Madame Dorval. b |
J'étais liée depuis un an avec madame Dorval, non pas sans lutte avec plusieurs de mes amis, qui avaient d'injustes préventions contre elle. J'aurais beaucoup sacrifié à l'opinion de mes amis les plus sérieux, et j'y sacrifiais souvent, lors même que je n'étais pas bien convaincue; mais pour cette femme, dont le cœur était au niveau de l'intelligence, je tins bon, et je fis bien.
Née sur les tréteaux de province, élevée dans le travail et la misère, Marie Dorval avait grandi à la fois souffreteuse et forte, jolie et fanée, gaie comme un enfant, triste et bonne comme un ange condamné à marcher sur les plus durs chemins de la vie. Sa mère était de ces natures exaltées qui excitent de trop bonne heure la sensibilité de leurs enfants. À la moindre faute de Marie, elle lui disait: « Vous me tuez, vous me faites mourir de chagrin! » Et la pauvre petite, prenant au sérieux ces reproches exagérés, passait des nuits entières dans les larmes, priant avec ardeur, et demandant à Dieu, avec des repentirs et des remords navrants, de lui rendre sa mère, qu'elle s'accusait d'avoir assassinée; et le tout pour une robe déchirée ou un mouchoir perdu.
{CL 206} Ébranlée ainsi dès l'enfance, la vie d'émotions se développa en elle, intense, inépuisable, et en quelque sorte nécessaire. Comme ces plantes délicates et charmantes que l'on voit pousser, fleurir, mourir et renaître sans cesse, fortement attachées au roc, sous la foudre des cataractes, cette âme exquise, toujours pliée sous le poids des violentes douleurs, s'épanouissait au moindre rayon de soleil, et cherchait avec avidité le souffle de la {Lub 223} vie autour d'elle, quelque fugitif, quelque empoisonné parfois qu'il pût être. Ennemie de toute prévoyance, elle trouvait dans la force de son imagination et dans l'ardeur de son âme les joies d'un jour, les illusions d'une heure, que devaient suivre les étonnements naïfs ou les regrets amers. Généreuse, elle oubliait ou pardonnait; et, se heurtant sans cesse à des chagrins renaissants, à des déceptions nouvelles, elle vivait, elle aimait, elle souffrait toujours.
Tout était passion chez elle, la maternité, l'art, l'amitié, le dévouement, l'indignation, l'aspiration religieuse; et comme elle ne savait et ne voulait rien modérer, rien refouler, son existence était d'une plénitude effrayante, d'une agitation au-dessus des forces humaines.
Il est étrange que je me sois attachée longtemps et toujours à cette nature poignante qui agissait sur moi, non pas d'une manière funeste (Marie Dorval aimait trop le beau et le grand pour ne pas vous y rattacher, même dans ses heures de désespoir), mais qui me communiquait ses abattements, sans pouvoir me communiquer ses renouvellements soudains et vraiment merveilleux. J'ai toujours cherché les âmes sereines, ayant besoin de leur patience et désirant l'appui de leur sagesse. Avec Marie Dorval j'avais un rôle tout opposé, celui de la calmer et de la persuader; et ce rôle m'était bien difficile, surtout à l'époque où, troublée et effrayée de la vie jusqu'à la désespérance, je ne trouvais rien de consolant à lui dire qui ne fût démenti {CL 207} en moi par une souffrance moins expansive, mais aussi profonde que les siennes.
Et pourtant ce n'était pas par devoir seulement que j'écoutais sans me lasser sa plainte passionnée et incessante contre Dieu et les hommes. Ce n'était pas seulement le dévouement de l'amitié qui m'enchaînait au spectacle de ses tortures; j'y trouvais un charme étrange, et dans ma pitié il y avait un respect profond pour ces trésors de douleur qui ne s'épuisaient que pour se renouveler.
À très-peu d'exceptions près, je ne supporte pas longtemps la société des femmes; non pas que je les sente inférieures à moi par l'intelligence: j'en consomme si peu dans le commerce habituel de la vie, que tout le monde en a plus que moi autour de moi; mais la femme est, en général, un être nerveux et inquiet, qui me {Lub 224} communique, en dépit de moi-même, son trouble éternel à propos de tout. Je commence par l'écouter à regret, et puis je me laisse prendre à un intérêt bien naturel, et je m'aperçois enfin que dans toutes les agitations puériles qu'on me raconte il n'y a pas de quoi fouetter un chat.
D'autres sont vaines sitôt qu'elles deviennent sérieuses, et celles qui ne sont pas artistes de profession arrivent souvent à un orgueil démesuré dès qu'elles sortent de la région des caquets et de la préoccupation exagérée des petites choses. C'est un résultat de l'éducation incomplète; mais cette éducation le fût-elle moins, il resterait toujours à la femme une sorte d'excitation maladive qui tient à son organisation et qui en fait le tourment quand, par exception, elle n'en fait pas le charme.
J'aime donc mieux les hommes que les femmes, et je le dis sans malice, bien sérieusement convaincue que les fins de la nature sont logiques et complètes, que la satisfaction des passions n'est qu'un côté restreint et accidentel de cet attrait d'un sexe pour l'autre, et qu'en dehors de {CL 208} toute relation physique, les âmes se cherchent toujours dans une sorte d'alliance intellectuelle et morale où chaque sexe apporte ce qui est le complément de l'autre. S'il en était autrement, les hommes fuiraient les femmes, et réciproquement, quand l'âge des passions finit, tandis qu'au contraire le principal élément de la civilisation humaine est dans leurs rapports calmes et délicats.
Malgré cette disposition que je n'ai jamais voulu nier, trouvant qu'à la nier il y avait hypocrisie mal entendue et déraison complète; malgré mon éloignement à écouter les confidences de femmes, qui sont rarement vraies et souvent insipides; malgré ma préférence pour la corde plus franche et plus pleine que les hommes font vibrer dans mon esprit, j'ai connu et je connais plusieurs femmes qui, vraiment femmes par la sensibilité et la grâce, m'ont mis le cœur et le cerveau complétement à l'aise par une candeur véritable et une placidité de caractère non pas virile, mais, pour ainsi dire, angélique.
Telle n'était pourtant pas madame Dorval. C'était le résumé de l'inquiétude féminine arrivée à sa plus haute puissance. Mais c'en était aussi l'expression la plus intéressante et la plus sincère. Ne dissimulant rien d'elle-même, elle n'arrangeait et n'affectait rien. Elle {Lub 225} avait un abandon d'une rare éloquence; éloquence parfois sauvage, jamais triviale, toujours chaste dans sa crudité et trahissant partout la recherche de l'idéal insaisissable, le rêve du bonheur pur, le ciel sur la terre. Cette intelligence supérieure, inouïe de science psychologique et riche d'observations fines et profondes, passait du sévère au plaisant avec une mobilité stupéfiante. Quand elle racontait sa vie, c'est-à-dire son déboire de la veille et sa croyance au lendemain, c'était au milieu de larmes amères et de rires entraînants qui dramatisaient ou éclairaient son visage, sa pantomime, tout son être, de lueurs tour à tour terribles {CL 209} et brillantes. Tout le monde a connu à demi cette femme impétueuse, car quiconque l'a vue aux prises avec les fictions de l'art peut, jusqu'à un certain point, se la représenter telle qu'elle était dans la réalité: mais ce n'était là qu'un côté d'elle-même. On ne lui a jamais fait, on n'aurait, je crois, jamais pu lui faire le rôle où elle se fût manifestée et révélée tout entière, avec sa verve sans fiel, sa tendresse immense, ses colères enfantines, son audace splendide, sa poésie sans art, ses rugissements, ses sanglots et ses rires naïfs c et sympathiques, soulagement momentané qu'elle semblait vouloir donner à l'émotion de son auditeur accablé.
