GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie litt�raire et intime
1832-1850

{Presse 30/6/1855 1; CL T.4 [205]; Lub T.2 [222]} IV a

Madame Dorval. b



J'�tais li�e depuis un an avec madame Dorval, non pas sans lutte avec plusieurs de mes amis, qui avaient d'injustes pr�ventions contre elle. J'aurais beaucoup sacrifi� � l'opinion de mes amis les plus s�rieux, et j'y sacrifiais souvent, lors m�me que je n'�tais pas bien convaincue; mais pour cette femme, dont le cœur �tait au niveau de l'intelligence, je tins bon, et je fis bien.

N�e sur les tr�teaux de province, �lev�e dans le travail et la mis�re, Marie Dorval avait grandi � la fois souffreteuse et forte, jolie et fan�e, gaie comme un enfant, triste et bonne comme un ange condamn� � marcher sur les plus durs chemins de la vie. Sa m�re �tait de ces natures exalt�es qui excitent de trop bonne heure la sensibilit� de leurs enfants. À la moindre faute de Marie, elle lui disait: « Vous me tuez, vous me faites mourir de chagrin! » Et la pauvre petite, prenant au s�rieux ces reproches exag�r�s, passait des nuits enti�res dans les larmes, priant avec ardeur, et demandant � Dieu, avec des repentirs et des remords navrants, de lui rendre sa m�re, qu'elle s'accusait d'avoir assassin�e; et le tout pour une robe d�chir�e ou un mouchoir perdu.

{CL 206} Ébranl�e ainsi d�s l'enfance, la vie d'�motions se d�veloppa en elle, intense, in�puisable, et en quelque sorte n�cessaire. Comme ces plantes d�licates et charmantes que l'on voit pousser, fleurir, mourir et rena�tre sans cesse, fortement attach�es au roc, sous la foudre des cataractes, cette �me exquise, toujours pli�e sous le poids des violentes douleurs, s'�panouissait au moindre rayon de soleil, et cherchait avec avidit� le souffle de la {Lub 223} vie autour d'elle, quelque fugitif, quelque empoisonn� parfois qu'il p�t �tre. Ennemie de toute pr�voyance, elle trouvait dans la force de son imagination et dans l'ardeur de son �me les joies d'un jour, les illusions d'une heure, que devaient suivre les �tonnements na�fs ou les regrets amers. G�n�reuse, elle oubliait ou pardonnait; et, se heurtant sans cesse � des chagrins renaissants, � des d�ceptions nouvelles, elle vivait, elle aimait, elle souffrait toujours.

Tout �tait passion chez elle, la maternit�, l'art, l'amiti�, le d�vouement, l'indignation, l'aspiration religieuse; et comme elle ne savait et ne voulait rien mod�rer, rien refouler, son existence �tait d'une pl�nitude effrayante, d'une agitation au-dessus des forces humaines.

Il est �trange que je me sois attach�e longtemps et toujours � cette nature poignante qui agissait sur moi, non pas d'une mani�re funeste (Marie Dorval aimait trop le beau et le grand pour ne pas vous y rattacher, m�me dans ses heures de d�sespoir), mais qui me communiquait ses abattements, sans pouvoir me communiquer ses renouvellements soudains et vraiment merveilleux. J'ai toujours cherch� les �mes sereines, ayant besoin de leur patience et d�sirant l'appui de leur sagesse. Avec Marie Dorval j'avais un r�le tout oppos�, celui de la calmer et de la persuader; et ce r�le m'�tait bien difficile, surtout � l'�poque o�, troubl�e et effray�e de la vie jusqu'� la d�sesp�rance, je ne trouvais rien de consolant � lui dire qui ne f�t d�menti {CL 207} en moi par une souffrance moins expansive, mais aussi profonde que les siennes.

Et pourtant ce n'�tait pas par devoir seulement que j'�coutais sans me lasser sa plainte passionn�e et incessante contre Dieu et les hommes. Ce n'�tait pas seulement le d�vouement de l'amiti� qui m'encha�nait au spectacle de ses tortures; j'y trouvais un charme �trange, et dans ma piti� il y avait un respect profond pour ces tr�sors de douleur qui ne s'�puisaient que pour se renouveler.

À tr�s-peu d'exceptions pr�s, je ne supporte pas longtemps la soci�t� des femmes; non pas que je les sente inf�rieures � moi par l'intelligence: j'en consomme si peu dans le commerce habituel de la vie, que tout le monde en a plus que moi autour de moi; mais la femme est, en g�n�ral, un �tre nerveux et inquiet, qui me {Lub 224} communique, en d�pit de moi-m�me, son trouble �ternel � propos de tout. Je commence par l'�couter � regret, et puis je me laisse prendre � un int�r�t bien naturel, et je m'aper�ois enfin que dans toutes les agitations pu�riles qu'on me raconte il n'y a pas de quoi fouetter un chat.

D'autres sont vaines sit�t qu'elles deviennent s�rieuses, et celles qui ne sont pas artistes de profession arrivent souvent � un orgueil d�mesur� d�s qu'elles sortent de la r�gion des caquets et de la pr�occupation exag�r�e des petites choses. C'est un r�sultat de l'�ducation incompl�te; mais cette �ducation le f�t-elle moins, il resterait toujours � la femme une sorte d'excitation maladive qui tient � son organisation et qui en fait le tourment quand, par exception, elle n'en fait pas le charme.

J'aime donc mieux les hommes que les femmes, et je le dis sans malice, bien s�rieusement convaincue que les fins de la nature sont logiques et compl�tes, que la satisfaction des passions n'est qu'un c�t� restreint et accidentel de cet attrait d'un sexe pour l'autre, et qu'en dehors de {CL 208} toute relation physique, les �mes se cherchent toujours dans une sorte d'alliance intellectuelle et morale o� chaque sexe apporte ce qui est le compl�ment de l'autre. S'il en �tait autrement, les hommes fuiraient les femmes, et r�ciproquement, quand l'�ge des passions finit, tandis qu'au contraire le principal �l�ment de la civilisation humaine est dans leurs rapports calmes et d�licats.

Malgr� cette disposition que je n'ai jamais voulu nier, trouvant qu'� la nier il y avait hypocrisie mal entendue et d�raison compl�te; malgr� mon �loignement � �couter les confidences de femmes, qui sont rarement vraies et souvent insipides; malgr� ma pr�f�rence pour la corde plus franche et plus pleine que les hommes font vibrer dans mon esprit, j'ai connu et je connais plusieurs femmes qui, vraiment femmes par la sensibilit� et la gr�ce, m'ont mis le cœur et le cerveau compl�tement � l'aise par une candeur v�ritable et une placidit� de caract�re non pas virile, mais, pour ainsi dire, ang�lique.

Telle n'�tait pourtant pas madame Dorval. C'�tait le r�sum� de l'inqui�tude f�minine arriv�e � sa plus haute puissance. Mais c'en �tait aussi l'expression la plus int�ressante et la plus sinc�re. Ne dissimulant rien d'elle-m�me, elle n'arrangeait et n'affectait rien. Elle {Lub 225} avait un abandon d'une rare �loquence; �loquence parfois sauvage, jamais triviale, toujours chaste dans sa crudit� et trahissant partout la recherche de l'id�al insaisissable, le r�ve du bonheur pur, le ciel sur la terre. Cette intelligence sup�rieure, inou�e de science psychologique et riche d'observations fines et profondes, passait du s�v�re au plaisant avec une mobilit� stup�fiante. Quand elle racontait sa vie, c'est-�-dire son d�boire de la veille et sa croyance au lendemain, c'�tait au milieu de larmes am�res et de rires entra�nants qui dramatisaient ou �clairaient son visage, sa pantomime, tout son �tre, de lueurs tour � tour terribles {CL 209} et brillantes. Tout le monde a connu � demi cette femme imp�tueuse, car quiconque l'a vue aux prises avec les fictions de l'art peut, jusqu'� un certain point, se la repr�senter telle qu'elle �tait dans la r�alit�: mais ce n'�tait l� qu'un c�t� d'elle-m�me. On ne lui a jamais fait, on n'aurait, je crois, jamais pu lui faire le r�le o� elle se f�t manifest�e et r�v�l�e tout enti�re, avec sa verve sans fiel, sa tendresse immense, ses col�res enfantines, son audace splendide, sa po�sie sans art, ses rugissements, ses sanglots et ses rires na�fs c et sympathiques, soulagement momentan� qu'elle semblait vouloir donner � l'�motion de son auditeur accabl�.

Parfois, cependant, c'�tait une gaiet� d�sesp�r�e; mais bient�t le rire vrai s'emparait d'elle et lui donnait de nouvelles puissances. C'�tait la balle �lastique qui touchait la terre pour rebondir sans cesse. Ceux qui l'�coutaient une heure en �taient �blouis. Ceux qui l'�coutaient des jours entiers la quittaient bris�s, mais attach�s � cette destin�e fatale par un invincible attrait, celui qui attire la souffrance vers la souffrance et la tendresse du cœur vers l'ab�me des cœurs navr�s.

