M. Beyle (Stendhal). b — La cathédrale d'Avignon. — Passage à Gênes, Pise et Florence. — Arrivée à Venise par l'Apennin, Bologne et Ferrare. — Alfred de Musset, Géraldy, Léopold Robert à Venise. — Travail et solitude à Venise. — Détresse financière. — Beau trait c d'un officier autrichien. — Catulle père. — Vexation. — Polichinelle. — Rencontre singulière. — Départ pour la France. d — Le Carlone — Les brigands — Antonino — Rencontre de trois anglais. — Les théâtres à Venise. — La Pasta, Mercadante, Zacometto. — Les mœurs de l'égalité à Venise. — Arrivée à Paris. — Retour à Nohant. — Julie. — Mes amis du Berry. — Ceux de la mansarde. — Prosper Bressant. — Le Prince. |
Sur le bateau à vapeur qui me conduisait de Lyon à Avignon, je rencontrai un des écrivains les plus remarquables de ce temps-ci, Beyle, dont le pseudonyme était Stendhal. e Il était consul à Civita-Vecchia et retournait à son poste, après un court séjour à Paris. Il était brillant d'esprit et sa conversation rappelait celle de Delatouche, avec moins de délicatesse et de grâce, mais avec plus de profondeur. Au premier coup d'œil, c'était un peu aussi le même homme, gras et d'une physionomie très-fine sous un masque empâté. Mais Delatouche était embelli, à l'occasion, par sa mélancolie soudaine, et Beyle restait satirique et railleur à quelque moment qu'on le regardât. Je causai avec lui une partie de la journée, et le trouvai fort aimable. Il se moqua de mes illusions sur l'Italie, assurant que j'en aurais vite assez, et que les artistes à la recherche du beau en ce pays étaient de véritables badauds. Je ne le crus guère, voyant qu'il était las de son exil et y retournait {CL 185} à contre-cœur. Il railla, d'une manière très-amusante, le type italien, qu'il ne pouvait souffrir et envers lequel il était fort injuste. Il me prédit surtout {Lub 205} une souffrance que je ne devais nullement éprouver, la privation de causerie agréable et de tout ce qui, selon lui, faisait la vie intellectuelle, les livres f, les journaux, les nouvelles, l'actualité, en un mot. Je compris bien ce qui devait manquer à un esprit si charmant, si original et si poseur, loin des relations g qui pouvaient l'apprécier et l'exciter. Il posait surtout le dédain de toute vanité et cherchait à découvrir dans chaque interlocuteur quelque prétention à rabattre sous le feu roulant de sa moquerie. Mais je ne crois pas qu'il fût méchant: il se donnait trop de peine pour le paraître.
Tout ce qu'il me prédit d'ennui et de vide intellectuel en Italie m'alléchait au lieu de m'effrayer, puisque j'allais là, comme partout, pour fuir le bel esprit h dont il me croyait friande.
Nous soupâmes avec quelques autres voyageurs de choix, dans une mauvaise auberge de village, le pilote du bateau à vapeur n'osant franchir le pont Saint-Esprit avant le jour. Il fut là d'une gaieté folle, se grisa raisonnablement i, et, dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourrées, devint quelque peu grotesque et pas du tout joli.
À Avignon, il nous mena voir la grande église, très-bien située, où, dans un coin, un vieux christ en bois peint, de grandeur naturelle et vraiment hideux, fut pour lui matière aux plus incroyables apostrophes. Il avait en horreur ces repoussants simulacres dont les Méridionaux chérissaient, selon lui, la laideur barbare et la nudité cynique. Il avait envie de s'attaquer à coups de poing à cette image.
Pour moi j, je ne vis pas avec regret Beyle prendre le chemin de terre pour gagner Gênes. Il craignait la mer, et mon but était d'arriver vite à Rome. Nous nous séparâmes {CL 186} donc après quelques jours de liaison enjouée; mais, comme le fond de son esprit trahissait le goût, l'habitude ou le rêve de l'obscénité, je confesse que j'avais assez de lui, et que s'il eût pris la mer, j'aurais peut-être pris la montagne. C'était, du reste, un homme éminent, d'une sagacité plus ingénieuse que juste en toutes choses appréciées par lui, d'un talent original et véritable, écrivant mal, et disant pourtant de manière à frapper et à intéresser vivement ses lecteurs.
La fièvre me prit à Gênes, circonstance que j'attribuai {Lub 206} au froid rigoureux du trajet sur le Rhône, mais qui en était indépendante, puisque, dans la suite, je retrouvai cette fièvre à Gênes par le beau temps et sans autre cause que l'air de l'Italie, dont l'acclimatation m'est difficile.
Je poursuivis mon voyage quand même, ne souffrant pas, mais peu à peu si abrutie par les frissons, les défaillances et la somnolence, que je vis Pise et le Campo-Santo avec une grande apathie. Il me devint même indifférent de suivre une direction ou une autre; Rome et Venise furent jouées à pile ou face. Venise face retomba dix fois sur le plancher. J'y voulus voir une destinée, et je partis pour Venise par Florence.
