GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie litt�raire et intime
1832-1850

{Presse 17/7/1855 1; CL T.4 [266]; Lub T.2 [273]} VI a

Sainte-Beuve. — Luigi Calamatta. — Gustave Planche. — Charles Didier. — Pourquoi je ne parle pas de certains autres.



Je ne crois pas interrompre l'ordre de mon r�cit en consacrant encore quelques pages � mes amis. Le monde de sentiment et d'id�es o� ces amis me firent p�n�trer est une partie essentielle de ma v�ritable histoire, celle de mon d�veloppement moral et intellectuel. J'ai la conviction profonde que je dois aux autres tout ce que j'ai acquis et gard� d'un peu bon dans l'�me. Je suis venue sur la terre avec le go�t et le besoin du vrai; mais je n'�tais pas une assez puissante organisation pour me passer d'une �ducation conforme � mes instincts, ou pour la trouver toute faite dans les livres. Ma sensibilit� avait besoin surtout d'�tre r�gl�e. Elle ne le fut gu�re; les amis �clair�s, les sages conseils vinrent un peu trop tard, et quand le feu avait trop longtemps couv� sous la cendre pour �tre �touff� facilement. Mais cette sensibilit� douloureuse fut souvent calm�e et toujours consol�e par des affections sages et bienfaisantes.

Mon esprit, � demi cultiv�, �tait � certains �gards une table rase, � d'autres �gards une sorte de chaos. L'habitude que j'ai d'�couter, et qui est une gr�ce d'�tat, me mit � m�me de recevoir de tous ceux qui m'entour�rent une certaine somme de clart� et beaucoup de sujets de r�flexion. Parmi ceux-l�, des hommes sup�rieurs me firent faire assez vite de grands pas, et d'autres hommes d'une port�e moins {CL 267} saisissante, quelques-uns m�me qui paraissaient ordinaires, mais qui ne furent jamais tels � mes yeux, m'aid�rent puissamment � me tirer du labyrinthe d'incertitudes o� ma contemplation s'�tait longtemps endormie.

{Lub 274} Parmi les hommes d'un talent appr�ci�, M. Sainte-Beuve, par les abondantes et pr�cieuses ressources b de sa conversation, me fut tr�s-salutaire, en m�me temps que son amiti�, un peu susceptible, un peu capricieuse, mais toujours pr�cieuse � retrouver, me donna quelquefois c la force qui me manquait vis-�-vis de moi-m�me. Il m'a afflig�e profond�ment par des aversions et des attaques acerbes contre des personnes que j'admirais et que je respectais; mais je n'avais ni le droit ni le pouvoir de modifier ses opinions et d'encha�ner ses vivacit�s de discussion; et comme, vis-�-vis de moi, il fut toujours g�n�reux et affectueux (on m'a dit qu'il ne l'avait pas toujours �t� en paroles, mais je ne le crois plus); comme d'ailleurs il m'avait �t� secourable avec sollicitude et d�licatesse dans certaines d�tresses de mon �me et de mon esprit, je regarde comme un devoir de le compter parmi mes �ducateurs et bienfaiteurs d intellectuels.

Sa mani�re litt�raire ne m'a pourtant pas servi de type, et dans des moments o� ma pens�e �prouvait le besoin d'une expression plus hardie, sa forme d�licate et adroite m'a paru plus propre � m'emp�trer qu'� me d�gager. Mais quand les heures de fi�vre sont pass�es, on revient � cette forme un peu vanlot�e, comme on revient � Vanloo lui-m�me, pour en reconna�tre la vraie force et la vraie beaut� � travers le caprice de l'individualit� et le cachet de l'�cole; sous ces mi�vreries e souriantes de la recherche, il y a, quand m�me, le g�nie du ma�tre. Comme po�te et comme critique, Sainte-Beuve est un ma�tre aussi. Sa pens�e est souvent complexe, ce qui la rend un peu obscure au premier abord; mais les choses qui ont une conscience r�elle valent qu'on les relise, et la clart� est {CL 268} vive au fond de cette apparente obscurit�. Le d�faut f de cet �crivain est un exc�s de qualit�s. Il sait tant, il comprend si bien, il voit et devine tant de choses, son go�t est si abondant et son objet le saisit par tant de c�t�s � la fois, que la langue doit lui para�tre insuffisante et le cadre toujours trop �troit pour le tableau.

À mes yeux, il �tait domin� par une contradiction nuisible, je ne dirai pas � son talent, il a bien prouv� que son talent n'en a pas souffert, mais � son propre bonheur. J'entends par ce mot de bonheur, non pas une {Lub 275} rencontre ou une r�union de faits qu'il n'est au pouvoir d'aucun homme de faire surgir et de gouverner, mais une certaine source de foi et de s�r�nit� int�rieure qui, pour �tre intermittente et souvent troubl�e par le contact des choses ext�rieures, n'en est pas moins intarissable au fond de l'�me. Le seul bonheur que Dieu nous ait accord� et dont on puisse oser, sans folie, lui demander la continuation, c'est de sentir qu'au milieu des accidents et des catastrophes de la vie commune, on est en possession de certaines joies intimes et pures qui sont bien l'id�al de celui qui les savoure. Dans l'art comme dans la philosophie, dans l'amour comme dans l'amiti�, dans toutes ces choses abstraites dont les �v�nements ne peuvent nous �ter le sentiment ou le r�ve, l'�ge ou l'exp�rience pr�matur�e nous apportent ce bienfait de nous mettre d'accord, un jour ou l'autre, avec nous-m�mes.

Probablement ce jour est venu pour Sainte-Beuve; mais je l'ai vu longtemps aussi tourment� que je l'�tais alors, quoiqu'il e�t infiniment plus de science, de raison et de force d�fensive contre la douleur. Il enseignait la sagesse avec une �loquence convaincante, et il portait cependant en lui le trouble des �mes g�n�reuses inassouvies g.

Il me semblait alors qu'il voulait r�soudre le probl�me de la raison en le compliquant. Il voyait le bonheur dans {CL 269} l'absence d'illusions et d'entra�nement; et puis, tout aussit�t, il voyait l'ennui, le d�go�t et le spleen dans l'exercice de la logique pure. Il �prouvait le besoin des grandes �motions; il convenait que s'y soustraire par crainte du d�senchantement est un m�tier de dupe, puisque les petites �motions in�vitables nous tuent en d�tail; mais il voulait gouverner h et raisonner les passions en les subissant. Il voulait qu'on pardonn�t aux illusions de ne pouvoir pas �tre compl�tes, oubliant, ce me semble, que si elles ne sont pas compl�tes, elles ne sont pas du tout, et que les amis, les amants, les philosophes qui voient quelque chose � pardonner � leur id�al ne sont d�j� plus en possession de la foi, mais qu'ils sont tout simplement dans l'exercice de la vertu et de la sagesse.

