Eugène Delacroix. — David Richard et Gaubert. — La phrénologie et le magnétisme. — Les saints et les anges. b |
.Eugène Delacroix fut un de mes premiers amis dans le monde des artistes, et j'ai le bonheur de le compter toujours parmi mes vieux amis. Vieux, on le sent, est le mot relatif à l'ancienneté des relations, et non à la personne. Delacroix n'a pas et n'aura pas de vieillesse. C'est un génie et un homme jeune. Bien que, par une contradiction originale et piquante, son esprit critique sans cesse le présent et raille l'avenir, bien qu'il se plaise à connaître, à sentir, à deviner, à chérir exclusivement les œuvres et souvent les idées du passé, il est, dans son art, l'innovateur et l'oseur par excellence. Pour moi, il est le premier maître de ce temps-ci, et, relativement à ceux du passé, il restera un des premiers dans l'histoire de la peinture. Cet art n'ayant pas généralement progressé depuis la Renaissance, et paraissant moins goûté et moins compris relativement par les masses, il est naturel qu'un type d'artiste comme Delacroix, longtemps étouffé ou combattu par cette décadence de l'art et par cette perversion du goût général, ait réagi de toute la force de ses instincts contre le monde moderne. Il a cherché dans tous les obstacles qui l'entouraient des monstres à renverser, et il a cru les trouver souvent dans des idées de progrès dont il n'a senti ou {CL 239} voulu sentir que le côté incomplet ou excessif. C'est une volonté trop exclusive et trop ardente que la sienne pour s'accommoder des choses à l'état d'abstraction. En cela il est, dans l'appréciation des vues sociales, comme était Marie Dorval dans celle des idées religieuses. Il faut {Lub 251} à ces fortes imaginations un terrain solide pour édifier le monde de leurs pensées. Il ne faut pas leur parler d'attendre que la lumière soit faite. Elles ont horreur du vague, elles veulent le grand jour. C'est tout simple: elles sont jour et lumière elles-mêmes.
Il ne faut donc pas espérer de les calmer en leur disant que la certitude est et sera toujours en dehors des faits du monde où l'on vit, et que la foi à l'avenir ne doit pas s'embarrasser du spectacle des choses présentes. Ces yeux perçants voient souvent les hommes d'avenir faire fatalement des mouvements rétrogrades, et dès lors ils jugent que la philosophie du siècle marche à reculons.
C'est ici le lieu de dire que notre philosophie, à nous autres qui nous piquons d'être progressistes, devrait bien faire le progrès d'une certaine olérance. Dans l'art, dans la politique, et, en général, dans tout ce qui n'est pas science exacte, on veut qu'il n'y ait qu'une vérité, et c'est là une vérité, en effet; mais dès qu'on se l'est formulée à soi-même, on s'imagine avoir trouvé la vraie formule, on se persuade qu'il n'y en a qu'une, et on prend dès lors cette formule pour la chose. Là commencent l'erreur, la lutte, l'injustice et le chaos des discussions vaines.
Il n'y a qu'une vérité dans l'art, le beau; qu'une vérité dans la morale, le bien; qu'une vérité dans la politique, le juste. Mais dès que vous voulez faire chacun le cadre d'où vous prétendez exclure tout ce qui, selon vous, n'est pas juste, bien et beau, vous arrivez à rétrécir ou à déformer tellement l'image de l'idéal, que vous vous trouvez fatalement et bien heureusement à peu près seul de votre avis. {CL 240} Le cadre de la vérité est plus vaste, toujours plus vaste qu'aucun de nous ne peut se l'imaginer.
La notion c de l'infini peut seule agrandir un peu l'être fini que nous sommes, et c'est la notion qui entre le plus difficilement dans nos esprits. La discussion, la délimitation, l'épluchage et l'épilogage sont devenus, surtout en ce temps-ci, de véritables maladies; à ce point que beaucoup de jeunes artistes sont morts pour l'art, ayant oublié, à force de causer, qu'il s'agissait de prouver par des œuvres, et non par des discours. L'infini ne se démontre pas, il se cherche, et le beau se sent plus {Lub 252} dans l'âme qu'il ne s'établit par des règles. Tous ces catéchismes d'art et de politique que l'on se jette à la tête sentent l'enfance de la politique et de l'art. Laissons donc discuter, puisque c'est l'enseignement pénible, agaçant et puéril qu'il faut sans doute encore à notre époque: mais que ceux d'entre nous qui sentent au dedans d'eux-mêmes un élan véritable ne s'embarrassent pas de ce bruit de l'école, et fassent leur tâche en se bouchant un peu les oreilles.
Et puis, quand notre tâche du jour est faite, regardons celle des autres, et ne nous hâtons pas de dire qu'elle n'est pas bonne, parce qu'elle est différente. Profiter vaut mieux que contredire, et bien souvent on ne profite de rien, parce que l'on veut tout critiquer.
Nous exigeons trop de logique dans les autres, et par là nous montrons que nous n'en avons pas assez pour nous-mêmes. Nous voulons qu'on voie par nos yeux en toutes choses, et plus un individu nous frappe et nous occupe par l'emploi de hautes facultés, plus nous voulons l'assimiler à nos facultés propres, qui, à supposer qu'elles ne soient pas très-inférieures, sont du moins très-différentes. Philosophes, nous voudrions qu'un musicien fît ses délices de Spinoza; musiciens, nous voudrions qu'un philosophe nous donnât l'opéra de Guillaume Tell; et quand l'artiste, hardi novateur {CL 241} dans sa partie, rejette l'innovation sur un autre point, de même que quand le penseur d, bouillant à s'élancer dans l'inconnu de ses croyances, recule devant la nouveauté d'une tentative d'art, nous crions à l'inconséquence et nous dirions volontiers: « Toi, artiste, je condamne tes œuvres d'art, parce que tu n'es pas de mon parti et de mon école; toi, philosophe, je nie ta science, parce que tu n'entends rien à la mienne. »
C'est ainsi qu'on juge trop souvent, et trop souvent la critique écrite arrive pour donner la dernière main à ce système d'intolérance si parfaitement déraisonnable. Cela était surtout sensible il y a quelques années, lorsque beaucoup de journaux et de revues représentaient beaucoup de nuances d'opinions. On eût pu dire alors: « Dis-moi dans quel journal tu écris, et je vais te dire quel artiste tu vas louer ou blâmer. »
On m'a bien souvent dit à moi: « Comment pouvez-vous vivre et parler avec tel de vos amis qui pense tout {Lub 253} au rebours de vous? Quelles concessions vous fait-il, ou quelles concessions n'êtes-vous pas forcée de lui faire? »
Je n'ai jamais fait ni demandé la moindre concession, et si j'ai quelquefois discuté, c'est pour m'instruire en faisant parler les autres; m'instruire, non pas en ce sens que j'acceptais toujours toutes leurs solutions, mais en ce sens qu'examinant le mécanisme de leur pensée et recherchant en eux la source de leurs convictions, j'arrivais à comprendre ce que l'être humain le mieux organisé renferme de contradictions de fait dans sa logique apparente, et, par suite, de logique véritable dans ses apparentes contradictions.
