GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie littéraire et intime
1832-1850

{Presse 21/6/1855 1; CL T.4 [157]; Lub T.2 [181]} II a

Ce que je gagnai à devenir artiste. — La mendicité organisée. — Les filous de Paris. — La mendicité des emplois, celle de la gloire. — Les lettres anonymes et celles qui devraient l'être. — Les visites. Les Anglais, les curieux, les flâneurs, les donneurs de conseils. — Le boulet. — Réflexions sur l'aumône, sur l'emploi des biens. — Le devoir religieux et le devoir social en opposition flagrante. — Les problèmes de l'avenir et la loi du temps. — L'héritage matériel et intellectuel. — Les devoirs de la famille, de la justice, de la probité s'opposant à l'immolation évangélique dans la société actuelle. — Contradiction inévitable avec soi-même. — Ce que j'ai cru devoir conclure pour ma gouverne particulière. — Doute et douleur. — Réflexions sur la destinée humaine et sur l'action de la Providence. — Lélia. — La critique. — Les chagrins qui passent, celui qui reste. — Le mal général. — Balzac. — Départ pour l'Italie.



Cette année 1833 ouvrit pour moi la série des chagrins réels et profonds que je croyais avoir épuisée et qui ne faisait que de commencer. J'avais voulu être artiste, je l'étais enfin. Je m'imaginai être arrivée au but poursuivi depuis longtemps, à l'indépendance extérieure et à la possession de ma propre existence: je venais de river à mon pied une chaîne que je n'avais pas prévue.

Être artiste! oui, je l'avais voulu, non-seulement pour sortir de la geôle matérielle où la propriété, grande ou petite, nous enferme dans un cercle d'odieuses petites préoccupations; pour m'isoler du contrôle de l'opinion en ce qu'elle a d'étroit, de bête, d'égoïste, de lâche, de provincial; pour vivre en dehors des préjugés du monde, en ce qu'ils ont de faux, de suranné, d'orgueilleux, de cruel, {CL 158} d'impie et de stupide; mais encore, et avant tout, pour me réconcilier avec moi-même, que je ne pouvais souffrir oisive et inutile, pesant, à l'état de maître, sur {Lub 182} les épaules des travailleurs. Si j'avais pu piocher la terre, je m'y serais mise avec eux plutôt que d'entendre ces mots que, dans mon enfance, on avait grondés autour de moi quand Deschartres avait le dos tourné: « Il veut que l'on s'échauffe, lui qui a le ventre plein et les mains derrière son dos! » Je voyais bien que les gens à mon service étaient souvent plus paresseux que fatigués, mais leur apathie ne me justifiait pas de mon inaction. Il ne me semblait pas avoir le droit d'exiger d'eux le moindre labeur, moi qui ne faisais rien du tout, car c'est ne rien faire que de s'occuper pour son plaisir.

Par goût, je n'aurais pas choisi la profession littéraire, et encore moins la célébrité. J'aurais voulu vivre du travail de mes mains, assez fructueusement pour pouvoir faire consacrer mon droit au travail par un petit résultat sensible, mon revenu patrimonial étant trop mince pour me permettre de vivre ailleurs que sous le toit conjugal, où régnaient des conditions inacceptables. Comme la seule objection à la liberté qu'on me laissait d'en sortir était le manque d'un peu d'argent à me donner, il me fallait ce peu d'argent. Je l'avais enfin. Il n'y avait plus de reproches ni de mécontentement de ce côté-là.

J'aurais souhaité vivre obscure, et comme, depuis la publication d'Indiana jusqu'à celle de Valentine, b j'avais réussi à garder assez bien l'incognito pour que les journaux m'accordassent toujours le titre de monsieur, je me flattais que ce petit succès ne changerait rien à mes habitudes sédentaires et à une intimité composée de gens aussi inconnus que moi-même. Depuis que je m'étais installée au quai Saint-Michel avec ma petite, j'avais vécu si retirée et si tranquille que je ne désirais d'autre amélioration à mon {CL 159} sort qu'un peu moins de marches d'escalier à monter et un peu plus de bûches à mettre au feu.

En m'établissant au quai Malaquais je me crus dans un palais, tant la mansarde de Delatouche était confortable au prix de celle que je quittais. Elle était un peu sombre quoique en plein midi; on n'avait pas encore bâti à portée de la vue, et les grands arbres des jardins environnants faisaient un épais rideau de verdure où chantaient les merles et où babillaient les moineaux avec autant de laisser-aller qu'en pleine campagne. Je me {Lub 183} croyais donc en possession d'une retraite et d'une vie conformes à mes goûts et à mes besoins. Hélas! bientôt je devais soupirer là comme partout, après le repos, et bientôt courir en vain, comme Jean-Jacques Rousseau, à la recherche d'une solitude.

Je ne sus pas garder ma liberté, défendre ma porte aux curieux, aux désœuvrés, aux mendiants de toute espèce, et bientôt je vis que ni mon temps ni mon argent de l'année ne suffiraient à un jour de cette obsession. Je m'enfermai alors, mais ce fut une lutte incessante, abominable, entre la sonnette, les pourparlers de la servante et le travail dix fois interrompu.

Il y a, à Paris, autour des artistes, une mendicité organisée dont on est longtemps dupe, et dont on continue à être victime ensuite par scrupule de conscience. Ce sont de prétendus vieux artistes dans la misère qui vont de porte en porte avec des souscriptions couvertes de signatures fabriquées; ou bien des artisans sans ouvrage c, des mères qui viennent de mettre leur dernière nippe au mont-de-piété pour donner le pain de la journée à leurs enfants; ce sont des comédiens infirmes, des poëtes sans éditeurs, de fausses dames de charité. Il y a même de prétendus missionnaires, de soi-disant curés. Tout cela est un ramassis d'infâmes vagabonds échappés du bagne ou {CL 160} dignes d'y entrer. Les meilleurs sont de vieilles bêtes que la vanité, l'absence du talent et finalement l'ivrognerie ont réduites à une misère véritable.