Lorsque je la connus, elle �tait dans tout l'�clat de son talent et de sa gloire. Elle jouait Antony et Marion Delorme.

Avant de prendre la place qui lui �tait due, elle avait pass� par toutes les vicissitudes de la vie nomade. Elle avait fait partie de troupes ambulantes dont le directeur proposait une partie de dominos sur le th��tre � l'amateur le plus fort de la soci�t�, pour �gayer l'entr'acte. Elle avait chant� dans les chœurs de Joseph, grimp�e sur une �chelle et couverte d'un parapluie pour quatre, la coulisse {Lub 226} du th��tre (c'�tait une ancienne �glise) {Presse 30/6/1855 2} �tant tomb�e en ruines, et les choristes �tant oblig�s de se tenir l� sur une br�che masqu�e de toiles, par une pluie battante. Le chœur avait �t� interrompu par l'exclamation d'un des coryph�es criant � {CL 210} celui qui �tait sur l'�chelon au-dessus de lui: « Animal, tu me cr�ves l'œil avec ton parapluie! À bas le parapluie! »

À quatorze ans, elle jouait Fanchette dans le mariage de Figaro, et je ne sais plus quel r�le dans une autre pi�ce. Elle ne poss�dait au monde qu'une robe, une petite robe blanche qui servait pour les deux r�les. Seulement, pour donner � Fanchette une tournure espagnole, elle cousait une bande de calicot rouge au bas de sa jupe, et la d�cousait vite apr�s la pi�ce, pour avoir l'air de mettre un autre costume, quand les deux pi�ces �taient jou�es le m�me soir. Dans le jour, v�tue d'un �troit fourreau d'enfant en tricot de laine, elle lavait et repassait sa pr�cieuse robe blanche.

Un jour qu'elle �tait ainsi v�tue et ainsi occup�e, un vieux riche de province vint lui offrir son cœur et ses �cus. Elle lui jeta son fer � repasser au visage, et alla conter cette insulte � un petit gar�on de quinze ans qu'elle regardait comme son amoureux et qui voulut tuer le s�ducteur.

Mari�e jeune, elle chantait l'op�ra-comique � Nancy, je crois, lorsque sa petite fille eut la cuisse cass�e dans la coulisse par la chute d'un d�cor. Il lui fallut courir de son enfant � la sc�ne, et de la sc�ne � son enfant sans interrompre la repr�sentation.

M�re de trois enfants et charg�e de sa vieille m�re infirme, elle travailla avec un courage infatigable pour les entourer de soins. Elle vint � Paris tenter la fortune, et, pour elle, la fortune, c'�tait l'ambition d'�chapper � la mis�re. Mais, ayant en horreur toute autre ressource que celle du travail, elle v�g�ta plusieurs ann�es dans la fatigue et les privations. Ce ne fut que par le r�le de la Meuni�re, dans le m�lodrame en vogue des Deux For�ats, qu'elle commen�a � faire remarquer ses �minentes qualit�s dramatiques.

{CL 211} D�s lors, ses succ�s furent brillants et rapides. Elle cr�a la femme du drame nouveau, l'h�ro�ne romantique au th��tre, et si elle dut sa gloire aux ma�tres dans cet art, ils lui durent, eux aussi, la conqu�te d'un public {Lub 227} qui voulait en voir et qui en vit la personnification dans trois grands artistes, Fr�d�rick-Lema�tre, madame Dorval et Bocage d.

Madame Dorval cr�a, en outre, un type � part dans le r�le de Jeanne Vaubernier (madame du Barri). Il faut l'avoir vue dans ce r�le, o�, exquise de gr�ce et de charme dans la trivialit�, elle r�solut une difficult� qui semblait insurmontable. Mais il faut l'avoir vue dans Marion Delorme, dans Angelo, dans Chatterton, dans Antony, et plus tard dans le drame de Marie-Jeanne, pour savoir quelle passion jalouse, quelle chastet� suave, quelles entrailles de maternit� �taient en elle � une �gale puissance.

Et pourtant elle avait � lutter contre des d�fauts naturels. Sa voix �tait �raill�e, sa prononciation grasseyante et son premier abord sans noblesse et m�me sans gr�ce. Elle avait le d�bit de convention maladroit et g�n�, et, trop intelligente pour beaucoup de r�les qu'elle eut � jouer, elle disait souvent: « Je ne sais aucun moyen de dire juste des choses fausses. Il y a au th��tre des locutions convenues qui ne pourront jamais sortir de ma bouche que de travers, parce qu'elles n'en sont jamais sorties dans la r�alit�. Je n'ai jamais dit dans un moment de surprise: Que vois-je? et dans un moment d'h�sitation: O� m'�gar�-je? Eh bien! j'ai souvent des tirades enti�res dont je ne trouve pas un seul mot possible et que je voudrais improviser d'un bout � l'autre, si on me laissait faire. »

Mais il y avait toute une entr�e en mati�re dans les premi�res sc�nes de ses r�les, o�, quelque vrais ou bien �crits qu'ils fussent, ses d�fauts ressortaient plus que ses qualit�s. Ceux qui la connaissaient ne s'en inqui�taient pas, {CL 212} sachant que le premier �clair qui jaillirait d'elle am�nerait l'embrasement du public. Ses ennemis (tous les grands artistes en ont beaucoup et de tr�s-acharn�s) se frottaient les mains au d�but, et les gens sans pr�vention qui la voyaient pour la premi�re fois s'�tonnaient qu'on la leur e�t tant vant�e; mais, d�s que le mouvement se faisait dans le r�le, la gr�ce souple et abandonn�e se faisait dans la personne; d�s que le trouble arrivait dans la situation, l'�motion de l'actrice creusait cette situation jusqu'� l'�pouvante, et quand la passion, la terreur ou le d�sespoir �clataient, les plus {Lub 228} froids �taient entra�n�s, les plus hostiles �taient r�duits au silence.

J'avais publi� seulement Indiana, je crois, quand, pouss�e vers madame Dorval par une sympathie profonde, je lui �crivis pour lui demander de me recevoir. Je n'�tais nullement c�l�bre, et je ne sais m�me si elle avait entendu parler de mon livre. Mais ma lettre la frappa par sa sinc�rit�. Le jour m�me o� elle l'avait re�ue, comme je parlais de cette lettre � Jules Sandeau, la porte de ma mansarde s'ouvre brusquement, et une femme vient me sauter au cou avec effusion, en criant tout essouffl�e: « Me voil�, moi! »

je ne l'avais jamais vue que sur les planches; mais sa voix �tait si bien dans mes oreilles, que je n'h�sitai pas � la reconna�tre. Elle �tait mieux que jolie, elle �tait charmante; et cependant elle �tait jolie, mais si charmante que cela �tait inutile. Ce n'�tait pas une figure, c'�tait une physionomie, une �me. Elle �tait encore mince, et sa taille �tait un souple roseau qui semblait toujours balanc� par quelque souffle myst�rieux, sensible pour lui seul. Jules Sandeau la compara, ce jour-l�, � la plume bris�e qui ornait son chapeau. « Je suis s�r, disait-il, qu'on chercherait dans l'univers entier une plume aussi l�g�re et aussi molle que celle qu'elle a trouv�e. Cette plume unique et {CL 213} merveilleuse a vol�e vers elle par la loi des affinit�s, ou elle est tomb�e sur elle de l'aile de quelque f�e en voyage. »

Je demandai � madame Dorval comment ma lettre l'avait convaincue et amen�e si vite. Elle me dit que cette d�claration d'amiti� et de sympathie lui avait rappel� celle qu'elle avait �crite � mademoiselle Mars apr�s l'avoir vue jouer pour la premi�re fois: « J'�tais si na�ve et si sinc�re! ajouta-t-elle. J'�tais persuad�e qu'on ne vaut et qu'on ne devient quelque chose soi-m�me que par l'enthousiasme que le talent des autres nous inspire. Je me suis souvenue, en lisant votre lettre, qu'en �crivant la mienne je m'�tais sentie v�ritablement artiste pour la premi�re fois, et que mon enthousiasme �tait une r�v�lation. Je me suis dit que vous �tiez ou seriez artiste aussi: et puis, je me suis rappel�e encore que mademoiselle Mars, au lieu de me comprendre et de m'appeler, avait �t� froide et hautaine avec moi; je n'ai pas voulu faire comme mademoiselle Mars. »

{Lub 229} Elle nous invita � d�ner pour le dimanche suivant; car elle jouait tous les soirs de la semaine et passait le jour du repos au milieu de sa famille. Elle �tait mari�e avec M. Merle, �crivain distingu�, qui avait fait des vaudevilles charmants, le Ci-devant Jeune Homme, entre autres, et qui, presque jusqu'� ses derniers jours, a fait le feuilleton de th��tre de la Quotidienne e avec esprit, avec go�t, et presque toujours avec impartialit�. M. Merle avait un fils; les trois filles de madame Dorval et quelques vieux amis composaient la r�union intime, o� les jeux et les rires des enfants avaient naturellement le dessus.