Du moment que l'intelligence vous révèle ses forces, ses besoins, son but, et même ses infirmités à côté de ses grandeurs, je ne comprends guère qu'on ne l'accepte pas tout entière, même avec ses taches, lesquelles, comme {CL 242} celles du soleil, ne peuvent pas être regardées à l'œil nu sans faire cligner beaucoup la paupière.
J'ai donc, outre l'amitié tendre qui me lie à certaines créatures d'élite, e un grand respect pour ce que je n'admettrais pas en moi-même à l'état de croyance arrêtée, mais ce qui, chez elles, me paraît l'accident inévitable, nécessaire peut-être, le coup de fouet intérieur de leur développement. Un grand artiste peut nier devant moi une partie de ce qui fait la vie de mon âme, peu m'importe; je sais bien que par les endroits de mon âme qui lui sont ouverts il fera rentrer ma vie avec sa flamme. De même un grand philosophe qui me blâmera d'être artiste me rendra plus artiste en ranimant ma foi à des vérités supérieures, lorsqu'il m'expliquera ces vérités avec l'éloquence de la conviction.
Notre esprit est une boîte à compartiments qui communiquent les uns avec les autres par un admirable mécanisme. Un grand esprit qui se livre à nous nous donne à respirer comme un bouquet de fleurs où certains parfums, qui nous seraient nuisibles isolés, nous charment et nous raniment par leur mélange avec les autres parfums qui les modifient.
Ces réflexions me viennent à propos d'Eugène Delacroix. Je pourrais les appliquer à beaucoup d'autres natures éminentes que j'ai eu le bonheur d'apprécier sans qu'elles m'aient causé aucun souci {Presse 12/7/1855 2} en me {Lub 254} contredisant et même en se moquant de moi à l'occasion. J'ai été tenace dans ma résistance à certains de leurs dires, mais tenace aussi dans mon affection pour elles et dans ma reconnaissance pour le bien qu'elles m'ont fait en excitant en moi le sentiment de moi-même. Elles me regardent comme une rêveuse incorrigible; mais elles savent que je suis une amie fidèle.
Le grand maître dont je parle est donc mélancolique et {CL 243} chagrin dans sa théorie, enjoué, charmant, bon enfant au possible dans son commerce. Il démolit sans fureur et raille sans fiel, heureusement pour ceux qu'il critique; car il a autant d'esprit que de génie, chose à quoi l'on ne s'attend pas en regardant sa peinture, où l'agrément cède la place à la grandeur, et où la maestria n'admet pas la gentillesse et la coquetterie. Ses types sont austères; on aime à les regarder bien en face: ils vous appellent dans une région plus haute que celle où l'on vit. Dieux, guerriers, poëtes ou sages, ces grandes figures de l'allégorie ou de l'histoire qu'il a traitées vous saisissent par une allure formidable ou par un calme olympien. Il n'y a pas moyen de penser, en les contemplant, au pauvre modèle d'atelier qu'on retrouve dans presque toutes les peintures modernes, sous le costume d'emprunt à l'aide duquel on a vainement tenté de le transformer. Il semble que, si Delacroix a fait poser des hommes et des femmes, il ait cligné les yeux pour ne pas les voir trop réels.
Et cependant ces types f sont vrais, quoique idéalisés dans le sens du mouvement dramatique ou de la majesté rêveuse. Ils sont vrais comme les images que nous portons en nous-mêmes quand nous nous représentons les dieux de la poésie ou les héros de l'antiquité. Ce sont bien des hommes, mais non des hommes vulgaires comme il plaît au vulgaire de les voir pour les comprendre. Ils sont bien vivants, mais de cette vie grandiose, sublime ou terrible dont le génie seul peut retrouver le souffle.
Je ne parle pas de la couleur de Delacroix. Lui seul aurait peut-être la science et le droit de faire la démonstration de cette partie de son art, où ses adversaires les plus obstinés n'ont pas trouvé moyen de le discuter; mais parler de la couleur en peinture, c'est vouloir faire sentir et deviner la musique par la parole. Décrira-t-on {Lub 255} le Requiem de Mozart? On pourrait bien écrire un beau poëme en {CL 244} l'écoutant; mais ce ne serait qu'un poëme et non une traduction; les arts ne se traduisent pas les uns par les autres. Leur lien est serré étroitement dans les profondeurs de l'âme; mais, ne parlant pas la même langue, ils ne s'expliquent mutuellement que par de mystérieuses analogies. Ils se cherchent, s'épousent et se fécondent dans des ravissements où chacun d'eux n'exprime que lui-même.
« Ce qui fait le beau de cette industrie-là, me disait gaiement Delacroix lui-même dans une de ses lettres, consiste dans des choses que la parole n'est pas habile à exprimer. — Vous me comprenez de reste, ajoute-t-il; et une phrase de votre lettre me dit assez combien vous sentez les limites nécessaires à chacun des arts, limites que messieurs vos confrères franchissent parfois avec une aisance admirable. »
Il n'y a guère moyen d'analyser la pensée dans quelque art que ce soit, si ce n'est à travers une pensée de même ordre. Du moment qu'on veut rapetisser à sa propre mesure, quand on est petit, les grandes pensées des maîtres, on erre et on divague sans entamer en rien le chef-d'œuvre: on a pris une peine inutile.
Quant à disséquer leur procédé, soit pour le louer, soit pour le blâmer, l'étalage des termes techniques que la critique introduit plus ou moins adroitement dans ses argumentations sur la peinture et la musique n'est qu'un tour de force réussi ou manqué. Manqué, ce qui arrive souvent à ceux qui parlent du métier sans en comprendre les termes et en les employant à tort et à travers, le tour fait rire les plus humbles praticiens. Réussi, il n'initie en rien le public à ce qu'il lui importe de sentir, et n'apprend rien aux élèves attentifs à saisir les secrets de la maîtrise. Vous leur direz en vain les procédés de l'artiste, et devant ces naïfs rapins qui s'extasient sur un petit coin de la toile en se demandant avec stupeur comment cela est fait, vous exposerez en vain la théorie savante des moyens employés; vous fussent-ils {CL 245} révélés par la propre bouche du maître, ils seront parfaitement inutiles à celui qui ne saura pas les mettre en œuvre. S'il n'a pas de génie, aucun moyen ne lui servira; s'il a du génie, il trouvera ses moyens tout seul, ou se servira à sa manière de ceux d'autrui, qu'il aura {Lub 256} compris ou devinés sans vous. Les seuls ouvrages d'art sur l'art qui aient de l'importance et qui puissent être utiles sont ceux qui s'attachent à développer les qualités de sentiment des grandes choses et qui par là élèvent et élargissent le sentiment des lecteurs. Sous ce point de vue, Diderot a été grand critique, et, de nos jours, plus d'un critique a encore écrit de belles et bonnes pages. Hors de là, il n'y a qu'efforts perdus et pédantisme puéril.