Quand on a eu la simplicité de se laisser prendre à la première histoire, à la première figure, la bande vous signale comme une proie à exploiter, vous entoure, vous surveille, connaît vos heures de sortie et jusqu'à vos jours de recette. Elle approche d'abord avec discrétion, puis ce sont de nouvelles figures et de nouvelles histoires, des visites plus fréquentes, des lettres où l'on vous avertit que, dans deux heures, si le secours demandé n'arrive pas, on ne trouvera plus au logis désigné qu'un cadavre. Le sort d'Élisa Mercœur et d'Hégésippe Moreau sert désormais de thème et de menace à tous les poëtes qui ne rougissent pas de mendier, et qui se disent trop grands hommes pour faire un autre état que de rêver aux étoiles.

Je ne suis pas tellement simple que je sois la dupe {Lub 184} de toutes ces misères intéressantes; mais il en est tant de réelles et d'imméritées que, parmi celles qui demandent, c'est un travail à perdre la tête que de reconnaître les vraies d'avec les fausses. En thèse générale, et l'on peut dire quatre-vingt-dix fois sur cent d, ceux qui mendient sont de faux pauvres ou des pauvres infâmes. Ceux qui souffrent réellement, en dépit du courage et de la moralité, aiment mieux mourir que de mendier. Il faut chercher ceux-ci, les découvrir, les tromper souvent pour leur faire accepter l'assistance. Les autres vous assiégent, vous obsèdent, vous menacent.

Mais il est aussi des malheureux sans grandes vertus et sans grands vices, privés de l'héroïsme du silence (héroïsme qu'il est vraiment cruel d'exiger de la pauvre espèce humaine); il est des courages épuisés, des volontés usées par l'insuccès ou rebutées par l'impuissance. Il est aussi des femmes qui, par un autre genre d'héroïsme que {CL 161} celui de la résignation, boivent le calice de l'humilité et tendent la main pour sauver leur mari, leur amant, leurs enfants surtout. Il suffit qu'on risque d'abandonner e à la faim, au désespoir, au suicide, une de ces victimes innocentes sur quatre-vingt-dix-neuf filous effrontés, pour qu'on ne dorme pas tranquille; et voilà le boulet qui s'attacha à ma vie dès que mon petit avoir de chaque journée eut dépassé le strict nécessaire.

N'ayant pas le temps de courir aux informations pour saisir la vérité, puisque j'étais rivée au travail, je cédai longtemps à cette considération toute simple en apparence qu'il valait mieux donner cent sous à un gredin que de risquer de les refuser à un honnête homme. Mais le système d'exploitation grossit avec une telle rapidité et dans de telles proportions autour de moi, que je dus regretter d'avoir donné aux uns pour arriver à être forcée de refuser aux autres. Puis je remarquai, dans les discours pathétiques que l'on me tenait, des contradictions, des mensonges. Il fut un temps où, e se gênant plus du tout, tous ces visages patibulaires arrivaient le même jour de la semaine. J'essayai de refuser le premier, le second vint et insista. Je tins bon, le troisième ne vint pas. Je vis dès lors que c'était une bande. J'aurais dû avertir la police. J'y répugnai, ne me croyant pas assez sûre de mon fait.

Mais d'autres mendiants arrivèrent, soit une autre {Lub 185} bande, soit l'arrière-garde de la première. Je pris sur moi ce dont je ne m'étais pas encore senti le courage, dans la crainte d'humilier la misère: j'exigeai des preuves. Quelques maladroits s'éclipsèrent subitement devant cette méfiance, me laissant voir assez naïvement qu'elle était fondée. D'autres feignirent d'en être blessés, d'autres enfin me fournirent des moyens apparents de constater leur dénûment. Ils donnèrent leurs noms, leurs adresses; c'étaient de faux noms, de fausses adresses. Je montai {CL 162} dans des mansardes hideuses. Je vis des enfants desséchés de faim, rongés de plaies, et quand j'eus porté là des secours, je découvris, un beau matin, que ces mansardes et ces enfants étaient loués pour une exhibition de guenilles et de maladies, qu'ils n'appartenaient pas à la femme qui pleurait sur eux devant moi et qui les mettait à la porte à grands coups de balai quand j'étais partie.

J'envoyai une fois chez un poëte malheureux, qui devait être trouvé asphyxié, comme Escousse, si, à telle heure, il ne recevait pas ma réponse. On frappa en vain, il faisait le mort. On enfonça la porte: on le trouva mangeant des saucisses.

Pourtant, comme au milieu de cette vermine qui s'attache aux gens consciencieux il m'arrivait de mettre la main sur de véritables infortunés, je ne pus jamais me décider à repousser d'une manière absolue la mendicité. Pendant quelques années, je fis une petite rente à des personnes chargées d'aller aux informations pendant quelques heures de la matinée. Elles furent trompées un peu moins que moi, voilà tout, et depuis que je n'habite plus Paris, la correspondance ruineuse de centaines de mendiants continue à m'arriver de tous les points de la France.