On ne sait pas assez combien est touchante la vie des artistes de th��tre quand ils ont une vraie famille et qu'ils la prennent au s�rieux. Je crois qu'aujourd'hui le plus grand nombre est dans les conditions du devoir ou du bonheur domestique, et qu'il serait bien temps d'en finir absolument avec les pr�jug�s du pass�. Les hommes ont {CL 214} plus de moralit� dans cette classe que les femmes, et la cause en est dans les s�ductions qui environnent la jeunesse et la beaut�, s�ductions dont les cons�quences, agr�ables seulement pour l'homme, sont presque toujours funestes pour la femme. Mais quand m�me les actrices ne sont pas dans une position r�guli�re selon les lois civiles, quand m�me, je dirai plus, elles sont livr�es � leurs plus mauvaises passions, elles sont presque toutes des m�res d'une tendresse ineffable et d'un courage h�ro�que. Les enfants de celles-ci sont m�me g�n�ralement plus heureux que ceux de certaines femmes du monde; ces derni�res, ne pouvant et ne voulant pas avouer leurs fautes, cachent et �loignent les fruits de leur amour, et quand, � la faveur du mariage, elles les glissent dans la famille, le moindre doute fait peser la rigueur et l'aversion sur la t�te de ces malheureux enfants.

Chez les actrices, faute avou�e est r�par�e. L'opinion de ce monde-l� ne fl�trit que celles qui abandonnent ou m�connaissent leur prog�niture. Que le monde officiel condamne si bon lui semble, les pauvres petits ne se plaindront pas d'�tre accueillis chez eux par une opinion plus tol�rante. L�, vieux et jeunes parents, et m�me �poux l�gitimes venus apr�s coup, les adoptent sans discussion vaine et les entourent de soins et de caresses. B�tards {Lub 230} ou non, ils sont tous fils de famille, et quand leur m�re a du talent, les voil� de suite ennoblis et trait�s dans leur petit monde comme de petits princes.

{Presse 10/7/1855 1} Nulle part les liens du sang ne sont plus �troitement serr�s que chez les artistes de th��tre. Quand la m�re est forc�e de travailler aux r�p�titions cinqheures par jour, et � la repr�sentation cinq heures par soir�e; quand elle a � peine le temps de manger et de s'habiller, les courts moments o� elle peut caresser et adorer ses enfants sont des moments d'ivresse passionn�e, et les jours de repos {CL 215} sont de vrais jours de f�te. Comme elle les emporte alors � la campagne avec transport! Comme elle se fait enfant avec eux, et comme, en d�pit des �garements qu'elle peut avoir subis ailleurs, elle redevient pure dans ses pens�es et un moment sanctifi�e par le contact des �mes innocentes! f

Aussi, celles qui vivent dans des habitudes de vertu (et il y en a plus qu'on ne pense) sont-elles dignes d'une v�n�ration particuli�re; car, en g�n�ral, elles ont une rude charge � porter, quelquefois, p�re, m�re, vieilles tantes, sœurs trop jeunes ou m�res aussi, sans courage et sans talent. Cet entourage est n�cessaire souvent pour surveiller et soigner les enfants de l'artiste qu'elle ne peut �lever elle-m�me d'une mani�re suivie, et qui lui sont un �ternel sujet d'inqui�tude; mais souvent aussi cet entourage use et abuse, ou il se querelle, et, au sortir des enivrements de la fiction, il faut venir mettre la paix dans cette r�alit� troubl�e.

Pourtant l'artiste, loin de r�pudier sa famille, l'appelle et la resserre autour de lui. Il tol�re, il pardonne, il soutient, il nourrit les uns et �l�ve les autres. Quelque sage qu'il soit, ses appointements ne suffisent qu'� la condition d'un travail terrible, car l'artiste ne peut vivre avec la parcimonie que le petit commer�ant et l'humble bourgeois savent mettre dans leur existence. L'artiste a des besoins d'�l�gance et de salubrit� dont le citadin sordide ne recule pas � priver ses enfants et lui-m�me. Il a le sentiment du beau, par cons�uent la soif d'une vraie vie. Il lui faut un rayon de soleil, un souffle d'air pur, qui, si mesur� qu'il soit, devient chaque jour d'un prix plus exorbitant dans les villes populeuses.

Et puis, l'artiste sent vivement les besoins de l'intelligence. Il ne vit, il ne grandit que par l�. Son but n'est {Lub 231} pas d'amasser une petite rente pour doter ses enfants; il faut que ses enfants soient �lev�s en artistes pour le devenir {CL 216} � leur tour. On veut pour les siens ce que l'on poss�de soi-m�me, et parfois on le veut d'autant plus qu'on en a �t� priv� et qu'on s'est miraculeusement form� � la vie intellectuelle par des prodiges de volont�. On sait ce qu'on a souffert et comme on a risqu� d'�chouer; on veut �pargner � ses enfants ces dangers et ces �preuves. Ils seront donc �lev�s et instruits comme les enfants du riche; et cependant on est pauvre: la moyenne des appointements des artistes un peu distingu�s de Paris est de cinq mille francs par an. Pour arriver � huit ou dix mille, il faut d�j� avoir un talent tr�s-s�rieux, ou, ce qui est plus rare et plus difficile � atteindre (car il y a des centaines de talents ignor�s ou m�connus), il faut avoir un succ�s notable.

L'artiste n'arrive donc � r�soudre le dur probl�me qu'� travers des peines infinies, et toutes ces questions d'amour-propre excessif et de jalousie pu�rile qu'on lui reproche de prendre trop au s�rieux cachent souvent des ab�mes d'effroi ou de douleur, des questions de vie et de mort.

Ce dernier point �tait bien r�el chez madame Dorval. Elle gagnait tout au plus quinze mille francs en ne se reposant jamais, et vivant de la mani�re la plus simple, sachant faire sa demeure et ses habitudes �l�gantes sans luxe, � force de go�t et d'adresse; mais grande, g�n�reuse, payant souvent des dettes qui n'�taient pas les siennes, ne sachant pas repousser les parasites qui n'avaient de droit chez elle que par la persistance de l'habitude, elle �tait sans cesse aux exp�dients, et je lui ai vu vendre, pour habiller ses filles ou pour sauver de l�ches amis, jusqu'aux petits bijoux qu'elle aimait comme des souvenirs et qu'elle baisait comme des reliques.

R�compens�e souvent par la plus noire ingratitude, par des reproches qui �taient de v�ritables blasph�mes dans {CL 217} certaines bouches, elle se consolait dans l'espoir du bonheur de ses filles: mais l'une d'elles brisa son cœur.

Gabrielle avait seize ans; elle �tait d'une id�ale beaut�. Je ne la vis pas trois fois sans m'apercevoir qu'elle �tait jalouse de sa m�re et qu'elle ne songeait qu'� secouer {Lub 232} son autorit�. Madame Dorval ne voulait pas entendre parler de th��tre pour ses filles. « Je sais trop ce que c'est! » disait-elle; et dans ce cri il y avait toutes les terreurs et toutes les tendresses de la m�re.

Gabrielle ne se g�na pas pour me dire que sa m�re redoutait sur la sc�ne le voisinage de sa jeunesse et de sa beaut�. Je l'en repris, et elle me t�moigna g tr�s-na�vement sa col�re et son aversion pour quiconque donnait raison contre elle � sa m�re. Je fus surprise de voir tant d'amertume cach�e h sous cette figure d'ange, pour laquelle je m'�tais sentie pr�venue, et qui, en me donnant sa confiance, s'�tait imagin�e apparemment que j'abonderais dans son sens.

Peu de temps apr�s, Gabrielle s'�prit d'un homme de lettres de quelque talent, Fontaney i, qui faisait de petits articles dans la Revue des Deux-Mondes, sous le nom de lord Feeling. Mais ce talent �tait d'une mince port�e et d'un emploi � peu pr�s nul, commercialement parlant. Fontaney ne poss�dait rien, et, de plus, il �tait phthisique.

Madame Dorval voulut l'�loigner. Gabrielle, irrit�e, l'accusa de vouloir le lui enlever. « Ah! s'�criait la pauvre m�re bless�e et constern�e, voil� l'ex�crable rengaine des filles jalouses! On veut les emp�cher de courir � leur perte, on a le cœur bris� d'�tre forc� de briser le leur, et pour vous consoler elles vous accusent d'�tre inf�me, pas davantage! »

Madame Dorval jugea n�cessaire de mettre Gabrielle au couvent. Un beau matin, Gabrielle disparut, enlev�e par Fontaney.

