GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie litt�raire et intime
1832-1850

{Presse 28/6/1855 1; CL T.4 [184]; Lub T.2 [204]} III a

M. Beyle (Stendhal). b — La cath�drale d'Avignon. — Passage � G�nes, Pise et Florence. — Arriv�e � Venise par l'Apennin, Bologne et Ferrare. — Alfred de Musset, G�raldy, L�opold Robert �Venise. — Travail et solitude � Venise. — D�tresse financi�re. — Beau trait c d'un officier autrichien. — Catulle p�re. — Vexation. — Polichinelle. — Rencontre singuli�re. — D�part pour la France. d — Le Carlone — Les brigands — Antonino — Rencontre de trois anglais. — Les th��tres � Venise. — La Pasta, Mercadante, Zacometto. — Les mœurs de l'�galit� � Venise. — Arriv�e � Paris. — Retour � Nohant. — Julie. — Mes amis du Berry. — Ceux de la mansarde. — Prosper Bressant. — Le Prince.



Sur le bateau � vapeur qui me conduisait de Lyon � Avignon, je rencontrai un des �crivains les plus remarquables de ce temps-ci, Beyle, dont le pseudonyme �tait Stendhal. e Il �tait consul � Civita-Vecchia et retournait � son poste, apr�s un court s�jour � Paris. Il �tait brillant d'esprit et sa conversation rappelait celle de Delatouche, avec moins de d�licatesse et de gr�ce, mais avec plus de profondeur. Au premier coup d'œil, c'�tait un peu aussi le m�me homme, gras et d'une physionomie tr�s-fine sous un masque emp�t�. Mais Delatouche �tait embelli, � l'occasion, par sa m�lancolie soudaine, et Beyle restait satirique et railleur � quelque moment qu'on le regard�t. Je causai avec lui une partie de la journ�e, et le trouvai fort aimable. Il se moqua de mes illusions sur l'Italie, assurant que j'en aurais vite assez, et que les artistes � la recherche du beau en ce pays �taient de v�ritables badauds. Je ne le crus gu�re, voyant qu'il �tait las de son exil et y retournait {CL 185} � contre-cœur. Il railla, d'une mani�re tr�s-amusante, le type italien, qu'il ne pouvait souffrir et envers lequel il �tait fort injuste. Il me pr�dit surtout {Lub 205} une souffrance que je ne devais nullement �prouver, la privation de causerie agr�able et de tout ce qui, selon lui, faisait la vie intellectuelle, les livres f, les journaux, les nouvelles, l'actualit�, en un mot. Je compris bien ce qui devait manquer � un esprit si charmant, si original et si poseur, loin des relations g qui pouvaient l'appr�cier et l'exciter. Il posait surtout le d�dain de toute vanit� et cherchait � d�couvrir dans chaque interlocuteur quelque pr�tention � rabattre sous le feu roulant de sa moquerie. Mais je ne crois pas qu'il f�t m�chant: il se donnait trop de peine pour le para�tre.

Tout ce qu'il me pr�dit d'ennui et de vide intellectuel en Italie m'all�chait au lieu de m'effrayer, puisque j'allais l�, comme partout, pour fuir le bel esprit h dont il me croyait friande.

Nous soup�mes avec quelques autres voyageurs de choix, dans une mauvaise auberge de village, le pilote du bateau � vapeur n'osant franchir le pont Saint-Esprit avant le jour. Il fut l� d'une gaiet� folle, se grisa raisonnablement i, et, dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourr�es, devint quelque peu grotesque et pas du tout joli.

À Avignon, il nous mena voir la grande �glise, tr�s-bien situ�e, o�, dans un coin, un vieux christ en bois peint, de grandeur naturelle et vraiment hideux, fut pour lui mati�re aux plus incroyables apostrophes. Il avait en horreur ces repoussants simulacres dont les M�ridionaux ch�rissaient, selon lui, la laideur barbare et la nudit� cynique. Il avait envie de s'attaquer � coups de poing � cette image.

Pour moi j, je ne vis pas avec regret Beyle prendre le chemin de terre pour gagner G�nes. Il craignait la mer, et mon but �tait d'arriver vite � Rome. Nous nous s�par�mes {CL 186} donc apr�s quelques jours de liaison enjou�e; mais, comme le fond de son esprit trahissait le go�t, l'habitude ou le r�ve de l'obsc�nit�, je confesse que j'avais assez de lui, et que s'il e�t pris la mer, j'aurais peut-�tre pris la montagne. C'�tait, du reste, un homme �minent, d'une sagacit� plus ing�nieuse que juste en toutes choses appr�ci�es par lui, d'un talent original et v�ritable, �crivant mal, et disant pourtant de mani�re � frapper et � int�resser vivement ses lecteurs.

La fi�vre me prit � G�nes, circonstance que j'attribuai {Lub 206} au froid rigoureux du trajet sur le Rh�ne, mais qui en �tait ind�pendante, puisque, dans la suite, je retrouvai cette fi�vre � G�nes par le beau temps et sans autre cause que l'air de l'Italie, dont l'acclimatation m'est difficile.

Je poursuivis mon voyage quand m�me, ne souffrant pas, mais peu � peu si abrutie par les frissons, les d�faillances et la somnolence, que je vis Pise et le Campo-Santo avec une grande apathie. Il me devint m�me indiff�rent de suivre une direction ou une autre; Rome et Venise furent jou�es � pile ou face. Venise face retomba dix fois sur le plancher. J'y voulus voir une destin�e, et je partis pour Venise par Florence.

Nouvel acc�s de fi�vre � Florence. Je vis toutes les belles choses qu'il fallait voir, et je les vis � travers une sorte de r�ve qui me les faisait para�tre un peu fantastiques. Il faisait un temps superbe, mais j'�tais glac�e, et, en regardant le Pers�e de Cellini et la Chapelle carr�e de Michel-Ange, il me semblait, par moments, que j'�tais statue moi-m�me. La nuit, je r�vais que je devenais mosa�que et je comptais attentivement mes petits carr�s de lapis et de jaspe.