Un modèle d'appréciation supérieure est sous mes yeux. J'en veux rappeler un fragment pour ceux qui ne l'auraient pas sous la main:
On ne peut nier l'impression sans cesse décroissante des ouvrages qui s'adressent à la partie la plus enthousiaste de l'esprit; c'est une espèce de refroidissement mortel qui nous gagne par degrés, avant de glacer tout à fait la source de toute vénération et de toute poésie.
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Doit-on se dire que les beaux ouvrages ne sont pas faits pour le public et ne sont pas appréciés par lui, et qu'il ne garde ses admirations privilégiées que pour de futiles objets? Serait-ce qu'il se sent pour toute production extraordinaire une sorte d'antipathie, et que son instinct le porte naturellement vers ce qui est vulgaire et de peu de durée? Y aurait-il, pour toute œuvre qui semble par sa grandeur échapper au caprice de la mode, une condition secrète de lui déplaire, et n'y voit-il qu'une espèce de reproche de l'inconstance de ses goûts et de la vanité de ses opinions?
Après ce cri de douleur et d'étonnement, le critique que {CL 246} je cite nous parle du Jugement dernier, et, sans employer aucun terme de métier, sans nous initier à aucun des procédés que nous n'avons pas besoin de connaître, occupé seulement de nous communiquer l'enthousiasme qui l'embrase, il nous jette dans la pensée la propre pensée de Michel-Ange.
Le style de Michel-Ange, dit-il, semble le seul qui soit parfaitement approprié à un pareil sujet. L'espèce de convention qui est particulière à ce style, ce parti tranché de fuir toute trivialité au risque de tomber dans l'enflure et d'aller jusqu'à l'impossible, se trouvaient à leur place dans la peinture d'une scène qui nous transporte dans une sphère tout idéale. Il est si {Lub 257} vrai que notre esprit va toujours au-delà de ce que l'art peut exprimer en ce genre, que la poésie elle-même, qui semble si immatérielle dans ses moyens d'expression, ne nous donne jamais qu'une idée trop définie de semblables inventions. Quand l'Apocalypse de saint Jean nous peint les dernières convulsions de la nature, les montagnes qui s'écroulent, les étoiles qui tombent de la voûte céleste, l'imagination la plus poétique et la plus vaste ne peut s'empêcher de circonscrire dans un champ borné le tableau qui lui est offert. Les comparaisons employées par les poètes sont tirées d'objets matériels qui arrêtent la pensée dans son vol. Michel-Ange, au contraire, avec ses dix ou douze groupes de quelques figures disposées symétriquement et sur une surface que l'œil embrasse sans peine, nous donne une idée incomparablement plus terrible de la catastrophe suprême qui amène aux pieds de son juge le genre humain éperdu; et cet empire immense qu'il prend à l'instant même sur l'imagination, il ne le doit à aucune des ressources que peuvent employer les peintres vulgaires; c'est son style seul qui le soutient dans les régions du sublime et nous y emporte avec lui.
{CL 247} . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le Christ de Michel-Ange n'est ni un philosophe ni un héros de roman. C'est Dieu lui-même dont le bras va réduire en poudre l'univers. Il faut à Michel-Ange, il faut au peintre des formes, des contrastes, des ombres, des lumières sur des corps charnus et mouvans. Le jugement dernier, c'est la fête de la chair; aussi comme on la voit courir déjà sur les os de ces pâles ressuscités, au moment où la trompette entr'ouvre leur tombe et les arrache au sommeil des siècles! Dans quelle variété de poétiques attitudes ils entr'ouvrent leurs paupières à la lueur de ce sinistre et dernier jour qui secoue pour jamais la poussière g du sépulcre et pénètre jusqu'aux entrailles de cette terre où la mort a entassé ses victimes! Quelques-uns soulèvent avec effort la couche épaisse sous laquelle ils ont dormi si longtemps; d'autres, dégagés déjà de leur fardeau, restent là étendus et comme étonnés d'eux-mêmes. Plus loin, la barque vengeresse emporte la foule des réprouvés. Caron se tient là, battant de son aviron les âmes paresseuses: qualunque s'adagia!
{Presse 13/7/1855 1; Lub 258} Qui donc a écrit ces belles pages? Ne semble-t-il pas qu'on entend Michel-Ange lui-même parler de son œuvre et en expliquer la pensée? Ce langage si grand et si ferme qu'il ne semble pas appartenir à notre siècle n'est-il pas celui du maître traduit par quelque littérateur contemporain du premier ordre?
Non! Ces pages sont écrites par un maître moderne qui n'a ni le goût ni le temps d'écrire. Elles ont été jetées à la hâte sur le papier, dans un jour de brûlante indignation contre l'indifférence du public et de la critique en présence d'une belle copie du Jugement dernier due à Sigalon, et que Paris était appelé à contempler au palais des Beaux-Arts, ce dont Paris ne se souciait pas le moins {CL 248} du monde. Ces pages, dont le maître ne veut pas seulement qu'on lui parle et qu'il craint peut-être de relire, sont signées Eugène Delacroix.
Je ne dirai pas: Que n'en a-t-il écrit beaucoup d'autres*! Mais bien: Que n'a-t-il pu mettre douze heures de plus dans ses journées déjà trop courtes pour la peinture! Lui seul, je le crois, eût pu traduire son propre génie à la multitude en lui traduisant celui des maîtres tant aimés et si bien compris par lui!
* h Il en a écrit quelques autres que la postérité recueillera très précieusement, entre autres un opuscule intitulé: Questions sur le beau.
Citons la conclusion; on y verra le procédé par lequel Delacroix est devenu un peintre égal à Michel-Ange.