Nouvel accès de fièvre à Florence. Je vis toutes les belles choses qu'il fallait voir, et je les vis à travers une sorte de rêve qui me les faisait paraître un peu fantastiques. Il faisait un temps superbe, mais j'étais glacée, et, en regardant le Persée de Cellini et la Chapelle carrée de Michel-Ange, il me semblait, par moments, que j'étais statue moi-même. La nuit, je rêvais que je devenais mosaïque et je comptais attentivement mes petits carrés de lapis et de jaspe.
Je traversai l'Apennin par une nuit de janvier froide et claire, dans la calèche assez confortable qui, accompagnée de deux gendarmes en habit jaune-serin, faisait le service {CL 187} de courrier. Je n'ai jamais vu de route plus déserte et de gendarmes moins utiles, car ils étaient toujours à une lieue en avant ou en arrière de nous et paraissaient ne pas se soucier du tout de servir de point de mire aux brigands. Mais, en dépit des alarmes du courrier, nous ne fîmes d'autre rencontre que celle d'un petit volcan que je pris pour une lanterne allumée auprès de la route, et que cet homme appelait avec emphase il monte fuoco.
Je ne pus rien voir à Ferrare et à Bologne: j'étais complétement abattue. Je m'éveillai un peu au passage du Pô, dont l'étendue, à travers de vastes plaines sablonneuses, a un grand caractère de tristesse et de désolation. Puis je me rendormis jusqu'à Venise, très-peu étonnée de me sentir glisser en gondole, et regardant, comme dans un mirage, les lumières de la place Saint-Marc se refléter dans l'eau, et les grandes découpures de l'architecture byzantine se détacher sur la lune, immense {Lub 207} à son lever, fantastique elle-même à ce moment-là plus que tout le reste.
Venise était bien la ville de mes rêves, et tout ce que je m'en étais figuré se trouva encore au-dessous de ce qu'elle m'apparut, et le matin et le soir, et par le calme des beaux jours et par le sombre reflet des orages. J'aimais cette ville pour elle-même, et c'est la seule au monde que je puisse aimer ainsi, car une ville m'a toujours fait l'effet d'une prison que je supporte à cause de mes compagnons de captivité. À Venise on vivrait longtemps seul, et l'on comprend qu'au temps de sa splendeur et de sa liberté, ses enfants l'aient presque personnifiée dans leur amour et l'aient chérie non pas comme une chose, mais comme un être.
À ma fièvre succéda un grand malaise et d'atroces douleurs de tête que je ne connaissais pas, et qui se sont installées depuis lors dans mon cerveau en migraines fréquentes et souvent insupportables. Je ne comptais rester {CL 188} dans cette ville que peu de jours et en Italie que peu de semaines, mais des événements imprévus m'y retinrent davantage.
Alfred de Musset subit bien plus gravement que moi l'effet de l'air de Venise, qui foudroie beaucoup d'étrangers, on ne le sait pas assez*. Il fit une maladie grave; {Lub 208} une fièvre typhoïde le mit à deux doigts de la mort. Ce ne fut pas seulement le respect dû à un beau génie qui m'inspira pour lui une grande sollicitude et qui me donna, à moi très-malade aussi, des forces inattendues; c'était aussi les côtés charmants de son caractère et les souffrances morales que de certaines luttes entre son cœur et son imagination créaient sans cesse à cette organisation de poëte. Je passai dix-sept jours à son chevet sans prendre plus d'une heure de repos sur vingt-quatre. Sa convalescence dura à peu près autant, et quand il fut parti, je me souviens que la fatigue produisit sur moi un phénomène {CL 189} singulier. Je l'avais accompagné de grand matin, en gondole, jusqu'à Mestre, et je revenais chez moi par les petits canaux de l'intérieur de la ville. Tous ces canaux étroits, qui servent de rues, sont traversés de petits ponts d'une seule arche pour le passage des piétons. Ma vue était si usée par les veilles, que je voyais tous les objets renversés, et particulièrement ces enfilades de ponts qui se présentaient devant moi comme des arcs retournés sur leur base.
* [{Lub 207}] Géraldy, le chanteur, était à Venise à la même époque, et fit, en même temps qu'Alfred de Musset, une maladie non moins grave. Quant à Léopold Robert, qui s'y était fixé et qui s'y brûla la cervelle peu de temps après mon départ, je ne doute pas que l'atmosphère de Venise, trop excitante pour certaines organisations, n'ait beaucoup contribué à développer le spleen tragique qui s'était emparé de lui. Pendant quelque temps, je demeurai vis-à-vis de la maison qu'il occupait, et je le voyais passer tous les jours sur une barque qu'il ramait lui-même. Vêtu d'une blouse de velours noir et coiffé d'une toque pareille, il rappelait les peintres de la Renaissance. Sa figure était pâle et triste, sa voix rêche et stridente. Je désirais beaucoup voir son tableau des Pêcheurs chioggiotes, dont on parlait comme d'une merveille mystérieuse, car il le cachait avec une sorte de jalousie colère et bizarre. J'aurais pu profiter de sa promenade, dont je connaissais les heures, pour me glisser dans son atelier; mais on me dit que s'il apprenait l'infidélité de son hôtesse, il en deviendrait fou. Je me gardai bien de vouloir lui causer seulement un accès d'humeur; mais cela me conduisit à apprendre des personnes qui le voyaient à toute heure qu'il était déjà considéré comme un maniaque des plus chagrins.
