer.

Les catholiques, et j'en ai connu de très-sincères, m'ont crié que, dans ces trois termes, il y en avait un qui tuerait les deux autres. La soif de connaître est suivant eux, l'ennemi et le destructeur impitoyable du besoin de croire et du plaisir d'aimer.

Ils ont quelquefois raison v, ces bons catholiques. {Lub 305} Dès qu'on ouvre la porte aux curiosités de l'esprit, les joies du cœur sont amèrement troublées et risquent d'être emportées pour longtemps dans la tourmente. Mais je dirai encore là que la soif de connaître est inhérente à l'intelligence humaine, que c'est une faculté divine qui nous est donnée, et que refuser à cette faculté son exercice, s'efforcer de la détruire en nous, c'est transgresser une loi divine. Il en est de ces croyants naïfs qui ne sentent pas les tressaillements de leur intelligence et qui aiment Dieu avec leur cœur seulement, comme de ces amants qui n'aiment qu'avec leurs sens. Ils ne connaissent qu'un amour incomplet. Ils ne sont pas encore à l'état d'hommes, parfaits. Ignorant leur infirmité, ils ne sont pas coupables; mais ils le deviennent dès qu'ils la sentent ou la devinent, s'ils s'opiniâtrent dans leur impuissance.

Les catholiques appelleront encore ce que je dis là les suggestions du démon de l'orgueil. Je leur répondrai: « Oui, il y a un démon de l'orgueil; je consens à parler {CL 305} votre langue poétique. Il est en vous et en moi. En vous, pour vous persuader que votre sentiment est si grand et si beau que Dieu l'accepte sans se soucier du culte de votre raison. Vous êtes des paresseux qui ne voulez pas souffrir en risquant de rencontrer le doute dans une recherche approfondie, et vous avez la vanité de croire que Dieu vous dispense de souffrir, pourvu que vous l'adoriez comme un fétiche. C'est trop d'estime de vous-mêmes. Dieu voudrait davantage, et cependant vous êtes contents de vous.

» Le démon de l'orgueil! Il est en moi aussi chaque fois que je m'irrite contre les souffrances que j'ai acceptées en sortant du facile aveuglement des mystères. Il a été en moi surtout au commencement de cette recherche, et il m'a rendue sceptique pendant quelques années de ma vie. Il était né chez vous, mon démon d'orgueil; il me venait de l'enseignement catholique; il méprisait ma raison au moment où je voulais en faire usage; il me disait: ton cœur seul vaut quelque chose, pourquoi l'as-tu laissé languir? Et ainsi émoussant l'arme dont j'avais besoin, chaque fois que j'y portais la main, il me rejetait dans le vague et voulait me persuader de ne croire qu'à mon sentiment.

» Ainsi, ceux que vous appelez des esprits forts, {Lub 306} ô catholiques, ne sont pas toujours assez fiers de leur raison, tandis que vous autres, vous êtes à toute heure excessivement orgueilleux de votre sentiment. »

Mais le sentiment sans raison fait le mal aussi aisément que le bien. Le sentiment sans raison est exigeant, impérieux, égoïste. C'est par le sentiment sans raison qu'à quinze ans, je reprochais à Dieu, avec une sorte de colère impie, les heures de fatigue et de langueur où il semblait me retirer sa grâce. C'est encore par le sentiment sans raison {Presse 20/7/1855 2} qu'à trente ans je voulais mourir, disant: Dieu ne m'aime pas et ne se soucie pas de moi, puisqu'il me laisse faible, ignorante et malheureuse w sur la terre.

{CL 306} Je suis encore ignorante x et faible; mais je ne suis plus malheureuse, parce que je suis moins orgueilleuse, y qu'alors. J'ai reconnu que j'étais peu de chose: raison, sentiment instinct réunis, cela fait encore un être si fini et une action si bornée, qu'il faut en revenir à l'humilité chrétienne jusqu'à ce point de dire: « Je sens vivement, je comprends fort peu et j'aime beaucoup. » Mais il faut quitter l'orthodoxie catholique quand elle dit: je prétends sentir et aimer sans rien comprendre. Cela est possible, je n'en doute pas, mais cela ne suffit pas à accomplir la volonté de Dieu, qui veut que l'homme comprenne autant qu'il lui est donné de comprendre.