Fontaney �tait un honn�te homme, mais une �me sans {CL 218} �nergie comme son organisation mortellement frapp�e, et un esprit sans ressources comme sa fortune. Apr�s le scandale de cet enl�vement, madame Dorval ne pouvant lui refuser la main de Gabrielle, il n'avait d'autre parti � prendre que de venir demander et obtenir un double pardon. La courageuse m�re e�t donn� asile � ce malade qui voulait �tre �poux au bord de sa tombe, � cette fille abus�e qui se posait en victime parce qu'on voulait l'emp�cher de l'�tre.

Fontaney fit tout le contraire de ce que lui eussent conseill� la raison et la droiture. Il emmena Gabrielle en Espagne, comme s'il e�t craint que sa m�re ne m�t {Lub 233} des gendarmes apr�s elle, et ils essay�rent de se marier sans son consentement; mais ils n'y r�ussirent pas et furent forc�s de le demander dans des termes blessants. Le mariage consenti et conclu, ils demand�rent de l'argent. Madame Dorval donna tout ce qu'elle put donner. On trouva naturellement qu'elle n'en avait gu�re et on lui en fit un crime. Les jeunes �poux, au lieu de chercher � travailler � Paris, partirent pour l'Angleterre, mangeant ainsi d'un coup, en voyages et en d�placements, le peu qu'ils poss�daient. Avaient-ils l'espoir de se cr�er des occupations � Londres? Cet espoir ne se r�alisa pas. Gabrielle n'�tait pas artiste, bien qu'elle e�t �t� �lev�e comme une h�riti�re e�t pu l'�tre, avec des ma�tres d'art et les conseils de vrais artistes; mais la beaut� ne suffit pas sans le courage et l'intelligence.

Fontaney n'�tait pas beaucoup mieux dou�; c'�tait un bon jeune homme, d'une figure int�ressante, capable de sentiments doux et tendres, mais tr�s � court d'id�es et trop d�licat pour ne pas comprendre, s'il e�t r�fl�chi, qu'enlever une jeune fille pauvre, sans avoir les moyens ni la force de lui cr�er une existence, est une faute dont on a mauvaise gr�ce � se draper. Il tomba dans le d�couragement, {CL 219} et la phthisie fit d'effrayants progr�s. Ce mal est contagieux entre mari et femme. Gabrielle en fut envahie et y succomba en quelques semaines, en proie � la mis�re et au d�sespoir.

Le malheureux Fontaney revint mourir � Paris. Il re�ut l'hospitalit�, pendant quelques jours, � Saint-Gratien, chez le marquis de Custine j, et l� il eut la faiblesse de se plaindre de madame Dorval avec �cret�. Se faisant illusion sur lui-m�me, comme tous les phthisiques, il pr�tendait avoir �t� robuste et bien portant avant ce s�jour � Londres, o� les privations de sa femme et l'inqui�tude de l'avenir l'avaient tu�. Il se trompait compl�tement sur lui-m�me. Le premier mot que madame Dorval m'avait dit sur son compte avait �t� celui-ci: « Il a un peu de talent, tr�s-peu de courage, et une sant� perdue. » Il suffisait, en effet, de le voir pour remarquer sa toux s�che, sa maigreur extr�me et le profond abattement de sa physionomie. La pauvre Gabrielle attribuait ces sympt�mes effrayants aux souffrances de la passion, et, innocente qu'elle �tait, ne se doutait pas que l'assouvissement de cette passion serait la mort pour tous deux.

{Lub 234} Quant aux secours que madame Dorval e�t d� leur envoyer, dans l'�tat de g�ne tr�s-dure et tr�s-effrayante o� elle vivait elle-m�me, harcel�e (je l'ai vu) par des cr�anciers qui saisissaient ses appointements et mena�aient de saisir ses meubles, ces secours eussent �t� un faible palliatif. En outre, Fontaney avouait lui-m�me qu'il avait eu honte de lui faire savoir � quelles extr�mit�s il s'�tait vu r�duit, et cette honte se comprend de reste de la part d'un homme qui n'a tenu compte des pr�visions maternelles et qui s'est fait fort d'�tre un soutien digne de confiance. Fontaney s'�tait montr� irrit� surtout de n'avoir pas inspir� cette confiance � madame Dorval.

Malgr� ce remords int�rieur, Fontaney, bris� par la perte de {CL 220} sa femme, aigri par sa propre souffrance, et se d�battant aux approches de l'agonie, s'�panchait en confidences am�res. Que Dieu lui pardonne, {Presse 10/7/1855 2} mais elles furent coupables, ces plaintes de sa faiblesse! Bon nombre de personnes les �cout�rent et les accueillirent, coupables aussi de ne pas savoir les r�duire � n�ant par l'examen du fait et par la plus simple r�flexion sur ce fait m�me.

Les ennemis de madame Dorval s'empar�rent avec joie du plus odieux et du plus absurde reproche qu'on p�t inventer contre cette m�re martyre, � toute heure de sa vie, du d�chirement de ses propres entrailles. Elle, une mauvaise m�re, quand son sentiment maternel tenait de la passion et parfois du d�lire! Quand elle est morte elle-m�me � la peine! Je raconte toute sa vie, et on verra tout � l'heure comme elle savait aimer.

Un jour qu'on rapportait, bien � tort selon moi, � madame Dorval les plaintes de sa fille et de Fontaney, au nombre desquelles celle-ci que Gabrielle avait �t� par elle maltrait�e et battue, elle devint sombre et r�veuse; puis, sans �couter les questions ind�licates et cruelles qu'on lui adressait, elle s'�cria: « Ah! Oui, mon dieu, j'aurais d� la battre! Pardonnez-moi, mon dieu, de n'avoir pas eu ce courage-l�! »

Abreuv�e de douleurs, la pauvre femme se releva de ce nouveau coup par le travail, l'affection des siens et de tendres soins pour sa plus jeune fille, Caroline, une belle enfant blonde et calme, dont la sant�, longtemps �branl�e, lui avait caus� de mortelles angoisses. Au lieu de la seconder et d'adopter l'enfant malade, comme celui qui avait le besoin et le droit d'�tre l'enfant g�t�, les deux sœurs a�n�es s'�taient amus�es � en �tre jalouses.

Mais Caroline �tait bonne; elle ch�rissait sa m�re: elle m�ritait d'�tre heureuse, et elle le fut. Apr�s que sa sœur Louise fut mari�e, elle se maria, � son tour, avec Ren� {CL 221} Luguet, un jeune acteur en qui madame Dorval pressentit un talent vrai, une �me g�n�reuse, un caract�re s�r.

Je vis cependant madame Dorval triste et abattue pendant les premiers mois de cette nouvelle vie qui se faisait autour d'elle. Elle �tait souvent malade. Un jour je la trouvai, au fond de son appartement de la rue du Bac, courb�e et comme bris�e sur un m�tier � tapisserie. « Je suis cependant heureuse, me dit-elle en pleurant de grosses larmes. Eh bien, je souffre, et je ne sais pas pourquoi. Les affections ardentes m'ont us�e avant l'�ge. Je me sens vieille, fatigu�e, j'ai besoin de repos, je cherche le repos, et voil� ce qui m'arrive: je ne sais pas me reposer. » Puis elle entra dans le d�tail de sa vie intime. « J'ai rompu violemment, me dit-elle, avec les souffrances violentes. Je veux vivre du bonheur des autres, faire ce que tu m'as dit, m'oublier moi-m�me. J'aurais voulu aussi me rattacher � mon art, l'aimer; mais cela m'est impossible. C'est un excitant qui me ram�ne au besoin de l'excitation, et, ainsi excit�e � demi, je n'ai plus que le sentiment de la douleur, les affreux souvenirs, et pour toute diversion au pass� les mille coups d'�pingle de la r�alit� pr�sente, trop faibles pour emporter le mal, assez forts pour y ajouter l'impatience et le malaise. Ah! Si j'avais des rentes ou si mes enfants n'avaient plus besoin de moi, je me reposerais tout � fait! »

Et comme je lui observais qu'elle se plaignait justement de ne pas savoir devenir calme: « C'est vrai, me dit-elle, l'ennui me d�vore depuis que je n'ai plus � m'inqui�ter. Louise est mari�e selon son choix; Caroline a un mari charmant, qu'elle adore. M. Merle, toujours gai et satisfait, pourvu que rien ne fasse un pli dans son bien-�tre, est, aujourd'hui comme toujours, le calme personnifi�, aimable, facile � vivre, charmant dans son �go�sme. Tout ne va pas mal, sauf cet appartement que vous trouvez si {CL 222} joli, mais qui est sombre et qui me fait l'effet d'un tombeau. »