Parfois, cependant, c'était une gaieté désespérée; mais bientôt le rire vrai s'emparait d'elle et lui donnait de nouvelles puissances. C'était la balle élastique qui touchait la terre pour rebondir sans cesse. Ceux qui l'écoutaient une heure en étaient éblouis. Ceux qui l'écoutaient des jours entiers la quittaient brisés, mais attachés à cette destinée fatale par un invincible attrait, celui qui attire la souffrance vers la souffrance et la tendresse du cœur vers l'abîme des cœurs navrés.
Lorsque je la connus, elle était dans tout l'éclat de son talent et de sa gloire. Elle jouait Antony et Marion Delorme.
Avant de prendre la place qui lui était due, elle avait passé par toutes les vicissitudes de la vie nomade. Elle avait fait partie de troupes ambulantes dont le directeur proposait une partie de dominos sur le théâtre à l'amateur le plus fort de la société, pour égayer l'entr'acte. Elle avait chanté dans les chœurs de Joseph, grimpée sur une échelle et couverte d'un parapluie pour quatre, la coulisse {Lub 226} du théâtre (c'était une ancienne église) {Presse 30/6/1855 2} étant tombée en ruines, et les choristes étant obligés de se tenir là sur une brèche masquée de toiles, par une pluie battante. Le chœur avait été interrompu par l'exclamation d'un des coryphées criant à {CL 210} celui qui était sur l'échelon au-dessus de lui: « Animal, tu me crèves l'œil avec ton parapluie! À bas le parapluie! »
À quatorze ans, elle jouait Fanchette dans le mariage de Figaro, et je ne sais plus quel rôle dans une autre pièce. Elle ne possédait au monde qu'une robe, une petite robe blanche qui servait pour les deux rôles. Seulement, pour donner à Fanchette une tournure espagnole, elle cousait une bande de calicot rouge au bas de sa jupe, et la décousait vite après la pièce, pour avoir l'air de mettre un autre costume, quand les deux pièces étaient jouées le même soir. Dans le jour, vêtue d'un étroit fourreau d'enfant en tricot de laine, elle lavait et repassait sa précieuse robe blanche.
Un jour qu'elle était ainsi vêtue et ainsi occupée, un vieux riche de province vint lui offrir son cœur et ses écus. Elle lui jeta son fer à repasser au visage, et alla conter cette insulte à un petit garçon de quinze ans qu'elle regardait comme son amoureux et qui voulut tuer le séducteur.
Mariée jeune, elle chantait l'opéra-comique à Nancy, je crois, lorsque sa petite fille eut la cuisse cassée dans la coulisse par la chute d'un décor. Il lui fallut courir de son enfant à la scène, et de la scène à son enfant sans interrompre la représentation.
Mère de trois enfants et chargée de sa vieille mère infirme, elle travailla avec un courage infatigable pour les entourer de soins. Elle vint à Paris tenter la fortune, et, pour elle, la fortune, c'était l'ambition d'échapper à la misère. Mais, ayant en horreur toute autre ressource que celle du travail, elle végéta plusieurs années dans la fatigue et les privations. Ce ne fut que par le rôle de la Meunière, dans le mélodrame en vogue des Deux Forçats, qu'elle commença à faire remarquer ses éminentes qualités dramatiques.
{CL 211} Dès lors, ses succès furent brillants et rapides. Elle créa la femme du drame nouveau, l'héroïne romantique au théâtre, et si elle dut sa gloire aux maîtres dans cet art, ils lui durent, eux aussi, la conquête d'un public {Lub 227} qui voulait en voir et qui en vit la personnification dans trois grands artistes, Frédérick-Lemaître, madame Dorval et Bocage d.
Madame Dorval créa, en outre, un type à part dans le rôle de Jeanne Vaubernier (madame du Barri). Il faut l'avoir vue dans ce rôle, où, exquise de grâce et de charme dans la trivialité, elle résolut une difficulté qui semblait insurmontable. Mais il faut l'avoir vue dans Marion Delorme, dans Angelo, dans Chatterton, dans Antony, et plus tard dans le drame de Marie-Jeanne, pour savoir quelle passion jalouse, quelle chasteté suave, quelles entrailles de maternité étaient en elle à une égale puissance.
Et pourtant elle avait à lutter contre des défauts naturels. Sa voix était éraillée, sa prononciation grasseyante et son premier abord sans noblesse et même sans grâce. Elle avait le débit de convention maladroit et gêné, et, trop intelligente pour beaucoup de rôles qu'elle eut à jouer, elle disait souvent: « Je ne sais aucun moyen de dire juste des choses fausses. Il y a au théâtre des locutions convenues qui ne pourront jamais sortir de ma bouche que de travers, parce qu'elles n'en sont jamais sorties dans la réalité. Je n'ai jamais dit dans un moment de surprise: Que vois-je? et dans un moment d'hésitation: Où m'égaré-je? Eh bien! j'ai souvent des tirades entières dont je ne trouve pas un seul mot possible et que je voudrais improviser d'un bout à l'autre, si on me laissait faire. »
Mais il y avait toute une entrée en matière dans les premières scènes de ses rôles, où, quelque vrais ou bien écrits qu'ils fussent, ses défauts ressortaient plus que ses qualités. Ceux qui la connaissaient ne s'en inquiétaient pas, {CL 212} sachant que le premier éclair qui jaillirait d'elle amènerait l'embrasement du public. Ses ennemis (tous les grands artistes en ont beaucoup et de très-acharnés) se frottaient les mains au début, et les gens sans prévention qui la voyaient pour la première fois s'étonnaient qu'on la leur eût tant vantée; mais, dès que le mouvement se faisait dans le rôle, la grâce souple et abandonnée se faisait dans la personne; dès que le trouble arrivait dans la situation, l'émotion de l'actrice creusait cette situation jusqu'à l'épouvante, et quand la passion, la terreur ou le désespoir éclataient, les plus {Lub 228} froids étaient entraînés, les plus hostiles étaient réduits au silence.
J'avais publié seulement Indiana, je crois, quand, poussée vers madame Dorval par une sympathie profonde, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Je n'étais nullement célèbre, et je ne sais même si elle avait entendu parler de mon livre. Mais ma lettre la frappa par sa sincérité. Le jour même où elle l'avait reçue, comme je parlais de cette lettre à Jules Sandeau, la porte de ma mansarde s'ouvre brusquement, et une femme vient me sauter au cou avec effusion, en criant tout essoufflée: « Me voilà, moi! »
je ne l'avais jamais vue que sur les planches; mais sa voix était si bien dans mes oreilles, que je n'hésitai pas à la reconnaître. Elle était mieux que jolie, elle était charmante; et cependant elle était jolie, mais si charmante que cela était inutile. Ce n'était pas une figure, c'était une physionomie, une âme. Elle était encore mince, et sa taille était un souple roseau qui semblait toujours balancé par quelque souffle mystérieux, sensible pour lui seul. Jules Sandeau la compara, ce jour-là, à la plume brisée qui ornait son chapeau. « Je suis sûr, disait-il, qu'on chercherait dans l'univers entier une plume aussi légère et aussi molle que celle qu'elle a trouvée. Cette plume unique et {CL 213} merveilleuse a volée vers elle par la loi des affinités, ou elle est tombée sur elle de l'aile de quelque fée en voyage. »
Je demandai à madame Dorval comment ma lettre l'avait convaincue et amenée si vite. Elle me dit que cette déclaration d'amitié et de sympathie lui avait rappelé celle qu'elle avait écrite à mademoiselle Mars après l'avoir vue jouer pour la première fois: « J'étais si naïve et si sincère! ajouta-t-elle. J'étais persuadée qu'on ne vaut et qu'on ne devient quelque chose soi-même que par l'enthousiasme que le talent des autres nous inspire. Je me suis souvenue, en lisant votre lettre, qu'en écrivant la mienne je m'étais sentie véritablement artiste pour la première fois, et que mon enthousiasme était une révélation. Je me suis dit que vous étiez ou seriez artiste aussi: et puis, je me suis rappelée encore que mademoiselle Mars, au lieu de me comprendre et de m'appeler, avait été froide et hautaine avec moi; je n'ai pas voulu faire comme mademoiselle Mars. »
{Lub 229} Elle nous invita à dîner pour le dimanche suivant; car elle jouait tous les soirs de la semaine et passait le jour du repos au milieu de sa famille. Elle était mariée avec M. Merle, écrivain distingué, qui avait fait des vaudevilles charmants, le Ci-devant Jeune Homme, entre autres, et qui, presque jusqu'à ses derniers jours, a fait le feuilleton de théâtre de la Quotidienne e avec esprit, avec goût, et presque toujours avec impartialité. M. Merle avait un fils; les trois filles de madame Dorval et quelques vieux amis composaient la réunion intime, où les jeux et les rires des enfants avaient naturellement le dessus.