Il y a une série de poëtes et d'auteurs qui veulent des protections, comme si la protection pouvait suppléer, je ne dis pas seulement au talent, mais à la plus simple notion de la langue que l'on prétend écrire. Il y a une série de femmes incomprises qui veulent entrer au théâtre. Elles n'ont {Presse 16/6/1855 2} jamais essayé, il est vrai, de jouer la comédie, mais elles se sentent la vocation de jouer les premiers rôles: une série de jeunes gens sans emploi qui demandent le premier emploi venu dans les arts, dans l'agriculture, dans la comptabilité; ils sont propres {Lub 186} à tout apparemment, et bien qu'on ne les connaisse pas, on doit les recommander et répondre d'eux comme de soi-même. De plus modestes {CL 163} avouent qu'ils sont sans éducation aucune, qu'ils ne sont propres à rien, mais que, sous peine de manquer d'humanité, il faut leur trouver quelque chose à faire. Il y a aussi une série d'ouvriers démocrates qui ont résolu le problème social et qui feront disparaître la misère de notre société, si on leur donne de quoi publier leur système. Ceux-là sont infaillibles. Quiconque en doute est vendu à l'orgueil, à l'avarice et à l'égoïsme. Il y a encore une série de petits commerçants ruinés qui ont besoin de cinq ou six mille francs pour racheter un fonds de boutique. « Cela est une misère pour vous! disent-ils; vous êtes bonne, vous ne me refuserez pas. » Il y a enfin des peintres, des musiciens, qui n'ont pas de succès parce qu'ils ont trop de génie et que la jalousie des maîtres les repousse; ilp y a des soldats engagés qui voudraient se racheter, des juifs qui demandent des autographes pour les vendre, des demoiselles qui veulent entrer chez moi comme femmes de chambre pour être mes élèves en littérature. J'ai chez moi des armoires pleines de lettres saugrenues, de manuscrits fabuleux, de romances ou d'opéras de l'autre monde, et des théories sociales à sauver tous les habitants du système planétaire. Tout cela avec un post-scriptum portant demande d'un petit secours en attendant, et en double ou triple récidive, avec injures à la seconde sommation et menaces à la troisième.

Et pourtant j'ai la patience de lire toutes les lettres quand elles ne sont pas impossibles à déchiffrer, quand elles ne sont pas de seize pages en caractères microscopiques. J'ai la conscience de commencer toutes les élucubrations philosophiques, musicales et littéraires, et de les continuer quand je ne suis pas révoltée à la première page par des fautes trop grossières ou des aberrations trop révoltantes.

Quand je vois une ombre de talent, je mets à part et je réponds. Quand j'en vois beaucoup, je m'en occupe tout à fait. Ces derniers ne me donnent pas grande besogne; mais {CL 164} la médiocrité honnête est encore assez abondante pour me prendre bien du temps et me causer bien de la fatigue. Le vrai talent ne demande jamais rien; il offre et donne un pur témoignage de sympathie. La {Lub 187} médiocrité honnête ne demande pas d'argent, mais des compliments sous forme d'encouragement. La médiocrité plate, à un degré au-dessous, commence à demander des éditeurs ou des articles de journaux. La stupidité demande, que dis-je, elle exige impérieusement l'argent et la gloire!

Ajoutez à cette persécution les lettres anonymes remplies d'injures grossières; les entreprises, souvent tout aussi cyniques, des saints et des saintes qui veulent me faire rentrer dans le giron de l'Église les curés qui m'offrent de racheter mon âme en leur envoyant de quoi réparer une chapelle ou habiller une statue de la Vierge; les visites étranges, les trappistes, les instituteurs destitués en 1848, les mouchards volontaires, espèces d'agents provocateurs imbéciles qui viennent crier contre tous les gouvernements et qui se trompent, faisant du légitimisme chez les républicains et vice versâ; les artistes bohémiens, les colonels et capitaines espagnols réfugiés de tous les partis, successivement battus dans ce pays des vicissitudes, officiers supérieurs à la quinzaine, chamarrés de décorations, qui demandent vingt francs et se rabattent sur vingt sous: enfin la misère fausse ou vraie, humble ou arrogante, la vanité confiante ou haineuse, l'ignoble rage de parti, l'indiscrétion, la folie, la bassesse ou la stupidité sous toutes les formes: voilà la lèpre qui s'attache à toute célébrité, qui dérange, qui trouble, qui lasse, qui ruine, qui tue à la longue, à moins qu'on n'adopte ce farouche principe, toute misère est méritée, qu'on n'écrive sur sa porte, je ne donne rien, et qu'on dorme tranquille en se disant: « J'ai été exploité par des fripons, que ce soit tant pis désormais pour les honnêtes gens qui ont faim! »

{CL 165} Et encore n'ai-je pas parlé des simples curieux, race très-mélangée où l'on risque de tourner le dos à quelques honorables sympathies pour se délivrer d'une foule d'oisifs importuns. Dans cette dernière catégorie, il y a des Anglais en voyage qui veulent simplement mettre sur leur livre de notes qu'ils vous ont vue; et comme j'ai trop oublié l'anglais pour faire l'effort de le parler avec eux, ceux qui ne savent pas trois mots de français me parlent dans leur langue, je leur réponds dans la mienne. Ils ne comprennent pas, ils font oh! Et s'en vont satisfaits. Comme je sais que quelques-uns ont un carnet {Lub 188} et un crayon tout taillé pour écrire les réponses, même avant de remonter en voiture, de crainte de les oublier, je me suis amusée quelquefois à leur répondre aussi par oh! ou à leur dire des choses si inintelligibles, quand leur figure m'ennuyait, que je les défie bien d'en avoir retenu quelque chose. Il est vrai qu'il y a le curieux trop intelligent qui vous fait parler et vous prête des mots. f

Il y a aussi le curieux malveillant, qui vient avec l'intention de vous confesser, et qui s'en va tout à fait ennemi quand il n'a pu vous arracher que des réflexions sur la pluie et le beau temps.

Il y a encore les poseurs, qui entrent chez vous pour vous faire savoir qu'ils vous valent bien et que vous n'avez pas de temps à perdre si vous voulez corroborer un peu votre futile talent à l'aide de leur expérience et de leur puissante raison. Ils vous donnent des sujets de roman, des types, des situations de théâtre. Enfin, ce sont des riches prodigues qui ont de la bienveillance pour vous et qui viennent vous faire l'aumône d'une idée.

On ne peut pas se figurer les excentricités, les inconvenances, les ridicules, les vanités, les folies et les bêtises de toutes sortes qui viennent se faire passer en revue par les malheureux artistes affligés de quelque renommée. Cette {CL 166} importunité délirante n'a qu'un bon résultat, qui est de vous inspirer un vif intérêt et une joyeuse sollicitude pour le talent modeste et vrai qui veut bien se révéler à vous. On est pressé alors de reporter sur lui le bon vouloir que tant d'aberrations et de prétentions vous ont forcé de refouler.