Je traversai l'Apennin par une nuit de janvier froide et claire, dans la cal�che assez confortable qui, accompagn�e de deux gendarmes en habit jaune-serin, faisait le service {CL 187} de courrier. Je n'ai jamais vu de route plus d�serte et de gendarmes moins utiles, car ils �taient toujours � une lieue en avant ou en arri�re de nous et paraissaient ne pas se soucier du tout de servir de point de mire aux brigands. Mais, en d�pit des alarmes du courrier, nous ne f�mes d'autre rencontre que celle d'un petit volcan que je pris pour une lanterne allum�e aupr�s de la route, et que cet homme appelait avec emphase il monte fuoco.

Je ne pus rien voir � Ferrare et � Bologne: j'�tais compl�tement abattue. Je m'�veillai un peu au passage du P�, dont l'�tendue, � travers de vastes plaines sablonneuses, a un grand caract�re de tristesse et de d�solation. Puis je me rendormis jusqu'� Venise, tr�s-peu �tonn�e de me sentir glisser en gondole, et regardant, comme dans un mirage, les lumi�res de la place Saint-Marc se refl�ter dans l'eau, et les grandes d�coupures de l'architecture byzantine se d�tacher sur la lune, immense {Lub 207} � son lever, fantastique elle-m�me � ce moment-l� plus que tout le reste.

Venise �tait bien la ville de mes r�ves, et tout ce que je m'en �tais figur� se trouva encore au-dessous de ce qu'elle m'apparut, et le matin et le soir, et par le calme des beaux jours et par le sombre reflet des orages. J'aimais cette ville pour elle-m�me, et c'est la seule au monde que je puisse aimer ainsi, car une ville m'a toujours fait l'effet d'une prison que je supporte � cause de mes compagnons de captivit�. À Venise on vivrait longtemps seul, et l'on comprend qu'au temps de sa splendeur et de sa libert�, ses enfants l'aient presque personnifi�e dans leur amour et l'aient ch�rie non pas comme une chose, mais comme un �tre.

À ma fi�vre succ�da un grand malaise et d'atroces douleurs de t�te que je ne connaissais pas, et qui se sont install�es depuis lors dans mon cerveau en migraines fr�quentes et souvent insupportables. Je ne comptais rester {CL 188} dans cette ville que peu de jours et en Italie que peu de semaines, mais des �v�nements impr�vus m'y retinrent davantage.

Alfred de Musset subit bien plus gravement que moi l'effet de l'air de Venise, qui foudroie beaucoup d'�trangers, on ne le sait pas assez*. Il fit une maladie grave; {Lub 208} une fi�vre typho�de le mit � deux doigts de la mort. Ce ne fut pas seulement le respect d� � un beau g�nie qui m'inspira pour lui une grande sollicitude et qui me donna, � moi tr�s-malade aussi, des forces inattendues; c'�tait aussi les c�t�s charmants de son caract�re et les souffrances morales que de certaines luttes entre son cœur et son imagination cr�aient sans cesse � cette organisation de po�te. Je passai dix-sept jours � son chevet sans prendre plus d'une heure de repos sur vingt-quatre. Sa convalescence dura � peu pr�s autant, et quand il fut parti, je me souviens que la fatigue produisit sur moi un ph�nom�ne {CL 189} singulier. Je l'avais accompagn� de grand matin, en gondole, jusqu'� Mestre, et je revenais chez moi par les petits canaux de l'int�rieur de la ville. Tous ces canaux �troits, qui servent de rues, sont travers�s de petits ponts d'une seule arche pour le passage des pi�tons. Ma vue �tait si us�e par les veilles, que je voyais tous les objets renvers�s, et particuli�rement ces enfilades de ponts qui se pr�sentaient devant moi comme des arcs retourn�s sur leur base.

* [{Lub 207}] G�raldy, le chanteur, �tait � Venise � la m�me �poque, et fit, en m�me temps qu'Alfred de Musset, une maladie non moins grave. Quant � L�opold Robert, qui s'y �tait fix� et qui s'y br�la la cervelle peu de temps apr�s mon d�part, je ne doute pas que l'atmosph�re de Venise, trop excitante pour certaines organisations, n'ait beaucoup contribu� � d�velopper le spleen tragique qui s'�tait empar� de lui. Pendant quelque temps, je demeurai vis-�-vis de la maison qu'il occupait, et je le voyais passer tous les jours sur une barque qu'il ramait lui-m�me. V�tu d'une blouse de velours noir et coiff� d'une toque pareille, il rappelait les peintres de la Renaissance. Sa figure �tait p�le et triste, sa voix r�che et stridente. Je d�sirais beaucoup voir son tableau des P�cheurs chioggiotes, dont on parlait comme d'une merveille myst�rieuse, car il le cachait avec une sorte de jalousie col�re et bizarre. J'aurais pu profiter de sa promenade, dont je connaissais les heures, pour me glisser dans son atelier; mais on me dit que s'il apprenait l'infid�lit� de son h�tesse, il en deviendrait fou. Je me gardai bien de vouloir lui causer seulement un acc�s d'humeur; mais cela me conduisit � apprendre des personnes qui le voyaient � toute heure qu'il �tait d�j� consid�r� comme un maniaque des plus chagrins.

Mais le printemps arrivait, le printemps du nord de l'Italie, le plus beau de l'univers peut-�tre. De grandes promenades dans les Alpes tyroliennes et ensuite dans l'archipel v�nitien, sem� d'�lots charmants, me remirent bient�t en �tat d'�crire. Il le fallait, mes petites finances �taient �puis�es, et je n'avais pas du tout k de quoi retourner � Paris. Je pris un petit logement plus que modeste dans l'int�rieur de la ville. L�, seule toute l'apr�s-midi, ne sortant que le soir pour prendre l'air, travaillant encore la nuit au chant des rossignols apprivois�s qui peuplent tous les balcons de Venise, j'�crivis Andr� k, Jacques, Mattea et les premi�res Lettres d'un voyageur.