On ne sait pas assez combien est touchante la vie des artistes de théâtre quand ils ont une vraie famille et qu'ils la prennent au sérieux. Je crois qu'aujourd'hui le plus grand nombre est dans les conditions du devoir ou du bonheur domestique, et qu'il serait bien temps d'en finir absolument avec les préjugés du passé. Les hommes ont {CL 214} plus de moralité dans cette classe que les femmes, et la cause en est dans les séductions qui environnent la jeunesse et la beauté, séductions dont les conséquences, agréables seulement pour l'homme, sont presque toujours funestes pour la femme. Mais quand même les actrices ne sont pas dans une position régulière selon les lois civiles, quand même, je dirai plus, elles sont livrées à leurs plus mauvaises passions, elles sont presque toutes des mères d'une tendresse ineffable et d'un courage héroïque. Les enfants de celles-ci sont même généralement plus heureux que ceux de certaines femmes du monde; ces dernières, ne pouvant et ne voulant pas avouer leurs fautes, cachent et éloignent les fruits de leur amour, et quand, à la faveur du mariage, elles les glissent dans la famille, le moindre doute fait peser la rigueur et l'aversion sur la tête de ces malheureux enfants.
Chez les actrices, faute avouée est réparée. L'opinion de ce monde-là ne flétrit que celles qui abandonnent ou méconnaissent leur progéniture. Que le monde officiel condamne si bon lui semble, les pauvres petits ne se plaindront pas d'être accueillis chez eux par une opinion plus tolérante. Là, vieux et jeunes parents, et même époux légitimes venus après coup, les adoptent sans discussion vaine et les entourent de soins et de caresses. Bâtards {Lub 230} ou non, ils sont tous fils de famille, et quand leur mère a du talent, les voilà de suite ennoblis et traités dans leur petit monde comme de petits princes.
{Presse 10/7/1855 1} Nulle part les liens du sang ne sont plus étroitement serrés que chez les artistes de théâtre. Quand la mère est forcée de travailler aux répétitions cinqheures par jour, et à la représentation cinq heures par soirée; quand elle a à peine le temps de manger et de s'habiller, les courts moments où elle peut caresser et adorer ses enfants sont des moments d'ivresse passionnée, et les jours de repos {CL 215} sont de vrais jours de fête. Comme elle les emporte alors à la campagne avec transport! Comme elle se fait enfant avec eux, et comme, en dépit des égarements qu'elle peut avoir subis ailleurs, elle redevient pure dans ses pensées et un moment sanctifiée par le contact des âmes innocentes! f
Aussi, celles qui vivent dans des habitudes de vertu (et il y en a plus qu'on ne pense) sont-elles dignes d'une vénération particulière; car, en général, elles ont une rude charge à porter, quelquefois, père, mère, vieilles tantes, sœurs trop jeunes ou mères aussi, sans courage et sans talent. Cet entourage est nécessaire souvent pour surveiller et soigner les enfants de l'artiste qu'elle ne peut élever elle-même d'une manière suivie, et qui lui sont un éternel sujet d'inquiétude; mais souvent aussi cet entourage use et abuse, ou il se querelle, et, au sortir des enivrements de la fiction, il faut venir mettre la paix dans cette réalité troublée.
Pourtant l'artiste, loin de répudier sa famille, l'appelle et la resserre autour de lui. Il tolère, il pardonne, il soutient, il nourrit les uns et élève les autres. Quelque sage qu'il soit, ses appointements ne suffisent qu'à la condition d'un travail terrible, car l'artiste ne peut vivre avec la parcimonie que le petit commerçant et l'humble bourgeois savent mettre dans leur existence. L'artiste a des besoins d'élégance et de salubrité dont le citadin sordide ne recule pas à priver ses enfants et lui-même. Il a le sentiment du beau, par conséuent la soif d'une vraie vie. Il lui faut un rayon de soleil, un souffle d'air pur, qui, si mesuré qu'il soit, devient chaque jour d'un prix plus exorbitant dans les villes populeuses.
Et puis, l'artiste sent vivement les besoins de l'intelligence. Il ne vit, il ne grandit que par là. Son but n'est {Lub 231} pas d'amasser une petite rente pour doter ses enfants; il faut que ses enfants soient élevés en artistes pour le devenir {CL 216} à leur tour. On veut pour les siens ce que l'on possède soi-même, et parfois on le veut d'autant plus qu'on en a été privé et qu'on s'est miraculeusement formé à la vie intellectuelle par des prodiges de volonté. On sait ce qu'on a souffert et comme on a risqué d'échouer; on veut épargner à ses enfants ces dangers et ces épreuves. Ils seront donc élevés et instruits comme les enfants du riche; et cependant on est pauvre: la moyenne des appointements des artistes un peu distingués de Paris est de cinq mille francs par an. Pour arriver à huit ou dix mille, il faut déjà avoir un talent très-sérieux, ou, ce qui est plus rare et plus difficile à atteindre (car il y a des centaines de talents ignorés ou méconnus), il faut avoir un succès notable.
L'artiste n'arrive donc à résoudre le dur problème qu'à travers des peines infinies, et toutes ces questions d'amour-propre excessif et de jalousie puérile qu'on lui reproche de prendre trop au sérieux cachent souvent des abîmes d'effroi ou de douleur, des questions de vie et de mort.
Ce dernier point était bien réel chez madame Dorval. Elle gagnait tout au plus quinze mille francs en ne se reposant jamais, et vivant de la manière la plus simple, sachant faire sa demeure et ses habitudes élégantes sans luxe, à force de goût et d'adresse; mais grande, généreuse, payant souvent des dettes qui n'étaient pas les siennes, ne sachant pas repousser les parasites qui n'avaient de droit chez elle que par la persistance de l'habitude, elle était sans cesse aux expédients, et je lui ai vu vendre, pour habiller ses filles ou pour sauver de lâches amis, jusqu'aux petits bijoux qu'elle aimait comme des souvenirs et qu'elle baisait comme des reliques.
Récompensée souvent par la plus noire ingratitude, par des reproches qui étaient de véritables blasphèmes dans {CL 217} certaines bouches, elle se consolait dans l'espoir du bonheur de ses filles: mais l'une d'elles brisa son cœur.
Gabrielle avait seize ans; elle était d'une idéale beauté. Je ne la vis pas trois fois sans m'apercevoir qu'elle était jalouse de sa mère et qu'elle ne songeait qu'à secouer {Lub 232} son autorité. Madame Dorval ne voulait pas entendre parler de théâtre pour ses filles. « Je sais trop ce que c'est! » disait-elle; et dans ce cri il y avait toutes les terreurs et toutes les tendresses de la mère.
Gabrielle ne se gêna pas pour me dire que sa mère redoutait sur la scène le voisinage de sa jeunesse et de sa beauté. Je l'en repris, et elle me témoigna g très-naïvement sa colère et son aversion pour quiconque donnait raison contre elle à sa mère. Je fus surprise de voir tant d'amertume cachée h sous cette figure d'ange, pour laquelle je m'étais sentie prévenue, et qui, en me donnant sa confiance, s'était imaginée apparemment que j'abonderais dans son sens.