Ainsi, à peine arrivée au résultat que j'avais poursuivi, une double déception m'apparut. Indépendance sous ces deux formes, l'emploi du temps et l'emploi des ressources, voilà ce que je croyais tenir, voilà ce qui se transforma en un esclavage irritant et continuel. En voyant combien mon travail était loin de suffire aux exigences de la misère environnante, je doublai, je triplai, je quadruplai la dose du travail. Il y eut des moments où elle fut excessive et où je me reprochai les heures de repos et de distraction nécessaires, comme une mollesse de l'âme, comme une satisfaction de l'égoïsme. Naturellement absolue dans mes convictions, je fus longtemps {Lub 189} gouvernée par la loi de ce travail forcé et de cette aumône sans bornes, comme je l'avais été par l'idée catholique, au temps où je m'interdisais les jeux et la gaieté de l'adolescence pour m'absorber dans la prière et dans la contemplation.

Ce ne fut qu'en ouvrant ma pensée au rêve d'une grande réforme sociale que je me consolai, par la suite, de l'étroitesse et de l'impuissance de mon dévouement. Je m'étais dit, avec tant d'autres, que certaines bases sociales étaient indestructibles, et que le seul remède contre les excès de l'inégalité était dans le sacrifice individuel, volontaire. Mais c'est la porte ouverte aux égoïstes aussi bien qu'aux dévoués, cette théorie de l'aumône particulière. On y entre tout entier ou on fait semblant d'y entrer. Personne n'est là pour constater que vous êtes dedans ou dehors. Il y a bien une loi religieuse qui vous prescrit de donner, non pas votre superflu, mais jusqu'au nécessaire; il y a bien une opinion qui vous conseille la charité: mais il n'est {CL 167} pas de pouvoir constitué qui vous contraigne et qui contrôle l'étendue et la réalité de vos dons.* Dès lors, vous êtes libre de tricher l'opinion, d'être athée devant Dieu et hypocrite devant les hommes. La misère est à la merci de la conscience de chaque individu; et tandis que des courages naïfs s'immolent avec excès, des esprits froids et positifs s'abstiennent de les seconder et leur laissent porter un fardeau impossible.

* En signalant ce fait, je n'entends pas dire que l'aumône forcée fût une solution sociale. On le verra tout à l'heure.

Oui, impossible! Car s'il en était autrement, si une poignée de bons serviteurs pouvait sauver le monde et suffire, par un travail forcé et une abnégation sans limites, à détruire la misère et tous les vices qu'elle engendre, ceux-là devraient s'estimer heureux et fiers de leur mission, et l'espoir du succès en attirerait un plus grand nombre à la gloire et à la joie du sacrifice. Mais cet abîme de la misère n'est pas de ceux que les dieux consentent à fermer quand il a englouti quelque holocauste. Il est sans fond, et il faut qu'une société entière y précipite ses offrandes pour le combler un instant. Dans l'état des choses, il semble même que les dévouements partiels le creusent et l'agrandissent, {Lub 190} puisque l'aumône avilit, en condamnant celui qui compte sur elle à l'abandon de soi-même.

On a retiré au clergé, aux communautés religieuses les immenses biens qu'ils possédaient; on a tenté, dans une grande révolution sociale, de créer une caste de petits propriétaires actifs et laborieux à la place d'une caste de mendiants inertes et nuisibles. Donc l'aumône ne sauvait pas la société, même exercée en grand par un corps constitué et considérable; donc les richesses consacrées à l'aumône étaient loin de suffire, puisque ces richesses, mobilisées et distribuées sous une autre forme, ont laissé {CL 168} l'abîme béant et la misère pullulante. Et l'on voit qu'en me servant de cet exemple, je suppose que tout a été pour le mieux, que le clergé et les couvents n'ont jamais employé leurs biens qu'à faire l'aumône et que la vente des biens nationaux n'a enrichi que des pauvres, ce qui n'est pas absolument vrai, on le sait de reste.

Oui, oui, hélas! La charité est impuissante, l'aumône inutile. Il est arrivé, il arrivera encore, que des crises violentes forceront les dictatures, qu'elles soient populaires ou monarchiques, à tailler dans le vif et à exiger de la part des classes riches des sacrifices considérables. Ce sera le droit du moment, mais jamais un droit absolu, selon les hommes, si un principe nouveau ne vient le consacrer d'une manière éternelle dans la libre croyance de tous les hommes.

Les gouvernements, quels qu'ils soient, n'y peuvent guère encore. Ne les accusez pas trop. À supposer qu'ils voulussent inaugurer à tout prix ce principe de salut universel sous une forme quelconque, ils le voudraient en vain. La résistance des masses brisera toujours la volonté des individus, quelque ardente, quelque miraculeuse qu'elle puisse être. Toute dictature est un rêve, si ce n'est celle du temps.

Et cependant, que faire, nous autres individus de bonne intention? Nous abstenir ou nous immoler!

{Presse 22/6/1855 1} Je me suis mille fois posé ce problème, et je ne l'ai pas résolu. La loi du Christ: Vendez tout, donnez l'argent aux pauvres et suivez-moi, est interdite aujourd'hui par les lois humaines. Je n'ai pas le droit de vendre mes biens et de les donner aux pauvres. Quand même des constitutions particulières de propriété ne s'y opposeraient {Lub 191} pas, la loi morale g de l'hérédité des biens, qui entraîne celle de l'hérédité d'éducation, de dignité et d'indépendance, nous l'interdit absolument, sous peine d'infraction aux devoirs de la famille. Nous ne sommes pas libres d'imposer le {CL 169} baptême de la misère aux enfants nés de nous. Ils ne sont pas plus notre propriété morale que les serfs n'étaient la propriété légitime d'un seigneur. La misère est dégradante, il n'y a pas à dire, puisque là où elle est complète il faut s'humilier, et puisqu'on n'y échappe, dans ce cas, que par la mort. Personne ne pourrait donc légitimement jeter ses enfants dans l'abîme pour en retirer ceux des autres. Si tous appartiennent à Dieu au même titre, nous nous devons plus spécialement à ceux qu'il nous a donnés. Or, tout ce qui enchaîne la liberté future d'un enfant est un acte de tyrannie, quand même c'est un acte d'enthousiasme et de vertu.