On n'a pas craint d'affirmer que la vue du chef-d'œuvre de Michel-Ange corromprait le goût des élèves et les induirait à la manière, comme si quelque chose pouvait être plus funeste que la manière même des écoles. Sans doute, des modèles aussi frappans ne s'adressent pas à tous les esprits. Il en est de l'étude d'une manière si agrandie, d'un art si abstrait, si l'on peut parler ainsi, comme de ces régimes austères auxquels ne se soumettent que les rudes tempéramens. En présence de tant de grandeur et de hardiesse, un élève imbécile se retourne vers son maître et ne voit dans le dédain du grand peintre pour l'imitation vulgaire que l'impuissance d'imiter. Le maître se demande à son tour s'il fera céder la tradition devant ce mépris de toute tradition, et cependant le sublime artiste s'avance {Lub 259} à travers les siècles, entouré de disciples plus dignes de lui. Tous les grands noms de la peinture marchent à ses côtés et le couronnent des rayons de leur propre gloire. . . . . . . . . .
Après toutes les nouvelles déviations dans lesquelles l'art pourra se trouver entraîné par le caprice et le {CL 249} besoin du changement, le grand style du Florentin sera toujours comme un pôle vers lequel il faudra se tourner de nouveau pour retrouver la route de toute grandeur et de toute beauté.
Le voilà, le procédé! C'est d'adorer le beau d'abord, ensuite de le comprendre, et puis enfin de le tirer de soi-même. Il n'y en a pas d'autre.
On peut bien croire que l'inintelligence du siècle a fait mortellement souffrir cette âme enthousiaste des grandes choses. Heureusement, la gaieté charmante de son esprit l'a préservé de la souffrance qui aigrit. Quant à celle qui énerve, le géant était trop fortement trempé pour la connaître. Il a résolu le problème de prendre son essor entier, un essor victorieux, immense, et qui laisse le partage et le paradoxe loin sous ses pieds, comme cette fulgurante figure d'Apollon qu'il a jetée aux voûtes du Louvre oublie, dans la splendeur des cieux, les chimères qu'il vient de terrasser. Il a résolu ce problème sans perdre la jeunesse de son âme, la générosité et la droiture de ses instincts, le charme de son caractère, la modestie et le bon goût de son attitude.
Delacroix i a traversé plusieurs phases de son développement en imprimant à chaque série de ses ouvrages le sentiment profond qui lui était propre. Il s'est inspiré du Dante, de Shakspeare et de Goethe, et les romantiques, ayant trouvé en lui leur plus haute expression, ont cru qu'il appartenait exclusivement à leur école. Mais une telle fougue de création ne pouvait s'enfermer dans un cercle ainsi défini. Elle a demandé au ciel et aux hommes de l'espace, de la lumière, des lambris assez vastes pour contenir ses compositions, et, s'élançant alors dans le monde de son idéal j complet, elle a tiré de l'oubli, où il était question de les reléguer, les allégories de l'antique Olympe, qu'elle a mêlées, en grand historien de la poésie, à l'illustration {CL 250} des génies de tous les siècles. Delacroix a rajeuni ce monde évanoui ou travesti par de froides traditions, au feu de son {Lub 260} interprétation brûlante. Autour de ces personnifications surhumaines, il a créé un monde de lumière et d'effets, que le mot couleur ne suffit peut-être pas à exprimer pour le public, mais qu'il est forcé de sentir dans l'effroi, le saisissement ou l'éblouissement qui s'emparent de lui à un tel spectacle. Là éclate l'individualité du sentiment de ce maître, enrichie du sentiment collectif des temps modernes, dont la source cachée au fond des esprits supérieurs grossit toujours à travers les âges.
Il y aura néanmoins toujours un ordre d'esprits systématiques qui reprocheront à Delacroix de n'avoir pas présenté à leurs sens le joli, le gracieux, la forme voluptueuse, l'expression carressante comme ils l'entendent. Reste à savoir s'ils l'entendent bien, et si, dans cette région de la fantaisie, ils sont compétents à discerner le faux du vrai, le naïf du maniéré. J'en doute. Ceux qui comprennent réellement le Corrége, Raphaël, Watteau, Prudhon, comprennent tout aussi bien Delacroix. La grâce a son siége, et la puissance a le sien. D'ailleurs les grâces sont des divinités à mille faces. Elles sont lascives ou chastes selon l'œil qui les voit, selon l'âme qui les formule. Le génie de Delacroix est sévère, et quiconque n'a pas un sentiment d'élévation k ne le goûtera jamais entièrement. Je crois qu'il y est tout résigné.
Mais quelle que soit la critique il laissera un grand nom et de grandes œuvres. Quand on le voit pâle, frêle, nerveux et se plaignant de mille petits maux obstinés à le tenir en haleine, on s'étonne que cette délicate organisation ait pu produire avec une rapidité surprenante, à travers des contrariétés et des fatigues inouïes, des œuvres colossales. Et pourtant elles sont là, et elles seront suivies, s'il plaît à Dieu, de beaucoup d'autres, car le maître est de {CL 251} ceux qui se développent jusqu'à la dernière heure et dont on croit en vain saisir le dernier mot à chaque nouveau prodige.
Delacroix n'a pas été seulement grand dans son art, il a été grand dans sa vie d'artiste. Je ne parle pas de ses vertus privées, de son culte pour sa famille, de ses tendresses pour ses amis malheureux, des charmes solides de son caractère, en un mot. Ce sont là des mérites individuels que l'amitié ne publie pas à son de trompe. Les épanchements de son cœur dans ses admirables {Lub 261} lettres feraient ici un beau chapitre qui le peindrait mieux que je ne sais le faire. Mais les amis vivants doivent-ils être ainsi révélés, même quand cette révélation ne peut être que la glorification de leur être intime? Non, je ne le pense pas. L'amitié a sa pudeur, comme l'amour a la sienne. Mais ce qui en Delacroix appartient à l'appréciation publique pour le profit que portent les nobles exemples, c'est l'intégrité de sa conduite; c'est le peu d'argent qu'il a voulu gagner, la vie modeste et longtemps gênée qu'il a acceptée plutôt que de faire aux goûts et aux idées du siècle (qui sont bien souvent celles des gens en place) la moindre concession à ses principes d'art. C'est la persévérance héroïque avec laquelle, souffrant, malingre, brisé en apparence, il a poursuivi sa carrière, riant des sots dédains, ne rendant jamais le mal pour le mal, malgré les formes charmantes d'esprit et de savoir-vivre qui l'eussent rendu redoutable dans ces luttes sourdes et terribles de l'amour-propre; se respectant lui-même dans les moindres choses, ne boudant jamais le public, exposant chaque année au milieu d'un feu croisé d'invectives qui eût étourdi ou écœuré tout autre; ne se reposant jamais, sacrifiant ses plaisirs les plus purs, car il aime et comprend admirablement les autres arts, à la loi impérieuse d'un travail longtemps infructueux pour son bien-être et son succès: vivant, en un mot, au jour le jour, sans envier le faste {CL 252} ridicule dont s'entourent les artistes parvenus, lui dont la délicatesse d'organes et de goûts se fût si bien accommodée pourtant d'un peu de luxe et de repos!