Peu de temps après, Gabrielle s'éprit d'un homme de lettres de quelque talent, Fontaney i, qui faisait de petits articles dans la Revue des Deux-Mondes, sous le nom de lord Feeling. Mais ce talent était d'une mince portée et d'un emploi à peu près nul, commercialement parlant. Fontaney♦ ne possédait rien, et, de plus, il était phthisique.
Madame Dorval voulut l'éloigner. Gabrielle, irritée, l'accusa de vouloir le lui enlever. « Ah! s'écriait la pauvre mère blessée et consternée, voilà l'exécrable rengaine des filles jalouses! On veut les empêcher de courir à leur perte, on a le cœur brisé d'être forcé de briser le leur, et pour vous consoler elles vous accusent d'être infâme, pas davantage! »
Madame Dorval jugea nécessaire de mettre Gabrielle au couvent. Un beau matin, Gabrielle disparut, enlevée par Fontaney♦.
Fontaney♦ était un honnête homme, mais une âme sans {CL 218} énergie comme son organisation mortellement frappée, et un esprit sans ressources comme sa fortune. Après le scandale de cet enlèvement, madame Dorval ne pouvant lui refuser la main de Gabrielle, il n'avait d'autre parti à prendre que de venir demander et obtenir un double pardon. La courageuse mère eût donné asile à ce malade qui voulait être époux au bord de sa tombe, à cette fille abusée qui se posait en victime parce qu'on voulait l'empêcher de l'être.
Fontaney♦ fit tout le contraire de ce que lui eussent conseillé la raison et la droiture. Il emmena Gabrielle en Espagne, comme s'il eût craint que sa mère ne mît {Lub 233} des gendarmes après elle, et ils essayèrent de se marier sans son consentement; mais ils n'y réussirent pas et furent forcés de le demander dans des termes blessants. Le mariage consenti et conclu, ils demandèrent de l'argent. Madame Dorval donna tout ce qu'elle put donner. On trouva naturellement qu'elle n'en avait guère et on lui en fit un crime. Les jeunes époux, au lieu de chercher à travailler à Paris, partirent pour l'Angleterre, mangeant ainsi d'un coup, en voyages et en déplacements, le peu qu'ils possédaient. Avaient-ils l'espoir de se créer des occupations à Londres? Cet espoir ne se réalisa pas. Gabrielle n'était pas artiste, bien qu'elle eût été élevée comme une héritière eût pu l'être, avec des maîtres d'art et les conseils de vrais artistes; mais la beauté ne suffit pas sans le courage et l'intelligence.
Fontaney♦ n'était pas beaucoup mieux doué; c'était un bon jeune homme, d'une figure intéressante, capable de sentiments doux et tendres, mais très à court d'idées et trop délicat pour ne pas comprendre, s'il eût réfléchi, qu'enlever une jeune fille pauvre, sans avoir les moyens ni la force de lui créer une existence, est une faute dont on a mauvaise grâce à se draper. Il tomba dans le découragement, {CL 219} et la phthisie fit d'effrayants progrès. Ce mal est contagieux entre mari et femme. Gabrielle en fut envahie et y succomba en quelques semaines, en proie à la misère et au désespoir.
Le malheureux Fontaney♦ revint mourir à Paris. Il reçut l'hospitalité, pendant quelques jours, à Saint-Gratien, chez le marquis de Custine j, et là il eut la faiblesse de se plaindre de madame Dorval avec âcreté. Se faisant illusion sur lui-même, comme tous les phthisiques, il prétendait avoir été robuste et bien portant avant ce séjour à Londres, où les privations de sa femme et l'inquiétude de l'avenir l'avaient tué. Il se trompait complétement sur lui-même. Le premier mot que madame Dorval m'avait dit sur son compte avait été celui-ci: « Il a un peu de talent, très-peu de courage, et une santé perdue. » Il suffisait, en effet, de le voir pour remarquer sa toux sèche, sa maigreur extrême et le profond abattement de sa physionomie. La pauvre Gabrielle attribuait ces symptômes effrayants aux souffrances de la passion, et, innocente qu'elle était, ne se doutait pas que l'assouvissement de cette passion serait la mort pour tous deux.
{Lub 234} Quant aux secours que madame Dorval eût dû leur envoyer, dans l'état de gêne très-dure et très-effrayante où elle vivait elle-même, harcelée (je l'ai vu) par des créanciers qui saisissaient ses appointements et menaçaient de saisir ses meubles, ces secours eussent été un faible palliatif. En outre, Fontaney♦ avouait lui-même qu'il avait eu honte de lui faire savoir à quelles extrémités il s'était vu réduit, et cette honte se comprend de reste de la part d'un homme qui n'a tenu compte des prévisions maternelles et qui s'est fait fort d'être un soutien digne de confiance. Fontaney♦ s'était montré irrité surtout de n'avoir pas inspiré cette confiance à madame Dorval.
Malgré ce remords intérieur, Fontaney♦, brisé par la perte de {CL 220} sa femme, aigri par sa propre souffrance, et se débattant aux approches de l'agonie, s'épanchait en confidences amères. Que Dieu lui pardonne, {Presse 10/7/1855 2} mais elles furent coupables, ces plaintes de sa faiblesse! Bon nombre de personnes les écoutèrent et les accueillirent, coupables aussi de ne pas savoir les réduire à néant par l'examen du fait et par la plus simple réflexion sur ce fait même.
Les ennemis de madame Dorval s'emparèrent avec joie du plus odieux et du plus absurde reproche qu'on pût inventer contre cette mère martyre, à toute heure de sa vie, du déchirement de ses propres entrailles. Elle, une mauvaise mère, quand son sentiment maternel tenait de la passion et parfois du délire! Quand elle est morte elle-même à la peine! Je raconte toute sa vie, et on verra tout à l'heure comme elle savait aimer.
Un jour qu'on rapportait, bien à tort selon moi, à madame Dorval les plaintes de sa fille et de Fontaney♦, au nombre desquelles celle-ci que Gabrielle avait été par elle maltraitée et battue, elle devint sombre et rêveuse; puis, sans écouter les questions indélicates et cruelles qu'on lui adressait, elle s'écria: « Ah! Oui, mon dieu, j'aurais dû la battre! Pardonnez-moi, mon dieu, de n'avoir pas eu ce courage-là! »
Abreuvée de douleurs, la pauvre femme se releva de ce nouveau coup par le travail, l'affection des siens et de tendres soins pour sa plus jeune fille, Caroline, une belle enfant blonde et calme, dont la santé, longtemps ébranlée, lui avait causé de mortelles angoisses. Au lieu de la seconder et d'adopter l'enfant malade, comme celui qui avait le besoin et le droit d'être l'enfant gâté, les deux sœurs aînées s'étaient amusées à en être jalouses.
Mais Caroline était bonne; elle chérissait sa mère: elle méritait d'être heureuse, et elle le fut. Après que sa sœur Louise fut mariée, elle se maria, à son tour, avec René {CL 221} Luguet, un jeune acteur en qui madame Dorval pressentit un talent vrai, une âme généreuse, un caractère sûr.