{Presse 29/6/1855 1} Je fis � Buloz divers envois qui devaient promptement me mettre � m�me de payer ma d�pense courante (car je vivais en partie � cr�dit) et de retourner vers mes enfants, dont l'absence me tiraillait plus vivement le cœur de jour en jour. Mais un guignon particulier me poursuivait dans cette ch�re Venise; l'argent n'arrivait pas. Les semaines se succ�daient, et chaque jour mon existence devenait plus probl�matique. On vit � tr�s-bon march�, il est vrai, dans ce pays, si l'on veut se restreindre � manger des sardines et des coquillages, nourriture {Lub 209} saine d'ailleurs, et que l'extr�me chaleur rend suffisante au peu d'app�tit qu'elle vous permet d'avoir. Mais le caf� est indispensable � Venise. Les �trangers y tombent malades principalement parce qu'ils {CL 190} s'effrayent du r�gime n�cessaire, qui consiste � prendre du caf� noir au moins six fois par jour. Cet excitant inoffensif pour les nerfs, indispensable comme tonique tant que l'on vit dans l'atmosph�re d�bilitante des lagunes, reprend son danger d�s qu'on remet le pied en terre ferme.

Le caf� �tait donc un objet co�teux dont il fallut commencer � restreindre la consommation. L'huile de la lampe pour les longues veill�es s'usait terriblement vite. Je gardais encore la gondole de louage, de sept � dix heures du soir, moyennant quinze francs par mois; mais c'�tait � la condition d'avoir un gondolier si vieux et si �clopp�, que je n'aurais pas os� le renvoyer, dans la crainte qu'il ne mour�t de faim. Pourtant je faisais cette r�flexion, que je d�nais pour six sous afin d'avoir de quoi le payer, et qu'il trouvait, lui, le moyen d'�tre ivre tous les soirs. m

Ce pauvre p�re Catulle, dont j'ai parl� dans les Lettres d'un voyageur, me rappelle une anecdote caract�ristique du r�gime autrichien � Venise.

Un soir que j'�tais dans la gondole amarr�e � un coin d'abordage, attendant que mon vieux barcarolle me rapport�t je ne sais quel objet que je l'avais charg� de m'aller chercher, j'entendis que la feltra, c'est-�-dire la couverture de la gondole, �tait arros�e par un passant que je supposais ivre ou distrait. Les jalousies �tant ferm�es, je n'avais rien � craindre de cette ind�cente aspersion, lorsque j'entendis la voix enrou�e de Catulle qui criait: « Porco di tedesco! tu te permets de souiller ma gondole! La prends-tu pour une borne? — Apprends, r�pondait l'autre en mauvais italien, que je suis officier au service de Sa Majest� Autrichienne, et que j'ai le droit de faire pis sur ta gondole, si bon me semble.

— Mais il y a une dame dans ma gondole! » cria le gondolier.

Alors l'officier autrichien, qui n'�tait pas ivre du tout, {CL 191} vint ouvrir la porte de la feltra, et me regardant: « La signora, dit-il, a eu la gentilezza e la prudenza de se taire n; elle a bien fait. Pour toi, tu iras demain en prison, et {Lub 210} tu es bien heureux que je ne te passe pas mon �p�e � travers le corps. »

Et le pauvre Catulle aurait �t� en prison en effet si je n'eusse interc�d� pour lui en disant qu'il �tait gris, et en ayant l'air d'accepter comme un honneur ce que l'Autrichien avait daign� laisser tomber sur ma gondole.

Ces ignobles vexations �taient de tous les jours et de tous les instants. À la moindre odeur de tabac suspect, les employ�s de la douane montaient dans les appartements et fouillaient dans les armoires, dans les commodes; heureux �tait-on quand ils ne profitaient pas de l'occasion pour glisser un foulard ou une paire de bas dans leur poche, comme je l'avais vu pratiquer sur mon propre bagage et sans trop de fa�ons � la douane de G�nes et ailleurs.

Polichinelle �tait alors le seul vengeur de cette population opprim�e o. À la faveur de l'idiome v�nitien, que les Allemands nouveaux venus n'entendaient pas, il d�goisait contre eux les plus plaisantes invectives; et quand une figure �trang�re suspecte venait grossir l'auditoire, les gamins du carrefour avertissaient Polichinelle par un certain cri, afin qu'il ret�nt sa langue. J'ai vu deux gros sbires hongrois, bern�s pendant un quart d'heure sans s'en douter, recevoir tout � coup des compliments adroitement ironiques � l'arriv�e d'un troisi�me dont le sourire indiquait qu'il entendait le v�nitien.

Au reste, dans toutes les sayn�tes des marionnettes, un personnage stupide �tait invariablement charg� du r�le de Tedesco. Son office �tait de venir prendre une le�on d'italien de Polichinelle d�guis� en ma�tre de langues, et se donnant pour acad�micien della Crusca. L'Allemand {CL 192} s'�vertuait � prononcer quelques mots en les �corchant, et chaque fois il recevait de Polichinelle une vol�e de coups de b�ton, aux rires et aux tr�pignements de joie fr�n�tiques de l'auditoire.

Cette complicit� de haines contre l'�tranger avait au moins le bon effet de rendre la population tr�s-unie et tr�s-fraternelle, et nulle part je n'ai vu les mœurs populaires aussi douces qu'� Venise. On pouvait �tre bien certain d'apaiser subitement deux portefaix pr�ts � se battre en leur disant qu'ils se conduisaient comme des Allemands.

{Lub 211} J'aurais donc aim� p tout dans Venise, hommes et choses, sans l'occupation autrichienne, qui �tait odieuse et r�voltante. Les V�nitiens sont bons, aimables, spirituels, et, sans leurs rapports avec les Esclavons et les Juifs, qui ont envahi leur commerce, ils seraient aussi honn�tes que les Turcs, qui sont l� aim�s et estim�s comme ils le m�ritent.

Mais, malgr� ma sympathie pour ce beau pays et pour les habitants, malgr� les douceurs d'une vie favorable au travail par la mollesse m�me des habitudes environnantes, malgr� les ravissantes d�couvertes que chaque pas au hasard vous fait faire dans le plus pittoresque assemblage de d�cors f�eriques, de solitudes splendides et de recoins charmants, je m'impatientais et je m'effrayais de la mis�re bien r�elle o� j'allais tomber et de l'impossibilit� de partir, dont je ne voyais pas arriver le terme. J'�crivais en vain � Paris, j'allais en vain chaque jour � la poste; rien n'arrivait. J'avais envoy� des volumes; je ne savais pas seulement si on les avait re�us. Personne � Venise ne connaissait peut-�tre l'existence de la Revue des Deux-Mondes.