Dans tous les temps, dans tous les pays, on cite les grands artistes qui n'ont rien donné à la vanité ou à l'avarice, rien sacrifié à l'ambition, rien immolé à la vengeance. Nommer Delacroix, c'est nommer un de ces hommes purs dont le monde croit assez dire en les déclarant honorables, faute de savoir combien la tâche est rude au travailleur qui succombe et au génie qui lutte.
Je n'ai point à faire l'historique de nos relations; elle est dans ce seul mot: amitié sans nuages. Cela est bien rare et bien doux, et entre nous {Presse 13/7/1855 2} cela est d'une vérité absolue. Je ne sais pas si Delacroix a des imperfections de caractère. J'ai vécu près de lui dans l'intimité de la {Lub 262} campagne et dans la fréquence des relations suivies, sans jamais apercevoir en lui une seule tache, si petite qu'elle fût. Et pourtant nul n'est plus liant, plus naïfet plus abandonné dans l'amitié. Son commerce a tant de charmes qu'auprès de lui on se trouve soi-même être sans défauts, tant il est facile d'être dévoué à qui le mérite si bien. Je lui dois en outre, bien certainement, les meilleures heures de pures délices que j'aie goûtées en tant qu'artiste. Si d'autres grandes intelligences m'ont initiée à leurs découvertes et à leurs ravissements dans la sphère d'un idéal commun, je peux dire qu'aucune individualité d'artiste ne m'a été plus sympathique et, si je puis parler ainsi, plus intelligible dans son expansion vivifiante. Les chefs-d'œuvre qu'on lit, qu'on voit ou qu'on entend ne vous pénètrent jamais mieux que doublés en quelque sorte dans leur puissance par l'appréciation d'un puissant génie. En musique et en poésie comme en peinture, Delacroix est égal à lui-même, et tout ce qu'il dit quand il se livre est charmant ou magnifique sans qu'il s'en aperçoive.
{CL 253} Je ne compte pas entretenir le public de tous mes amis. Un chapitre consacré à chacun d'eux, outre qu'il blesserait la timidité modeste de certaines natures éprises de recueillement et d'obscurité, n'aurait d'intérêt que pour moi et pour un fort petit nombre de lecteurs. Si j'ai parlé beaucoup de Rollinat, c'est parce que cette amitié type a été pour moi l'occasion de dresser mon humble autel à une religion de l'âme que chacun de nous porte plus ou moins pure en soi-même.
Quant aux personnes célèbres, je ne m'attribue pas le droit d'ouvrir le sanctuaire de leur vie intime, mais je regarde comme un devoir d'apprécier l'ensemble excellent de leur vie par rapport à la mission qu'elles remplissent, quand je suis à même de remplir ce devoir en connaissance de cause.
Que ceux de mes anciens amis qui ne trouveront pas leurs noms à cette page de mon histoire ne pensent donc pas qu'ils soient effacés de mon cœur. Plus d'un même, que les circonstances ont forcément éloignés, à la longue, du milieu où j'ai dû vivre, me sont restés chers et gardent l dans mes souvenirs la place honorable et douce qu'ils s'y sont faite. m
Parmi ceux-là, je te nommerai pourtant David {Lub 263} Richard, type noble et doux, âme pure entre toutes! Tu appartiens à l'estime d'un groupe moins restreint que celui où ton humilité, vraiment chrétienne, s'est toujours cachée. La charité t'a, pour ainsi dire, détaché de toi-même, et tes patientes études, les élans généreux de ton cœur t'ont jeté dans une vie d'apôtre où le mien t'a suivi avec une constante vénération.
C'est qu'il est rare que les âmes portées à ce sentiment-là ne deviennent pas dignes de l'inspirer à leur tour. Cet humble axiome résume toute la vie de David Richard. Doué d'une tendresse suave et d'une foi fervente, il vit {CL 254} dans ses amis (et en tête de ses premiers amis fut l'illustre Lamennais), non pas des soutiens et des appuis pour sa faiblesse, mais des aliments naturels pour les forces de son dévouement. Je ne sais pas si on l'a jamais soutenu et consolé, lui! Je ne crois pas, du moins, qu'il ait jamais songé à se plaindre d'aucune peine personnelle. Ce que je sais, c'est qu'il écoutait, consolait et calmait toujours, attirant à lui toutes les peines des autres et les dissipant ou les calmant par je ne sais quelle influence mystérieuse, sur laquelle n j'aurais quelque chose à dire, si j'osais, à propos d'un homme aussi sérieux, parler de choses qui touchent à l'empire des rêves.
Mais pourquoi ne l'oserais-je pas? J'y songe bien, et je ne sens en moi aucune déviation du bon sens vers les illusions fantasques. Je n'ai rien trouvé de tel dans ce que David Richard m'a dit de la phrénologie et du magnétisme. Lui-même faisait la part des inductions hasardées et des conclusions excessives. Il s'occupait sérieusement de ce mode d'observations qui le conduisait à chercher la part de fatalité qui préside aux destinées humaines; mais ses tendances spiritualistes le tenaient dans le milieu rationnel et religieux qui doit nous faire rejeter l'idée d'une fatalité invincible.
Cette noble intelligence, après s'être adonnée avec ardeur à la poursuite de la fatalité d'organisation, s'arrêta donc au point où l'athéisme désespérant eût ébranlé une croyance moins réfléchie et un caractère moins aimant. Il ne se plongea dans la connaissance du mal que pour en chercher le remède. Il ne vit l'homme incomplet que pour le plaindre, et infirme que pour vouloir le guérir. Il se souvint que l'espérance est une {Lub 264} des trois vertus célestes, et, au bord des abîmes du doute, il regarda en haut et pria.
Ses amis s'effrayèrent de son enthousiasme tranquille et profond. Ils me prièrent souvent de le préserver, s'il était {CL 255} possible o, de ses tendances au mysticisme. Parmi ceux-là fut le docteur Gaubert, qui devint mon ami autant que le docteur David Richard: un homme de même trempe pour la vertu et la bonté, mais d'un enthousiasme plus expansif et d'un esprit plus absolu.