Croire ou aimer par devoir m'a toujours r�volt�e comme un paradoxe. On peut agir dans le fait comme si on croyait ou comme si on aimait: voil�, en certains cas, {Lub 276} le devoir. Mais du moment qu'on ne croit plus � l'id�e ou qu'on n'aime plus l'�tre, c'est le devoir seul que l'on suit et que l'on aime.

Sainte-Beuve avait bien trop d'esprit pour se poser de la sorte une prescription impossible; mais quand il arrivait � philosopher sur la pratique de la vie, je ne sais si je me trompais, mais je croyais le voir tourner dans ce cercle infranchissable.

En r�sum�, trop de cœur pour son esprit et trop d'esprit pour son cœur, voil� comment je m'expliquai cette nature �minente, et, sans oser affirmer aujourd'hui que je l'aie bien comprise, je m'imagine toujours que ce r�sum� est la clef de ce que son talent offre d'original et de myst�rieux. Peut-�tre que si ce talent se f�t laiss� �tre faible, maladroit et fatigu� � ses heures, il aurait pris des revanches d'autant plus �clatantes; mais il n'a pas consenti � �tre in�gal, et il s'est maintenu excellent. Ceux qui ont entrevu dans un {CL 270} artiste quelque chose de plus �mu et de plus p�n�trant que ce qu'il a consenti � exprimer dans son œuvre g�n�rale se permettent quelque regret. Ils ont eu pour cet artiste plus d'ambition qu'il ne s'en est permis � lui-m�me. Mais le public n'est pas oblig� de savoir que les œuvres qui le charment et l'instruisent ne sont souvent que le d�bordement d'un vase qui a retenu le plus pr�cieux de sa liqueur. C'est d'ailleurs un peu notre histoire � tous. L'�me renferme toujours le plus pur de ses tr�sors comme un fonds de r�serve qu'elle doit rendre � Dieu seul, et que les �panchements des tendresses intimes font seuls pressentir. On est m�me effray� quand le g�nie r�ussit � se produire tout entier sous une forme arr�t�e; on craint qu'il ne se soit �puis� dans cet effort supr�me, car l'impuissance de se manifester compl�tement est un bienfait du ciel envers l'humaine faiblesse, et si l'on pouvait exprimer l'aspiration infinie, elle cesserait peut-�tre aussit�t d'exister.

Le hasard d'un portrait que Buloz fit graver pour mettre en t�te d'une de mes �ditions me fit conna�tre Calamatta, graveur habile et d�j� estim� i, qui vivait pauvrement et dignement avec un autre graveur italien, Mercuri, � qui l'on doit, entre {Presse 17/7/1855 2} autres, la pr�cieuse petite gravure des Moissonneurs de L�opold Robert. Ces deux artistes �taient li�s par une noble et fraternelle {Lub 277} amiti�. Je ne fis que voir et saluer Mercuri, dont le caract�re timide j ne pouvait gu�re se communiquer � ma propre timidit�. Calamatta, plus italien dans ses mani�res, c'est-�-dire plus confiant et plus expansif, me fut vite sympathique, et peu � peu notre mutuelle amiti� s'�tablit pour toute la vie.

J'ai rencontr� en v�rit� peu d'amis aussi fid�les, aussi d�licats dans leur sollicitude et aussi soutenus dans l'agr�able et saine dur�e des relations. Quand on peut dire d'un homme qu'il est un ami s�r, on dit de lui une grande chose, car il est rare de ne rencontrer chez une {CL 271} personne aimable et enjou�e aucune l�g�ret�, et chez une personne s�rieuse aucune p�danterie. Calamatta, aimable compagnon dans le rire et dans le mouvement de la vie d'artiste, est un esprit s�rieux, recueilli et juste que l'on trouve toujours dans une bonne et sage voie d'appr�ciation des choses de sentiment. Beaucoup de caract�res charmants comme le sien inspirent la confiance, mais peu la m�ritent et la justifient comme lui.

La gravure est un art s�rieux en m�me temps qu'un m�tier dur et assujettissant, o� le proc�d�, ennemi de l'inspiration, peut s'appeler r�ellement le g�nie de la patience. Le graveur doit �tre habile artisan avant de songer � �tre artiste. Certes, la partie du m�tier est immense aussi dans la peinture, et dans la peinture murale particuli�rement elle se complique de difficult�s formidables. Mais les �motions de la cr�ation libre, du g�nie, qui ne rel�ve que de lui-m�me, sont si puissantes, que le peintre a des jouissances infinies. Le graveur n'en conna�t que de craintives, car ses joies sont troubl�es justement par l'appr�hension de se laisser prendre � l'envie de devenir cr�ateur lui-m�me.

J'ai entendu discuter beaucoup cette question-ci, � savoir: si le graveur doit �tre artiste comme Édeline et Bervic ou comme Marc-Antoine et Audran k: c'est-�-dire s'il doit copier fid�lement les qualit�s et les d�fauts de son mod�le, ou s'il doit copier librement en donnant essor � son propre g�nie; en un mot, si la gravure doit �tre l'exacte reproduction ou l'ing�nieuse interpr�tation de l'œuvre des ma�tres.

Je ne me pique de trancher aucune question difficile, surtout en dehors de mon m�tier � moi; mais il me semble que celle-ci est la m�me qu'on peut appliquer {Lub 278} � la traduction des livres �trangers. Pour ma part, si j'�tais charg�e de ce soin et qu'il me f�t permis de choisir, je ne {CL 272} choisirais que des chefs-d'œuvre, et je me plairais � les rendre le plus servilement possible, parce que les d�fauts des ma�tres sont encore aimables ou respectables. Au contraire, si j'�tais forc�e de traduire un ouvrage utile, mais obscur et mal �crit, je serais tent�e de l'�crire de mon mieux, afin de le rendre aussi clair que possible; mais il est bien probable que l'auteur vivant me saurait tr�s-mauvais gr� du service que je lui aurais rendu, car il est dans la nature des talents incomplets de pr�f�rer leurs d�fauts � leurs qualit�s.

Ce malheur d'avoir trop bien fait doit arriver aux graveurs qui interpr�tent, et il n'y a peut-�tre qu'un peintre de g�nie qui puisse pardonner � son copiste d'avoir eu plus de talent que lui.