Et elle se remit � pleurer. « Tu me caches quelque {Lub 236} chose? lui dis-je. — Non, vrai! s'�cria-t-elle. Tu sais bien que j'ai au contraire le d�faut de t'accabler de mes peines, et que c'est � toi que je demande toujours du courage. Mais est-ce que tu ne comprends pas l'ennui? Un ennui sans cause, car si on la savait, cette cause, on trouverait le rem�de. Quand je me dis que c'est peut-�tre l'absence de passions, je sens un tel effroi � l'id�e de recommencer ma vie, que j'aime encore mille fois mieux la langueur o� je suis tomb�e. Mais, dans cette esp�ce de sommeil o� me voil�, je r�ve trop et je r�ve mal. Je voudrais voir le ciel ou l'enfer, croire au dieu et au diable de mon enfance, me sentir victorieuse d'un combat quelconque, et d�couvrir un paradis, une r�compense. Eh bien, je ne vois rien qu'un nuage, un doute. Je m'efforce par moments de me sentir d�vote. J'ai besoin de Dieu; mais je ne le comprends pas sous la forme que la religion lui donne. Il me semble que l'�glise est aussi un th��tre, et qu'il y a l� des hommes qui jouent un r�le. Tiens, ajouta-t-elle en me montrant une jolie r�duction en marbre blanc de la Madeleine de Canova, je passe des heures � regarder cette femme qui pleure, et je me demande pourquoi elle pleure, et si c'est du repentir d'avoir v�cu ou du regret de ne plus vivre. Longtemps je ne l'ai �tudi�e que comme un mod�le de pose, � pr�sent je l'interroge comme une id�e. Tant�t elle m'impatiente, et je voudrais la pousser pour la forcer � se relever; tant�t elle m'�pouvante, et j'ai peur d'�tre bris�e aussi sans retour.

« Je k voudrais �tre toi, reprit-elle en r�ponse aux r�flexions que les siennes me sugg�raient.

— Moi, je t'aime trop pour te souhaiter cela, lui dis-je. Je ne m'ennuie pas, dans le sens que tu dis, depuis {CL 223} aujourd'hui ni depuis hier, mais depuis l'heure o� je suis venue au monde.

— Oui, oui, je sais cela, s'�cria-t-elle; mais c'est un fort ennui, ou un ennui fort, comme tu voudras. Le mien est plus mou que douloureux, il est �cœurant. Tu creuses la raison de tes tristesses, et quand tu la tiens, voil� que ton parti est pris. Tu te tires de tout en disant: « C'est comme cela et ne peut �tre autrement. » Voil�, moi, comme je voudrais pouvoir dire. Et puis, tu crois qu'il y a une v�rit�, une justice, un bonheur quelque part; tu ne sais pas o�, cela ne te fait rien. Tu crois qu'il n'y {Lub 237} a qu'� mourir pour entrer dans quelque chose de mieux que la vie. Tout cela, je le sens d'une mani�re vague; mais je le d�sire plus que je ne l'esp�re. »

Puis, s'interrompant tout � coup: « Qu'est-ce que c'est qu'une abstraction? me dit-elle. Je lis ce mot-l� dans toutes sortes de livres, et plus on me l'explique, moins je le comprends. »

Je ne lui eus pas r�pondu deux mots que je vis qu'elle comprenait mieux que moi, car elle s'imaginait que j'avais du g�nie, et c'est elle qui en avait.

« Eh bien, reprit-elle avec feu, une id�e abstraite n'est rien pour moi. Je ne peux pas mettre mon cœur et mes entrailles dans mon cerveau. Si Dieu a le sens commun, il veut qu'en nous, comme en dehors de nous, chaque chose soit � sa place et y remplisse sa fonction. Je peux comprendre l'abstraction dieu et contempler un instant l'id�e de la perfection � travers une esp�ce de voile, mais cela ne dure pas assez pour me charmer. Je sens le besoin d'aimer, et que le diable m'emporte si je peux aimer une abstraction!

» Et puis, quoi? Ce Dieu-l�, que vos philosophes et vos pr�tres nous montrent les uns comme une id�e, les autres sous la forme d'un Christ, qui me r�pondra qu'il soit ailleurs {CL 224} que dans vos imaginations? Qu'on me le montre, je veux le voir! S'il m'aime un peu, qu'il me le dise et qu'il me console! Je l'aimerai tant, moi! Cette Madeleine, elle l'a vu, elle l'a touch�, son beau r�ve! Elle a pleur� � ses pieds, elle les a essuy�s de ses cheveux! O� peut-on rencontrer encore une fois le divin J�sus? Si quelqu'un le sait, qu'il me le dise, j'y courrai. Le beau m�rite d'adorer un �tre parfait qui existe r�ellement! Croit-on que, si je l'avais connu, j'aurais �t� une p�cheresse? Est-ce que ce sont les sens qui entra�nent? Non, c'est la soif de toute autre chose; c'est la rage de trouver l'amour vrai qui appelle et fuit toujours. Que l'on nous envoie des saints, et nous serons bien vite des saintes. Qu'on me donne un souvenir comme celui que cette pleureuse emporta au d�sert, je vivrai au d�sert comme elle, je pleurerai mon bien-aim�, et je ne m'ennuierai pas, je t'en r�ponds! »

Telle �tait cette �me troubl�e et toujours ardente, dont je g�te probablement les effusions en t�chant de les r�sumer et de les traduire. Car qui rendra le feu de sa {Lub 238} parole et l'animation de ses pens�es? Ceux qui ont entendu et compris cette parole ne l'oublieront jamais!

Cet abattement ne fut que passager. Bient�t Caroline eut un fils, � qui sa m�re donna le nom de Georges l; et cet enfant devint la joie, l'amour supr�me de Marie. Il fallait � ce cœur d�vou� un �tre � qui elle p�t se donner tout enti�re, le jour et la nuit, sans repos et sans restriction. « Mes enfants, disait-elle, pr�tendent que je les ai moins aim�s � mesure qu'ils grandissaient. Cela n'est pas vrai; mais il est bien certain que je les ai aim�s autrement. À mesure qu'ils avaient moins besoin de moi, j'�tais moins inqui�te d'eux, et c'est cette inqui�tude qui fait la passion. Ma fille est heureuse; je troublerais son bonheur si j'avais l'air d'en douter. C'est son mari maintenant qui est sa m�re, c'est lui qui la regarde dormir et qui s'inqui�te si {CL 225} elle dort mal. Moi, j'ai besoin d'oublier mon sommeil, mon repos, ma vie pour quelqu'un. Il n'y a que les petits enfants qui soient dignes d'�tre choy�s et couv�s ainsi � toute heure. Quand on aime, on devient la m�re d'un homme qui se laisse faire sans vous en savoir gr�, ou qui ne se laisse pas faire, dans la crainte d'�tre ridicule. Ces chers innocents que nous ber�ons et que nous r�chauffons sur notre cœur ne sont ni fiers ni ingrats, eux! Ils ont besoin de nous, ils usent de leur droit, qui est de nous rendre esclaves. Nous sommes � eux comme ils sont � nous, tout entiers. Nous souffrons tout d'eux et pour eux, et comme nous ne leur demandons rien que de vivre et d'�tre heureux, nous trouvons qu'ils font bien assez pour nous quand ils daignent nous sourire.

» Tiens! Me disait-elle en me montrant ce bel enfant, je demandais un saint, un ange, un Dieu visible pour moi, Dieu me l'a envoy�. Voil� l'innocence, voil� la perfection, voil� la beaut� de l'�me dans celle du corps. Voil� celui que j'aime, que je sers et que je prie. L'amour divin est dans une de ses caresses, et je vois le ciel dans ses yeux bleus. »

Cette tendresse m immense qui se r�veillait en elle plus vive que jamais donna un essor nouveau � son g�nie. Elle cr�a le r�le de Marie-Jeanne, et y trouva ces cris qui d�chiraient l'�me, ces accents de douleur et de passion qu'on n'entendra plus au th��tre, parce qu'ils ne pouvaient partir que de ce cœur-l� et de cette organisation-l�, {Lub 239} parce que ces cris et ces accents seraient sauvages et grotesques venant de toute autre qu'elle, et qu'il fallait une individualit� comme la sienne pour les rendre terrifiants et sublimes.

Mais ce fatal r�le et ce profond amour donnaient le coup de la mort � madame Dorval. Elle fit une affreuse maladie � la suite de ce grand succ�s, et r�chappa comme par {CL 226} miracle d'une perforation au poumon. Elle s'�tait effray�e de l'id�e de mourir. Georges vivait, elle voulait vivre.

{Presse 11/7/1855 1} Elle joua Agn�s de M�ranie et fit ensuite un essai fort curieux, qui fut de jouer la trag�die classique � l'Od�on. Cela n'�tait ni dans son air ni dans sa voix. Pourtant elle avait dit les vers de Ponsard avec une si grande intelligence, elle avait �t� si chaste et si sobre dans Lucr�ce, que le public fut curieux de lui entendre dire les vers de Racine. Elle �tudia Ph�dre avec un soin infini, cherchant consciencieusement une interpr�tation nouvelle.