Si quelque jour, dans l'avenir, la société nous demande le sacrifice de l'héritage, sans doute elle pourvoira à l'existence de nos enfants; elle les fera honnêtes et libres au sein d'un monde où le travail constituera le droit de vivre. La société ne peut prendre légitimement à chacun que pour rendre à tous. En attendant le règne de cette idée, qui est encore à l'état d'utopie, forcés de nous débattre entre les liens de la famille qui seront toujours sacrés, et les effroyables difficultés de l'existence par le travail; contraints de nous conformer aux lois constituées, c'est-à-dire de respecter la propriété d'autrui et de faire respecter la nôtre, sous peine de finir par le bagne ou l'hôpital, quel est donc le devoir, pour ceux qui voient, de bonne foi, l'abîme de la souffrance et de la misère?

Voilà un problème insoluble si l'on ne se résout à vivre au sein d'une contradiction flagrante entre les principes de l'avenir et les nécessités du présent. Ceux qui nous crient que nous devrions prêcher d'exemple, ne rien posséder et vivre à la manière des chrétiens primitifs, semblent avoir raison contre nous; seulement, en nous prescrivant avec ironie de donner tout et de vivre d'aumônes, ils ne sont guère logiques non plus, puisqu'ils nous engagent à consacrer, {CL 170} par notre exemple, le principe de la mendicité que nous repoussons à l'état de théorie sociale.

{Lub 192} Quelques socialistes abordent plus franchement la question, et j'en sais qui m'ont dit: « Ne faites pas l'aumône. En donnant à ceux qui demandent, vous consacrez le principe de leur servitude. »

Eh bien, ceux-là mêmes qui me parlaient ainsi dans des moments de conviction passionnée faisaient l'aumône le moment d'après, incapables de résister à la pitié qui commande aux entrailles et qui échappe au raisonnement; et comme, en faisant l'aumône, on est encore plus humain et plus utile qu'en se réduisant soi-même à la nécessité de la recevoir, je crois qu'ils avaient raison d'enfreindre leur propre logique et de se résigner, comme moi, à n'être pas d'accord avec eux-mêmes.

La vérité n'en reste pas moins une chose absolue, en ce sens qu'on ne peut ni ne doit admettre la justice des lois qui régissent aujourd'hui la propriété. Je ne crois pas qu'elles puissent être anéanties d'une manière durable et utile, par un bouleversement subit et violent. Il est assez démontré que le partage des biens constituerait un état de lutte effroyable et sans issue, si ce n'est l'établissement d'une nouvelle caste de gros propriétaires dévorant les petits, ou une stagnation d'égoïsmes complétement barbares.

Ma raison ne peut admettre autre chose qu'une série de modifications successives amenant les hommes, sans contrainte et par la démonstration de leurs propres intérêts, à une solidarité générale dont la forme absolue est encore impossible à définir. Durant le cours de ces transformations progressives, il y aura encore bien des contradictions entre le but à poursuivre et les nécessités du moment. Toutes les écoles socialistes de ces derniers temps ont entrevu la vérité et l'ont même saisie par quelque point essentiel; mais aucune n'a pu tracer bien sagement le code {CL 171} des lois qui doivent sortir de l'inspiration générale à un moment donné de l'histoire. C'est tout simple: l'homme ne peut que proposer; c'est l'avenir qui dispose. Tel croit être le philosophe le plus avancé de son siècle, qui sera tout à coup dépassé par des événements et des situations tout à fait mystérieux dans les desseins de la Providence, de même que certains obstacles qui paraissent légers aux plus prudents résisteront longtemps à l'action des efforts humains.

Pour ma part, je n'ai pas eu tout à fait la liberté du {Lub 193} choix dans ma conduite privée, eu égard à l'emploi des biens qui me sont échus. Placée, par contrat, sous la loi du régime dotal, qui est une sorte de substitution de la propriété, j'ai dû regarder Nohant comme un petit majorat dont je n'étais que le dépositaire, et je n'aurais pu éluder cette loi qu'en faisant l'office de dépositaire infidèle envers mes enfants. Je me suis fait un cas de conscience de leur transmettre intact le mince héritage que j'avais reçu pour eux, et j'ai cru concilier, autant que possible, la religion de la famille et la religion de l'humanité en ne disposant pour les pauvres que des revenus de mon travail. Je ne sais pas si je suis dans le faux. J'ai cru être dans le vrai. J'ai la certitude de m'être abstenue, depuis bien des années, de toute satisfaction purement personnelle, de n'avoir rien donné à la vanité, au luxe, à la mollesse, à l'avarice, aux passions que je n'avais pas et que le moyen de les satisfaire n'a pas fait naître en moi. Mince mérite à coup sûr! Le seul sacrifice qui m'ait un peu coûté, c'est de renoncer aux voyages, que j'aurais aimés de passion et qui m'eussent développée comme artiste, mais dont j'ai dû m'abstenir, à moins de nécessité pour les autres. Renoncer au séjour de Paris m'a été personnellement nuisible aussi à beaucoup d'égards; mais j'ai cru ne devoir pas hésiter, et ce sacrifice a porté avec {CL 172} soi sa récompense, puisque l'amour de la campagne et de la vie intime m'a dédommagée de mon isolement social.