Cependant, si l'on admettait en principe que tout graveur est libre d'arranger � sa guise l'œuvre qu'il reproduit, et pour peu que la mode encourage�t cette licence, o� s'arr�terait-on, et o� serait le caract�re utile et s�rieux de cet art, dont le premier but est non-seulement de r�pandre et de populariser l'œuvre de la peinture, mais encore de conserver intacte � la post�rit� la pens�e des ma�tres � travers le temps et les �v�nements qui d�truisent les originaux?

Il faut que chaque science, chaque art, chaque m�tier m�me ait sa doctrine. Rien n'existe sans une pens�e dominante o� le travail se rattache, o� la volont� se maintient consciencieuse. Dans les �poques de d�cadence o� chacun fait � sa guise, sans respect pour rien ni personne, les arts d�clinent et p�rissent. l

La gravure est donc un �tat de suj�tion et de d�pendance qu'il serait imprudent de vouloir affranchir de ses entraves naturelles. Sans doute, l'homme intelligent qui accepte, en vue des besoins de son existence, la t�che de reproduire une œuvre m�diocre, doit �tre vivement tent� {CL 273} de corriger sur sa planche les d�fauts du mod�le, de modifier un effet triste ou pauvre pour le rendre puissant ou piquant, d'accentuer un dessin mou et froid, d'adoucir un dessin brutal, d'id�aliser une expression vulgaire, d'ennoblir un sentiment trivial; mais l'artiste qu'il interpr�tera ainsi aura le droit de s'opposer � cette traduction libre, et, s'il a tort en fait, il aura toujours {Lub 279} raison en th�orie, car, au lieu d'un traducteur intelligent, il peut s'en trouver dix qui ne le soient pas et qui g�tent en croyant am�liorer.

D'ailleurs, le public est l� qui demande l'œuvre qu'il conna�t et la pens�e qu'il a jug�e. Depuis l'artiste curieux qui veut �tudier le moindre d�tail, jusqu'� l'historien qui r�clame l'expression d'une �poque dans toutes les productions que cette �poque a laiss�es, le consommateur intelligent de cette publication exige une traduction fid�le et litt�rale.

C'est donc un peu tant pis pour les graveurs tr�s-artistes. Toute leur science, en tant que graveurs, doit consister � chercher des proc�d�s pour rendre agr�ablement et clairement les proc�d�s de la peinture; mais s'ils veulent inventer, on est en droit de leur dire (et quelquefois c'est grand dommage): « Inventez pour vous-m�mes et par vous-m�mes, comme ont fait certains ma�tres, � la fois peintres et graveurs, qui ont r�pandu par la gravure leurs propres id�es. »

Remarquons pourtant que ces ma�tres (Rembrandt, par exemple) n'ont jamais ou presque jamais grav� leurs tableaux, et que c'est toujours ou presque toujours sur des dessins ad hoc qu'ils ont travaill� en qualit� de graveurs. Ils ont donc entrevu et rencontr� devant cette traduction une difficult� immense, insurmontable peut-�tre pour le g�nie cr�ateur, et ils ont d� laisser � des graveurs proprement dits, c'est-�-dire � des hommes qui avaient consacr� la moiti� de leur vie � l'�ude des proc�d�s, le soin de r�pandre leurs œuvres capitales.

{CL 274} Calamatta m, apr�s avoir soulev� et retourn� ces consid�rations dans sa pens�e, se renferma dans une id�e o� il trouva au moins une certitude absolue: c'est qu'il faut savoir tr�s-bien dessiner pour savoir bien copier, et que qui ne le sait pas ne comprend pas ce qu'il voit et ne peut pas le rendre, quelque effort d'attention et de volont� qu'il y apporte. Il fit donc des �tudes s�rieuses en s'essayant � dessiner des portraits d'apr�s nature, en m�me temps qu'il poursuivait ces travaux de burin qui prennent des ann�es. Calamatta a travaill� sept ans de suite au Vœu de Louis XIII de M. Ingres.

On lui doit quelques portraits remarquables qu'il a r�pandus par la gravure apr�s les avoir dessin�s lui-m�me, entre autres celui de M. Lamennais, dont {Lub 280} la ressemblance est fid�le et dont l'expression est saisissante.

Mais le talent vraiment sup�rieur de Calamatta est dans la copie passionn�ment minutieuse et consciencieuse des ma�tres anciens. Il a consacr� le meilleur de sa volont� � reproduire la Joconde de L�onard de Vinci, dont il termine la gravure peut-�tre au moment o� j'�cris, et dont le dessin m'a paru un chef-d'œuvre. Ce type, r�put� si difficile � reproduire, cette figure de femme d'une beaut� si myst�rieuse, m�me pour ses contemporains, et que le peintre estima miraculeuse � saisir dans son expression, m�ritait de rester � jamais dans les arts. Le fugitif sourire de la Joconde, ce rayonnement divin d'une �motion inconnue, un grand g�nie a su le fixer sur la toile, arrachant ainsi � l'empire de la mort un �clair de cette vie exquise qui fait la beaut� exquise; mais le temps d�truit les belles toiles aussi fatalement (quoique plus tardivement) qu'il d�truit les beaux corps. La gravure conserve et immortalise. Un jour elle seule restera pour attester que les ma�tres et les femmes ont v�cu, et tandis que les ossements des g�n�rations ne seront plus que poussi�re, la {CL 275} triomphante Joconde sourira encore, de son vrai et intraduisible sourire, � de jeunes cœurs amoureux d'elle.

Parmi ceux de mes amis qui m'ont enseign� par l'exemple soutenu (la meilleure des le�ons) qu'il faut �tudier, chercher et vouloir toujours aimer le travail plus que soi-m�me, et n'avoir pour but dans la vie que de laisser apr�s soi le meilleur de sa propre vie, Calamatta est aux premiers rangs, et, � ce titre, il garde dans mon �me une bonne part de ce respect qui est la base essentielle de toute amiti� durable.

Je dois aussi une reconnaissance particuli�re, comme artiste, � M. Gustave Planche, esprit purement critique, mais d'une grande �l�vation. M�lancolique par caract�re et comme rassasi� en naissant du spectacle des choses humaines, Gustave Planche n'est cependant pas un esprit froid ni un cœur impuissant; mais une tension contemplative, trop peu accessible aux �motions vari�es et au laisser-aller de l'impr�vu dans les arts, concentra le rayonnement de sa pens�e sur un seul point fixe. Il ne voulut longtemps admettre, comprendre et sentir le beau que dans le grand n et le s�v�re. Le joli, le gracieux {Lub 281} et l'agr�able lui devinrent antipathiques. De l� une injustice r�elle dans plusieurs faits d'appr�ciation qui lui fut imput�e � mauvaise humeur, � parti pris, bien qu'aucune critique ne soit plus int�gre et plus sinc�re que la sienne.