Je vis cependant madame Dorval triste et abattue pendant les premiers mois de cette nouvelle vie qui se faisait autour d'elle. Elle était souvent malade. Un jour je la trouvai, au fond de son appartement de la rue du Bac, courbée et comme brisée sur un métier à tapisserie. « Je suis cependant heureuse, me dit-elle en pleurant de grosses larmes. Eh bien, je souffre, et je ne sais pas pourquoi. Les affections ardentes m'ont usée avant l'âge. Je me sens vieille, fatiguée, j'ai besoin de repos, je cherche le repos, et voilà ce qui m'arrive: je ne sais pas me reposer. » Puis elle entra dans le détail de sa vie intime. « J'ai rompu violemment, me dit-elle, avec les souffrances violentes. Je veux vivre du bonheur des autres, faire ce que tu m'as dit, m'oublier moi-même. J'aurais voulu aussi me rattacher à mon art, l'aimer; mais cela m'est impossible. C'est un excitant qui me ramène au besoin de l'excitation, et, ainsi excitée à demi, je n'ai plus que le sentiment de la douleur, les affreux souvenirs, et pour toute diversion au passé les mille coups d'épingle de la réalité présente, trop faibles pour emporter le mal, assez forts pour y ajouter l'impatience et le malaise. Ah! Si j'avais des rentes ou si mes enfants n'avaient plus besoin de moi, je me reposerais tout à fait! »
Et comme je lui observais qu'elle se plaignait justement de ne pas savoir devenir calme: « C'est vrai, me dit-elle, l'ennui me dévore depuis que je n'ai plus à m'inquiéter. Louise est mariée selon son choix; Caroline a un mari charmant, qu'elle adore. M. Merle, toujours gai et satisfait, pourvu que rien ne fasse un pli dans son bien-être, est, aujourd'hui comme toujours, le calme personnifié, aimable, facile à vivre, charmant dans son égoïsme. Tout ne va pas mal, sauf cet appartement que vous trouvez si {CL 222} joli, mais qui est sombre et qui me fait l'effet d'un tombeau. »
Et elle se remit à pleurer. « Tu me caches quelque {Lub 236} chose? lui dis-je. — Non, vrai! s'écria-t-elle. Tu sais bien que j'ai au contraire le défaut de t'accabler de mes peines, et que c'est à toi que je demande toujours du courage. Mais est-ce que tu ne comprends pas l'ennui? Un ennui sans cause, car si on la savait, cette cause, on trouverait le remède. Quand je me dis que c'est peut-être l'absence de passions, je sens un tel effroi à l'idée de recommencer ma vie, que j'aime encore mille fois mieux la langueur où je suis tombée. Mais, dans cette espèce de sommeil où me voilà, je rêve trop et je rêve mal. Je voudrais voir le ciel ou l'enfer, croire au dieu et au diable de mon enfance, me sentir victorieuse d'un combat quelconque, et découvrir un paradis, une récompense. Eh bien, je ne vois rien qu'un nuage, un doute. Je m'efforce par moments de me sentir dévote. J'ai besoin de Dieu; mais je ne le comprends pas sous la forme que la religion lui donne. Il me semble que l'église est aussi un théâtre, et qu'il y a là des hommes qui jouent un rôle. Tiens, ajouta-t-elle en me montrant une jolie réduction en marbre blanc de la Madeleine de Canova, je passe des heures à regarder cette femme qui pleure, et je me demande pourquoi elle pleure, et si c'est du repentir d'avoir vécu ou du regret de ne plus vivre. Longtemps je ne l'ai étudiée que comme un modèle de pose, à présent je l'interroge comme une idée. Tantôt elle m'impatiente, et je voudrais la pousser pour la forcer à se relever; tantôt elle m'épouvante, et j'ai peur d'être brisée aussi sans retour.
« Je k voudrais être toi, reprit-elle en réponse aux réflexions que les siennes me suggéraient.
— Moi, je t'aime trop pour te souhaiter cela, lui dis-je. Je ne m'ennuie pas, dans le sens que tu dis, depuis {CL 223} aujourd'hui ni depuis hier, mais depuis l'heure où je suis venue au monde.
— Oui, oui, je sais cela, s'écria-t-elle; mais c'est un fort ennui, ou un ennui fort, comme tu voudras. Le mien est plus mou que douloureux, il est écœurant. Tu creuses la raison de tes tristesses, et quand tu la tiens, voilà que ton parti est pris. Tu te tires de tout en disant: « C'est comme cela et ne peut être autrement. » Voilà, moi, comme je voudrais pouvoir dire. Et puis, tu crois qu'il y a une vérité, une justice, un bonheur quelque part; tu ne sais pas où, cela ne te fait rien. Tu crois qu'il n'y {Lub 237} a qu'à mourir pour entrer dans quelque chose de mieux que la vie. Tout cela, je le sens d'une manière vague; mais je le désire plus que je ne l'espère. »
Puis, s'interrompant tout à coup: « Qu'est-ce que c'est qu'une abstraction? me dit-elle. Je lis ce mot-là dans toutes sortes de livres, et plus on me l'explique, moins je le comprends. »
Je ne lui eus pas répondu deux mots que je vis qu'elle comprenait mieux que moi, car elle s'imaginait que j'avais du génie, et c'est elle qui en avait.
« Eh bien, reprit-elle avec feu, une idée abstraite n'est rien pour moi. Je ne peux pas mettre mon cœur et mes entrailles dans mon cerveau. Si Dieu a le sens commun, il veut qu'en nous, comme en dehors de nous, chaque chose soit à sa place et y remplisse sa fonction. Je peux comprendre l'abstraction dieu et contempler un instant l'idée de la perfection à travers une espèce de voile, mais cela ne dure pas assez pour me charmer. Je sens le besoin d'aimer, et que le diable m'emporte si je peux aimer une abstraction!
» Et puis, quoi? Ce Dieu-là, que vos philosophes et vos prêtres nous montrent les uns comme une idée, les autres sous la forme d'un Christ, qui me répondra qu'il soit ailleurs {CL 224} que dans vos imaginations? Qu'on me le montre, je veux le voir! S'il m'aime un peu, qu'il me le dise et qu'il me console! Je l'aimerai tant, moi! Cette Madeleine, elle l'a vu, elle l'a touché, son beau rêve! Elle a pleuré à ses pieds, elle les a essuyés de ses cheveux! Où peut-on rencontrer encore une fois le divin Jésus? Si quelqu'un le sait, qu'il me le dise, j'y courrai. Le beau mérite d'adorer un être parfait qui existe réellement! Croit-on que, si je l'avais connu, j'aurais été une pécheresse? Est-ce que ce sont les sens qui entraînent? Non, c'est la soif de toute autre chose; c'est la rage de trouver l'amour vrai qui appelle et fuit toujours. Que l'on nous envoie des saints, et nous serons bien vite des saintes. Qu'on me donne un souvenir comme celui que cette pleureuse emporta au désert, je vivrai au désert comme elle, je pleurerai mon bien-aimé, et je ne m'ennuierai pas, je t'en réponds! »
Telle était cette âme troublée et toujours ardente, dont je gâte probablement les effusions en tâchant de les résumer et de les traduire. Car qui rendra le feu de sa {Lub 238} parole et l'animation de ses pensées? Ceux qui ont entendu et compris cette parole ne l'oublieront jamais!
Cet abattement ne fut que passager. Bientôt Caroline eut un fils, à qui sa mère donna le nom de Georges l; et cet enfant devint la joie, l'amour suprême de Marie. Il fallait à ce cœur dévoué un être à qui elle pût se donner tout entière, le jour et la nuit, sans repos et sans restriction. « Mes enfants, disait-elle, prétendent que je les ai moins aimés à mesure qu'ils grandissaient. Cela n'est pas vrai; mais il est bien certain que je les ai aimés autrement. À mesure qu'ils avaient moins besoin de moi, j'étais moins inquiète d'eux, et c'est cette inquiétude qui fait la passion. Ma fille est heureuse; je troublerais son bonheur si j'avais l'air d'en douter. C'est son mari maintenant qui est sa mère, c'est lui qui la regarde dormir et qui s'inquiète si {CL 225} elle dort mal. Moi, j'ai besoin d'oublier mon sommeil, mon repos, ma vie pour quelqu'un. Il n'y a que les petits enfants qui soient dignes d'être choyés et couvés ainsi à toute heure. Quand on aime, on devient la mère d'un homme qui se laisse faire sans vous en savoir gré, ou qui ne se laisse pas faire, dans la crainte d'être ridicule. Ces chers innocents que nous berçons et que nous réchauffons sur notre cœur ne sont ni fiers ni ingrats, eux! Ils ont besoin de nous, ils usent de leur droit, qui est de nous rendre esclaves. Nous sommes à eux comme ils sont à nous, tout entiers. Nous souffrons tout d'eux et pour eux, et comme nous ne leur demandons rien que de vivre et d'être heureux, nous trouvons qu'ils font bien assez pour nous quand ils daignent nous sourire.