Je ne pense pas qu'il m'eût été possible de changer les convictions de Richard; mais je ne l'essayai pas parce que je ne trouvai jamais son esprit en péril sur ces questions ardues. Je crois, si j'ai bien compris Gaubert (car Richard était réservé sur cette matière), que la discussion roulait sur ce point essentiel que j'ai indiqué: à savoir si la fatalité de l'organisation était absolue ou accidentelle; si la volonté divine avait tracé d'avance à chaque créature le cercle de ses instincts et l'invincible loi de sa perte ou de son salut en ce monde; — ou si elle avait permis que la volonté humaine fût ébranlée par des troubles intérieurs d'une gravité plus ou moins difficile, mais toujours possible à vaincre.
On a vu au commencement de cet ouvrage, que je penche vers cette dernière opinion. J'ai dit que, selon moi, nous portions en nous le tentateur éternel, mais que l'action divine, appelée la grâce par les chrétiens, était en nous aussi pour nous aider à combattre. J'étais donc plus près de l'opinion de Richard, qui croyait à la grâce, que de celle de Gaubert, qui croyait seulement à de certaines modifications phrénologiques apportées par le régime et l'éducation.
Je n'étais pas assez instruite, je ne le suis pas encore assez pour me prononcer bien haut dans un sens ou dans l'autre, vis-à-vis d'hommes qui ont fait de ces questions la spécialité de leur vie. Mes croyances, à moi, partent du sentiment avant tout, et, pour ma gouverne, cela m'a toujours suffi. Je ne trouvai donc entre ces deux chers et précieux amis rien qui gênât mon esprit dans la route qui lui était propre. Ils étaient d'accord pour signaler des causes {CL 256} fatales de bien et de mal dans l'essence même de chaque être. Ils différaient sur le plus ou moins d'efficacité du remède. Richard, croyant trouver en Dieu le remède souverain, ne s'arrêtait peut-être pas {Lub 265} au seuil du dogme catholique autant que l'eût souhaité Gaubert, ennemi comme moi, du dogme des peines éternelles au-delà de la vie, et des peines absolues ici-bas, la flétrissure et la mort, qui sont, dans nos législations, l'équivalent de la damnation sans retour dans les idées religieuses.
Il me semblait que tous deux tendaient vers une vérité utile, l'un en voulant l'indulgence des lois pour le misérable, privé de la conscience de ses actions; l'autre en voulant faire agir la vertu et la foi sur l'âme égarée ou perverse.
Si la mort ne nous eût enlevé Gaubert au milieu de sa carrière, il eût abouti à quelque noble consécration de ses principes. Richard a poursuivi et complété la sienne en se vouant à la guérison de la démence. Il est médecin en chef de l'établissement de Stephansfeld, occupé à toute heure de chercher à calmer, à distraire, à consoler, à relever ses malheureux aliénés p, et à ranimer en eux l'étincelle de la raison ou de la moralité.
Je ne sais pas ce que sont devenues ses opinions sur le magnétisme. Durant les années où nous avons pu ne pas nous perdre de vue, il s'adonnait beaucoup à l'étude de cette chose mystérieuse à laquelle Gaubert croyait d'une manière absolue. Ce dernier me fit voir des expériences qui me convainquirent pendant quelque temps; mais lui-même découvrit que nous avions été joués, et j'avoue que depuis des tours si bien faits, je suis devenue d'une méfiance fort difficile à guérir.
Il resta, lui, attaché à sa croyance jusqu'au dernier moment, avouant, comme son digne ami le docteur Frappart, qu'il n'avait jamais pu s'emparer d'un fait concluant, grâce {CL 257} aux charlatans et aux sycophantes qui s'étaient jetés sur la profession lucrative des sujets magnétiques; mais protestant, au nom de la logique de la science, contre la nécessité du fait. J'avoue que c'est là pour moi une conclusion difficile à admettre. La science est, à cet égard, une chose si nouvelle que longtemps encore elle ne pourra être que la recherche des causes et de la nature de certains faits insolites. Si ces faits sont insaisissables, quelle loi de la nature nous commandera, au nom de la logique, de nous passer de cette preuve? De ce que l'attraction gouverne un certain ordre de choses matérielles, résulte-t-il que la pensée humaine {Lub 266} puisse s'isoler des fonctions de l'organisme et nous faire entrer dans le domaine des prestiges?
J'y ai beaucoup pensé, sans la moindre prévention contraire, et même avec le violent désir, si naturel à l'imagination poétique, de sortir du monde positif et d'entrer dans une voie inconnue. J'ai trouvé beaucoup de charme à m'illusionner moi-même à un moment donné. Je trouve les savants officiels très-légers dans leur dédain pour tout examen attentif des phénomènes magnétiques. J'ai trouvé souvent fort mauvaises les raisons qu'ils donnaient pour se dispenser de cet examen. Mais je n'ai pas trouvé autre chose, et, en somme, je n'ai pas de conviction motivée à faire valoir en faveur du magnétisme, sous les diverses formes qu'il a prises pour devenir un objet de commerce ou d'amusement, et bien moins depuis que les tables s'efforcent de tourner que du temps où on ne leur demandait rien de semblable.
Cependant il y a un magnétisme dans l'être humain, comme il y a une fascination exercée par certains animaux sur d'autres espèces d'animaux pour les attirer et les soumettre. Les grands orateurs, les grands artistes, même des personnes vulgaires douées d'une volonté tenace et irréfléchie, l'exercent souvent sur certains de leurs semblables {CL 258} dont les tendances extatiques se prêtent particulièrement à la subir; mais cette fascination est loin d'être absolue et irrésistible: elle échoue complétement sur un grand nombre de sujets, au moment même où elle en domine exclusivement quelques-uns. Et si elle agit, de la part d'un homme supérieur, sur le grand nombre, elle s'arrête toujours devant quelques individus récalcitrants.
C'est donc une puissance limitée, et qui pour se développer a besoin du consentement d'autrui. Aucun homme ne vient au monde avec la faculté absolue de dominer son semblable. Dieu, qui ne lui en a pas donné le droit, lui en refuse le pouvoir. Il y a seulement, dans le plus ou moins d'ascendant que nous pouvons prendre les uns sur les autres, une intention providentielle de réserver l'autorité morale à ceux qui en sont dignes.
Il y a aussi, dans la surexcitation des passions comprimées, ou dans la force soutenue des grandes affections, peut-être aussi dans la contention des fortes intelligences, des faits de divination magnétique que le cœur et l'esprit {Lub 267} ne se refusent pas à admettre, tandis qu'ils repoussent avec dégoût les révélations des jongleurs et la prescience des sibylles de carrefour.