Aussi nul critique n'a soulev� plus de col�res et attir� sur lui plus de vengeances personnelles. Il endura le tout avec patience, poursuivant ses ex�cutions sous une apparente impassibilit�. Mais c'�tait l� un r�le que sa force int�rieure n'acceptait pas r�ellement. Cette hostilit�, qu'il avait provoqu�e, le faisait souffrir; car le fond de son caract�re est plus bienveillant que sa plume, et si l'on y faisait bien attention, on verrait que cette forme cassante et absolue ne couvre pas les m�nagements caract�ristiques {CL 276} de la haine. Une discussion douce le ram�ne facilement, ou, du moins, le ramenait alors, des exc�s de sa propre logique. Il est vrai qu'en reprenant la plume, entra�n� par je ne sais quelle fatalit� de son talent, il achevait de briser ce qu'il s'�tait peut-�tre promis de m�nager.

J'aurais compl�tement accept� ce caract�re avec tous ses inconv�nients et tous ses dangers si j'avais trouv� juste et concluant le point de vue o� il se pla�ait en tant que critique. La diff�rence de mon sentiment sur les œuvres d'art que je d�fendais quelquefois contre ses anath�mes ne m'e�t pas emp�ch�e de regarder la sobri�t� et la s�v�rit� de ses appr�ciations comme des effets utiles de ses convictions raisonn�es.

Mais ce que je n'approuvais pas, et ce que j'ai approuv� de moins en moins, m�me chez mes amis, dans l'exercice de la critique en g�n�ral, c'est le ton hautain et d�daigneux, c'est la rudesse des formes, c'est, en un mot, le sentiment qui pr�side parfois � cet enseignement et qui en d�nature le but et l'effet. Je trouvais Planche d'autant plus dans l'erreur sur ce point, que son sentiment n'�tait �gar� par aucune personnalit� m�chante, envieuse ou vindicative. Il parlait de tous les vivants, au contraire, avec une grande s�r�nit�, et m�me, dans la conversation, il leur rendait beaucoup plus de justice ou montrait pour eux beaucoup plus d'indulgence qu'il ne voulait en faire para�tre en �crivant. C'�tait donc �videmment le r�sultat d'un syst�me et d'une croyance qui pouvaient �tre respectables, mais dont le r�sultat n'�tait pas bienfaisant.

{Presse 18/7/1855 1; Lub 282} Si la critique est ce qu'elle doit �tre, un enseignement, elle doit se montrer douce et g�n�reuse, afin d'�tre persuasive. Elle doit m�nager surtout l'amour-propre, qui, durement froiss� en public, se r�volte naturellement contre cette sorte d'insulte � la personne. On aura beau dire que la critique est libre et ne rel�ve que d'elle-m�me: toutes choses {CL 277} rel�vent de Dieu, qui a fait de la charit� le premier de nos devoirs et la plus forte de nos armes. Si les critiques qui nous jugent sont plus forts que nous (ce qui n'arrive pas toujours), nous le sentirons ais�ment � leur indulgence, et les conseils, envelopp�s de ces explications modestes qui prouvent, ont une valeur que la raillerie et le d�dain n'auront jamais.

Je ne pense pas qu'il faille c�der � la critique, m�me la plus aimable, quand elle ne nous persuade pas; mais une critique �lev�e, d�sint�ress�e, noble de sentiments et de formes, doit nous �tre toujours utile, m�me quand elle nous contredit ouvertement. Elle soul�ve en nous-m�mes un examen nouveau et une discussion approfondie qui ne peuvent nous �tre que salutaires. Elle doit donc nous trouver reconnaissants quand son but est bien visiblement d'instruire le public et nous-m�mes.

C'�tait l� certainement le but de Gustave Planche; mais il n'en prenait pas le moyen. Il blessait la personnalit�, et le public, qui s'amuse de ces sortes de scandales, ne les approuve pas au fond. Du moment, d'ailleurs, qu'il aper�oit ou croit apercevoir la passion au fond du d�bat, il ne juge plus que la passion et oublie de juger l'œuvre qui en a soulev� les orages.

La connaissance g�n�rale, le go�t et l'intelligence des arts ne gagnent donc rien � ces querelles, et l'instruction v�ritable que le beau savoir et le beau style de Gustave Planche eussent d� r�pandre en a �t� moindre.

Il n'est pas le seul � qui ce malheur soit arriv�. Par son caract�re personnel, il l'a peut-�tre moins m�rit� qu'un autre: par la rudesse de son langage et la persistance de ses impitoyables conclusions, il s'y est expos� davantage.

Le reproche que je me permets de lui adresser est bien d�sint�ress�, � coup s�r, car personne ne m'a plus constamment soutenue et encourag�e.

{CL 278} En outre, j'ai une pr�dilection tr�s-grande pour les c�t�s �lev�s et tranch�s de ce jugement v�ritablement {Lub 283} �clair� de haut, � plusieurs �gards, en peinture et en musique particuli�rement. Je le trouve moins juste en litt�rature. Il n'a pas accept� des talents que le public a accept�s avec raison. Il s'est peut-�tre roidi, o dans sa conscience aust�re, contre l'inintelligence g�n�rale des engouements, jusqu'� d�passer son but et � se sentir mal dispos� m�me pour les succ�s m�rit�s.

Quoi qu'il en soit, il a montr� un grand courage moral: si grand, qu'il y en a � le dire et � d�fendre l'homme, son talent et sa droiture contre les inimiti�s que lui a attir�es le ton acerbe de sa critique.