En résumé, s'efforcer d'aimer Dieu en le comprenant, et s'efforcer de le comprendre en l'aimant; s'efforcer de croire ce que l'on ne comprend pas, mais s'efforcer de comprendre pour mieux croire, voilà tout Leibnitz, et Leibnitz est le plus grand théologien des siècles de lumière. Je ne l'ai jamais ouvert, depuis dix ans, sans trouver, dans celles de ses pages où il se met à la portée de tous, la règle saine de l'esprit humain, celle que je me sens de plus en plus capable de suivre.

Je demande bien pardon de ce chapitre à ceux qui ne se sont jamais tourmentés des choses divines. C'est, je crois, le grand nombre; mon insistance sur les idées religieuses ennuiera donc beaucoup de personnes; mais je crois les avoir déjà assez ennuyées, depuis le commencement de cet ouvrage, pour qu'elles en aient, depuis longtemps, abandonné la lecture.

Ce qui, du reste, m'a mise à l'aise toute ma vie en écrivant des livres, c'est la conscience du peu de {Lub 307} popularité qu'ils devaient avoir. Par popularité, je n'entends pas qu'ils dussent, par leur nature, rester dans la région aristocratique des intelligences. Ils ont été mieux lus et mieux compris par ceux des hommes du peuple qui portent le {CL 307} sentiment de l'idéal dans leur aspiration, que par beaucoup d'artistes qui ne se soucient que du monde positif. Mais, soit dans le peuple, soit dans l'aristocratie, je n'ai dû contenter, à coup sûr, que le très-petit nombre. Mes éditeurs s'en sont plaints. « Pour Dieu, m'écrivait souvent Buloz, pas tant de mysticisme! » Ce bon Buloz me faisait l'honneur de voir du mysticisme dans mes préoccupations! Au reste, tout son monde de lecteurs pensait comme lui que je devenais de plus en plus ennuyeuse et que je sortais du domaine de l'art, en communiquant à mes personnages la contention dominante de mon propre cerveau. C'est bien possible, mais je ne vois pas trop comment j'eusse pu faire pour ne pas écrire avec le propre sang de mon cœur et la propre flamme de ma pensée.

On s'est souvent moqué z de moi autour de moi. Je ne demandais pas mieux. Qu'importe? J'aime à rire aussi à mes heures, et il n'est rien qui repose l'âme tendue vers le spectacle des choses abstraites comme de se moquer de soi-même dans l'entr'acte. J'ai vécu plus souvent avec les personnes gaies qu'avec les personnes graves, depuis mon âge mûr surtout, et j'aime les caractères artistes, les intelligences d'instinct. Leur commerce habituel est beaucoup plus doux que celui des penseurs obstinés. Quand on est, comme moi, moitié mystique (j'accepte le mot de Buloz), moitié artiste, on n'est pas de force à vivre avec les apôtres du raisonnement pur, sans risquer d'y devenir fou; mais aussi, après des jours passés dans le délicieux oubli des choses dogmatiques, on a besoin d'une heure pour les écouter ou pour les lire.

Voilà pourquoi j'ai fait fatalement des romans dont une partie plaît aux uns et déplaît aux autres; voilà surtout ce qui, en dehors de toute influence des chagrins positifs, explique la tristesse et la gaieté des Lettres d'un voyageur.

J'approche du moment où ma vue s'ouvrit sur une perspective {CL 308} nouvelle, la politique. J'y fus conduite comme je pouvais l'être, par une influence du sentiment. {Lub 308} C'est donc une histoire de sentiment, c'est trois ans de ma vie que j'ai à raconter.

Revenue à Nohant en septembre, retournée à Paris à la fin des vacances avec mes enfants, je revins encore, en janvier 1835, passer quelques jours sous mon toit. C'est là que j'écrivis le sixième numéro des Lettres aa d'un voyageur dans une disposition un peu moins sombre, mais encore très-triste. Enfin, je passai février et mars à Paris, et en avril j'étais de nouveau à Nohant.