Un jour que je n'avais plus rien, litt�ralement rien, et qu'ayant d�n� pour moins que rien, je me pr�lassais encore dans ma gondole, jouissant de mon reste, puisque la quinzaine �tait pay�e d'avance, tout en r�fl�chissant � ma {CL 193} situation et en me demandant, avec une mortelle r�pugnance, si j'oserais la confier � une seule des personnes, en bien petit nombre, que je connaissais � Venise; une tranquillit� singuli�re me vint tout � coup � l'id�e saugrenue, mais nette et fixe, que j'allais rencontrer, le jour m�me, � l'instant m�me, une personne de mon pays qui, connaissant mon caract�re et ma position, me tirerait d'embarras sans m'en faire �prouver aucun � lui emprunter le n�cessaire. Dans cette conviction non raisonn�e, � coup s�r, mais compl�te, j'ouvris la jalousie et me mis � regarder attentivement toutes les figures des gondoles qui croisaient la mienne sur le canal Saint-Marc q. Je n'en vis aucune de ma connaissance, mais l'id�e persistant, j'entrai au jardin public, cherchant les groupes de promeneurs, et faisant attention, contre ma coutume, � tous les visages, � toutes les voix.

Tout � coup, mes regards rencontrent ceux d'un homme tr�s-bon et tr�s-honn�te r avec qui j'avais fait {Lub 212} connaissance autrefois aux eaux du mont Dore, et qui, s'�tant li� avec mon mari, �tait venu nous voir plusieurs fois � Nohant. Il savait s qui j'�tais moi-m�me. Il accourut � moi, tr�s-surpris de me voir l�. Je lui racontai mon aventure, et sur-le-champ il m'ouvrit sa bourse avec joie, assurant qu'au moment o� il m'avait aper�ue, il �tait justement en train de penser � moi et de se rappeler Nohant et le Berry, sans pouvoir s'expliquer pourquoi ce souvenir se pr�sentait si nettement � lui, au milieu de pr�occupations o� rien ne se rattachait � moi ni aux miens.

Fut-ce un effet du hasard ou de son imagination apr�s coup, en m'entendant lui raconter en riant mon pressentiment, je n'en sais rien. Je raconte le fait tel qu'il est.

Je refusai de lui prendre plus de deux cents francs. Il s'en allait en Russie, et comme il devait s'arr�ter quelques jours � Vienne, je pensais, avec raison, recevoir � temps de {CL 194} Paris de quoi le rembourser avant qu'il all�t plus loin, et de quoi m'en aller moi-m�me en France.

Mon esp�rance fut r�alis�e. À peine avait-il quitt� Venise, qu'un employ� de la poste, pri� et somm� de faire des recherches, d�couvrit, dans un casier n�glig�, les lettres et les billets de banque de Buloz, oubli�s l� depuis pr�s de deux mois, soit par hasard, soit � dessein, en d�pit de toutes les questions et de toutes les instances.

Je mis ordre aussit�t � mes affaires: je fis mes paquets, et je partis � la fin d'ao�t par une chaleur �crasante. t

J'ai toujours eu horreur des diligences. Je pr�f�rai prendre un voiturin, qui, voyageant � petites journ�es, me permettait de parcourir � pied tout le beau pays, et de me servir de sa protection dans mes haltes. Mon conducteur �tait un fort brave homme qui n'avait pas peur des brigands, et que pour cela je pris sur sa mine; car, � cette �poque, c'�tait encore un des ennuis de l'Italie d'avoir � discuter avec les terreurs vraies ou fausses des voituriers et des aubergistes. Il fut convenu entre le Carlone et moi que nos �tapes seraient invariablement fix�es, quand m�me nous rencontrerions, comme cela m'�tait d�j� arriv�, des bandes de paysans effar�s nous criant de retourner sur nos pas. La police autrichienne �tait tr�s-bien faite, et ces paniques ressemblaient beaucoup � des mystifications. Je ne voulais pas {Lub 213} qu'elles servissent de pr�texte � des journ�es de surplus dans le voyage. Le Carlone me promit en riant d'aller toujours devant lui, et de bien rosser les brigands s'il en rencontrait.

Ce sobriquet u de Carlone �tait caract�ristique. On appelle ainsi la statue colossale de san Carlo Borromeo, plac�e au bord du lac Majeur. On sait que la terminaison en one exprime la grandeur et la grosseur. Mon guide, �tant milanais et d'une stature proportionn�e � son embonpoint, avait re�u cet honorable surnom.

{CL 195} J'avais v toujours gard� au fond de ma malle un pantalon de toile, une casquette et une blouse bleue, en cas de besoin, dans la pr�vision de courses dans les montagnes. Je pus donc d�dommager mes jambes du long engourdissement des jours et des nuits de griffonnage et des promenades en gondole, et je fis une grande partie du voyage � pied w. Je vis tous les grands lacs, dont le plus beau est, � mon sens, le lac de Garde; je traversai le Simplon, passant en une journ�e de la chaleur torride du versant italien au froid glacial de la cr�te des Alpes, et retrouvant, le soir, dans la vall�e du Rh�ne, une fra�cheur printani�re. Je n'�cris pas un voyage; je dirai donc seulement que celui-l� fut pour moi un perp�tuel ravissement. J'eus un temps admirable jusqu'au passage de la T�te noire entre Martigny et Chamounix. L�, un orage superbe me donna le plus beau spectacle du monde. Mais le mulet dont on m'avait persuad�e de m'embarrasser ne voulant plus ni avancer ni reculer, je lui jetai la bride sur le cou, et, courant � l'aise sur les pentes gazonneuses, j'arrivai � Chamounix avant la pluie, dont les gros nuages venaient lourdement derri�re moi, faisant retentir les montagnes de roulements formidables et sublimes. x

Je ne fis que deux rencontres dans tout ce voyage. La premi�re fut celle d'Antonino, un petit perruquier que j'avais eu pour domestique � Venise, et que, voyant un excellent sujet, d�vou� et intelligent, j'avais donn� � Alfred de Musset pour l'accompagner � Paris. Il �tait convenu que, s'il ne lui plaisait pas de le garder, je le reprendrais � mon retour. Mais Antonino s'�tait senti pris de nostalgie, et il revenait � pied, � travers les Alpes, quand, me rencontrant face � face, habill�e moins �l�gamment, mais plus proprement que lui, reconnaissant ma figure et non pas ma personne travestie, il s'arr�ta court, {Lub 214} en s'�criant � la mani�re de son pays: Ah! par le sang de Diane!...