Lui-m�me, d�s ses premiers pas dans la carri�re, a pos� sa doctrine avec la rigueur d'un esprit absolu: p « L'art est malade, �crivait-il en 1831. Il faut le traiter comme tel et l'encourager comme le doit faire tout habile m�decin. Il faut rapprocher en esp�rance le terme de sa gu�rison. Mais pour que le sort ne se joue pas de nos esp�rances, il faut un r�gime s�v�re au malade, un travail opini�tre et une critique consciencieuse..... Il faut aider de toutes ses foces, et par tous les moyens qui sont � la disposition de l'intelligence, l'�ducation du go�t public... J'ai voulu faire sur l'art des remarques qui pussent profiter aux artistes. O� est ma mission? Est-ce folie et vanit�? Peut-�tre bien! Allez dire aux peintres et aux statuaires d'�crire sur les œuvres de leurs contemporains! Ils craindraient trop l'accusation de jalousie ou d'envie, et la perte in�vitable de leurs amiti�s. »

Puis, comme si cet explorateur, r�solu � br�ler ses vaisseaux, avait la conscience de sa propre rudesse unie � la rudesse de sa t�che, il s'�crie, en terminant ce premier ouvrage sur la peinture:

« Je q ne puis me d�fendre d'une am�re tristesse. À {179} quoi serviront les milliers de paroles que, depuis trois mois, j'arrange et je distribue suivant la mesure de mon adresse, que j'essaye d'assouplir et de modler sur mes pens�es si fugitives et si souvent insaisissables, si vraies si �videntes, si pleines de conviction pour moi-m�me � l'heure de leur naissance, et si souvent fausses, exag�r�es, quand elles sont descendues de mes l�vres sur le papier?.....

» Que ceux qui ont pu bl�mer le ton leste et d�daigneux, parfois amer et incisif, qui r�gne dans cet ouvrage, si c'en est un, r�fl�chissent un instant et rentrent en {Lub 284} eux-m�mes. Qu'ils fouillent dans leur m�moir et qu'ils se demandent combien de fois, pour transmettre leur pens�e de tous les jours, pour faire comprendre les passions qu'ils avaient dans le cœur, combien de fois ils ont trouv� la parole sinc�re et fid�le; qu'ils osent compter les tours indignes qu'elle leur a si souvent jou�s, les trahisons sans nombre sont ils ont �t� victimes, et qu'ils viennent ensuite me reprocher le mensonge ou la ruse!

» Est-ce � moi qu'il faut s'en prendre? Est-ce ma faute si la v�rit�, � laquelle ma foi s'engage, s'alt�re et se mutile pour arriver jusqu'au lecteur? Faut-il me bl�mer si parfois d'imp�rieuses n�cessit�s me condamnent � dire plus ou moins que je ne voudrais dire, sous peine de n'�tre pas compris? »

Ces pages sont fort curieuses en ce qu'elles semblent �tre la critique du critique faite par lui-m�me. On y sent une grande noblesse d'intention avec une sorte d'�motion douloureuse, une r�solution vaillante et un regret compatissant. On y voit bien l'homme qui veut �loigner de lui le reproche de partialit�, mais qui ne conna�t gu�re les autres hommes, s'il s'imagine d�sarmer la vengeance en faisant appel � une �quit� souveraine. Il a d� sourire bien tristement depuis en se rappelant l'heure de na�vet� o� il �crivit ces pages.

{CL 280} Cette heure d'�motion fut compl�te, car voici les aveux int�ressants qui s'�chappent encore de la plume du plus tranchant et du moins conciliant de tous les critiques. Dur r lui-m�me encore plus qu'aux autres, il s'�crie: « C'est un ab�me (la critique s�v�re) qui s'ouvre devant vous. Parfois il vous prend des �blouissemens et des vertiges. De questions en questions, on arrive � une question derni�re et insoluble, le doute universel. Or, c'est tout simplement la plus douloureuse de toutes les pens�es. Je n'en connais pas de plus d�courageante, de plus voisine du d�sespoir.... C'est une œuvre mesquine (toujours la critique) et qui ne m�rite pas m�me le nom d'œuvre. C'est une oisivet� officielle, un perp�tuel et volontaire loisir; c'est la raillerie douloureuse de l'impuissance, le r�le de la st�rilit�; c'est un cri d'enfer et d'agonie*. »

* Salon de 1831, par M. Gustave Planche. Paris, 1831.

{Lub 285} Tout le reste du chapitre est aussi curieux et m�me de plus en plus curieux. C'est la confession, non pas ing�nue et irr�fl�chie, mais volontaire et comme d�sesp�r�e, d'un jeune homme ambitieux de produire quelque chose de grand, qui s'agite dans le collier de mis�re de la critique, accept�e contre son gr�, dans un jour d'incertitude ou de d�couragement. « Honte et malheur � moi, dit-il, si je ne puis jamais accepter ou remplir un r�le plus glorieux et plus �lev�! »

Ces plaintes �taient injustes, ce point de vue �tait faux. Le r�le de critique, bien compris, est un r�le tout aussi grand que celui de cr�ateur, et de grands esprits philosophiques n'ont pas fait autre chose que la critique des id�es et des pr�jug�s de leur temps. Cela a bien suffi non-seulement � leur gloire, mais encore aux progr�s de leur si�cle, car toute œuvre de perfectionnement se compose de deux actes �galement importants de la volont� humaine, {CL 281} renverser et r��difier. On pr�tend que l'un est plus malais� que l'autre; mais si l'on reb�tit difficilement et souvent fort mal, ne serait-ce pas que l'on commence toujours � fonder sur des ruines, et que si ces ruines servent encore de base � nos �difices mal assur�s, c'est que le travail de la d�molition, de la critique, n'a pas �t� assez complet et assez profond? D'o� il r�sulte que l'un est aussi rare et aussi difficile que l'autre.

Gustave Planche, en avan�ant en �ge et en r�fl�chissant mieux, comprit sans doute qu'il s'�tait tromp� en m�prisant sa vocation, car il la continua, et fit bien, non pour son bonheur, ni pour le plus grand plaisir de ses adversaires, mais pour le progr�s de l'�ducation du go�t public, auquel il a s�rieusement contribu�, en d�pit des d�fauts de sa mani�re et des erreurs de son propre go�t. S'il a manqu� souvent aux convenances de forme, aux �gards dus au g�nie lors m�me qu'on le croit �gar�, aux encouragements dus au talent consciencieux et patient qui n'est pas le g�nie, mais qui peut grandir sous une heureuse influence; si, en un mot, il a fait des victimes de son enthousiasme et de son abattement, de ses heures de puissance et de ses heures de spleen, il n'en a pas moins m�l� � ses plus am�res pr�ventions contre les individus une foule d'excellentes choses g�n�rales dont la masse peut profiter, sauf � en faire une application moins rigide. Il a montr�, sur un tr�s-grand nombre de {Lub 286} sujets et d'objets, un go�t s�r, �clair�, un sentiment d�licat ou grandiose, exprim�s d'une mani�re �l�gante, claire et toujours concise malgr� l'ampleur. Sa forme n'a que le d�faut d'�tre un peu trop sculpturale et uniforme. On la croirait cherch�e et appr�t�e, tant elle est parfois pompeuse; mais c'est une mani�re naturelle � cet �crivain, qui produit avec une grande rapidit� et une grande facilit�.