» Tiens! Me disait-elle en me montrant ce bel enfant, je demandais un saint, un ange, un Dieu visible pour moi, Dieu me l'a envoyé. Voilà l'innocence, voilà la perfection, voilà la beauté de l'âme dans celle du corps. Voilà celui que j'aime, que je sers et que je prie. L'amour divin est dans une de ses caresses, et je vois le ciel dans ses yeux bleus. »
Cette tendresse m immense qui se réveillait en elle plus vive que jamais donna un essor nouveau à son génie. Elle créa le rôle de Marie-Jeanne, et y trouva ces cris qui déchiraient l'âme, ces accents de douleur et de passion qu'on n'entendra plus au théâtre, parce qu'ils ne pouvaient partir que de ce cœur-là et de cette organisation-là, {Lub 239} parce que ces cris et ces accents seraient sauvages et grotesques venant de toute autre qu'elle, et qu'il fallait une individualité comme la sienne pour les rendre terrifiants et sublimes.
Mais ce fatal rôle et ce profond amour donnaient le coup de la mort à madame Dorval. Elle fit une affreuse maladie à la suite de ce grand succès, et réchappa comme par {CL 226} miracle d'une perforation au poumon. Elle s'était effrayée de l'idée de mourir. Georges vivait, elle voulait vivre.
{Presse 11/7/1855 1} Elle joua Agnès de Méranie et fit ensuite un essai fort curieux, qui fut de jouer la tragédie classique à l'Odéon. Cela n'était ni dans son air ni dans sa voix. Pourtant elle avait dit les vers de Ponsard avec une si grande intelligence, elle avait été si chaste et si sobre dans Lucrèce, que le public fut curieux de lui entendre dire les vers de Racine. Elle étudia Phèdre avec un soin infini, cherchant consciencieusement une interprétation nouvelle.
Au milieu de ces études, elle me parla d'elle-même avec la modestie naïve qui n'appartient qu'au génie. « Je n'ai pas, disait-elle, la prétention de trouver mieux que n'a fait Rachel; mais je peux trouver autre chose. Le public ne s'attend pas à me la voir imiter, je ne serais que sa parodie; mais il doit s'intéresser à moi dans ce rôle, non pas à cause de l'actrice, mais à cause de Racine. Il ne s'agit pas de retrouver l'intention première du poëte: il n'y a rien de puéril comme les recherches de la vraie tradition. Il s'agit de faire valoir la beauté de la pensée et le charme de la forme, en montrant qu'elles se prêtent à toutes les natures et peuvent être exprimées par les types les plus opposés. »
Elle fit, en effet, des prodiges d'intelligence et de passion dans ce rôle. Pour quiconque n'eût pas vu Rachel, elle eût marqué dans les annales du théâtre par cette création que, du reste, Rachel ne possédait pas à cette époque avec autant de perfection qu'aujourd'hui. Elle était trop jeune, et la première jeunesse ne peut secouer les apparences de la retenue et de la crainte, autant que la situation de Phèdre le comporte. Le rôle est brûlant, madame Dorval y fut brûlante. Rachel y est brûlante maintenant, et Rachel est complète, parce qu'elle a encore la jeunesse, la beauté, la grâce idéale, qui manquaient dès lors à madame Dorval. {CL 227} Rachel {Lub 240} inspire l'amour, elle l'inspirait déjà, bien qu'elle ne fût pas à l'apogée de son talent. Madame Dorval ne l'inspirait plus, et il y a plus d'amoureux que d'artistes dans un public quelconque. Mais tout ce qu'il y eut d'artistes pour la voir dans ce rôle l'apprécia profondément et sentit des détails dont personne, pas même les grandes célébrités de l'empire, n'avaient peut-être révélé la portée.
En 1848, je vis madame Dorval très-effrayée et très-consternée de la révolution qui venait de s'accomplir. M. Merle, bien que modéré par caractère et tolérant dans ses opinions, appartenait au parti légitimiste, et madame Dorval s'imaginait qu'elle serait persécutée. Elle rêvait même d'échafauds et de proscriptions, son imagination active ne sachant pas faire les choses à demi.
Il n'y avait qu'un motif fondé à ses alarmes. Cette perturbation devait frapper et frappait déjà tous ceux qui vivent d'un travail approprié aux conditions de la forme politique que l'on remet en question. Les artisans et les artistes, tous ceux qui vivent au jour le jour, se trouvent momentanément paralysés dans de telles crises, et madame Dorval, ayant à lutter contre l'âge, la fatigue et son propre effroi, pouvait difficilement résister au passage de l'avalanche. J'étais dans une situation non moins précaire: la crise me surprenait endettée par suite du mariage de ma fille. D'un côté, on me menaçait d'une saisie sur mon mobilier; de l'autre, les prix du travail se trouvaient réduits de trois quarts, et encore le placement fut-il suspendu pendant quelques mois.
Mais j'étais à peu près insensible aux dangers de cette situation. Les privations du moment ne sont rien, je n'en parle pas. La seule souffrance réelle de ces moments-là, c'est de ne pouvoir s'acquitter immédiatement envers ceux qui réclament leurs créances et de ne pouvoir assister ceux qui souffrent autour de soi. Mais quand on est soutenu par {CL 228} une croyance sociale, par un espoir impersonnel, les anxiétés personnelles, quelque sérieuses qu'elles soient, s'en trouvent amoindries.
Madame Dorval, qui eût très-bien compris et senti les idées générales, mais qui en repoussait vivement l'examen et la préoccupation, ayant assez à souffrir, disait-elle, pour son propre compte, ne voyait que désastres et ne rêvait que catastrophes sanglantes dans {Lub 241} la révolution de février. Pauvre femme! C'était le pressentiment de l'affreuse douleur qui allait frapper sa famille.
Au mois de juin 1848, après ces exécrables journées qui venaient de tuer la République en armant ses enfants les uns contre les autres, et en creusant entre les deux forces de la révolution, peuple et bourgeoisie, un abîme que vingt années ne suffiront peut-être pas à combler, j'étais à Nohant, très-menacée par les haines lâches et les imbéciles terreurs de la province. Je ne m'en souciais pas plus que de tout ce qui m'avait été personnel dans les événements. Mon âme était morte, mon espoir écrasé sous les barricades.
Au milieu de cet abattement, je reçus de Marie Dorval la lettre que voici:
Ma pauvre bonne et chère amie, je n'ai pas osé t'écrire, je te croyais trop occupée; et d'ailleurs je ne le pouvais pas; dans mon désespoir, je t'aurais écrit une lettre trop folle. Mais aujourd'hui, je sais que tu es à Nohant, loin de notre affreux Paris, seule avec ton cœur si bon et qui m'a tant aimée! J'ai lu, à travers mes larmes, ta lettre à *** 1. Je t'y retrouve toujours tout entière, comme dans le roman de Champi. — Pauvre Champi! Alors j'ai eu absolument besoin de t'écrire pour obtenir de toi quelques paroles de consolation pour ma pauvre âme désolée. — J'ai perdu mon fils, mon Georges! — le savais-tu? — Mais tu ne sais pas la douleur profonde, irréparable que {CL 229} je ressens. — Je ne sais que faire, que croire! Je ne comprends pas que Dieu nous enlève d'aussi chères créatures. Je veux prier Dieu, et je ne sens que de la colère et de la révolte dans mon cœur. Je passe ma vie sur son petit tombeau. Me voit-il? Le crois-tu? Je ne sais plus que faire de ma vie, je ne connais plus mon devoir. Je voudrais et je ne peux plus aimer mes autres enfans. — J'ai cherché des consolations dans les livres de prières. Je n'y ai rien trouvé qui me parle de ma situation et des enfans que nous perdons. Il faudrait remercier Dieu d'un aussi affreux malheur! — Non, je ne le peux pas! Jésus lui-même n'a-t-il pas crié: « Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? » Si cette grande âme a douté, que devenir, nous autres pauvres créatures? Ah! ma chère, que je suis malheureuse! {Lub 242} c'était tout mon bonheur. — Je croyais que c'était ma récompense pour avoir été bonne fille, et bien dévouée toujours à toute une famille dont la charge était bien chère! — mais aussi bien lourde à mes pauvres épaules.... j'étais si heureuse! Je n'enviais rien à personne. Je luttais avec courage dans une profession haïssable, que je remplissais de mon mieux, et quand la maladie ne m'arrêtait pas, dans l'idée de rendre tout mon monde plus heureux autour de moi. Les révolutions..... l'art perdu..... nous étions encore heureux. — Nos pauvres petits faisaient des barricades, chantaient la Marseillaise, les bruits de la rue redoublaient leur gaïté! Eh bien! quelques jours après ces mêmes bruits redoublaient les convulsions de mon pauvre Georges. Il a eu quatorze jours d'agonie. Quatorze jours nous avons été sur la croix! Il est tombé à nos pieds le 3 mai. Il a rendu sa petite âme le 16 mai, à trois heures et demie du soir.