Je n'ai donc rien fait de grand et je n'ai vu réellement rien de grand à faire, qui n'entamât pas, par quelque point, la sécurité de ma conscience. Lancer mes enfants, malgré eux, dans le fanatisme de convictions ardentes, m'eût semblé un attentat contre leur liberté morale. J'ai cru devoir leur dire ma foi et les laisser maîtres de la partager ou de la rejeter. J'ai cru devoir, dans la prévision des crises de l'avenir, travailler à amoindrir en eux la confiance aveugle et dangereuse que l'héritage inspire à la jeunesse, et leur prêcher la nécessité du travail. J'ai cru devoir faire de mon fils un artiste, ne pas l'élever pour n'être qu'un propriétaire, et cependant ne pas le forcer à n'être qu'artiste en le dépouillant de sa propriété. J'ai cru devoir remplir avec une fidélité scrupuleuse toutes les obligations que, sous peine de déshonneur et de manque de parole, les contrats relatifs {Lub 194} à l'argent imposent à tout le monde. Quant à l'argent, je n'ai pas su en gagner à tout prix; je n'ai même pas su en gagner beaucoup, tout en travaillant avec une persévérance soutenue. J'ai su en perdre, par conséquent en refuser à ceux qui m'en demandaient, plutôt que d'en arracher rigoureusement à ceux qui m'en devaient et que j'aurais réduits à la gêne. Les relations pécuniaires sont établies de telle sorte que l'assistance envers les uns pourrait bien, si l'on n'y prenait garde, être le dépouillement cruel des autres. Que faire de mieux? Je ne sais pas. Si je le savais, je l'aurais fait, car mon intention est très-droite. Mais je ne vois pas, et je n'ai pas trouvé le moyen de rendre mon dévouement utile à mes semblables dans de grandes proportions, et je ne peux pas attribuer cette impossibilité à l'insuffisance de mes ressources. Qu'elles s'étendissent à des sommes beaucoup plus considérables, le nombre des infortunés à ma charge n'eût {CL 173} fait que s'accroître, et des millions de louis dans mes mains eussent amené des millions de pauvres autour de moi. Où serait la limite? MM. de Rothschild donnant leur fortune aux indigents détruiraient-ils la misère? On sait bien que non. Donc la charité individuelle n'est pas le remède, ce n'est même pas un palliatif. Ce n'est pas autre chose qu'un besoin moral qu'on subit, une émotion qui se manifeste et qui n'est jamais satisfaite.

J'ai donc des raisons d'expérience, des raisons puisées dans mes propres entrailles, pour ne pas accepter le fait social comme une vérité bonne et durable, et pour protester contre ce fait jusqu'à ma dernière heure. On a dit que j'avais pris cet esprit de révolte dans mon orgueil. Qu'est-ce que mon orgueil avait à faire dans tout cela? J'ai commencé par accepter sans réflexion et sans combat les choses établies. J'ai pratiqué la charité, et je l'ai pratiquée longtemps avec beaucoup de mystère, croyant naïvement que c'était là un mérite dont il fallait se cacher. J'étais dans la lettre de l'Évangile: « Que votre main gauche ne sache pas ce que donne la main droite. » Hélas! en voyant l'étendue et l'horreur de la misère, j'ai reconnu que la pitié était une obligation si pressante, qu'il n'y avait aucune espèce de mérite à en subir les tiraillements, et que d'ailleurs, dans une société si opposée à la loi du Christ, {Lub 195} garder le silence sur de telles plaies ne pouvait être que lâcheté ou hypocrisie.

Voilà à quelles certitudes m'amenait le commencement de ma vie d'artiste, et ce n'était que le commencement! Mais à peine eus-je abordé ce problème du malheur général que l'effroi me saisit jusqu'au vertige. J'avais fait bien des réflexions, j'avais subi bien des tristesses dans la solitude de Nohant, mais j'avais été absorbée et comme engourdie par des préoccupations personnelles. J'avais probablement cédé au goût du siècle, qui était alors de {CL 174} s'enfermer dans une douleur égoïste, de se croire René ou Obermann et de s'attribuer une sensibilité exceptionnelle, par conséquent des souffrances inconnues au vulgaire. Le milieu dans lequel je m'étais isolée alors était fait pour me persuader que tout le monde ne pensait pas et ne souffrait pas à ma manière, puisque je ne voyais autour de moi que préoccupations des intérêts matériels, aussitôt noyées dans la satisfaction de ces mêmes intérêts.

{Presse 27/5/1855 1} Quand mon horizon se fut élargi, quand m'apparurent toutes les tristesses, tous les besoins, tous les désespoirs, tous les vices du grand milieu social, quand mes réflexions n'eurent plus pour objet ma propre destinée, mais celle du monde où je n'étais qu'un atome, ma désespérance personnelle s'étendit à tous les êtres, et la loi de la fatalité se dressa devant moi si terrible que ma raison en fut ébranlée.

Qu'on se figure une personne arrivée jusqu'à l'âge de trente ans sans avoir ouvert les yeux sur la réalité, et douée pourtant de très-bons yeux pour tout voir; une personne austère et sérieuse au fond de l'âme, qui s'est laissé bercer et endormir si longtemps par des rêves poétiques, par une foi enthousiaste aux choses divines, par l'illusion d'un renoncement absolu à tous les intérêts de la vie générale, et qui, tout à coup frappée du spectacle étrange de cette vie générale, l'embrasse et le pénètre avec toute la lucidité que donne la force d'une jeunesse pure et d'une conscience saine!

Et ce moment où j'ouvrais les yeux était solennel dans l'histoire. La République rêvée en juillet aboutissait aux massacres de Varsovie et à l'holocauste du cloître Saint-Merry. Le choléra venait de décimer le monde. Le saint-simonisme, qui avait donné aux {Lub 196} imaginations un moment d'élan, était frappé de persécution et avortait, sans avoir tranché la grande question de l'amour, et même, selon {CL 175} moi, après l'avoir un peu souillée. L'art aussi avait souillé, par des aberrations déplorables, le berceau de sa réforme romantique. Le temps était à l'épouvante et à l'ironie, à la consternation et à l'impudence, les uns pleurant sur la ruine de leurs généreuses illusions, les autres riant sur les premiers échelons d'un triomphe impur; personne ne croyant plus à rien, les uns par découragement, les autres par athéisme.

Rien dans mes anciennes croyances ne s'était assez nettement formulé en moi, au point de vue social, pour m'aider à lutter contre ce cataclysme où s'inaugurait le règne de la matière h, et je ne trouvais pas dans les idées républicaines et socialistes du moment une lumière suffisante pour combattre les ténèbres que Mammon soufflait ouvertement sur le monde. Je restais donc seule avec mon rêve de la Divinité toute-puissante, mais non plus tout amour i, puisqu'elle abandonnait la race humaine à sa propre perversité ou à sa propre démence.