Mais le printemps arrivait, le printemps du nord de l'Italie, le plus beau de l'univers peut-être. De grandes promenades dans les Alpes tyroliennes et ensuite dans l'archipel vénitien, semé d'îlots charmants, me remirent bientôt en état d'écrire. Il le fallait, mes petites finances étaient épuisées, et je n'avais pas du tout k de quoi retourner à Paris. Je pris un petit logement plus que modeste dans l'intérieur de la ville. Là, seule toute l'après-midi, ne sortant que le soir pour prendre l'air, travaillant encore la nuit au chant des rossignols apprivoisés qui peuplent tous les balcons de Venise, j'écrivis André k, Jacques, Mattea et les premières Lettres d'un voyageur.
{Presse 29/6/1855 1} Je fis à Buloz divers envois qui devaient promptement me mettre à même de payer ma dépense courante (car je vivais en partie à crédit) et de retourner vers mes enfants, dont l'absence me tiraillait plus vivement le cœur de jour en jour. Mais un guignon particulier me poursuivait dans cette chère Venise; l'argent n'arrivait pas. Les semaines se succédaient, et chaque jour mon existence devenait plus problématique. On vit à très-bon marché, il est vrai, dans ce pays, si l'on veut se restreindre à manger des sardines et des coquillages, nourriture {Lub 209} saine d'ailleurs, et que l'extrême chaleur rend suffisante au peu d'appétit qu'elle vous permet d'avoir. Mais le café est indispensable à Venise. Les étrangers y tombent malades principalement parce qu'ils {CL 190} s'effrayent du régime nécessaire, qui consiste à prendre du café noir au moins six fois par jour. Cet excitant inoffensif pour les nerfs, indispensable comme tonique tant que l'on vit dans l'atmosphère débilitante des lagunes, reprend son danger dès qu'on remet le pied en terre ferme.
Le café était donc un objet coûteux dont il fallut commencer à restreindre la consommation. L'huile de la lampe pour les longues veillées s'usait terriblement vite. Je gardais encore la gondole de louage, de sept à dix heures du soir, moyennant quinze francs par mois; mais c'était à la condition d'avoir un gondolier si vieux et si écloppé, que je n'aurais pas osé le renvoyer, dans la crainte qu'il ne mourût de faim. Pourtant je faisais cette réflexion, que je dînais pour six sous afin d'avoir de quoi le payer, et qu'il trouvait, lui, le moyen d'être ivre tous les soirs. m
Ce pauvre père Catulle, dont j'ai parlé dans les Lettres d'un voyageur, me rappelle une anecdote caractéristique du régime autrichien à Venise.
Un soir que j'étais dans la gondole amarrée à un coin d'abordage, attendant que mon vieux barcarolle me rapportât je ne sais quel objet que je l'avais chargé de m'aller chercher, j'entendis que la feltra, c'est-à-dire la couverture de la gondole, était arrosée par un passant que je supposais ivre ou distrait. Les jalousies étant fermées, je n'avais rien à craindre de cette indécente aspersion, lorsque j'entendis la voix enrouée de Catulle qui criait: « Porco di tedesco! tu te permets de souiller ma gondole! La prends-tu pour une borne? — Apprends, répondait l'autre en mauvais italien, que je suis officier au service de Sa Majesté Autrichienne, et que j'ai le droit de faire pis sur ta gondole, si bon me semble.
— Mais il y a une dame dans ma gondole! » cria le gondolier.
Alors l'officier autrichien, qui n'était pas ivre du tout, {CL 191} vint ouvrir la porte de la feltra, et me regardant: « La signora, dit-il, a eu la gentilezza e la prudenza de se taire n; elle a bien fait. Pour toi, tu iras demain en prison, et {Lub 210} tu es bien heureux que je ne te passe pas mon épée à travers le corps. »
Et le pauvre Catulle aurait été en prison en effet si je n'eusse intercédé pour lui en disant qu'il était gris, et en ayant l'air d'accepter comme un honneur ce que l'Autrichien avait daigné laisser tomber sur ma gondole.
Ces ignobles vexations étaient de tous les jours et de tous les instants. À la moindre odeur de tabac suspect, les employés de la douane montaient dans les appartements et fouillaient dans les armoires, dans les commodes; heureux était-on quand ils ne profitaient pas de l'occasion pour glisser un foulard ou une paire de bas dans leur poche, comme je l'avais vu pratiquer sur mon propre bagage et sans trop de façons à la douane de Gênes et ailleurs.
Polichinelle était alors le seul vengeur de cette population opprimée o. À la faveur de l'idiome vénitien, que les Allemands nouveaux venus n'entendaient pas, il dégoisait contre eux les plus plaisantes invectives; et quand une figure étrangère suspecte venait grossir l'auditoire, les gamins du carrefour avertissaient Polichinelle par un certain cri, afin qu'il retînt sa langue. J'ai vu deux gros sbires hongrois, bernés pendant un quart d'heure sans s'en douter, recevoir tout à coup des compliments adroitement ironiques à l'arrivée d'un troisième dont le sourire indiquait qu'il entendait le vénitien.