Enfin, je crois q sérieusement à des influences. Je ne sais pas qualifier autrement certaines dispositions soudaines où nous placent, à notre insu, peut-être à l'insu d'elles-mêmes, certaines personnes que nous aimons ou qui nous déplaisent à première vue. Que ce soit une impression reçue dans une existence antérieure dont nous avons perdu le souvenir, ou réellement un fluide qui émane d'elles, il est certain que la rencontre des ces personnes nous est bienfaisante ou nuisible. Je ne crois pas que ces préventions soient imaginaires dans leurs causes, n'ayant jamais vu qu'elles le fussent dans leurs effets. Je ne parle pas des préventions légères, fantasques ou préconçues. On fait fort bien de vaincre celles-là {CL 259} dès qu'on les sent mal fondées; mais il en est de bien sérieuses auxquelles on ne donne pas assez d'attention, et qu'on se repent toujours d'avoir repoussées lorsqu'on avait la liberté d'agir.
Si c'est une superstition, j'ai celle-là, je l'avoue, et j'ai fait l'expérience d'aimer toute ma vie les gens que j'ai aimés en les voyant pour la première fois. Il en fut ainsi de David Richard, que je n'ai pas vu depuis plus de dix ans, et de mon pauvre Gaubert, que je ne verrai plus que dans une autre vie. Les voir était pour moi un véritable bien-être moral, que je ressentais, même d'une façon matérielle, dans l'aisance de ma respiration, comme s'ils eussent apporté autour de moi une atmosphère plus pure que celle dont j'étais nourrie à l'habitude. Ne plus les voir n'a presque rien ôté au bien-être intellectuel que m'apporte leur souvenir et au rassérénement qui se fait dans ma pensée quand je m'imagine converser avec eux.
C'est qu'il y a des âmes, je ne dirai pas faites les unes pour les autres, -trop de dissemblances dans leurs facultés leur commandent de ne pas se jeter aveuglément dans le même chemin, — mais des âmes qui se conviennent par quelque point essentiel et dominant. Gaubert me disait, dans sa langue phrénologique, que nous nous tenions par les protubérances de l'affectionnivité et de la vénération. Soit! Quand ces âmes se rencontrent, elles se devinent et s'acceptent mutuellement sans hésiter, {Lub 268} elles se saluent comme de vieilles connaissances; elles n'ont rien à se révéler de nouveau, et pourtant elles se délectent dans l'entretien l'une de l'autre, comme si elles se retrouvaient après une longue séparation.
La femme admirable et infortunée dont j'ai parlé dans les pages précédentes demandait au ciel des saints et des anges sur la terre. Je me souviens de lui avoir dit souvent qu'il y en avait, mais que nous n'avions pas toujours le {CL 260} sens divin qui les fait reconnaître sous l'humble forme et parfois sous le pauvre habit qui les déguisent. Nous avons de l'imagination, nous cherchons le prestige. La beauté, le charme, l'esprit, la grâce nous enivrent et nous courons après de trompeurs météores sans nous douter que les vrais saints sont plus souvent cachés dans la foule que placés sur le piédestal. Et puis, quand nous avons suivi ces belles lumières qui attirent comme les feux follets, elles s'éteignent tout à coup, et avec elles l'enthousiasme qu'elles nous inspiraient. Ces erreurs-là s'appellent quelquefois passions. Les vrais saints ne fanatisent pas ainsi. Ils n'inspirent que des sentiments doux et angéliques comme eux-mêmes. Ils sont trop modestes pour vouloir entraîner ou éblouir. Ils ne troublent pas le cerveau, ils ne tourmentent pas le cœur. Ils sourient et bénissent. Heureux l'instinct qui les découvre et le jugement qui les apprécie!
Des saints et des anges! Et pourquoi ne voulons-nous pas comprendre que ces beaux êtres fantastiques sont déjà de ce monde à l'état latent, comme le papillon splendide dans sa propre larve? r Ils n'ont ni rayons de feu ni ailes d'or pour se distinguer des autres hommes. Ils n'ont pas même toujours les beaux yeux profonds et lumineux qui éclairaient la figure pâle de mon bon Gaubert. Ils ne sont ni remarqués ni admirés dans le monde. Ils ne brillent nulle part, ni sur des chevaux rapides, ni aux avant-scènes des théâtres, ni dans les salons, ni dans les académies, ni dans le forum, ni dans les cénacles. S'ils eussent vécu sous Tibère, ils n'eussent brillé qu'aux arènes, en qualité de martyrs, comme tant d'autres fidèles serviteurs de Dieu, dont on n'eût jamais entendu parler si l'occasion d'un grand acte de foi ne se fût rencontrée pour envoyer aux archives du ciel les noms sacrés de ces victimes obscures, la splendeur de ces vertus ignorées.
{Lub 269} Des saints et des anges! oui, à mes yeux, Gaubert {CL 261} était un saint et Richard un ange: celui-ci paisible et nageant sans trouble et sans effroi dans son rayonnement intérieur; celui-là, plus agité, plus impatient, exhalant de brûlantes indignations contre la folie ou la perversité, qu'il comprenait d'autant moins qu'il les étudiait davantage.
Gaubert m'inspirait une tendresse véritable, parce qu'il l'éprouvait pour moi. Quoiqu'il n'eût qu'une dizaine d'années de plus que moi, sa tête chauve, ses joues creuses, sa débile santé et, plus que tout cela, l'austérité naïve de sa vie et de ses idées, le vieillissaient de vingt ans à mes yeux et à ceux de ses autres amis. C'était le type du vertueux et tendre père, sévère et absolu dans ses théories, indulgent jusqu'à la gâterie dans la pratique des affections. J'ai pleuré sa mort, non pas seulement par respect et par attendrissement, mais par égoïsme de cœur. Il nous avait pourtant dit cent fois à tous qu'il ne fallait pas pleurer les morts chéris, mais bien plutôt remercier Dieu de les avoir appelés à lui, et pousser le dévouement au delà de la tombe jusqu'à se réjouir de les savoir en possession de leur récompense. Il avait raison, mais les entrailles ne raisonnent pas, et si je l'ai amèrement regretté, c'est sa faute. Il s'était rendu trop nécessaire à moi. Je voyais en lui un refuge contre tous les découragements et toutes les langueurs de la volonté, une loi vivante du devoir avec les suavités de la prédication enthousiaste, et ces douceurs de la sollicitude paternelle qui pénètrent et consolent. Les saints farouches et ascétiques frappent l'imagination ou éveillent l'orgueil qu'on appelle émulation. Ils n'agissent donc que sur de nobles orgueilleux de leur trempe. Les saints doux et tendres attirent davantage, et, pour mon compte, je n'aime que ceux-ci.