Au milieu de ces �tudes, elle me parla d'elle-m�me avec la modestie na�ve qui n'appartient qu'au g�nie. « Je n'ai pas, disait-elle, la pr�tention de trouver mieux que n'a fait Rachel; mais je peux trouver autre chose. Le public ne s'attend pas � me la voir imiter, je ne serais que sa parodie; mais il doit s'int�resser � moi dans ce r�le, non pas � cause de l'actrice, mais � cause de Racine. Il ne s'agit pas de retrouver l'intention premi�re du po�te: il n'y a rien de pu�ril comme les recherches de la vraie tradition. Il s'agit de faire valoir la beaut� de la pens�e et le charme de la forme, en montrant qu'elles se pr�tent � toutes les natures et peuvent �tre exprim�es par les types les plus oppos�s. »

Elle fit, en effet, des prodiges d'intelligence et de passion dans ce r�le. Pour quiconque n'e�t pas vu Rachel, elle e�t marqu� dans les annales du th��tre par cette cr�ation que, du reste, Rachel ne poss�dait pas � cette �poque avec autant de perfection qu'aujourd'hui. Elle �tait trop jeune, et la premi�re jeunesse ne peut secouer les apparences de la retenue et de la crainte, autant que la situation de Ph�dre le comporte. Le r�le est br�lant, madame Dorval y fut br�lante. Rachel y est br�lante maintenant, et Rachel est compl�te, parce qu'elle a encore la jeunesse, la beaut�, la gr�ce id�ale, qui manquaient d�s lors � madame Dorval. {CL 227} Rachel {Lub 240} inspire l'amour, elle l'inspirait d�j�, bien qu'elle ne f�t pas � l'apog�e de son talent. Madame Dorval ne l'inspirait plus, et il y a plus d'amoureux que d'artistes dans un public quelconque. Mais tout ce qu'il y eut d'artistes pour la voir dans ce r�le l'appr�cia profond�ment et sentit des d�tails dont personne, pas m�me les grandes c�l�brit�s de l'empire, n'avaient peut-�tre r�v�l� la port�e.

En 1848, je vis madame Dorval tr�s-effray�e et tr�s-constern�e de la r�volution qui venait de s'accomplir. M. Merle, bien que mod�r� par caract�re et tol�rant dans ses opinions, appartenait au parti l�gitimiste, et madame Dorval s'imaginait qu'elle serait pers�cut�e. Elle r�vait m�me d'�chafauds et de proscriptions, son imagination active ne sachant pas faire les choses � demi.

Il n'y avait qu'un motif fond� � ses alarmes. Cette perturbation devait frapper et frappait d�j� tous ceux qui vivent d'un travail appropri� aux conditions de la forme politique que l'on remet en question. Les artisans et les artistes, tous ceux qui vivent au jour le jour, se trouvent momentan�ment paralys�s dans de telles crises, et madame Dorval, ayant � lutter contre l'�ge, la fatigue et son propre effroi, pouvait difficilement r�sister au passage de l'avalanche. J'�tais dans une situation non moins pr�caire: la crise me surprenait endett�e par suite du mariage de ma fille. D'un c�t�, on me mena�ait d'une saisie sur mon mobilier; de l'autre, les prix du travail se trouvaient r�duits de trois quarts, et encore le placement fut-il suspendu pendant quelques mois.

Mais j'�tais � peu pr�s insensible aux dangers de cette situation. Les privations du moment ne sont rien, je n'en parle pas. La seule souffrance r�elle de ces moments-l�, c'est de ne pouvoir s'acquitter imm�diatement envers ceux qui r�clament leurs cr�ances et de ne pouvoir assister ceux qui souffrent autour de soi. Mais quand on est soutenu par {CL 228} une croyance sociale, par un espoir impersonnel, les anxi�t�s personnelles, quelque s�rieuses qu'elles soient, s'en trouvent amoindries.

Madame Dorval, qui e�t tr�s-bien compris et senti les id�es g�n�rales, mais qui en repoussait vivement l'examen et la pr�occupation, ayant assez � souffrir, disait-elle, pour son propre compte, ne voyait que d�sastres et ne r�vait que catastrophes sanglantes dans {Lub 241} la r�volution de f�vrier. Pauvre femme! C'�tait le pressentiment de l'affreuse douleur qui allait frapper sa famille.

Au mois de juin 1848, apr�s ces ex�crables journ�es qui venaient de tuer la R�publique en armant ses enfants les uns contre les autres, et en creusant entre les deux forces de la r�volution, peuple et bourgeoisie, un ab�me que vingt ann�es ne suffiront peut-�tre pas � combler, j'�tais � Nohant, tr�s-menac�e par les haines l�ches et les imb�ciles terreurs de la province. Je ne m'en souciais pas plus que de tout ce qui m'avait �t� personnel dans les �v�nements. Mon �me �tait morte, mon espoir �cras� sous les barricades.

Au milieu de cet abattement, je re�us de Marie Dorval la lettre que voici:

Ma pauvre bonne et ch�re amie, je n'ai pas os� t'�crire, je te croyais trop occup�e; et d'ailleurs je ne le pouvais pas; dans mon d�sespoir, je t'aurais �crit une lettre trop folle. Mais aujourd'hui, je sais que tu es � Nohant, loin de notre affreux Paris, seule avec ton cœur si bon et qui m'a tant aim�e! J'ai lu, � travers mes larmes, ta lettre � *** 1. Je t'y retrouve toujours tout enti�re, comme dans le roman de Champi. — Pauvre Champi! Alors j'ai eu absolument besoin de t'�crire pour obtenir de toi quelques paroles de consolation pour ma pauvre �me d�sol�e. — J'ai perdu mon fils, mon Georges! — le savais-tu? — Mais tu ne sais pas la douleur profonde, irr�parable que {CL 229} je ressens. — Je ne sais que faire, que croire! Je ne comprends pas que Dieu nous enl�ve d'aussi ch�res cr�atures. Je veux prier Dieu, et je ne sens que de la col�re et de la r�volte dans mon cœur. Je passe ma vie sur son petit tombeau. Me voit-il? Le crois-tu? Je ne sais plus que faire de ma vie, je ne connais plus mon devoir. Je voudrais et je ne peux plus aimer mes autres enfans. — J'ai cherch� des consolations dans les livres de pri�res. Je n'y ai rien trouv� qui me parle de ma situation et des enfans que nous perdons. Il faudrait remercier Dieu d'un aussi affreux malheur! — Non, je ne le peux pas! J�sus lui-m�me n'a-t-il pas cri�: « Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonn�? » Si cette grande �me a dout�, que devenir, nous autres pauvres cr�atures? Ah! ma ch�re, que je suis malheureuse! {Lub 242} c'�tait tout mon bonheur. — Je croyais que c'�tait ma r�compense pour avoir �t� bonne fille, et bien d�vou�e toujours � toute une famille dont la charge �tait bien ch�re! — mais aussi bien lourde � mes pauvres �paules.... j'�tais si heureuse! Je n'enviais rien � personne. Je luttais avec courage dans une profession ha�ssable, que je remplissais de mon mieux, et quand la maladie ne m'arr�tait pas, dans l'id�e de rendre tout mon monde plus heureux autour de moi. Les r�volutions..... l'art perdu..... nous �tions encore heureux. — Nos pauvres petits faisaient des barricades, chantaient la Marseillaise, les bruits de la rue redoublaient leur ga�t�! Eh bien! quelques jours apr�s ces m�mes bruits redoublaient les convulsions de mon pauvre Georges. Il a eu quatorze jours d'agonie. Quatorze jours nous avons �t� sur la croix! Il est tomb� � nos pieds le 3 mai. Il a rendu sa petite �me le 16 mai, � trois heures et demie du soir.

Pardonne-moi de t'attrister, ma ch�re bonne, mais je viens � toi que j'aime tant! qui as toujours �t� si bonne {CL 230} pour moi! Toi qui es cause (car sans toi, cela ne se pouvait pas) de ce beau voyage dans le Midi, avec mon fils! ce voyage qui a r�tabli ma sant� (h�las! trop!), qui a rendu cet enfant si joyeux, qui a rempli de plaisirs, de promenade, de soleil, sa pauvre petite existence sit�t finie!

Je viens encore � toi pour que tu m'�crives une lettre qui donne un peu de forces � mon �me. Je te demande du secours encore une fois. Les belles paroles qui sortent de ton noble cœur, de ta haute raison, je sais bien o� les prendre, mais j'y trouverai un plus grand soulagement si elles viennent de ton cœur au mien.

Adieu, ma ch�re George, mon amie et mon nom ch�ri!

MARIE DORVAL.

    12 juin 1848, rue de Varennes, 2.