Au reste, dans toutes les saynètes des marionnettes, un personnage stupide était invariablement chargé du rôle de Tedesco. Son office était de venir prendre une leçon d'italien de Polichinelle déguisé en maître de langues, et se donnant pour académicien della Crusca. L'Allemand {CL 192} s'évertuait à prononcer quelques mots en les écorchant, et chaque fois il recevait de Polichinelle une volée de coups de bâton, aux rires et aux trépignements de joie frénétiques de l'auditoire.
Cette complicité de haines contre l'étranger avait au moins le bon effet de rendre la population très-unie et très-fraternelle, et nulle part je n'ai vu les mœurs populaires aussi douces qu'à Venise. On pouvait être bien certain d'apaiser subitement deux portefaix prêts à se battre en leur disant qu'ils se conduisaient comme des Allemands.
{Lub 211} J'aurais donc aimé p tout dans Venise, hommes et choses, sans l'occupation autrichienne, qui était odieuse et révoltante. Les Vénitiens sont bons, aimables, spirituels, et, sans leurs rapports avec les Esclavons et les Juifs, qui ont envahi leur commerce, ils seraient aussi honnêtes que les Turcs, qui sont là aimés et estimés comme ils le méritent.
Mais, malgré ma sympathie pour ce beau pays et pour les habitants, malgré les douceurs d'une vie favorable au travail par la mollesse même des habitudes environnantes, malgré les ravissantes découvertes que chaque pas au hasard vous fait faire dans le plus pittoresque assemblage de décors féeriques, de solitudes splendides et de recoins charmants, je m'impatientais et je m'effrayais de la misère bien réelle où j'allais tomber et de l'impossibilité de partir, dont je ne voyais pas arriver le terme. J'écrivais en vain à Paris, j'allais en vain chaque jour à la poste; rien n'arrivait. J'avais envoyé des volumes; je ne savais pas seulement si on les avait reçus. Personne à Venise ne connaissait peut-être l'existence de la Revue des Deux-Mondes.
Un jour que je n'avais plus rien, littéralement rien, et qu'ayant dîné pour moins que rien, je me prélassais encore dans ma gondole, jouissant de mon reste, puisque la quinzaine était payée d'avance, tout en réfléchissant à ma {CL 193} situation et en me demandant, avec une mortelle répugnance, si j'oserais la confier à une seule des personnes, en bien petit nombre, que je connaissais à Venise; une tranquillité singulière me vint tout à coup à l'idée saugrenue, mais nette et fixe, que j'allais rencontrer, le jour même, à l'instant même, une personne de mon pays qui, connaissant mon caractère et ma position, me tirerait d'embarras sans m'en faire éprouver aucun à lui emprunter le nécessaire. Dans cette conviction non raisonnée, à coup sûr, mais complète, j'ouvris la jalousie et me mis à regarder attentivement toutes les figures des gondoles qui croisaient la mienne sur le canal Saint-Marc q. Je n'en vis aucune de ma connaissance, mais l'idée persistant, j'entrai au jardin public, cherchant les groupes de promeneurs, et faisant attention, contre ma coutume, à tous les visages, à toutes les voix.
Tout à coup, mes regards rencontrent ceux d'un homme très-bon et très-honnête r avec qui j'avais fait {Lub 212} connaissance autrefois aux eaux du mont Dore, et qui, s'étant lié avec mon mari, était venu nous voir plusieurs fois à Nohant. Il savait s qui j'étais moi-même. Il accourut à moi, très-surpris de me voir là. Je lui racontai mon aventure, et sur-le-champ il m'ouvrit sa bourse avec joie, assurant qu'au moment où il m'avait aperçue, il était justement en train de penser à moi et de se rappeler Nohant et le Berry, sans pouvoir s'expliquer pourquoi ce souvenir se présentait si nettement à lui, au milieu de préoccupations où rien ne se rattachait à moi ni aux miens.
Fut-ce un effet du hasard ou de son imagination après coup, en m'entendant lui raconter en riant mon pressentiment, je n'en sais rien. Je raconte le fait tel qu'il est.
Je refusai de lui prendre plus de deux cents francs. Il s'en allait en Russie, et comme il devait s'arrêter quelques jours à Vienne, je pensais, avec raison, recevoir à temps de {CL 194} Paris de quoi le rembourser avant qu'il allât plus loin, et de quoi m'en aller moi-même en France.
Mon espérance fut réalisée. À peine avait-il quitté Venise, qu'un employé de la poste, prié et sommé de faire des recherches, découvrit, dans un casier négligé, les lettres et les billets de banque de Buloz, oubliés là depuis près de deux mois, soit par hasard, soit à dessein, en dépit de toutes les questions et de toutes les instances.