Ces allées et ces venues me fatiguaient le corps et l'âme. Je n'étais bien nulle part. Il y avait pourtant du bon dans mon âme, ces lettres désolées me le prouvent bien aujourd'hui; mais, tout en me débattant pour retourner aux douceurs de ma vie de Nohant, j'y trouvais de tels ennuis, et, d'autre part, mon cœur était si troublé, si déchiré par des chagrins secrets, que j'éprouvai tout à coup le besoin de m'en aller. Où? Je n'en savais rien, je ne voulais pas le savoir. Il me fallait aller loin, le plus loin possible, me faire oublier en oubliant moi-même. Je me sentais malade, mortellement malade. Je n'avais plus du tout de sommeil, et, par moments, il me semblait que ma raison était prête à me quitter. Je m'étais fait ab un riant espoir d'avoir ma fille avec moi; mais je dus renoncer, pour le moment, au plaisir de l'élever moi-même. C'était une nature toute différente de celle de son frère, s'ennuyant de ma vie sédentaire autant que Maurice s'y complaisait, et sentant déjà le besoin d'une suite de distractions appropriées à son âge et nécessaires à l'énergie alors très-prononcée de son organisation. Je la menais à Nohant pour la secouer et la développer sans crise; mais quand il fallait revenir à la mansarde et ne plus avoir une demi-douzaine d'enfants villageois pour compagnons de ses jeux échevelés, sa vigueur physique comprimée {CL 309} se tournait en révolte ouverte. C'était une enfant terrible si drôle, que mes amis la gâtaient affreusement, et moi-même, incapable d'une sévérité soutenue, vaincue par une tendresse aveugle pour le premier âge, je ne savais pas, je ne pouvais pas la dominer.

J'espérai qu'elle serait plus calme et plus heureuse avec d'autres enfants, et dans des conditions où la discipline subie en commun paraît moins dure aux natures indépendantes. J'essayai de la mettre en pension {Lub 309} dans une de ces charmantes petites maisons d'éducation du quartier Beaujon, au milieu de ces tranquilles et riants jardins qui semblent destinés à n'être peuplés que de belles petites filles. Mesdemoiselles Martin étaient deux bonnes sœurs anglaises vraiment maternelles pour leurs jeunes élèves. Ces élèves n'étaient que huit, condition excellente pour qu'elles fussent choyées et surveillées avec soin.

Ma grosse fille se trouva fort bien de ce nouveau régime. Elle commença à s'effiler et à se civiliser avec ses compagnes. Mais elle resta longtemps sauvage avec les personnes du dehors, avec mes amis surtout, qui se plaisaient trop à se faire ses esclaves. Elle avait une manière d'être si originale et si comique avec eux, que la fine mouche, voyant bien qu'en les faisant rire elle les désarmait, s'en donnait à cœur joie. Emmanuel Arago surtout, ce bon frère aîné, qu'elle traitait encore plus lestement que Maurice, et qui était encore assez enfant lui-même pour s'en divertir, fut sa victime de prédilection. Un jour qu'elle s'était montrée fort aimable avec lui, jusqu'à le reconduire à la porte du jardin de la pension: « Solange, lui dit-il, qu'est-ce que tu veux que je t'apporte quand je reviendrai? — Rien, lui dit-elle, mais tu peux me faire un grand plaisir si tu m'aimes bien. — Lequel, dis? — Eh bien mon garçon, c'est de ne jamais revenir me voir. »

Une autre fois qu'elle était chez moi, un peu malade, {CL 310} et que le médecin avait recommandé de la faire promener, elle partit de bonne grâce, en fiacre, avec Emmanuel, pour le jardin du Luxembourg; mais, chemin faisant, il lui prit fantaisie de déclarer qu'elle ne voulait pas se promener à pied. Emmanuel, à qui j'avais recommandé d'être inflexible, tint bon, lui déclara, de son côté; que ce n'était pas la coutume de se promener en fiacre dans le jardin du Luxembourg, et qu'elle y marcherait sur ses pieds bon gré, mal gré. Elle parut se soumettre; mais arrivée à la grille, quand il la prit dans ses bras pour la faire descendre, il s'aperçut qu'elle était sans souliers. Elle les avait adroitement détachés et jetés dans la rue avant d'arriver. « À présent, lui dit-elle, vois si tu veux me faire marcher pieds nus. »