J'aurai à reparler de Gaubert et du bon frère qui lui a survécu, dans la suite de mon histoire. s Il me reste à dire, {CL 262} à propos de Richard et du magnétisme, une particularité que je ne prétends pas expliquer.
Je suis un sujet très-rebelle, je crois, à l'influence magnétique directe. Je ne sais si l'on pourrait m'endormir. On ne me ferait pas rêver pour cela, je pense. Et quand je rêverais tout haut, cela ne prouverait pas plus que de la part de ceux qui prophétisent au hasard {Lub 270} et dont le hasard justifie les prédictions. Les passes magnétiques m'irritent les nerfs et m'impatientent. Bref, je ne crois pas plus au fluide qui du creux de la main de l'un se communique au cerveau d'un autre qu'à celui qui du bout des doigts va chercher l'âme d'une table ou d'un chapeau.
Mais l'influence extraordinaire que la seule présence d'une personne sympathique ou antipathique peut exercer sur le système nerveux, je l'ai éprouvée et suis forcée d'y croire. L'antipathie peut même n'être que physique et rester inexplicable. Je l'ai ressentie dans les violentes migraines dont j'ai été si longtemps affectée. La seule rencontre de certaines personnes que je ne haïssais pas pour cela, et qui ne me causaient même nul ennui, m'amenait instantanément une crise ou un redoublement insupportable, et quand ces affreuses douleurs m'ont reprise tout à coup en les revoyant, à l'insu de ma mémoire, et de mon imagination par conséquent, j'ai été forcée de croire que le fluide y était pour quelque chose.
Le seul fluide curatif que j'aie rencontré est celui de Richard. Trois ou quatre fois la migraine ou les douleurs du foie m'ont quittée au bout de quelques instants de sa présence, et même à sa seule apparition dans la chambre où je me trouvais. Ce ne fut point du tout l'affaire de sa volonté ni celle de mon imagination. L'imagination, quoi qu'on en dise, n'agit pas à l'insu d'elle-même dans les têtes lucides t.
Je laisse ce fait pour ce qu'il est; mais je reste persuadée {CL 263} que certains individus peuvent agir sur certains autres par autre chose que le sentiment, l'imagination ou les sens. Je dis donc que c'est par le fluide, puisque c'est un mot consacré. Je crois qu'on peut toujours combattre l'excès de cette influence si elle est mauvaise, mais qu'on ne doit pas la nier légèrement et sans examen. Elle ne paraît mystérieuse que parce qu'elle n'a pas trouvé une explication nette et claire.
Je m'excuserai d'avoir insisté sur un fait puéril qui m'est tout personnel, en concluant ainsi: — Il est facile de passer à travers les préoccupations du monde et du temps où l'on existe, en rejetant brusquement ce qui choque les instincts, ou en acceptant, avec une précipitation aveugle, ce qui les flatte. Moi, qui crois devoir {Lub 271} rendre compte, le plus impartialement possible, non pas de tout ce qui a été discuté autour de moi (je n'ai pas la connaissance suffisante), mais de l'impression que j'en ai reçue, je n'ai pas voulu parler du mystère électro-magnétique avec une complète irrévérence, et sans apporter mon petit fait d'expérience personnelle à l'appui de ce qu'il peut ou de ce qu'il doit y avoir de sérieux dans l'objet de cette recherche.
Au reste, je n'attache pas à mon opinion plus d'importance qu'elle n'en mérite. Si j'en dois compte au public, c'est surtout parce que dans divers ouvrages j'ai permis à ma fantaisie de s'égarer dans un monde qui était de son domaine et dont la peinture ne tire pas à conséquence dans les romans. Je dois faire bon marché du merveilleux que je me suis assimilé dans l'occasion sans scrupule. Les romans ont ce bon côté d'être une sorte d'histoire libre de ce qui se passe, à un moment donné, de dramatique ou de riant, de poétique ou de sérieux dans les cervelles humaines. L'historien est forcé de tout juger. Le conteur est plus libre et peut subir, sans remords, les influences passagères de son imagination; il sait qu'elles ne peuvent {CL 264} égarer personne dans une fiction, et que si on les examine plus tard à un point de vue historique, on y trouve toujours cette sorte d'enseignement qui consiste à apprécier le plus ou moins d'intensité des émotions que son époque lui a communiquées en les ressentant elle-même. Le second volume de Wilhem Meister, qui semble ne plus se passer dans le monde de la réalité, est très-intéressant à étudier, comme révélation du monde d'aperçus nouveaux que Goëthe, personnifiant alors l'Allemagne pensante ou rêveuse, portait en lui-même; ceci soit dit sans impertinente comparaison entre Goëthe et l'écrivain de ces humbles pages.
Quant à des conclusions concluantes sur le goût du merveilleux que le magnétisme a introduit dans le monde, nous n'y sommes pas encore, et il faudra du temps à la science pour les prononcer avec fruit. Ne dût-il rester de ces débats que certains ouvrages, ou la place qu'ils ont prise dans certains ouvrages u, ils auront servi à soulever une foule de questions d'un intérêt réel et à exercer l'esprit humain aux luttes du progrès.
Pour mon compte, après m'être tourmentée quelque {Lub 272} temps de ces problèmes, je suis arrivée à comprendre qu'il n'y avait pas grande honte à ne pouvoir pas les trancher. Chaque siècle a les siens, et ce n'est pas en philosophie et en politique que l'on rencontre les moindres. Chaque siècle est donc arrêté en sa route par des questions ardues dans tous les genres, et ceux qui se hâtent de les résoudre regrettent souvent, sur leurs vieux jours, de s'être prononcés prématurément, en se voyant démentis par des certitudes acquises, ou tout au moins par des probabilités très-graves. On a le travers de ne jamais oser dire: Je ne sais pas. on craint de passer pour ignorant ou paresseux. On peut bien n'être ni l'un ni l'autre, et sentir que l'on n'est pas plus fort que son époque.
{CL 265} Il est vrai que, si l'on avouait naïvement tout ce que l'on ne sait pas, on ne parlerait guère et on écrirait encore moins.
Ce qui m'est resté, quant à moi, de tout ce que j'ai entendu dire sur certains sujets très-spécieux, c'est que les gens de cœur et d'intelligence qui cherchaient sincèrement la lumière la faisaient luire autour d'eux sur d'autres sujets plus importants. Ainsi, Richard, en étudiant la boîte osseuse du crâne humain, arrivait à éclairer l'esprit humain des lueurs de sa douce raison et de sa charité fervente. Gaubert en me promenant à travers les catacombes pendant des journées entières, me parlait de la vie et de la mort en métaphysicien convaincu et en vrai philosophe.