Il me fut tr�s-utile, non-seulement parce qu'il me for�a, {CL 282} par ses moqueries franches, � �tudier un peu ma langue, que j'�crivais avec beaucoup trop de n�gligence, mais encore parce que sa conversation, peu vari�e mais tr�s-substantielle et d'une clart� remarquable, m'instruisit d'une quantit� de choses que j'avais � apprendre pour entrer dans mon petit progr�s relatif.

Apr�s quelques mois de relations tr�s-douces et tr�s-int�ressantes pour moi, j'ai cess� de le voir pour des raisons personnelles qui ne doivent rien faire pr�juger contre son caract�re priv�, dont je n'ai jamais eu qu'� me louer, en ce qui me concerne.

Mais, puisque je raconte ma propre histoire, il faut bien que je dise que son intimit� avait pour moi de graves inconv�nients. Elle m'entourait d'inimiti�s et d'amertumes violentes. Il n'est pas possible d'avoir pour ami un critique aussi aust�re (je me sers, sans raillerie aucune, du mot qu'il s'appliquait volontiers � lui-m�me) sans �tre r�put�e solidaire de ses aversions et de ses condamnations. D�j� Delatouche n'avait pas voulu se pr�ter � un raccommodement avec lui et s'�tait brouill� avec moi � cause de lui. Tous ceux que Planche avait bless�s par des �crits ou des paroles me faisaient un crime de le mettre chez moi en leur pr�sence, et j'�tais menac�e d'un isolement complet par l'abandon d'amis plus anciens que lui, que je ne devais pas sacrifier, disaient-ils, � un nouveau venu.

J'h�sitai beaucoup. Il �tait malheureux par nature, et il avait pour moi un attachement et un d�vouement qui paraissaient en dehors de sa nature. J'eusse trouv� l�che de l'�loigner en vue des haines litt�raires que ses �loges m'avaient attir�es: on ne doit rien faire pour les ennemis; mais je sentais bien que son commerce me nuisait int�rieurement. Son humeur m�lancolique, ses th�ories de d�go�t universel, son aversion pour le {Lub 287} laisser-aller de l'esprit aux choses faciles et agr�ables dans les arts, enfin la tension {CL 283} de raisonnement et la persistance d'analyse qu'il fallait avoir quand on causait avec lui, me jetaient � mon tour dans une sorte de spleen auquel je n'�tais que trop dispos�e � l'�poque o� je le connus. Je voyais en lui une intelligence �minente s qui s'effor�ait g�n�reusement de me faire part de ses conqu�tes, mais qui les avait amass�es au prix de son bonheur, et j'�tais encore dans l'�ge o� l'on a plus besoin de bonheur que de savoir.

Le quereller sur la cause fatale de sa tristesse, cause tout � fait myst�rieuse qui doit tenir � son organisation et que je n'ai jamais p�n�tr�e, parce qu'il ne la p�n�trait sans doute pas lui-m�me, e�t �t� injuste et cruel; je ne voulus donc pas entamer de ces discussions profondes qui ach�vent de tuer le moral quand elles ne le sauvent pas. Je n'�tais pas d'ailleurs dans une disposition apostolique t Je {Presse 18/7/1855 2} me sentais abattue et bris�e moi-m�me, car c'�tait le temps o� j'�crivais L�lia, �vitant soigneusement de dire � Planche le fond de mon propre probl�me, tant je craignais de le lui voir r�soudre par une d�sesp�rance sans appel, et ne m'entretenant avec lui que de la forme et de la po�sie de mon sujet.

Cela n'�tait pas toujours de son go�t, et si l'ouvrage est d�fectueux, ce n'est pas la faute de son influence; c'est bien, au contraire, celle de mon ent�tement. u

Je sentais bien, moi, tout en me d�battant contre le doute religieux, que je ne pourrais sortir de cette maladie mortelle que par quelque r�v�lation impr�vue du sentiment ou de l'imagination. Aussi je sentais bien que la psychologie de Planche n'�tait pas applicable � ma situation intellectuelle.

J'avais m�me, dans ces temps-l�, des �clairs de d�votion que je cachais v avec le plus grand soin � tous, et � lui particuli�rement: � tous, non! Je les disais � madame Dorval, qui seule pouvait me comprendre. Je me souviens {CL 284} d'�tre entr�e plusieurs fois alors, vers le soir, dans les �glises sombres et silencieuses, pour me perdre dans la contemplation de l'id�e du Christ, et pour prier encore avec des larmes mystiques comme dans mes jeunes ann�es de croyance et d'exaltation.

Mais je ne pouvais plus m�diter sans retomber dans mes angoisses sur la justice et la bont� divines, en regard {Lub 288} du mal et de la douleur qui r�gnent sur la terre. Je ne me calmais un peu qu'en r�vant � ce que j'avais pu comprendre et retenir de la Th�odic�e de Leibnitz. C'�tait ma derni�re ancre de salut que Leibnitz! Je m'�tais toujours dit que le jour w o� je le comprendrais bien, je serais � l'abri de toute d�faillance de l'esprit.

Je me souviens aussi qu'un jour Planche me demanda si je connaissais Leibnitz, et que je lui r�pondis non bien vite, non pas tant par modestie que par crainte de le lui entendre discuter et d�molir.

Je n'aurais pourtant pas repouss� Planche d'autour de moi dans un but d'int�r�t personnel, m�me d'un ordre si �lev� et si pr�cieux que celui de ma s�r�nit� intellectuelle, sans des circonstances particuli�res qu'il comprit x avec une grande loyaut� de d�sint�ressement et sans aucun d�pit d'amiti�. Pourtant on l'accusa aupr�s de moi de quelques mauvaises paroles sur mon compte. Je m'en expliquai vivement avec lui. Il les nia sur l'honneur, et, par la suite, de nombreux t�moignages m'affirm�rent la sinc�rit� de sa conduite � mon �gard. Je n'ai plus fait que le rencontrer. La derni�re fois, ce fut chez madame Dorval, et je crois bien qu'il y a quelque chose comme d�j� dix ans de cela.