Souvent, quand j'étais dehors avec elle, il lui passait par l'esprit de s'arrêter court et de ne vouloir ni marcher {Lub 310} ni monter en voiture, ce qui ameutait les passants autour de nous. Elle avait sept ou huit ans, qu'elle me faisait encore de ces tours-là, et qu'il me fallait la porter malgré elle du bas de l'escalier à la mansarde, ce qui n'était pas une petite affaire. Et le pire, c'est que ces humeurs bizarres n'avaient aucune cause que je pusse prévoir d'avance et deviner ensuite. Elle-même ne s'en rend pas compte aujourd'hui; c'était comme une impossibilité naturelle de se plier à l'impulsion d'autrui, et je ne pouvais pas m'habituer à briser par la rigueur cette incompréhensible résistance.

{Presse 25/7/1855 1} Je me décidai donc à me séparer d'elle pour quelque temps; mais quoiqu'il me fût bientôt prouvé qu'elle acceptait plus volontiers la règle générale que la règle particulière, et qu'elle était heureuse en pension, ce fut pour moi un profond chagrin de voir que son bonheur d'enfant ne lui venait pas de moi. J'en fus d'autant plus disposée, malgré mes belles résolutions, à la gâter par la suite.

{CL 311} De son côté, Maurice faisait tout le contraire. Il ne voulait et ne savait vivre qu'avec moi. Ma mansarde était le paradis de ses rêves. Aussi ac, quand il fallait se séparer le soir, c'étaient des larmes à recommencer, et je ne me sentais pas plus de courage que lui.

Mes amis blâmaient ma faiblesse pour mes pauvres enfants, et je sentais bien qu'elle était extrême. Je ne l'entretenais pas à plaisir, car elle me déchirait l'âme. Mais que faire pour la vaincre? J'étais opprimée et torturée par mes entrailles comme je l'étais d'ailleurs par mon cœur et mon cerveau.

Planet me conseilla ad de prendre une grande résolution et de quitter la France au moins pour un an. « Votre séjour à Venise a été bon pour vos enfants, me disait-il: Maurice n'a travaillé et ne travaillera au collége qu'en vous sentant loin de lui. Il est encore faible. Solange, trop forte, subit une crise de développement physique dont vous vous tourmentez trop. En vous faisant sa victime, elle s'habitue à vous voir souffrir, et cela ne vaut rien pour elle. Vous n'avez pas de bonheur, cela est certain; votre intérieur à Nohant n'est possible qu'à la condition d'y être comme en visite. Votre mari est aigri maintenant par votre présence, et le temps approche où il en sera irrité. Vous vous affectez de vos chagrins {Lub 311} extérieurs jusqu'à vous en créer d'imaginaires. Vos écrits prouvent que vous vous tournez contre vous-même et que vous vous en prenez à votre propre organisation, à votre propre destinée, d'une rencontre de circonstances, fâcheuses il est vrai, mais non pas tellement exceptionnelles que votre volonté ne puisse les surmonter ou les faire fléchir. Un moment viendra où vous le pourrez; mais auparavant il vous faut recouvrer la santé morale et physique que vous êtes en train de perdre. Il faut vous éloigner du spectacle et des causes de vos souffrances. Il faut sortir de ce cercle d'ennuis et de {CL 312} déboires. Allez-vous-en faire de la poésie dans quelque beau pays où vous ne connaîtrez personne. Vous aimez la solitude, vous en serez toujours privée ici: ne vous flattez pas de vivre en ermite dans votre mansarde. On vous y assiégera toujours. La solitude est mauvaise à la longue; mais, par moments, elle est nécessaire. Vous êtes dans un de ces moments-là. Obéissez à l'instinct qui vous y pousse; fuyez! Je vous connais, vous n'aurez pas plutôt rêvé seule quelques jours que vous reviendrez croyante, ae et quand vous en serez là, je réponds de vous. »