{CL 196} puis il vint me baiser la main, comme c'est la coutume de tout serviteur et m�me des gar�ons d'auberge en Italie, et je me mis � penser que, pour un passant, c'e�t �t� un spectacle assez bizarre que celui de ce monsieur �triqu� et r�p�, ayant encore un reste de gants et un bout de cha�ne d'or, baisant galamment la main d'un gamin en blouse, tous deux blancs de poussi�re de la t�te aux pieds.

Le pauvre Antonino �tait dans une d�tresse compl�te. Ayant voulu quitter Paris sans �tre cong�di�, il n'avait pas d� pr�tendre au payement de son voyage, et il revenait sans sou ni maille, tra�nant la semelle, mais toujours perruquier dans ses habitudes, car il sentait la pommade d'une lieue; et toujours V�nitien, car il aimait mieux demander l'aum�ne que de ne pas revoir sa ch�re cit�.

Je m'amusai du r�cit de ses infortunes, car il parlait le vrai italien assez purement et d'une fa�on pr�tentieuse et divertissante, ne manquant jamais de dire Venezia la bella dans ses aspirations patriotiques, et se plaignant de la nation parisienne razza essentiellement sofistica, selon lui.

Je lui donnai de quoi adoucir la rigueur de son voyage, et j'eus beaucoup de peine � le lui faire accepter; car il ne comprenait pas que mon costume et mon �tat de pi�ton fussent un caprice de ma part, et il me disait: « Je vois bien que la mauvaise fortune a visit� aussi la signora. »

Il accepta enfin avec des larmes et les t�moignages d'une sensibilit� � la fois pr�tentieuse et na�ve.

Ma seconde rencontre se divisa en deux parties. Au passage du Simplon, trois Anglais gravissaient devant moi la route escarp�e. Le premier me regarda le d�passer sans trop souffler, et, s'arr�tant, me dit d'un air �merveill�: « Il est bien p�nible! »

Sur le mont Blanc, les trois m�mes anglais descendaient le sentier � pic comme je le gravissais. Je reconnus tr�s-bien le premier, qui passa en me saluant d'un air de {CL 197} connaissance; mais celui qui marchait derri�re lui se contenta de me dire en soupirant et d'un ton lugubre: « Il est bien p�nible! »

{Lub 215} Il est �vident que, si j'avais rencontr� ce trio une troisi�me fois, celui qui ne m'avait pas encore parl� m'aurait dit la m�me chose.

Avant de tourner tout � fait le dos � l'Italie, je veux dire un mot des th��tres de Venise, bien que ma position pr�caire m'ait permis de voir fort peu de repr�sentations. Madame Pasta chantait alors, � la Fenice, avec Donzelli, un talent inf�rieur � Rubini, mais sympathique et charmant, qui avait �t� justement appr�ci� � Paris. Il y eut une premi�re repr�sentation d'un op�ra de Mercadante, la Fausta, o� madame Pasta, remplissant un r�le dans le genre de Ph�dre, fut encore extr�mement belle. Trahie par sa voix, elle chantait souvent faux d'un bout � l'autre de son r�le; mais le public italien, plus g�n�reux que le n�tre, lui tenant compte des moments o� elle �tait v�ritablement sublime comme trag�dienne et comme cantatrice, l'applaudissait et la rappelait avec transport. Quant � l'ovation du compositeur, elle fut inou�e, et nos habitudes parisiennes n'en donnent aucune id�e. Rappel� entre chaque acte, le maestro �tait condamn� � traverser la sc�ne en passant entre le rideau et la rampe quinze et vingt fois de suite. Modeste, gauche et na�f, le bon Mercadante subissait cette ex�cution moiti� riant, moiti� tremblant, et tra�nant apr�s lui, comme pour se donner une contenance, la Pasta qui riait de tout son cœur.

La Pasta �tait encore belle et jeune sur la sc�ne. Petite, grasse et trop courte de jambes, comme le sont beaucoup d'Italiennes, dont le buste magnifique semble avoir �t� fait aux d�pens du reste, elle trouvait le moyen de para�tre grande et d'une allure d�gag�e, tant il y avait de noblesse dans ses attitudes et de science dans sa pantomime. Je fus bien d�sappoint�e de la rencontrer le lendemain, {CL 198} debout sur sa gondole et habill�e avec la trop stricte �conomie qui �tait devenue sa pr�occupation dominante. Cette belle t�te de cam�e que j'avais vue de pr�s aux fun�railles de Louis XVIII, si fine et si velout�e, n'�tait plus que l'ombre d'elle-m�me y. Sous son vieux chapeau et son vieux manteau, on e�t pris la Pasta pour une ouvreuse de loges. Pourtant elle fit un mouvement pour indiquer � son gondolier l'endroit o� elle voulait aborder, et, dans ce geste, la grande reine, sinon la divinit�, reparut.

{Lub 216} Je vis aussi � la Fenice un ballet fantastique de splendeur comme d�cors et costumes, mais d'une telle imb�cillit� comme art, que m�me dans celles de nos villes de province o� l'on attire le public en annon�ant sur l'affiche une d�coration tout en or, on n'e�t pu le supporter. L'or ruisselait en effet sur les palais et les habits; mais tout cela faisait quelque chose de b�te et de laid au dernier point, et il me parut �vident que le V�nitien z, toujours si passionn� et m�me si �clair� comme artiste dans son appr�ciation du pass�, �tait tomb� dans la barbarie quant � celle des choses pr�sentes.