Je mis ordre aussitôt à mes affaires: je fis mes paquets, et je partis à la fin d'août par une chaleur écrasante. t
J'ai toujours eu horreur des diligences. Je préférai prendre un voiturin, qui, voyageant à petites journées, me permettait de parcourir à pied tout le beau pays, et de me servir de sa protection dans mes haltes. Mon conducteur était un fort brave homme qui n'avait pas peur des brigands, et que pour cela je pris sur sa mine; car, à cette époque, c'était encore un des ennuis de l'Italie d'avoir à discuter avec les terreurs vraies ou fausses des voituriers et des aubergistes. Il fut convenu entre le Carlone et moi que nos étapes seraient invariablement fixées, quand même nous rencontrerions, comme cela m'était déjà arrivé, des bandes de paysans effarés nous criant de retourner sur nos pas. La police autrichienne était très-bien faite, et ces paniques ressemblaient beaucoup à des mystifications. Je ne voulais pas {Lub 213} qu'elles servissent de prétexte à des journées de surplus dans le voyage. Le Carlone me promit en riant d'aller toujours devant lui, et de bien rosser les brigands s'il en rencontrait.
Ce sobriquet u de Carlone était caractéristique. On appelle ainsi la statue colossale de san Carlo Borromeo, placée au bord du lac Majeur. On sait que la terminaison en one exprime la grandeur et la grosseur. Mon guide, étant milanais et d'une stature proportionnée à son embonpoint, avait reçu cet honorable surnom.
{CL 195} J'avais v toujours gardé au fond de ma malle un pantalon de toile, une casquette et une blouse bleue, en cas de besoin, dans la prévision de courses dans les montagnes. Je pus donc dédommager mes jambes du long engourdissement des jours et des nuits de griffonnage et des promenades en gondole, et je fis une grande partie du voyage à pied w. Je vis tous les grands lacs, dont le plus beau est, à mon sens, le lac de Garde; je traversai le Simplon, passant en une journée de la chaleur torride du versant italien au froid glacial de la crête des Alpes, et retrouvant, le soir, dans la vallée du Rhône, une fraîcheur printanière. Je n'écris pas un voyage; je dirai donc seulement que celui-là fut pour moi un perpétuel ravissement. J'eus un temps admirable jusqu'au passage de la Tête noire entre Martigny et Chamounix. Là, un orage superbe me donna le plus beau spectacle du monde. Mais le mulet dont on m'avait persuadée de m'embarrasser ne voulant plus ni avancer ni reculer, je lui jetai la bride sur le cou, et, courant à l'aise sur les pentes gazonneuses, j'arrivai à Chamounix avant la pluie, dont les gros nuages venaient lourdement derrière moi, faisant retentir les montagnes de roulements formidables et sublimes. x
Je ne fis que deux rencontres dans tout ce voyage. La première fut celle d'Antonino, un petit perruquier que j'avais eu pour domestique à Venise, et que, voyant un excellent sujet, dévoué et intelligent, j'avais donné à Alfred de Musset pour l'accompagner à Paris. Il était convenu que, s'il ne lui plaisait pas de le garder, je le reprendrais à mon retour. Mais Antonino s'était senti pris de nostalgie, et il revenait à pied, à travers les Alpes, quand, me rencontrant face à face, habillée moins élégamment, mais plus proprement que lui, reconnaissant ma figure et non pas ma personne travestie, il s'arrêta court, {Lub 214} en s'écriant à la manière de son pays: Ah! par le sang de Diane!...
{CL 196} puis il vint me baiser la main, comme c'est la coutume de tout serviteur et même des garçons d'auberge en Italie, et je me mis à penser que, pour un passant, c'eût été un spectacle assez bizarre que celui de ce monsieur étriqué et râpé, ayant encore un reste de gants et un bout de chaîne d'or, baisant galamment la main d'un gamin en blouse, tous deux blancs de poussière de la tête aux pieds.
Le pauvre Antonino était dans une détresse complète. Ayant voulu quitter Paris sans être congédié, il n'avait pas dû prétendre au payement de son voyage, et il revenait sans sou ni maille, traînant la semelle, mais toujours perruquier dans ses habitudes, car il sentait la pommade d'une lieue; et toujours Vénitien, car il aimait mieux demander l'aumône que de ne pas revoir sa chère cité.
Je m'amusai du récit de ses infortunes, car il parlait le vrai italien assez purement et d'une façon prétentieuse et divertissante, ne manquant jamais de dire Venezia la bella dans ses aspirations patriotiques, et se plaignant de la nation parisienne razza essentiellement sofistica, selon lui.
Je lui donnai de quoi adoucir la rigueur de son voyage, et j'eus beaucoup de peine à le lui faire accepter; car il ne comprenait pas que mon costume et mon état de piéton fussent un caprice de ma part, et il me disait: « Je vois bien que la mauvaise fortune a visité aussi la signora. »
Il accepta enfin avec des larmes et les témoignages d'une sensibilité à la fois prétentieuse et naïve.
Ma seconde rencontre se divisa en deux parties. Au passage du Simplon, trois Anglais gravissaient devant moi la route escarpée. Le premier me regarda le dépasser sans trop souffler, et, s'arrêtant, me dit d'un air émerveillé: « Il est bien pénible! »
Sur le mont Blanc, les trois mêmes anglais descendaient le sentier à pic comme je le gravissais. Je reconnus très-bien le premier, qui passa en me saluant d'un air de {CL 197} connaissance; mais celui qui marchait derrière lui se contenta de me dire en soupirant et d'un ton lugubre: « Il est bien pénible! »
{Lub 215} Il est évident que, si j'avais rencontré ce trio une troisième fois, celui qui ne m'avait pas encore parlé m'aurait dit la même chose.