Planet a toujours af été pour ses amis un excellent médecin moral, persuasif par l'attention avec laquelle il pesait ses conseils et celle qu'il portait à comprendre votre véritable situation. Beaucoup d'amis ont le tort de vous juger d'après eux-mêmes, de vous apporter une opinion toute faite que ne modifie aucune objection de votre part, et qui vous fait sentir que vous n'êtes pas compris. Planet, ingénieux dans l'art de consoler, interrogeait minutieusement, n'avait pas de parti pris, tant qu'il n'avait pas réussi à se figurer qu'il était vous-même, et alors il se prononçait avec une grande décision et une grande netteté. Pour les gens qui ne le connaissaient que superficiellement, Planet était un type de simplicité et même de niaiserie; mais il avait, pour nous autres, le génie du cœur et de la volonté. Il n'est aucun de nous, je parle de ce groupe berrichon qui ne s'est jamais divisé et dont je faisais partie, qui n'ait subi plusieurs fois dans sa vie l'influence extraordinaire de Planet, celui d'entre nous qui, au premier abord, eût semblé devoir être mené par tous les autres.

Je fus donc persuadée, et, un beau matin, après avoir arrangé {Lub 312} tant bien que mal mes affaires de façon à m'assurer quelques ressources, je quittai Paris sans faire d'adieux à personne et sans dire mon projet à Maurice. Je vins à Nohant pour prendre congé de mes amis et les entretenir {CL 313} de mes enfants, dans le cas où quelque accident me ferait trouver la mort en voyage, car je voulais aller loin devant moi en prenant la route de l'Orient.

Je savais bien que mes amis n'auraient aucune autorité sur mes enfants tant qu'ils seraient enfants. Mais ils pouvaient ag, au sortir de ce premier âge, exercer sur eux de douces influences. J'espérais même que madame Decerfz pourrait être une véritable mère pour ma fille, et je voulais vendre ma propriété littéraire pour lui créer une petite rente qui la mît à même de faire son éducation, dans le cas où mon mari viendrait à y consentir ah. À l'époque du mariage de ma fille, cette rente lui eût été restituée: c'était alors peu de chose, mais cela représentait ce que coûte, dans la meilleure pension possible, l'éducation d'une jeune fille. Je partis donc pour Nohant avec le projet de tenter cet arrangement, qui ne devait avoir lieu que dans l'éventualité de ma mort, et pour entretenir, dans tous les cas, mes amis du devoir que je leur léguais d'entourer Maurice et Solange d'un réseau de sollicitudes paternelles et de relations assidues.

Mais avant de raconter ce qui suivit, je ne veux pas oublier une circonstance singulière qui eut lieu dans l'hiver de 1835 ai.

J'avais en Berry une amie charmante, une nouvelle amie, il est vrai, madame Rozane Bourgoing aj, femme d'un fonctionnaire établi à La Châtre depuis quelques années seulement. C'était une personne distinguée à tous égards, d'une beauté exquise et d'un caractère si parfaitement aimable, qu'elle fut bientôt parmi nous comme si elle était née parmi nous. ak

Étant appelée à Paris pour ses affaires au moment où j'y retournais (au mois de janvier, je crois), elle accepta une des deux chambrettes de ma mansarde et y passa une quinzaine.

Elle me dit un jour, en recevant des lettres de sa famille, {CL 314} qui habitait Lyon: « On me charge vraiment d'une commission singulière. Une famille {Lub 313} très-honorable prie la mienne de s'informer par moi de ce que fait à Paris et dans le monde un jeune homme que je ne connais pas et dont l'existence est mystérieuse, même pour les siens. Si je sais comment m'y prendre, je veux être pendue. J'ai son adresse, et voilà tout. »

Elle se résolut à le prier de venir la voir, afin de parler avec lui de sa famille et de le sonder sur ses projets et sur ses occupations. Je l'autorisai à le recevoir chez moi.