C'est sous le coup de cet abattement profond que j'écrivis Lélia, à bâtons rompus et sans projet d'en faire un ouvrage ni de le publier. Cependant quand j'eus lié ensemble, au hasard d'une donnée de roman, un assez grand nombre de fragments épars, je les lus à Sainte-Beuve, qui m'encouragea à continuer et qui conseilla à Buloz de m'en demander un chapitre pour la Revue des Deux-Mondes. Malgré ce précédent, je n'étais pas encore décidée à faire de cette fantaisie un livre pour le public. Il portait trop le caractère du rêve, il était trop de l'école de Corambé pour être goûté par de nombreux lecteurs. Je ne me pressais donc pas, et j'éloignais de moi, à dessein, la préoccupation du public, éprouvant une sorte de soulagement triste à céder à l'imprévu de ma rêverie, et m'isolant même de la réalité du monde actuel, pour tracer la synthèse du doute et de la souffrance, à mesure qu'elle se présentait à moi sous une forme quelconque.

{CL 176} Ce manuscrit traîna un an sous ma plume, quitté souvent avec dédain et souvent repris avec ardeur. C'est, je crois, un livre qui n'a pas le sens commun au {Lub 197} point de vue de l'art, mais qui n'en a été que plus remarqué par les artistes, comme une chose d'inspiration spontanée dans le détail. J'ai écrit deux préfaces à ce livre et j'ai dit là tout ce que j'avais à en dire. Je n'y reviendrai donc pas inutilement. Le succès de la forme fut très-grand. Le fond fut critiqué avec une amertume extrême. On voulut voir des portraits dans tous les personnages, des révélations personnelles dans toutes les situations; on alla jusqu'à interpréter dans un sens vicieux et obscène des passages écrits avec la plus grande candeur, et je me souviens que, pour comprendre ce que l'on m'accusait d'avoir voulu dire, je fus forcée de me faire expliquer des choses que je ne savais pas.

Je ne fus pas très-sensible à ce déchaînement de la critique et aux ignobles calomnies qu'il souleva. Ce que l'on sait complétement faux n'inquiète guère. On sent que cela tombera de soi-même dans les bons esprits, si tant est que les bons esprits puissent se tromper sur l'intention et sur les tendances d'un livre.

Je m'étonnai seulement, et maintenant encore je m'étonne des inimitiés personnelles que soulève l'émission des idées. Je n'ai jamais compris qu'on fût l'ennemi d'un artiste qui pense et crée dans un sens opposé à celui que l'on a ou que l'on aurait choisi. Que l'on discute et combatte le but de son œuvre, je le conçois; mais que l'on altère, de propos délibéré, cette pensée pour la rendre condamnable; que l'on dénature le texte même par de fausses citations ou des comptes rendus infidèles; que l'on calomnie la vie de l'auteur pour injurier sa personne; qu'on le haïsse à travers son livre: voilà encore une des énigmes de la vie que je n'ai pas résolues et que je ne résoudrai probablement {CL 177} jamais. Je vois bien le fait, je le vois dans tous les temps et à propos de toutes les idées; mais je m'étonne que l'horreur de l'inquisition, généralement sentie aujourd'hui, n'ait pas suffi à guérir les hommes de cette rage de persécution réciproque, où il semble que la critique regrette parfois de n'avoir pas le bourreau à sa droite et le bûcher à sa gauche, en procédant à ses réquisitoires j.

Je vis ces fureurs avec tristesse, mais avec une certaine tranquillité. Je n'avais pas pour rien amassé dans la solitude un grand dédain pour tout ce qui n'était pas le vrai. Si j'eusse aimé et cherché le monde, je me serais {Lub 198} tourmentée probablement de la calomnie qui pouvait momentanément m'en fermer l'accès; mais, ne cherchant que l'amitié sérieuse et sachant que rien ne pouvait ébranler celles qui m'entouraient, je ne m'aperçus réellement jamais des effets de la méchanceté, et ma tâche fut si facile sous ce rapport que je ne saurais mettre la persécution au nombre des malheurs de ma vie.

D'ailleurs, en toutes choses, les chagrins qui n'ont eu leur effet que sur ma propre existence, je les compte aujourd'hui pour rien. Ce n'est pas que je les aie tous portés avec courage. Non! J'étais, je suis peut-être encore d'une sensibilité excessive que la raison ne gouverne pas du tout dans le moment de la crise. Mais j'apprécie les souffrances morales comme je crois que la raison doit les apprécier sitôt qu'elle reprend son empire. Je vois dans mon passé, comme dans celui de tous les êtres aimants que j'ai connus, des déchirements terribles, des déceptions accablantes, des heures d'agonie véritable; mais je fais la part de la personnalité, qui est violente dans la jeunesse. C'est le propre de la jeunesse de vouloir saisir et fixer le rêve du bonheur. Si elle y renonçait facilement, si elle ne le poursuivait avec âpreté, si, au lendemain d'une catastrophe, elle ne se relevait du désespoir avec une assurance {CL 178} nouvelle, si elle ne vivait de chimères, de croyances ardentes, de dévouements enthousiastes, d'amers dédains, de chaudes indignations, en un mot de tous les abattements et de tous les renouvellements de la volonté, elle ne serait pas la jeunesse, et cette fatalité qui la pousse à découvrir le monde de son imagination et l'idéal de son cœur à travers l'imminence des naufrages, c'est presque un droit qu'elle exerce, puisque c'est une loi qu'elle subit.

Mais tout cela, vu à distance, rentre dans le monde des songes évanouis. Nul de nous ne regrette d'être délivré de ses maux, et nul de nous cependant ne regrette de les avoir éprouvés. Tous, nous savons qu'il faut vivre quand on est dans la force des émotions, parce qu'il faut avoir vécu quand on est dans la force de la réflexion. Il ne faut regretter des épreuves de la vie que celles qui nous ont fait un mal réel et durable.