Je n'ai pourtant pas �puis� le fiel que mon estime pour lui avait amass� contre moi, car, en 1852, � propos d'une pr�face o� j'eus l'impertinence de dire qu'un critique s�rieux, M. Planche, avait seul bien jug� Sedaine, dans ces {CL 285} derniers temps, des journalistes me firent dire que M. Planche, le seul critique s�rieux de l'�poque, avait seul bien jug� ma pi�ce. C'�tait une interpr�tation un peu tiraill�e, on le voit; mais la pr�vention n'y regarde pas de si pr�s. Cela donna y lieu � une petite campagne de feuilletons contre moi. Voici l'occasion d'en faire une bien plus brillante, car je dis encore que Planche est un des critiques les plus s�rieux de ce temps-ci; le plus s�rieux, h�las! Si l'on applique ce mot � l'absence totale de bonheur et d'enjouement! Car il est facile de voir, � ses �crits, qu'il n'a pas encore trouv� en ce monde le plus petit mot pour rire.

S'il y a de sa faute dans ce continuel d�plaisir, n'oublions pas que nous disons souvent d'un malade qui s'aigrit et se d�courage: c'est sa faute! — et qu'en disant cela, nous sommes assez cruels, sans y prendre {Lub 289} garde. Quand la maladie nous empoigne, nous sommes plus indulgents pour nous-m�mes et nous trouvons l�gitime de crier et de nous plaindre. Eh bien, il y a des intelligences fatalement souffrantes d'un certain r�ve qu'elles nous paraissent s'obstiner � caresser au d�triment de tout le reste. Que ce r�ve s'applique aux arts ou aux sciences, au pass� ou au pr�sent, il n'en est pas moins une id�e fixe produite par une facult� id�aliste prononc�e, et, dans l'impossibilit� o� cette facult� se trouve de transiger avec elle-m�me, il n'y a pas de prise pour les conseils et les reproches du dehors.

Un autre caract�re m�lancolique, un autre esprit �minent �tait z Charles Didier. Il fut un de mes meilleurs amis, et nous nous sommes refroidis, s�par�s, perdus de vue. Je ne sais pas comment il parle de moi aujourd'hui; je sais seulement que je peux parler de lui � ma guise.

Je ne dirai pas comme Montesquieu: « Ne nous croyez pas quand nous parlons l'un de l'autre; nous sommes brouill�s. » — Je me sens plus forte que cela, � cette heure o� je r�sume ma vie avec le m�me calme et le m�me {CL 286} esprit de justice que si j'�tais, avec la pleine possession de ma lucidit�, in articulo mortis.

Je regarde donc dans le pass�, et j'y vois entre Didier et moi quelques mois de dissentiment et quelques mois de ressentiment. Puis, pour ma part, de longues ann�es de cet oubli qui est ma seule vengeance des chagrins que l'on m'a caus�s avec ou sans pr�m�ditation. Mais, en de�� de ces malentendus et de ce parti pris, je vois cinq ou six ann�es d'une amiti� pure et parfaite. Je relis des lettres d'une admirable sagesse, les conseils d'un vrai d�vouement, les consolations d'une intelligence des plus �lev�es. Et maintenant que le temps de l'oubli est pass� pour moi, maintenant que je sors de ce repos volontaire, n�cessaire peut-�tre, de ma m�moire, ces ann�es b�nies sont l�, devant moi, comme la seule chose utile et bonne que j'aie � constater et � conserver dans mon cœur.

Charles Didier �tait un homme de g�nie, non pas sans talent, mais d'un talent tr�s-inf�rieur � son g�nie. Il se r�v�lait par �clairs, mais je ne sache pas qu'aucun de ses ouvrages ait donn� issue compl�te au large fonds d'intelligence qu'il portait en lui-m�me. Il m'a sembl� que {Lub 290} son talent n'avait pas progress� apr�s Rome souterraine, qui est un fort beau livre. Il se sentait impuissant � l'expansion litt�raire compl�te, et il en souffrait mortellement. Sa vie �tait travers�e d'orages int�rieurs contre la r�alit� desquels son imagination n'�tait peut-�tre pas assez vive pour r�agir. La gaiet� o� nous voulions quelquefois l'entra�ner, et o� il se laissait prendre, lui faisait plus de mal que de bien. Il la payait, le lendemain, par une inqui�tude ou un accablement plus profonds, et ce monde d'id�ale candeur que la bonhomie et le laisser-aller de l'esprit des autres faisaient et font encore appara�tre devant moi fuyait devant lui comme une d�ception folle.

Je l'appelais mon ours, et m�me mon ours blanc, parce {CL 287} que, avec une figure encore jeune et belle, il avait cette particularit� d'une belle chevelure blanchie longtemps avant l'�ge. C'�tait l'image de son �me, dont le fond �tait encore plein de vie et de force, mais dont je ne sais quelle crise myst�rieuse avait d�j� paralys� l'effusion.

Sa mani�re, brusquement grondeuse, ne f�chait aucun de nous. On plaignait cette sorte de misanthropie sous laquelle persistaient des qualit�s solides et des d�vouements aimables; on la respectait quand m�me elle devenait chagrine et trop facilement accusatrice. Il se laissait ramener, et c'�tait un hommes d'une assez haute valeur pour qu'on p�t �tre fier de l'avoir influenc� quelque peu.

En politique, en religion, en philosophie et en art, il avait des vues toujours droites et quelquefois si belles, que, dans ses rares �panchements, on sentait la sup�riorit� de son �tre voil� � son �tre r�v�l�.

Dans la pratique de la vie, il �tait de bon conseil, bien que son premier mouvement f�t empreint d'une trop grande m�fiance des hommes, des choses et de Dieu m�me. Cette m�fiance avait le f�cheux effet de me mettre en garde contre ses avis, qui souvent eussent �t� meilleurs � suivre, pourtant, que ceux que je recevais de mon propre instinct.

C'�tait un esprit pr�occup�, autant que le mien alors, de la recherche des id�es sociales et religieuses. J'ignore absolument quelle conclusion il a trouv�e. J'ignore m�me, l� o� je suis, s'il a publi� r�cemment quelque ouvrage. J'ai ou� parler, il y a quelques ann�es, {Lub 291} d'une brochure l�gitimiste qu'on lui reprochait beaucoup. Je n'ai pu me la procurer alors, et aujourd'hui je ne l'ai pas encore lue. Je ne saurais croire, si cette brochure est dans le sens qu'on m'a dit, que l'expression n'ait pas trahi la pens�e v�ritable de l'auteur, ainsi qu'il arrive souvent, m�me aux �crivains habiles. Mais si le point de vue de Charles Didier a chang� {CL 288} enti�rement, je saurais encore moins croire qu'il n'y ait pas chez lui une conviction d�sint�ress�e.