Après qu'elle eut reçu sa visite, elle me dit qu'elle n'était guère plus avancée et qu'elle l'avait engagé à revenir, afin de pouvoir me le présenter. Elle comptait sur moi pour le faire causer d'une manière plus explicite. Cette idée me fit beaucoup rire. S'il y a jamais eu sous le ciel une personne inhabile à en confesser une autre, c'est moi à coup sûr; mais je ne pus refuser à Rozane ce qu'elle exigeait de moi: je reçus avec elle la visite du jeune homme mystérieux, et même elle nous laissa seuls ensemble quelques instants, espérant qu'il se méfierait moins de moi que d'elle-même.

Je ne me rappelle pas un mot de la conversation, qui ne roula que sur des idées générales, et même, sans le secours de Rozane, qui a retenu le fait avec précision, je ne me souviendrais pas beaucoup de la conclusion que j'en tirai; mais, grâce à elle, la voici textuellement, telle que je la lui donnai quand il fut parti: « Ce jeune homme est charmant. C'est un esprit très-remarquable al, et sa conscience me paraît fort tranquille. S'il voyage, s'il court le monde, ce n'est pas comme aventurier subalterne, mais comme aventurier politique, comme conspirateur. Il s'est dévoué à la fortune de la famille Bonaparte. Il croit encore à cette étoile. Il croit à quelque chose en ce monde: il est bien heureux! »

{CL 315} Or, je n'avais pas trop mal deviné. Ce jeune homme était M. Fialin de Persigny.

Je reprends le récit de mon voyage en Orient, lequel n'eut lieu que dans mes rêves.

J'étais à Nohant depuis quelques jours, quand Fleury, partant pour Bourges, où Planet était établi (il y rédigeait un journal d'opposition), me proposa d'aller causer sérieusement de ma situation et de mes projets, non-seulement avec ce fidèle ami, mais avec le célèbre avocat Michel, notre ami à tous.

Il est donc temps que je parle de cet homme si diversement {Lub 314} apprécié et que je crois avoir bien connu, quoique ce ne fût pas chose aisée. C'est à cette époque que je commençai à subir une influence d'un genre tout à fait exceptionnel dans la vie ordinaire des femmes, influence qui me fut longtemps précieuse et qui pourtant cessa tout d'un coup et d'une manière complète, sans briser mon amitié.