Avant de tourner tout à fait le dos à l'Italie, je veux dire un mot des théâtres de Venise, bien que ma position précaire m'ait permis de voir fort peu de représentations. Madame Pasta chantait alors, à la Fenice, avec Donzelli, un talent inférieur à Rubini, mais sympathique et charmant, qui avait été justement apprécié à Paris. Il y eut une première représentation d'un opéra de Mercadante, la Fausta, où madame Pasta, remplissant un rôle dans le genre de Phèdre, fut encore extrêmement belle. Trahie par sa voix, elle chantait souvent faux d'un bout à l'autre de son rôle; mais le public italien, plus généreux que le nôtre, lui tenant compte des moments où elle était véritablement sublime comme tragédienne et comme cantatrice, l'applaudissait et la rappelait avec transport. Quant à l'ovation du compositeur, elle fut inouïe, et nos habitudes parisiennes n'en donnent aucune idée. Rappelé entre chaque acte, le maestro était condamné à traverser la scène en passant entre le rideau et la rampe quinze et vingt fois de suite. Modeste, gauche et naïf, le bon Mercadante subissait cette exécution moitié riant, moitié tremblant, et traînant après lui, comme pour se donner une contenance, la Pasta qui riait de tout son cœur.
La Pasta était encore belle et jeune sur la scène. Petite, grasse et trop courte de jambes, comme le sont beaucoup d'Italiennes, dont le buste magnifique semble avoir été fait aux dépens du reste, elle trouvait le moyen de paraître grande et d'une allure dégagée, tant il y avait de noblesse dans ses attitudes et de science dans sa pantomime. Je fus bien désappointée de la rencontrer le lendemain, {CL 198} debout sur sa gondole et habillée avec la trop stricte économie qui était devenue sa préoccupation dominante. Cette belle tête de camée que j'avais vue de près aux funérailles de Louis XVIII, si fine et si veloutée, n'était plus que l'ombre d'elle-même y. Sous son vieux chapeau et son vieux manteau, on eût pris la Pasta pour une ouvreuse de loges. Pourtant elle fit un mouvement pour indiquer à son gondolier l'endroit où elle voulait aborder, et, dans ce geste, la grande reine, sinon la divinité, reparut.
{Lub 216} Je vis aussi à la Fenice un ballet fantastique de splendeur comme décors et costumes, mais d'une telle imbécillité comme art, que même dans celles de nos villes de province où l'on attire le public en annonçant sur l'affiche une décoration tout en or, on n'eût pu le supporter. L'or ruisselait en effet sur les palais et les habits; mais tout cela faisait quelque chose de bête et de laid au dernier point, et il me parut évident que le Vénitien z, toujours si passionné et même si éclairé comme artiste dans son appréciation du passé, était tombé dans la barbarie quant à celle des choses présentes.
Pourtant l'art dramatique me parut avoir encore son expression nationale, dans le genre burlesque, sur un théâtre où l'on jouait des parodies, des farces classiques et des comédies de Gozzi en vénitien. L'acteur chargé du Zacometto (le Gilles vénitien) me parut, par sa justesse et sa sobriété, marcher de pair avec Debureau, et comme il était souvent acteur parlant et disait à merveille, il était peut-être plus complet. J'ai oublié son nom. Les pièces de Gozzi, portant sur les mœurs populaires locales, étaient charmantes de gaieté et de naturel. Mais ce théâtre, bien que propre et vaste, n'était suivi que par le peuple, et aucun artiste n'était là pour signaler le talent des artistes qui tenaient la scène.
Je vis aussi, au jardin public, un théâtre de jour en plein {CL 199} air, construit comme toutes les salles de spectacle, sauf le plafond, qui n'existait pas, et dont l'absence permettait au soleil d'inonder le public et la scène. Ces décors peints et ces acteurs fardés en plein jour étaient la chose la plus horrible qu'on puisse imaginer. On jouait là des drames de Kotzebue traduits en italien, et il y avait là, comme partout, de pauvres diables qui sentaient et disaient bien. Je crois que dans le comique il y en a plus relativement dans ces troupes ambulantes et misérables que dans celles de nos provinces. Les italiens ont, ou avaient du moins à cette époque, le sens comique plus sobre, par conséquent plus fin, et souvent plus chaste que nous. Cela est sensible dans la nature du peuple, et le serait tout à fait dans son art, si l'art pouvait se relever chez un peuple tombé sous la domination étrangère.