Pardonne-moi de t'attrister, ma chère bonne, mais je viens à toi que j'aime tant! qui as toujours été si bonne {CL 230} pour moi! Toi qui es cause (car sans toi, cela ne se pouvait pas) de ce beau voyage dans le Midi, avec mon fils! ce voyage qui a rétabli ma santé (hélas! trop!), qui a rendu cet enfant si joyeux, qui a rempli de plaisirs, de promenade, de soleil, sa pauvre petite existence sitôt finie!
Je viens encore à toi pour que tu m'écrives une lettre qui donne un peu de forces à mon âme. Je te demande du secours encore une fois. Les belles paroles qui sortent de ton noble cœur, de ta haute raison, je sais bien où les prendre, mais j'y trouverai un plus grand soulagement si elles viennent de ton cœur au mien.
Adieu, ma chère George, mon amie et mon nom chéri!
MARIE DORVAL.
12 juin 1848, rue de Varennes, 2.
Je n'ai pas voulu changer un mot ni supprimer une ligne de cette lettre. Bien que je n'aie pas coutume de publier les éloges qu'on m'adresse, celui-ci est sacré pour moi. C'était la dernière bénédiction de cette âme aimante et croyante en dépit de tout, et cette tendre {Lub 243} vénération pour les objets de son amitié montre les trésors de piété morale qui étaient encore en elle. Les consolations qu'on lui adressait n'étaient jamais perdues. Elle fit un nouvel effort pour s'étourdir dans le travail et pour reprendre sa tâche de dévouement. Mais, hélas! ses forces étaient épuisées, je ne devais plus la revoir.
Je passai l'hiver à Nohant, et la dernière lettre qui soit sortie de sa main tremblante, elle l'écrivait en 1849 à sa chère Caroline, à l'occasion du 16 mai, ce jour fatal qui lui avait enlevé son Georges. Caroline m'envoya cette lettre froissée, brûlante de fièvre, et dont l'écriture torturée a quelque chose de tragique.
{CL 231} Caen, le 15 mai 1849.
Chère Caroline, ta pauvre mère a souffert toutes les tortures de l'enfer. Chère fille, nous voici dans l'anniversaire douloureux. Je te prie que la chambre de mon Georges soit fermée et interdite à tout le monde. Que Marie n'aille pas jouer dans cette chambre. Tu tireras le lit au milieu de la chambre. Tu mettras son portrait ouvert sur son lit, et tu le couvriras de fleurs, ainsi que dans tous les vases. Tu enverras chercher ces fleurs à la halle. Mets-lui tout le printemps qu'il ne peut plus voir. Puis, tu prieras toute la journée en ton nom et au nom de sa pauvre grand'mère.
Je vous embrasse bien tendrement.
TA MÈRE.
À cette lettre déchirante était jointe celle-ci, de Caroline à moi:
Ma mère est morte le 20 mai, un an et quatre jours après mon pauvre Georges. Elle est tombée malade dans la diligence, en allant à Caen donner des représentations. Elle s'est mise au lit en arrivant, et elle ne s'est plus relevée que pour revenir à Paris, où, deux jours après, elle est morte dans nos bras. Elle a bien souffert, {Presse 11/7/1855 2} mais ses derniers momens ont été doux. Elle pensait à ce {Lub 244} pauvre petit ange qu'elle allait rejoindre: vous savez comme elle l'aimait. Cet amour l'a tuée. Il y avait un an qu'elle souffrait. Elle a souffert de toutes les façons. On a été si injuste, si cruel pour elle! Ah! madame, dites-moi que maintenant elle est heureuse! Je vous embrasse comme elle l'eût fait elle-même, de toute mon âme.
CAROLINE LUGUET.
Le dernier livre qu'elle ait lu, c'est votre Petite Fadette.
{CL 232} 23 mai 1849.
Chère madame Sand,
Elle est morte, cette admirable et pauvre femme! Elle nous laisse inconsolables. Plaignez-nous!
RENÉ LUGUET.
Maintenant, voici les détails de cette cruelle mort après une si cruelle vie. C'est René Luguet qui me les donna dans une admirable lettre dont je suis forcée de supprimer la moitié. On verra pourquoi.
Chère madame Sand,
Oh! Vous avez raison, c'est pour nous un grand malheur, si grand, voyez-vous, que c'en est fait pour nous de toute joie sur la terre. Pour mon compte, j'ai tout perdu, une amie, un compagnon d'infortune, une mère! ma mère intellectuelle, la mère de mon âme, celle qui donna l'essor à mon cœur, celle qui me fit artiste, qui me fit homme et qui m'en apprit les devoirs, celle qui me fit loyal et courageux, qui me donna le sentiment du beau, du vrai, du grand. — De plus, elle chérissait ma chère Caroline, elle adorait nos enfans. Elle en est morte! jugez, jugez si je la pleure.
Chère madame, vous qu'elle a tant aimée, vous qu'elle vénérait, laissez moi vous raconter une partie de ses souffrances, vous aurez la mesure des miennes.
{Lub 245} Elle est donc morte de chagrin, de découragement. Le dédain, oui! le dédain l'a tuée!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand la pauvre femme allait de porte en porte demander l'emploi de son talent, de son génie, on ouvrait de grands yeux au nom de Dorval. Le génie! Il est bien question de cela! Il lui manquait une ou deux dents, sa robe était noire, son regard triste. Les événemens {CL 233} ont amené dans les théâtres des désastres qui ont amené à leur tour n . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . C'est donc au plus fort de cette décomposition que notre premier grand malheur arriva, mon Georges mourut. Marie, frappée au cœur, resta d'abord debout, sans nous laisser voir la profondeur de sa blessure: puis elle étendit la main pour se rattacher à quelque chose: vite, nous cherchâmes quelque grande diversion à ce grand chagrin, une grande création! *** vint avec un beau rôle. Elle le lut, l'apprit, elle y était sublime. C'était l'ancre du salut. Il fallait, quoi qu'elle fit, que quelques heures par jour fussent dérobées à sa douleur. . . . . . . . . . . . . . .
Sans motif, sans excuse, sans un mot d'explication, on lui retirait le rôle! . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C'en était fait. Elle reçut le coup en plein cœur. On dit à présent qu'on le regrette. Il est bien temps!
La vie de cette pauvre mère s'échappait donc par trois blessures profondes, la mort d'un être adoré, — l'oubli et l'injustice partout, — à la maison, l'effroi de la misère!
C'est ainsi que nous arrivâmes au 10 avril dernier. J'allais à Caen, elle devait venir m'y rejoindre, mais avant elle voulut tenter un dernier effort, une dernière démarche pour avoir aux Français un coin et 500 fr. par mois. On lui répondit que bientôt, grâce à des calculs intelligens, on allait faire une économie de 300 fr. sur le luminaire, et que, si on pouvait vaincre la répugnance du comité, on aviserait à lui donner du pain.