Je n'ai pas voulu changer un mot ni supprimer une ligne de cette lettre. Bien que je n'aie pas coutume de publier les �loges qu'on m'adresse, celui-ci est sacr� pour moi. C'�tait la derni�re b�n�diction de cette �me aimante et croyante en d�pit de tout, et cette tendre {Lub 243} v�n�ration pour les objets de son amiti� montre les tr�sors de pi�t� morale qui �taient encore en elle. Les consolations qu'on lui adressait n'�taient jamais perdues. Elle fit un nouvel effort pour s'�tourdir dans le travail et pour reprendre sa t�che de d�vouement. Mais, h�las! ses forces �taient �puis�es, je ne devais plus la revoir.

Je passai l'hiver � Nohant, et la derni�re lettre qui soit sortie de sa main tremblante, elle l'�crivait en 1849 � sa ch�re Caroline, � l'occasion du 16 mai, ce jour fatal qui lui avait enlev� son Georges. Caroline m'envoya cette lettre froiss�e, br�lante de fi�vre, et dont l'�criture tortur�e a quelque chose de tragique.

{CL 231} Caen, le 15 mai 1849.

Ch�re Caroline, ta pauvre m�re a souffert toutes les tortures de l'enfer. Ch�re fille, nous voici dans l'anniversaire douloureux. Je te prie que la chambre de mon Georges soit ferm�e et interdite � tout le monde. Que Marie n'aille pas jouer dans cette chambre. Tu tireras le lit au milieu de la chambre. Tu mettras son portrait ouvert sur son lit, et tu le couvriras de fleurs, ainsi que dans tous les vases. Tu enverras chercher ces fleurs � la halle. Mets-lui tout le printemps qu'il ne peut plus voir. Puis, tu prieras toute la journ�e en ton nom et au nom de sa pauvre grand'm�re.

Je vous embrasse bien tendrement.

TA MÈRE.


À cette lettre d�chirante �tait jointe celle-ci, de Caroline � moi:

Ma m�re est morte le 20 mai, un an et quatre jours apr�s mon pauvre Georges. Elle est tomb�e malade dans la diligence, en allant � Caen donner des repr�sentations. Elle s'est mise au lit en arrivant, et elle ne s'est plus relev�e que pour revenir � Paris, o�, deux jours apr�s, elle est morte dans nos bras. Elle a bien souffert, {Presse 11/7/1855 2} mais ses derniers momens ont �t� doux. Elle pensait � ce {Lub 244} pauvre petit ange qu'elle allait rejoindre: vous savez comme elle l'aimait. Cet amour l'a tu�e. Il y avait un an qu'elle souffrait. Elle a souffert de toutes les fa�ons. On a �t� si injuste, si cruel pour elle! Ah! madame, dites-moi que maintenant elle est heureuse! Je vous embrasse comme elle l'e�t fait elle-m�me, de toute mon �me.

CAROLINE LUGUET.

Le dernier livre qu'elle ait lu, c'est votre Petite Fadette.

{CL 232} 23 mai 1849.

    Ch�re madame Sand,

Elle est morte, cette admirable et pauvre femme! Elle nous laisse inconsolables. Plaignez-nous!

RENÉ LUGUET.


Maintenant, voici les d�tails de cette cruelle mort apr�s une si cruelle vie. C'est Ren� Luguet qui me les donna dans une admirable lettre dont je suis forc�e de supprimer la moiti�. On verra pourquoi.

    Ch�re madame Sand,

Oh! Vous avez raison, c'est pour nous un grand malheur, si grand, voyez-vous, que c'en est fait pour nous de toute joie sur la terre. Pour mon compte, j'ai tout perdu, une amie, un compagnon d'infortune, une m�re! ma m�re intellectuelle, la m�re de mon �me, celle qui donna l'essor � mon cœur, celle qui me fit artiste, qui me fit homme et qui m'en apprit les devoirs, celle qui me fit loyal et courageux, qui me donna le sentiment du beau, du vrai, du grand. — De plus, elle ch�rissait ma ch�re Caroline, elle adorait nos enfans. Elle en est morte! jugez, jugez si je la pleure.

Ch�re madame, vous qu'elle a tant aim�e, vous qu'elle v�n�rait, laissez moi vous raconter une partie de ses souffrances, vous aurez la mesure des miennes.

{Lub 245} Elle est donc morte de chagrin, de d�couragement. Le d�dain, oui! le d�dain l'a tu�e!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand la pauvre femme allait de porte en porte demander l'emploi de son talent, de son g�nie, on ouvrait de grands yeux au nom de Dorval. Le g�nie! Il est bien question de cela! Il lui manquait une ou deux dents, sa robe �tait noire, son regard triste. Les �v�nemens {CL 233} ont amen� dans les th��tres des d�sastres qui ont amen� � leur tour n . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . C'est donc au plus fort de cette d�composition que notre premier grand malheur arriva, mon Georges mourut. Marie, frapp�e au cœur, resta d'abord debout, sans nous laisser voir la profondeur de sa blessure: puis elle �tendit la main pour se rattacher � quelque chose: vite, nous cherch�mes quelque grande diversion � ce grand chagrin, une grande cr�ation! *** vint avec un beau r�le. Elle le lut, l'apprit, elle y �tait sublime. C'�tait l'ancre du salut. Il fallait, quoi qu'elle fit, que quelques heures par jour fussent d�rob�es � sa douleur. . . . . . . . . . . . . . .

Sans motif, sans excuse, sans un mot d'explication, on lui retirait le r�le! . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C'en �tait fait. Elle re�ut le coup en plein cœur. On dit � pr�sent qu'on le regrette. Il est bien temps!

La vie de cette pauvre m�re s'�chappait donc par trois blessures profondes, la mort d'un �tre ador�, — l'oubli et l'injustice partout, — � la maison, l'effroi de la mis�re!

C'est ainsi que nous arriv�mes au 10 avril dernier. J'allais � Caen, elle devait venir m'y rejoindre, mais avant elle voulut tenter un dernier effort, une derni�re d�marche pour avoir aux Fran�ais un coin et 500 fr. par mois. On lui r�pondit que bient�t, gr�ce � des calculs intelligens, on allait faire une �conomie de 300 fr. sur le luminaire, et que, si on pouvait vaincre la r�pugnance du comit�, on aviserait � lui donner du pain.

Ce fut son dernier coup, car je vis dans ce moment-l� son regard ang�lique se porter vers moi, et la mort �tait dans ce regard.

Elle partit pour Caen, et l�, tout de suite, en deux heures, je vis le mal si grand, que je dus appeler une {CL 234} consultation. L'�tat fut jug� tr�s grave, il y avait fi�vre {Lub 246} pernicieuse et ulc�re au foie. Je crus entendre prononcer ma propre condamnation � mort. Je ne pouvais en croire mes yeux, quand je regardais cet ange de douleur et de r�signation, qui ne se plaignait pas, et qui, en me souriant tristement, semblait me dire: Vous �tes l�, vous ne me laisserez pas mourir!

À dater de ce moment-l�, j'ai pass� quarante nuits � son chevet, debout! Elle n'a pas eu d'autre garde, d'autre infirmier, d'autre ami que moi. Je voulais seul accomplir cette t�che; pendant quarante jours, j'ai �t� l�, la disputant � la mort, comme un chien fid�le d�fend son ma�tre en p�ril.

Puis j'ai vu venir la faiblesse, la profonde m�lancolie. Elle s'est mise � parler sans cesse de son enfance, de ses beaux jours; elle r�sumait toute son existence: je me sentais terrass� par le d�sespoir, par la fatigue. Plusieurs fois, je m'�tais �vanoui. Il fallait prendre un parti, et, bien que les m�decins eussent pr�dit la mort en cas de voyage, comme je voyais la mort arriver rapidement et qu'elle appelait Paris, sa fille et sa petite Marie avec un accent qui me fait encore frissonner... je demandai � Dieu un miracle, je retins le coup� de la diligence, je levai et je me mis � habiller moi-m�me cette cr�ature ador�e, qui se laissait faire, comme si j'avais �t� sa m�re. Je la descendis dans mes bras, et une heure apr�s, nous partions pour Paris tous deux mourans, elle de son mal, moi de mon d�sespoir.

Deux heures plus tard, par une temp�te affreuse nous versions: mais c'est � peine si nous nous en sommes aper�us. Tout nous �tait si �gal!

Enfin, le lendemain, elle �tait dans sa chambre, au milieu de nous tous. Dieu merci, elle �tait vivante; mais le mal, que le voyage avait engourdi, reprit son empire, {CL 235} et le 20 mai, � une heure, elle nous dit: Je meurs, mais je suis r�sign�e! ma fille, ma bonne fille, adieu.... Luguet.... sublime.... Ce furent ses derni�res paroles. Puis son dernier soupir s'est exhal� � travers un sourire. Oh! ce sourire, il flamboie toujours devant mes yeux, et j'ai besoin de regarder bien vite mes enfans et ma ch�re Caroline pour accepter la vie!