Ce qui faisait, pour mon goût, le charme principal de Venise, et ce que je n'ai retrouvé nulle part ailleurs, ce {Lub 217} sont les mœurs de l'égalité. Ce pays de l'aristocratie avait eu la science républicaine oligarchique de paraître nivelé par des lois somptuaires, et les malheurs de la défaite ont fait ensuite une réalité de cette apparence. La localité se prête d'ailleurs admirablement à cette fusion des classes dans leurs occupations et dans leurs plaisirs, comme dans leurs sentiments et dans leurs intérêts. L'absence d'équipages et la rareté du sol font une population homogène, qui se coudoie sur le pavé ou se presse sur l'eau avec des égards indispensables à la sûreté de chacun. Tous ces piétons et toutes ces barques font des têtes dont l'une ne dépasse pas l'autre, où tous les yeux se rencontrent, où toutes les bouches se parlent, et cet échange de paresse et d'enjouement qui fait là le fonds de la vie devient une sympathie frémissante et communicative devant l'insolence cruelle de l'étranger. Enfin la beauté du lieu, le bon marché et les commodités de la vie, l'absence d'étiquette, la {CL 200} proximité des montagnes et de la mer, le climat admirable, sauf un mois d'hiver et deux mois d'été, la cordialité de relations que ma manière de vivre me permettait de restreindre à deux ou trois amis, tout m'eût attachée à Venise si mes enfants eussent été avec moi, et j'y rêvais souvent d'acheter un jour, un de ces vieux palais déserts que l'on vendait alors dix ou douze mille francs, pour revenir avec eux me fixer dans un coin habitable et vivre de travail et de poésie dans des ruines splendides. J'y ai bien repensé quand le brave et le bon Pépé a tenté de relever cette grande nationalité et de la disputer héroïquement à l'Autriche. Mais, malgré de sublimes efforts, elle est retombée sous le joug, et les républiques ne sont plus.
De Genève aa, j'accourus d'un trait à Paris, affamée de revoir mes enfants. Je trouvai Maurice grandi et presque habitué au collége. Il avait des notes superbes: mais mon retour, qui était pour nous deux une si grande joie, devait bientôt ramener son aversion pour tout ce qui n'était pas la vie à nous deux. Je revenais trop tôt pour son éducation classique.
Ses vacances s'ouvraient. Nous partîmes ensemble pour rejoindre, à Nohant, Solange, qui y avait passé le temps de mon absence sous la garde d'une bonne dont j'étais sûre comme soins et surveillance, et {Lub 218} dont je me croyais sûre comme caractère. Cette femme me paraissait dévouée et remplissait consciencieusement son office. Je trouvai mon gros enfant propre, frais, vigoureux, mais d'une soumission à sa bonne qui m'inquiéta, eu égard à son caractère d'enfant terrible. Cela me fit penser à mon {Presse 29/6/1855 2} enfance et à cette Rose qui, en m'adorant, me brisait. J'observai sans rien dire, et je vis que les verges jouaient un rôle dans cette éducation modèle. Je brûlai les verges et je pris l'enfant dans ma chambre. Cette exécution mortifia cruellement l'orgueil de Julie (elle s'appelait Julie comme {CL 201} l'ancienne femme de chambre de ma grand'mère). Elle devint aigre et insolente, et je vis que, sous ses qualités essentielles comme ménagère, elle cachait, comme femme, une noirceur atroce. Elle se tourna vers mon mari qu'elle flagorna, et qui eut la faiblesse d'écouter les calomnies odieuses et stupides qu'il lui plut de débiter sur mon compte. Je la renvoyai sans vouloir d'explication avec elle et en lui payant largement les services qu'elle m'avait rendus. Mais elle partit avec la haine et la vengeance au cœur, et M. Dudevant entretint avec elle une correspondance qui lui permit de la retrouver plus tard.
Je ne m'en inquiétai pas, et me fussé-je méfiée de cette lâche aversion, il n'en eût été ni plus ni moins. Je ne sais pas ménager ce que je méprise, et je ne prévoyais pas d'ailleurs que mes tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir à des orages. Il y en avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus depuis que nous nous étions faits indépendants l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais passé à Venise, M. Dudevant m'avait écrit sur un ton de bonne amitié et de satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfants, et m'engageant même à voyager pour mon instruction et pour ma santé. Ces lettres furent produites et lues, dans la suite, par l'avocat général, l'avocat de mon mari se plaignant des douleurs que son client avait dévorées dans la solitude.
Ne prévoyant rien de sombre dans l'avenir, j'eus un moment de véritable bonheur à me retrouver à Nohant avec mes enfants et mes amis. Fleury était marié avec Laure Decerfz, ma charmante amie d'enfance, plus jeune que moi, mais déjà raisonnable quand j'étais encore un vrai diable. Duvernet avait épousé Eugénie, {Lub 219} que je connaissais peu, mais qui vint à moi, comme un enfant tout cœur, me demander de la tutoyer d'emblée, puisque je tutoyais son mari. Madame Duteil, qui, plus jeune que moi aussi, était {CL 202} déjà mon ancienne amie; Jules Néraud, mon malgache bien-aimé; Gustave Papet, un camarade d'enfance, un ami ensuite; l'excellent Planet, avec qui mon amitié datait seulement de 1830, mais dont l'âme naïve et le tendre dévouement savaient se révéler de prime abord; enfin, Duteil, l'un des hommes ab les plus charmants qui aient existé, lorsqu'il n'était qu'à moitié gris, et mon cher Rollinat ac, voilà les cœurs qui s'étaient donnés à moi tout entiers. La mort en a pris deux*, les autres me sont restés fidèles.