Ce fut son dernier coup, car je vis dans ce moment-là son regard angélique se porter vers moi, et la mort était dans ce regard.
Elle partit pour Caen, et là, tout de suite, en deux heures, je vis le mal si grand, que je dus appeler une {CL 234} consultation. L'état fut jugé très grave, il y avait fièvre {Lub 246} pernicieuse et ulcère au foie. Je crus entendre prononcer ma propre condamnation à mort. Je ne pouvais en croire mes yeux, quand je regardais cet ange de douleur et de résignation, qui ne se plaignait pas, et qui, en me souriant tristement, semblait me dire: Vous êtes là, vous ne me laisserez pas mourir!
À dater de ce moment-là, j'ai passé quarante nuits à son chevet, debout! Elle n'a pas eu d'autre garde, d'autre infirmier, d'autre ami que moi. Je voulais seul accomplir cette tâche; pendant quarante jours, j'ai été là, la disputant à la mort, comme un chien fidèle défend son maître en péril.
Puis j'ai vu venir la faiblesse, la profonde mélancolie. Elle s'est mise à parler sans cesse de son enfance, de ses beaux jours; elle résumait toute son existence: je me sentais terrassé par le désespoir, par la fatigue. Plusieurs fois, je m'étais évanoui. Il fallait prendre un parti, et, bien que les médecins eussent prédit la mort en cas de voyage, comme je voyais la mort arriver rapidement et qu'elle appelait Paris, sa fille et sa petite Marie avec un accent qui me fait encore frissonner... je demandai à Dieu un miracle, je retins le coupé de la diligence, je levai et je me mis à habiller moi-même cette créature adorée, qui se laissait faire, comme si j'avais été sa mère. Je la descendis dans mes bras, et une heure après, nous partions pour Paris tous deux mourans, elle de son mal, moi de mon désespoir.
Deux heures plus tard, par une tempête affreuse nous versions: mais c'est à peine si nous nous en sommes aperçus. Tout nous était si égal!
Enfin, le lendemain, elle était dans sa chambre, au milieu de nous tous. Dieu merci, elle était vivante; mais le mal, que le voyage avait engourdi, reprit son empire, {CL 235} et le 20 mai, à une heure, elle nous dit: Je meurs, mais je suis résignée! ma fille, ma bonne fille, adieu.... Luguet.... sublime.... Ce furent ses dernières paroles. Puis son dernier soupir s'est exhalé à travers un sourire. Oh! ce sourire, il flamboie toujours devant mes yeux, et j'ai besoin de regarder bien vite mes enfans et ma chère Caroline pour accepter la vie!
Chère madame Sand, j'ai le cœur meurtri. Votre lettre a ravivé toutes mes tortures. Cette adorable Marie! vous avez été son dernier poète. J'ai lu la Petite Fadette à son chevet. Puis nous avons parlé longtemps de tous ces beaux livres dont elle racontait les scènes touchantes en pleurant. Puis elle m'a parlé de vous, de votre cœur. Ah! chère madame Sand, comme vous aimiez Marie! comme vous aviez su comprendre son âme! comme elle vous aimait, et comme je vous aime! — Et comme je suis malheureux! Il me semble que ma vie est sans but et que je ne l'accepte plus que par devoir.
J'attends le jour où je pourrai vous parler d'elle, vous raconter toutes les choses inouïes de grandeur et de beauté que cet ange m'a dites dans ses jours de mélancolie et dans ses jours de douleur.
Votre affectionné et désolé,
LUGUET.
Je citerai encore une lettre de ce bon et grand cœur qui avait été digne d'une telle mère. Je lui en demande pardon d'avance. Ces épanchements ne s'attendaient guère à la publicité; mais il s'agit ici, non de ménager la modestie de ceux qui vivent, il s'agit d'élever le monument de celle qui est morte. C'était une des plus grandes artistes et une des meilleures femmes de ce siècle. Elle a été méconnue, calomniée, raillée, diffamée, abandonnée par plusieurs qui eussent dû la défendre, par quelques-uns qui eussent dû {CL 236} la bénir. Il faut qu'au moins quelques voix s'élèvent sur sa tombe, et ces voix-là seront le meilleur poids dans la balance où l'opinion pèse d'une main distraite le bien et le mal. Ces voix-là, ce sont les voix d'amis qui l'ont connue longtemps et qui ont recueilli et apprécié tous les secrets de son intimité: ce sont les voix de la famille. Elles prévaudront contre celles des gens qui voient de loin et jugent au hasard.
Paris, décembre 1849.
Chère madame Sand, j'ai vu hier votre pièce du Champi. Jamais, depuis que je suis au théâtre, je n'ai éprouvé une telle émotion! Ah! ce garçon dévoué, gardien fidèle de l'existence de la pauvre persécutée! Heureux fils qui sauve sa Madeleine! Tous n'ont pas ce bonheur-là! Comme j'ai pleuré! Blotti au fond de ma loge, le mouchoir aux dents, j'ai cru étouffer! o
{Lub 248} Ah! c'est que, pour moi, ce n'était plus François et Madeleine: c'était elle et moi! ce n'était pas un homme et une femme qui peuvent ou doivent finir par un mariage; ce n'était même pas un fils et une mère; c'était deux âmes qui avaient besoin l'une de l'autre. Ah! j'ai vu passer là les dix belles années de ma vie, mon dévouement, mon espérance, mon but, mon soutien, tout! Oh! j'ai été trop heureux pendant dix ans, il fallait payer cela!
Chère madame Sand, pardonnez-moi toutes ces larmes au sujet d'un succès qui réjouit tous ceux qui vous connaissent; mais à qui dirai-je ce que je souffre, si ce n'est à vous?
Ne viendrez-vous donc pas à Paris voir votre pièce? Et nous! — ne nous cherchez plus rue de Varennes. Oh non! nous avons fui cette maison maudite. Nous y serions tous morts. Les portes, les corridors, les bruits de {237} l'escalier, tout cela nous faisait frissonner à toute heure. Les cris de la rue venaient tous les matins, à heure fixe, nous rappeler qu'à telle heure elle disait cela. Enfin de ces riens qui tuent! Nous avons traîné ailleurs notre profonde tristesse.... Caroline vous embrasse tendrement; la pauvre enfant est désolée aussi. Ma tendresse pour elle augmente chaque jour. Elle mérite tant d'être heureuse, celle-là!
RENÉ LUGUET.
C'est ainsi que fut aimée, c'est ainsi que fut pleurée Marie Dorval. Son mari, M. Merle, était déjà tombé dans un état de langueur suivi de paralysie. Aimable et bon, mais profondément personnel, il trouva tout simple de rester, lui, ses infirmités affreuses et ses dettes intarissables, à la charge de Luguet et de Caroline, auxquels il n'était rien, sinon un devoir légué par madame Dorval, devoir qu'ils accomplirent jusqu'au bout, en dépit des vicissitudes de la vie d'artiste et des mauvais jours qu'ils eurent à traverser, tant leur fût chère et sacrée la pensée de continuer la tâche de dévouement qui leur était léguée par elle.
Oui, si elle a été trahie et souillée, cette victime de l'art et de la destinée, elle a été aussi bien chérie et bien regrettée. Et je n'ai pas parlé de moi, de moi qui ne me {Lub 249} suis pas encore habituée à l'idée qu'elle n'est plus, et que je ne pourrai plus la secourir et la consoler; de moi, qui n'ai pu raconter cette histoire et transcrire ces détails sans me sentir étouffée par les larmes; de moi, qui ai la conviction de la retrouver dans un meilleur monde, pure et sainte comme le jour où son âme quitta le sein de Dieu pour venir errer dans notre monde insensé, et tomber de lassitude sur nos chemins maudits!