Pourtant l'art dramatique me parut avoir encore son expression nationale, dans le genre burlesque, sur un th��tre o� l'on jouait des parodies, des farces classiques et des com�dies de Gozzi en v�nitien. L'acteur charg� du Zacometto (le Gilles v�nitien) me parut, par sa justesse et sa sobri�t�, marcher de pair avec Debureau, et comme il �tait souvent acteur parlant et disait � merveille, il �tait peut-�tre plus complet. J'ai oubli� son nom. Les pi�ces de Gozzi, portant sur les mœurs populaires locales, �taient charmantes de gaiet� et de naturel. Mais ce th��tre, bien que propre et vaste, n'�tait suivi que par le peuple, et aucun artiste n'�tait l� pour signaler le talent des artistes qui tenaient la sc�ne.

Je vis aussi, au jardin public, un th��tre de jour en plein {CL 199} air, construit comme toutes les salles de spectacle, sauf le plafond, qui n'existait pas, et dont l'absence permettait au soleil d'inonder le public et la sc�ne. Ces d�cors peints et ces acteurs fard�s en plein jour �taient la chose la plus horrible qu'on puisse imaginer. On jouait l� des drames de Kotzebue traduits en italien, et il y avait l�, comme partout, de pauvres diables qui sentaient et disaient bien. Je crois que dans le comique il y en a plus relativement dans ces troupes ambulantes et mis�rables que dans celles de nos provinces. Les italiens ont, ou avaient du moins � cette �poque, le sens comique plus sobre, par cons�quent plus fin, et souvent plus chaste que nous. Cela est sensible dans la nature du peuple, et le serait tout � fait dans son art, si l'art pouvait se relever chez un peuple tomb� sous la domination �trang�re.

Ce qui faisait, pour mon go�t, le charme principal de Venise, et ce que je n'ai retrouv� nulle part ailleurs, ce {Lub 217} sont les mœurs de l'�galit�. Ce pays de l'aristocratie avait eu la science r�publicaine oligarchique de para�tre nivel� par des lois somptuaires, et les malheurs de la d�faite ont fait ensuite une r�alit� de cette apparence. La localit� se pr�te d'ailleurs admirablement � cette fusion des classes dans leurs occupations et dans leurs plaisirs, comme dans leurs sentiments et dans leurs int�r�ts. L'absence d'�quipages et la raret� du sol font une population homog�ne, qui se coudoie sur le pav� ou se presse sur l'eau avec des �gards indispensables � la s�ret� de chacun. Tous ces pi�tons et toutes ces barques font des t�tes dont l'une ne d�passe pas l'autre, o� tous les yeux se rencontrent, o� toutes les bouches se parlent, et cet �change de paresse et d'enjouement qui fait l� le fonds de la vie devient une sympathie fr�missante et communicative devant l'insolence cruelle de l'�tranger. Enfin la beaut� du lieu, le bon march� et les commodit�s de la vie, l'absence d'�tiquette, la {CL 200} proximit� des montagnes et de la mer, le climat admirable, sauf un mois d'hiver et deux mois d'�t�, la cordialit� de relations que ma mani�re de vivre me permettait de restreindre � deux ou trois amis, tout m'e�t attach�e � Venise si mes enfants eussent �t� avec moi, et j'y r�vais souvent d'acheter un jour, un de ces vieux palais d�serts que l'on vendait alors dix ou douze mille francs, pour revenir avec eux me fixer dans un coin habitable et vivre de travail et de po�sie dans des ruines splendides. J'y ai bien repens� quand le brave et le bon P�p� a tent� de relever cette grande nationalit� et de la disputer h�ro�quement � l'Autriche. Mais, malgr� de sublimes efforts, elle est retomb�e sous le joug, et les r�publiques ne sont plus.

De Gen�ve aa, j'accourus d'un trait � Paris, affam�e de revoir mes enfants. Je trouvai Maurice grandi et presque habitu� au coll�ge. Il avait des notes superbes: mais mon retour, qui �tait pour nous deux une si grande joie, devait bient�t ramener son aversion pour tout ce qui n'�tait pas la vie � nous deux. Je revenais trop t�t pour son �ducation classique.

Ses vacances s'ouvraient. Nous part�mes ensemble pour rejoindre, � Nohant, Solange, qui y avait pass� le temps de mon absence sous la garde d'une bonne dont j'�tais s�re comme soins et surveillance, et {Lub 218} dont je me croyais s�re comme caract�re. Cette femme me paraissait d�vou�e et remplissait consciencieusement son office. Je trouvai mon gros enfant propre, frais, vigoureux, mais d'une soumission � sa bonne qui m'inqui�ta, eu �gard � son caract�re d'enfant terrible. Cela me fit penser � mon {Presse 29/6/1855 2} enfance et � cette Rose qui, en m'adorant, me brisait. J'observai sans rien dire, et je vis que les verges jouaient un r�le dans cette �ducation mod�le. Je br�lai les verges et je pris l'enfant dans ma chambre. Cette ex�cution mortifia cruellement l'orgueil de Julie (elle s'appelait Julie comme {CL 201} l'ancienne femme de chambre de ma grand'm�re). Elle devint aigre et insolente, et je vis que, sous ses qualit�s essentielles comme m�nag�re, elle cachait, comme femme, une noirceur atroce. Elle se tourna vers mon mari qu'elle flagorna, et qui eut la faiblesse d'�couter les calomnies odieuses et stupides qu'il lui plut de d�biter sur mon compte. Je la renvoyai sans vouloir d'explication avec elle et en lui payant largement les services qu'elle m'avait rendus. Mais elle partit avec la haine et la vengeance au cœur, et M. Dudevant entretint avec elle une correspondance qui lui permit de la retrouver plus tard.

Je ne m'en inqui�tai pas, et me fuss�-je m�fi�e de cette l�che aversion, il n'en e�t �t� ni plus ni moins. Je ne sais pas m�nager ce que je m�prise, et je ne pr�voyais pas d'ailleurs que mes tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir � des orages. Il y en avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus depuis que nous nous �tions faits ind�pendants l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais pass� � Venise, M. Dudevant m'avait �crit sur un ton de bonne amiti� et de satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfants, et m'engageant m�me � voyager pour mon instruction et pour ma sant�. Ces lettres furent produites et lues, dans la suite, par l'avocat g�n�ral, l'avocat de mon mari se plaignant des douleurs que son client avait d�vor�es dans la solitude.