Ch�re madame Sand, j'ai le cœur meurtri. Votre lettre a raviv� toutes mes tortures. Cette adorable Marie! vous avez �t� son dernier po�te. J'ai lu la Petite Fadette � son chevet. Puis nous avons parl� longtemps de tous ces beaux livres dont elle racontait les sc�nes touchantes en pleurant. Puis elle m'a parl� de vous, de votre cœur. Ah! ch�re madame Sand, comme vous aimiez Marie! comme vous aviez su comprendre son �me! comme elle vous aimait, et comme je vous aime! — Et comme je suis malheureux! Il me semble que ma vie est sans but et que je ne l'accepte plus que par devoir.

J'attends le jour o� je pourrai vous parler d'elle, vous raconter toutes les choses inou�es de grandeur et de beaut� que cet ange m'a dites dans ses jours de m�lancolie et dans ses jours de douleur.

Votre affectionn� et d�sol�,

LUGUET.


Je citerai encore une lettre de ce bon et grand cœur qui avait �t� digne d'une telle m�re. Je lui en demande pardon d'avance. Ces �panchements ne s'attendaient gu�re � la publicit�; mais il s'agit ici, non de m�nager la modestie de ceux qui vivent, il s'agit d'�lever le monument de celle qui est morte. C'�tait une des plus grandes artistes et une des meilleures femmes de ce si�cle. Elle a �t� m�connue, calomni�e, raill�e, diffam�e, abandonn�e par plusieurs qui eussent d� la d�fendre, par quelques-uns qui eussent d� {CL 236} la b�nir. Il faut qu'au moins quelques voix s'�l�vent sur sa tombe, et ces voix-l� seront le meilleur poids dans la balance o� l'opinion p�se d'une main distraite le bien et le mal. Ces voix-l�, ce sont les voix d'amis qui l'ont connue longtemps et qui ont recueilli et appr�ci� tous les secrets de son intimit�: ce sont les voix de la famille. Elles pr�vaudront contre celles des gens qui voient de loin et jugent au hasard.

Paris, d�cembre 1849.

Ch�re madame Sand, j'ai vu hier votre pi�ce du Champi. Jamais, depuis que je suis au th��tre, je n'ai �prouv� une telle �motion! Ah! ce gar�on d�vou�, gardien fid�le de l'existence de la pauvre pers�cut�e! Heureux fils qui sauve sa Madeleine! Tous n'ont pas ce bonheur-l�! Comme j'ai pleur�! Blotti au fond de ma loge, le mouchoir aux dents, j'ai cru �touffer! o

{Lub 248} Ah! c'est que, pour moi, ce n'�tait plus Fran�ois et Madeleine: c'�tait elle et moi! ce n'�tait pas un homme et une femme qui peuvent ou doivent finir par un mariage; ce n'�tait m�me pas un fils et une m�re; c'�tait deux �mes qui avaient besoin l'une de l'autre. Ah! j'ai vu passer l� les dix belles ann�es de ma vie, mon d�vouement, mon esp�rance, mon but, mon soutien, tout! Oh! j'ai �t� trop heureux pendant dix ans, il fallait payer cela!

Ch�re madame Sand, pardonnez-moi toutes ces larmes au sujet d'un succ�s qui r�jouit tous ceux qui vous connaissent; mais � qui dirai-je ce que je souffre, si ce n'est � vous?

Ne viendrez-vous donc pas � Paris voir votre pi�ce? Et nous! — ne nous cherchez plus rue de Varennes. Oh non! nous avons fui cette maison maudite. Nous y serions tous morts. Les portes, les corridors, les bruits de {237} l'escalier, tout cela nous faisait frissonner � toute heure. Les cris de la rue venaient tous les matins, � heure fixe, nous rappeler qu'� telle heure elle disait cela. Enfin de ces riens qui tuent! Nous avons tra�n� ailleurs notre profonde tristesse.... Caroline vous embrasse tendrement; la pauvre enfant est d�sol�e aussi. Ma tendresse pour elle augmente chaque jour. Elle m�rite tant d'�tre heureuse, celle-l�!

RENÉ LUGUET.


C'est ainsi que fut aim�e, c'est ainsi que fut pleur�e Marie Dorval. Son mari, M. Merle, �tait d�j� tomb� dans un �tat de langueur suivi de paralysie. Aimable et bon, mais profond�ment personnel, il trouva tout simple de rester, lui, ses infirmit�s affreuses et ses dettes intarissables, � la charge de Luguet et de Caroline, auxquels il n'�tait rien, sinon un devoir l�gu� par madame Dorval, devoir qu'ils accomplirent jusqu'au bout, en d�pit des vicissitudes de la vie d'artiste et des mauvais jours qu'ils eurent � traverser, tant leur f�t ch�re et sacr�e la pens�e de continuer la t�che de d�vouement qui leur �tait l�gu�e par elle.

Oui, si elle a �t� trahie et souill�e, cette victime de l'art et de la destin�e, elle a �t� aussi bien ch�rie et bien regrett�e. Et je n'ai pas parl� de moi, de moi qui ne me {Lub 249} suis pas encore habitu�e � l'id�e qu'elle n'est plus, et que je ne pourrai plus la secourir et la consoler; de moi, qui n'ai pu raconter cette histoire et transcrire ces d�tails sans me sentir �touff�e par les larmes; de moi, qui ai la conviction de la retrouver dans un meilleur monde, pure et sainte comme le jour o� son �me quitta le sein de Dieu pour venir errer dans notre monde insens�, et tomber de lassitude sur nos chemins maudits!


Variantes

  1. Chapitre 3. {Ms}Chapitre trente-deuxi�me. {Presse} ♦ Chapitre quatri�me. {Lecou}, {LP} ♦ IV. {CL}
  2. Mme Dorval [Eug�ne Delacroix. — Emmanuel Arago. — Franz Liszt. — David Richard. — Giacomo Meyerbeer. — Mr. de la Mennais. — Calamatta. — Charles d'Aragon. — Mme Hortense Allart ray�] {Ms}Madame Dorval {Presse} ♦ Madame Dorval {Lecou}, {LP} ♦ Madame Dorval {CL}
  3. rugissements[ de lionne bless�e ray�], ses sanglots[ de Madeleine au d�sert ray�], et ses rires [de gamin m�me ray�] na�fs {Ms}
  4. dans quatre grands artistes, Mme Dorval, Bocage, Fr�d�rick-Lema�tre et Lockroy {Ms}dans trois grands artistes, Fr�d�rick�Lema�tre, madame Dorval et Bocage {Presse} et sq.
  5. de la Gazette de France {Ms}de la Quotidienne {Presse} et sq.
  6. le contact de ces �mes innocentes! {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ le contact des �mes innocentes! {CL}
  7. repris [assez s�v�rement ray�], et elle me t�moigna {Ms}
  8. surprise de voir tant de fiel cach� {Ms}surprise de voir tant d'amertume cach�e {Presse} et sq.
  9. talent, Fontaney {Ms} ♦ talent, F*** {Presse} et sq. (Partout le nom de Fontaney est en clair dans {Ms}, et remplac� par F*** dans les diverses �ditions; nous n'y reviendrons plus) ♦ talent, Fontaney {Lub} (nous le suivons; il en sera de m�me par la suite dans ce chapitee, avec la marque derri�re le nom)
  10. Custines {CL} ♦ Custine {Lub} qui rectifie et que nous suivons
  11. — Je {CL} ♦ « Je {Lub} (nous le suivons)
  12. donna [� cause de moi ray�] le nom de George {Ms}donna le nom de Georges {Presse} et sq.
  13. yeux bleus. � [Au mois de juin 1848, apr�s ces affreuse; journ�cs qui venaient de tuer mon �me, j'�tais � Nohant, bris�e et comme h�b�t�e. Je n'avais jamais eu de correspondance suivie avec Mme Dorval. Mais ray�] Cette tendresse {Ms}
  14. qui ont amen� � leur tour l'irruption du trottoir sur la sc�ne {Ms}qui ont amen� � leur tour {Presse} et sq.
  15. cru �touffer! {CL} ♦ cru �touffer. {Lub}

Notes

  1. ta lettre � ***: Marie avait �crit « ta lettre de Gabrielle ». Rien ne semblant justifier de remplacer Gabrielle par ***, Georges Lubin a propos� l'explication suivante: George Sand « ne s'est pas rappel� � quoi faisait allusion cette expression. Or c'�tait � un article d'elle paru dans La Vraie R�publique le 5 juin et intitul� R�ponse de Gabrielle G*** � son mari Antoine G***, ouvrier de carrossier, � Paris. Il a �t� recueilli dans le volume Souvenirs de 1848 p.140-149 » ({Lub} t.II p.241 n.3)