* Hélas! au moment où je relis ces lignes, un troisième est parti aussi. Mon cher Malgache ne recevra pas les fleurs que je viens de cueillir pour lui sur l'Apennin. ad
Fleury, Planet (Duvernet, dans ses fréquents voyages à Paris), avaient été les hôtes de fondation de la mansarde du quai Saint-Michel et ensuite de celle du quai Malaquais. Parmi les huit ou dix personnes dont s'était composée cette vie intime et fraternelle, presque toutes rêvaient un avenir de liberté pour la France, sans se douter qu'elles joueraient un rôle plus ou moins actif dans les événements soit politiques, soit littéraires de la France. Il y avait même là un enfant, un bel enfant de douze à treize ans, mêlé à nous par le hasard, et comme adopté par nous tous. Intelligent, gracieux, sympathique et divertissant au possible, ce gamin, qui devait être un jour un des acteurs les plus aimés du public et que je devais retrouver pour lui confier des rôles, s'appelait Prosper Bressant.
Celui-là, je le perdis de vue en partant pour l'Italie, d'autres plus tard, et peu à peu; mais le noyau berrichon que, les circonstances aidant, je devais retrouver toujours, je le retrouvais à Nohant en 1834, avec une joie nouvelle, après une absence de près d'une année ae.
Je fis, avec plusieurs d'entre eux, une promenade à Valançay, et, au retour, j'écrivis, sous l'émotion d'une vive causerie avec Rollinat, un petit article intitulé le {CL 203} Prince, qui fâcha beaucoup, m'a-t-on dit, M. de Talleyrand. Je ne le sus pas plutôt fâché, que j'eus regret d'avoir publié cette boutade. Ne le connaissant pas, je {Lub 220} n'avais senti aucune aigreur personnelle contre lui. Il m'avait servi de type et de prétexte pour un accès d'aversion contre les idées et les moyens de cette école de fausse politique et de honteuse diplomatie dont il était le représentant af. Mais, bien que cette vieillesse-là ne fût guère sacrée, bien que cet homme à moitié dans la tombe appartînt déjà à l'histoire, j'eus comme un repentir, fondé ou non, de ne pas avoir mieux déguisé sa personnalité dans ma critique. Mes amis me dirent ag en vain que j'avais usé d'un droit d'historien, pour ainsi dire; je me dis, moi, intérieurement, que je n'étais pas un historien, surtout pour les choses présentes; que ma vocation ne me commandait pas de m'attaquer aux vivants, d'abord parce que je n'avais pas assez de talent en ce genre pour faire une œuvre de démolition vraiment utile, ensuite parce que j'étais femme, et qu'un sexe ne combattant pas contre l'autre à armes égales, l'homme qui insulte une femme commet une lâcheté gratuite, tandis que la femme qui blesse un homme la première, ne pouvant lui en rendre raison, abuse de l'impunité.
Je ne détruisis pas mon petit ouvrage, parce que ce qui est fait est fait, et que nous ne devons jamais reprendre une pensée émise, qu'elle nous plaise ou non. Mais je me promis de ne jamais m'occuper des personnes quand je n'aurais pas plus de bien que de mal à en dire, ou quand je n'y serais pas contrainte par une attaque personnelle calomnieuse.
J'aurais bien eu, par moments, une certaine verve pour la polémique. Je le sentais, à l'ardeur de mon indignation contre le mensonge, et je fus cent fois sollicitée de me mêler au combat journalier de la politique. Je m'y refusai obstinément, même dans les jours où certains de mes amis m'y poussaient comme à l'accomplissement d'un devoir. Si {CL 204} on avait voulu faire avec moi un journal qui généralisât le combat de parti à parti, d'idée à idée, je m'y fusse mise avec courage, et j'aurais probablement osé plus que bien d'autres. Mais restreindre cette guerre aux proportions d'un duel de chaque jour, faire le procès des individus, les traduire, pour des faits de détail, à la barre de l'opinion, cela était antipathique à ma nature et probablement impossible à mon organisation. Je ne me fusse pas soutenue vingt-quatre heures {Lub 221} dans les conditions de colère et de ressentiment sans lesquelles même les justes sévérités ne peuvent s'accomplir. Il m'en a coûté parfois de faire partie de la rédaction d'un journal ou seulement d'une revue, où mon nom semblait être l'acceptation d'une solidarité avec ces exécutions politiques ou littéraires. Quelques-uns m'ont dit que je manquais de caractère et que mes sentiments étaient tièdes. Le premier point peut être vrai, mais le second étant faux, je ne pense pas que l'un soit la conséquence rigoureuse de l'autre. Je me rappelle que bon nombre de ceux qui, en 1847, me reprochaient vivement ah mon apathie politique et me prêchaient l'action en fort beaux termes, furent, en 1848, bien plus calmes ai et bien plus doux que je ne l'avais jamais été.
Avant d'aborder l'année 1835 aj, où, pour la première fois de ma vie, je me sentis gagnée par un vif intérêt aux événements d'actualité, je parlerai de quelques personnes avec lesquelles je commençais ou devais commencer bientôt à être liée. Comme ces personnes sont toujours restées étrangères au monde politique, il me serait difficile d'y revenir quand j'entrerai un peu dans ce monde-là, et, pour ne pas interrompre alors mon sujet principal, je compléterai ici, en quelque sorte, l'histoire de mes relations avec elles, comme je l'ai déjà fait pour M. Delatouche.