Ne pr�voyant rien de sombre dans l'avenir, j'eus un moment de v�ritable bonheur � me retrouver � Nohant avec mes enfants et mes amis. Fleury �tait mari� avec Laure Decerfz, ma charmante amie d'enfance, plus jeune que moi, mais d�j� raisonnable quand j'�tais encore un vrai diable. Duvernet avait �pous� Eug�nie, {Lub 219} que je connaissais peu, mais qui vint � moi, comme un enfant tout cœur, me demander de la tutoyer d'embl�e, puisque je tutoyais son mari. Madame Duteil, qui, plus jeune que moi aussi, �tait {CL 202} d�j� mon ancienne amie; Jules N�raud, mon malgache bien-aim�; Gustave Papet, un camarade d'enfance, un ami ensuite; l'excellent Planet, avec qui mon amiti� datait seulement de 1830, mais dont l'�me na�ve et le tendre d�vouement savaient se r�v�ler de prime abord; enfin, Duteil, l'un des hommes ab les plus charmants qui aient exist�, lorsqu'il n'�tait qu'� moiti� gris, et mon cher Rollinat ac, voil� les cœurs qui s'�taient donn�s � moi tout entiers. La mort en a pris deux*, les autres me sont rest�s fid�les.

* H�las! au moment o� je relis ces lignes, un troisi�me est parti aussi. Mon cher Malgache ne recevra pas les fleurs que je viens de cueillir pour lui sur l'Apennin. ad

Fleury, Planet (Duvernet, dans ses fr�quents voyages � Paris), avaient �t� les h�tes de fondation de la mansarde du quai Saint-Michel et ensuite de celle du quai Malaquais. Parmi les huit ou dix personnes dont s'�tait compos�e cette vie intime et fraternelle, presque toutes r�vaient un avenir de libert� pour la France, sans se douter qu'elles joueraient un r�le plus ou moins actif dans les �v�nements soit politiques, soit litt�raires de la France. Il y avait m�me l� un enfant, un bel enfant de douze � treize ans, m�l� � nous par le hasard, et comme adopt� par nous tous. Intelligent, gracieux, sympathique et divertissant au possible, ce gamin, qui devait �tre un jour un des acteurs les plus aim�s du public et que je devais retrouver pour lui confier des r�les, s'appelait Prosper Bressant.

Celui-l�, je le perdis de vue en partant pour l'Italie, d'autres plus tard, et peu � peu; mais le noyau berrichon que, les circonstances aidant, je devais retrouver toujours, je le retrouvais � Nohant en 1834, avec une joie nouvelle, apr�s une absence de pr�s d'une ann�e ae.

Je fis, avec plusieurs d'entre eux, une promenade � Valan�ay, et, au retour, j'�crivis, sous l'�motion d'une vive causerie avec Rollinat, un petit article intitul� le {CL 203} Prince, qui f�cha beaucoup, m'a-t-on dit, M. de Talleyrand. Je ne le sus pas plut�t f�ch�, que j'eus regret d'avoir publi� cette boutade. Ne le connaissant pas, je {Lub 220} n'avais senti aucune aigreur personnelle contre lui. Il m'avait servi de type et de pr�texte pour un acc�s d'aversion contre les id�es et les moyens de cette �cole de fausse politique et de honteuse diplomatie dont il �tait le repr�sentant af. Mais, bien que cette vieillesse-l� ne f�t gu�re sacr�e, bien que cet homme � moiti� dans la tombe appart�nt d�j� � l'histoire, j'eus comme un repentir, fond� ou non, de ne pas avoir mieux d�guis� sa personnalit� dans ma critique. Mes amis me dirent ag en vain que j'avais us� d'un droit d'historien, pour ainsi dire; je me dis, moi, int�rieurement, que je n'�tais pas un historien, surtout pour les choses pr�sentes; que ma vocation ne me commandait pas de m'attaquer aux vivants, d'abord parce que je n'avais pas assez de talent en ce genre pour faire une œuvre de d�molition vraiment utile, ensuite parce que j'�tais femme, et qu'un sexe ne combattant pas contre l'autre � armes �gales, l'homme qui insulte une femme commet une l�chet� gratuite, tandis que la femme qui blesse un homme la premi�re, ne pouvant lui en rendre raison, abuse de l'impunit�.

Je ne d�truisis pas mon petit ouvrage, parce que ce qui est fait est fait, et que nous ne devons jamais reprendre une pens�e �mise, qu'elle nous plaise ou non. Mais je me promis de ne jamais m'occuper des personnes quand je n'aurais pas plus de bien que de mal � en dire, ou quand je n'y serais pas contrainte par une attaque personnelle calomnieuse.

J'aurais bien eu, par moments, une certaine verve pour la pol�mique. Je le sentais, � l'ardeur de mon indignation contre le mensonge, et je fus cent fois sollicit�e de me m�ler au combat journalier de la politique. Je m'y refusai obstin�ment, m�me dans les jours o� certains de mes amis m'y poussaient comme � l'accomplissement d'un devoir. Si {CL 204} on avait voulu faire avec moi un journal qui g�n�ralis�t le combat de parti � parti, d'id�e � id�e, je m'y fusse mise avec courage, et j'aurais probablement os� plus que bien d'autres. Mais restreindre cette guerre aux proportions d'un duel de chaque jour, faire le proc�s des individus, les traduire, pour des faits de d�tail, � la barre de l'opinion, cela �tait antipathique � ma nature et probablement impossible � mon organisation. Je ne me fusse pas soutenue vingt-quatre heures {Lub 221} dans les conditions de col�re et de ressentiment sans lesquelles m�me les justes s�v�rit�s ne peuvent s'accomplir. Il m'en a co�t� parfois de faire partie de la r�daction d'un journal ou seulement d'une revue, o� mon nom semblait �tre l'acceptation d'une solidarit� avec ces ex�cutions politiques ou litt�raires. Quelques-uns m'ont dit que je manquais de caract�re et que mes sentiments �taient ti�des. Le premier point peut �tre vrai, mais le second �tant faux, je ne pense pas que l'un soit la cons�quence rigoureuse de l'autre. Je me rappelle que bon nombre de ceux qui, en 1847, me reprochaient vivement ah mon apathie politique et me pr�chaient l'action en fort beaux termes, furent, en 1848, bien plus calmes ai et bien plus doux que je ne l'avais jamais �t�.