Je fermerai aa ici cette galerie de personnes amies dans le pr�sent ou dans le pass�, pour entreprendre plus tard une nouvelle s�rie d'appr�ciations, � mesure que de nouvelles figures int�ressantes m'appara�tront dans l'ordre de mes souvenirs. Ce ne sera probablement pas un ordre compl�tement exact, car il faudra qu'il se pr�te aux pauses qu'il me sera possible de faire dans la narration de ma propre existence; mais il ne sera pas interverti � dessein, ni d'une mani�re qui entra�ne ma m�moire � de notables infid�lit�s.

Je ne m'engage pas, je le le redis une fois de plus, � parler de toutes les personnes que j'ai connues, m�me d'une mani�re particuli�re. J'ai dit ab qu'� l'�gard de quelques-unes ma r�serve ne devait rien faire pr�juger contre l'estime qu'elles pouvaient m�riter, et je vais dire ici un des principaux motifs de cette r�serve.

Des personnes dont j'�tais dispos�e � parler avec toute la convenance que le go�t exige, avec tout le respect d� � de hautes facult�s, ou tous les �gards auxquels a droit tout contemporain, quel qu'il soit; des personnes enfin qui eussent d� me conna�tre assez pour �tre sans inqui�tude, m'ont t�moign�, ou fait exprimer par des tiers, de vives appr�hensions sur la part que je comptais leur faire dans ces m�moires.

À ces personnes-l� je n'avais qu'une r�ponse � faire, qui �tait de leur promettre de ne leur assigner aucune part, bonne ou mauvaise, petite ou grande, dans mes souvenirs. Du moment qu'elles doutaient de mon discernement et de mon savoir-vivre dans un ouvrage tel que celui-ci, je ne devais pas songer � leur donner confiance en mon caract�re d'�crivain, mais bien � les rassurer d'une mani�re spontan�e et absolue par la promesse de mon silence ac.

{CL 289} Aucune de celles que je viens de d�peindre n'a fait {Lub 292} � mon cœur la petite injure de se pr�occuper du jugement de mon esprit. Et cependant je n'ai pas cach� que quelques m�prises, quelques f�cheries ont pass� entre deux ou trois d'entre elles et moi; mais je n'ai m�me pas voulu examiner et juger ces m�sintelligences passag�res, o� j'ai port�, moi, et je m'en accuse, plus de franchise que de douceur. J'ai �t� d'autant mieux dispos�e � repousser toute esp�ce de soup�on sur le pass�, qu'elles ne m'en t�moignaient aucun, � moi, sur l'avenir.

Je crois d�cid�ment que les personnes qui se sont tourment�es de cette opinion ont eu grand tort, et qu'elles eussent mieux fait de se confier � mon jugement r�trospectif.


Variantes

  1. Chapitre 5. Sommaire. {Ms}Chapitre trente-quatri�me {Presse} qui reprend ici ♦ Chapitre sixi�me {Lecou}, {LP} ♦ VI {CL}
  2. pr�cieuses [finesses ray�] ressources {Ms}
  3. me donna [souvent ray�] quelquefois {Ms}
  4. parmi mes professeurs et bienfaiteurs {Ms}, {Presse} parmi mes �ducateurs et bienfaiteurs {Lecou} et sq.
  5. sous ces [grimaces ray�] mi�vreries {Ms}
  6. obscurit� [qui n'est pas de l'incertitude mais de la r�serve ray�]. Le d�faut {Ms}
  7. g�n�reuses [en d�tresse ray�] inassouvies {Ms}
  8. mais il [s'embarrassait l'esprit de trop de consid�rations qui lui semblaient importantes et qui me paraissaient secondaires ray�] voulait gouverner {Ms}
  9. et d�j� [c�l�bre ray�] estim� {Ms}
  10. dont le caract�re [r�serv� ray�] timide [ou sauvage ray�] {Ms}
  11. Edelink [et Calamatta ray�] et Bervic, ou comme Marc�Antoine [Henriquel-Dupont et Reynolds ray�] et Audran {Ms} (Edelinck est orthographi� Edelink dans {Ms} et {Lecou}, Edelinc dans {LP}, Edeline dans {CL})
  12. Interruption de {Presse}
  13. Reprise de {Presse}
  14. sentir que le beau dans le grand {Ms}sentir le beau que dans le grand {Presse} et sq.
  15. peut-�tre raidi {Ms}, {Presse} ♦ peut-�tre roidi {Lecou} et sq.
  16. d'un esprit absolu.Interruption de {Presse}
  17. sur la peinture: / « Je {CL} ♦ sur la peinture: « Je {Lub}
  18. Mais dur � Reprise de {Presse}
  19. en lui une [imagination sup�rieure ray�] intelligence eminente {Ms}
  20. dans une position apostolique. {Presse} ♦ dans une disposition apostolique. {CL}
  21. mais bien au contraire, celle de mon ent�tement. {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ mais bien au contraire, de celle de mon ent�tement. {LP} ♦ c'est bien, au contraire, celle de mon ent�tement. {CL}
  22. de d�votion [exalt�e ray�] que je cachais {Ms}
  23. toujours dit, et je me dis encore aujourd'hui, que le jour {Ms}toujours dit que le jour {Presse} et sq.
  24. circonstances [qui m'y oblig�rent et qui me permirent de lui en demander des raisons dont on n'appelle pas. Il les comprit ray�] particuli�res qu'il comprit {Ms}
  25. de si pr�s. [Ces journalistes, je ne sais d�j� plus lesquels, s'y jet�rent, firent une ray�] Cela donna {Ms}
  26. esprit sup�rieur �tait {Ms} ♦ esprit �minent �tait {Presse} et sq.
  27. d�sint�ress�e. Il a �t� l'ami de Lamennais, de David Richard et le mien. Non, non, il est impossible qu'il nous ait tromp�s d'abord ou trahis ensuite. Je fermerai {Ms}d�sint�ress�e. / Je fermerai {Presse} et sq.
  28. mani�re [tr�s ray�] particuli�re. [J'ai dit que je ne parlerais pas du tout de celles dont au point de vue de l'amiti� je n'aurais rien de bon � dire ray�] [pas eu � me louer ray�] J'ai dit {Ms}
  29. de mon silence {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ de mon impartialit� {CL} ♦ de mon silence {Lub} (rejetant la correction de {CL}, m�me si elle est due � George Sand, car elle est en contradiction absolue avec ce qui pr�c�de. Nous le suivons)

Notes