Variantes

  1. Chapitre 6. Sommaire. {Ms}Chapitre trente-cinquième {Presse} ♦ Chapitre septième {Lecou}, {LP} ♦ VII {CL}
  2. Interruption de {Presse}
  3. qui s'abandonne à son mari {Ms} ♦ qui recherche son mari {Lecou} et sq.
  4. instinctif, [et quand il avait soin de sa personne, c'était un homme propre et sain rayé] il ne m'inspirait {Ms}
  5. mais ce que je fis comprendre à Dutheil dont le cerveau {Ms}Je lui fis comprendre qu'il se trompait, car son cerveau {Presse} qui reprend ici ♦ mais ce que je fis comprendre à Dutheil, dont le cerveau {Lecou} et sq.
  6. et de sublimités [de poëte rayé] romanesques {Ms}et de subtilités romanesques {Presse} et sq.
  7. pure volonté. Interruption de {Presse}
  8. Reprise de {Presse}
  9. Delorme se livre {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Delorme, dans le drame de Victor Hugo, se livre {CL}
  10. comme un [crime de feindre l'amour dans rayé] péché mortel {Ms}
  11. par la pudeur [ou la prudence rayé] et par l'opinion {Ms}
  12. de mon livre [Je me rappelle toujours fore bien les situations d'esprit et de cœur où j'étais en écrivant: ces souvenirs sont les seuls jalons positifs que me fournisse ma mémoire. Mais ce que j'ai pu dire ou écrire dans ces situations, m'est inconnu à moi­même au bout de très peu de tems ainsi que le détail des faits extérieurs qui ont dû m ... emporter mes tristesses ou mes joies du moment rayé] que j'avais fort oublié {Ms}
  13. il n'y avait [que trois ans et demi rayé] pas quatre ans {Ms}
  14. que parurent d'abord le 4e et 5e n° des Lettres {Ms}.que parurent d'abord les quatrième et cinquième numéros des Lettres {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ que parut d'abord le sixième numéro des Lettres {CL}
  15. donnée. [Ce qui m'importait surtout, c'est que cela ne fêt pas, c'est qu'un éclair de douleur sombre, c'est rayé]. C'eût été {Ms}
  16. que des [nos, que j'écrivis en 7bre 1834 rayé] 2 numéros {Ms}que des deux numéros {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ que du numéro {CL}
  17. {Presse 20/7/1855 1} Quatrième partie (suite) Chapitre Premier / Je {Presse} ♦ Cinquième partie (suite) Chapitre septième (suite) / Je {Lecou}, {LP}(Le texte se suit dans {Ms} et dans {CL}, où la subdivision en demi-chapitres n'existe pas.)
  18. lettres du voyageur {Ms}Lettres d'un voyageur {Presse} et sq.
  19. organisation. [Dans les combats, l'homme en tant qu'animal éprouve le sentiment de la peur. Mais il le surmonte et arrive à l'audace, poussé non par..., mais par le juste orgueil de la dignité humaine rayé] Mais il y a {Ms}
  20. Une femme qui a plus de génie que de talent [Mme Hortense rayé] et dont je parlerai {Ms}Une femme très supérieure dont je parlerai {Presse} et sq.
  21. cet amour désintéressé {CL} ♦ cet amour désintéressé {Lub}
  22. Ils ont grandement raison {Ms}Ils ont quelquefois raison {Presse}
  23. ignorant et malheureux {Ms}, {Presse} ♦ ignorante et malheureuse {Lecou} et sq.
  24. encore ignorant {Ms}, {Presse} ♦ encore ignorante {Lecou} et sq.
  25. malheureux, parce que je suis moins orgueilleux {Ms}, {Presse} ♦ malheureuse, parce que je suis moins orgueilleuse {Lecou} et sq.
  26. On s'est beaucoup moqué {Ms}On s'est souvent moqué {Presse}
  27. le second n° des Lettres {Ms}le second numéro des Lettres {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ le sixième numéro des Lettres {CL}
  28. quitter. [J'avais mis ma fille en pension et je vivais très retirée. Elle y était bien et cela lui était aussi salutaire que le collège etait nuisible... à mon fils rayé] Je m'étais {Ms}
  29. rêves. [Son idéal était d'avoir du papier et de l'encre à discrétion pour dessiner des batailles et il eût passé ses jours de sortie sans prendre l'air si j'y eusse consenti. Mais il n'était pas maussade pour sortir avec moi, et tout lui plaisait et le divcrtissair pourvu qu'il fût pendu à mon bras rayé] Aussi {Ms}
  30. [Papet rayé] Planet me conseilla {Ms}
  31. vous redeviendrez croyante {Ms}vous reviendrez croyante {Presse} à {CL} ♦ vous redeviendrez croyante {Lub} rétablissant la leçon originale; nous le suivons
  32. [Papet rayé] Planet a toujours {Ms}
  33. enfans. [Mais je savais aussi que leur père ne pourrait pas s'occuper de leur développement moral et intellectuel dans tous les cas rayé] Mais ils pouvaient {Ms}
  34. consentir [car Mme Decerfz avait peu de fortune rayé] {Ms}
  35. de 1835 [et qui eut peut-être sur moi une secrète influence rayé] {Ms}
  36. Rozane B. {CL} ♦ Rozane Bourgoing {Lub} que nous suivons
  37. comme si elle y était née. {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ comme si elle était née parmi nous. {CL} ♦ comme si elle y était née {Lub} rejetant la leçon de {CL}, lui paraissait malbeureuse. Bien qu'hésitant, nous ne le suivons pas)
  38. un esprit [de premier ordre rayé] très-remarquable {Ms}

Notes