Avant d'aborder l'ann�e 1835 aj, o�, pour la premi�re fois de ma vie, je me sentis gagn�e par un vif int�r�t aux �v�nements d'actualit�, je parlerai de quelques personnes avec lesquelles je commen�ais ou devais commencer bient�t � �tre li�e. Comme ces personnes sont toujours rest�es �trang�res au monde politique, il me serait difficile d'y revenir quand j'entrerai un peu dans ce monde-l�, et, pour ne pas interrompre alors mon sujet principal, je compl�terai ici, en quelque sorte, l'histoire de mes relations avec elles, comme je l'ai d�j� fait pour M. Delatouche.


Variantes

  1. Chapitre 2. {Ms}Chapitre trente-uni�me {Presse} ♦ Chapitre troisi�me {Lecou}, {LP} ♦ III {CL}
  2. Mr Bayle (Stendhall). {Ms}M. Bayle (Stendhal). {Presse} ♦ M. Beyle (Stendhal). {Lecou} et sq.
  3. financi�re. — [Rencontre d'un compatriote ray�]. — Beau trait... {Ms}(Le sommaire, dans {Presse}, s'arrete apr�s financi�re, reprend � Rencontre singuli�re.)
  4. Interruption de {Presse}, qui reprend � Arriv�e � Paris
  5. Bayle, dont le pseudonyme �tait Stendhall. {Ms}Bayle, dont le pseudonyme �tait Stendhal. {Presse} ♦ Beyle, dont le pseudonyme �rait Stendhal. {Lecou} et sq.
  6. intellectuelle [nulle hors Paris ray�], les livres {Ms}
  7. loin [des salons de Paris, ou de certaines ray�] des relations {Ms}
  8. pour fuir [l'esprit ray�] le bel esprit {Ms}
  9. se grisa [quelque peu, chanta ray�] raisonnablement {Ms}
  10. image; mais sa verve trouva un autre aliment dans un autre Christ [d'ivoire ray�] ouvrage d'ivoire [tr�s ray�] assez beau [qu'une religieuse vint nous offrir de voir moyennant finances. C'�tait un Christ en ivoire ray�] attribu� comme tant d'autres � Michel� Ange [comme tant d'autres Christs d'ivoire, et qui �tait enferm� dans la sacristie ray�]. Je ne sais pourquoi et comment les nonnes d'un couvent voisin avaient le monopole de guetter les voyageurs et de leur offrir la vue Je ce pr�cieux objet moyennant finances. Une jeune religieuse vint nous en faire la proposition, et, l'ayant tir� d'une armoire elle nous [en fit ray�] expliqua les beaut�s du torse et des cuisses avec une grande na�vet�. Ce fut pour Bayle l'occasion d'un persitflage atroce contre cette nonne, qui soit candeur, soit effronterie, ne [voulait pas ad... ray�] parut pas d�contenanc�e, le moins du monde. Pour moi {Ms}image. / Pour moi {Presse} et sq.
  11. �puis�es; je n'avais pas pr�vu la d�pense [qu'un ray�] que deux mois de s�jour forc� dans un grand h�tel avaient entra�n�es; [je n'avais pas de quoi ray�] j'avais tout au plus de quoi payer ure note fabuleuse, et pas du tout {Ms}�puis�es, et je n'avais pas du tout {Presse} et sq.
  12. j'�crivis [Leone Leoni ray�] Andr� {Ms}
  13. Interruption de {Presse}
  14. La signora, dit-il, [ha avuto ray�] a eu la gentilezza e la prudenza [di tacerse ray�] de se taire {Ms}
  15. population [avilie ray�] opprim�e {Ms}
  16. J'aurais donc aim� {Ms}J'aurais aim� {Presse} (qui reprend ic) ♦ J'aurais donc aim� {Lecou} et sq.
  17. sur le canal Saint-[Georges ray�]Marc {Ms}
  18. ceux d'un personnage fort laid, mais fort honn�te {Ms}ceux d'un homme tr�s-bon et tr�s-honn�te {Presse} et sq.
  19. � Nohant. Il �tait riche, ind�pendant. Il savait {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP}� Nohant. Il savait {CL}
  20. Interruption de {Presse}
  21. [Ce Carlone �tait un sobriquet bien milanais qui a aussi son caract�re ray�] Ce sobriquet {Ms}
  22. Reprise de {Presse}
  23. et je fis l'un dans l'autre une centaine de lieues � pied, tant en Italie qu'en Suisse {Ms}et je fis une grande partie du voyage � pied {Presse} et sq.
  24. Interruption de {Presse}
  25. plus qu'un gros masque rouge et barbu. {Ms} ♦ plus que l'ombre d'elle-m�me {Lecou} et sq.
  26. �vident que [l'Italien ray�] le V�nitien {Ms}
  27. Reprise de {Presse}
  28. Duteil [qui �tait � la fois l'ami de mon mari et celui des amis ray�] l'un des hommes {Ms}
  29. gris, mon pauvre fr�re, excellent quoique rarement lucide, et mon cher Rollinat {Ms}gris, et mon cher Rollinat {Presse} et sq.
  30. Cette note n'est pas dans {Ms}
  31. absence de quelques mois {Ms}absence de pr�s d'une ann�e {Presse} et sq.
  32. dont il �tait le repr�sentant {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ dont il �tait repr�sentant {CL} ♦ dont il �tait le repr�sentant {Lub} r�tablissant la le�on originale; nous le suivons
  33. mes amis [r�publi ray�] me dirent {Ms}
  34. que [Mr Garnier-Pag�s �tant venu me voir � Nobant en 1847 me reprochait vivement ray�] que bon nombre de ceux qui, en 1847, me reprochaient vivement {Ms}
  35. [en 1848, je le trouvai, moi, bien plus calme ray�] furent, en 1848, bien calmes {Ms}
  36. l'ann�e 1835 {Ms} {LP} ♦ l'ann�e 1845 {CL} ♦ l'ann�e 1835 {Lub} qui rectifie cette inadvertance de {CL}, nous le suivons

Notes