Quel est ce mal? Je vais vous le dire. Toute douleur lente ou rapide qui nous ôte des forces et nous laisse amoindris est une infortune véritable et dont il n'est {Lub 199} guère facile de se consoler jamais. Un vice, un crime moral, une lâcheté, voilà de ces malheurs qui vieillissent tout à coup et qui méritent la pitié qu'on peut avoir envers soi-même et demander aux autres. Il est, dans l'ordre moral, des maladies analogues à celles de la vie physique, en ce qu'elles nous laissent infirmes et à jamais brisés.

Votre corps est-il sans infirmités contractées {Presse 27/6/1855 2} avant l'âge? Quelque souffreteux que vous puissiez être, ne vous plaignez pas; vous vous portez aussi bien qu'une créature humaine peut l'espérer. Ainsi de votre âme. Vous sentez-vous en possession de l'exercice de vos facultés pour le vrai et pour le juste? Quelles que soient vos crises passagères de découragement ou d'excitation, ne reprochez pas à la destinée de vous avoir éprouvés trop rudement: vous êtes aussi heureux que l'homme peut aspirer à l'être k.

{CL 179} Cette philosophie me paraît bien facile à présent. Se laisser souffrir, puisque la souffrance est inévitable, et ne pas la maudire quand elle s'apaise, puisqu'elle ne nous a pas rendus pires: toute âme honnête peut pratiquer cette humble sagesse pour son compte.

Mais il est une douleur plus difficile à supporter que toutes celles qui nous frappent à l'état d'individu. Elle a pris tant de place dans mes réflexions, elle a eu tant d'empire sur ma vie, jusqu'à venir empoisonner mes phases de pur bonheur personnel, que je dois bien la dire aussi!

Cette douleur, c'est le mal général: c'est la souffrance de la race entière, c'est la vue, la connaissance, la méditation du destin de l'homme ici-bas. On se fatigue vite de se contempler soi-même. Nous sommes de petits êtres sitôt épuisés, et le roman de chacun de nous est si vite repassé dans sa propre mémoire! À moins de se croire sublime, peut-on n'examiner et ne contempler que son moi? D'ailleurs, qui est-ce qui se trouve sublime de bien bonne foi? Le pauvre fou qui se prend pour le soleil et qui, de sa triste loge, crie aux passants: prenez garde à l'éclat de mes rayons!

Nous n'arrivons à nous comprendre et à nous sentir vraiment nous-mêmes qu'en nous oubliant, pour ainsi dire, et en nous perdant dans la grande conscience de l'humanité. C'est alors qu'à côté de certaines joies et {Lub 200} de certaines gloires dont le reflet nous grandit et nous transfigure, nous sommes tous saisis tout à coup d'un invincible effroi et de poignants remords en regardant les maux, les crimes, les folies, les injustices, les stupidités, les hontes de cette nation qui couvre le globe et qui s'appelle l'homme. Il n'y a pas d'orgueil, il n'y a pas d'égoïsme qui nous console quand nous nous absorbons dans cette idée!

Tu te diras en vain: « Je suis un être raisonnable parmi {CL 180} ces millions d'êtres qui ne le sont pas; je ne souffre pas de ces maux que leur sottise leur attire. » Hélas! Tu n'en seras pas plus fier, puisque tu ne peux pas faire que tes semblables soient semblables à toi. Ton isolement t'épouvantera d'autant plus que tu te croiras meilleur et te sentiras plus heureux l que les autres.

Ton innocence même, la conscience de ta douceur et de ta probité, la sérénité de ton propre cœur, ne te seront pas un refuge contre la tristesse profonde qui t'enveloppe, si tu te sens vivre dans un milieu impur, sur une terre souillée, parmi des êtres sans foi ni loi qui se dévorent les uns les autres, et chez qui le vice est bien autrement contagieux que la vertu.

Tu as une heureuse famille, je suppose, d'excellents amis, un entourage de bonnes âmes comme la tienne. Tu as réussi à fuir le contact de l'humanité malade. Hélas! Pauvre homme de bien, tu n'en es que plus seul!

Tu es doux, généreux, sensible: tu ne peux lire l'histoire sans frémir à chaque page, et le sort des victimes innombrables que le temps dévore t'arrache de saintes larmes: hélas! Pauvre bon cœur, à quoi servent les pleurs de ta pitié? Elles mouillent la page que tu lis et ne font pas revivre un seul homme immolé par la haine!

Tu es dévoué, actif, ardent; tu parles, tu écris, tu agis de toutes tes forces sur les esprits qui veulent bien t'écouter. On te jette des pierres et de la boue: n'importe, tu es courageux, tu persévères! Hélas! Pauvre martyr, tu mourras à la peine, et ta dernière prière sera encore pour des hommes que d'autres hommes font souffrir!

Eh bien, il n'est pas nécessaire d'être un saint pour vivre ainsi de la vie des autres et pour sentir que le mal général empoisonne et flétrit le bonheur personnel. {Lub 201} Tous, oui tous, nous subissons cette douleur commune à tous, et que ceux qui semblent s'en préoccuper le moins {CL 181} s'en préoccupent encore assez pour en redouter le contrecoup sur l'édifice fragile de leur sécurité. Cette préoccupation augmente de jour en jour, d'heure en heure, à mesure que le monde s'éclaire, se communique sa vie et se sent vibrer d'un bout à l'autre comme une chaîne magnétique. Deux personnes ne se rencontrent pas, trois hommes ne se trouvent pas réunis, sans que, du chapitre des intérêts particuliers, on ne passe vite à celui des intérêts généraux pour s'interroger, se répondre et se passionner. Le paysan lui-même, ce type d'insouciance et de dédain pour tout ce qui est au delà de son champ, veut savoir aujourd'hui si, de l'autre côté de sa colline, les êtres humains sont plus tranquilles et plus satisfaits que lui.

C'est la loi de la vie; mais, de toutes les lois de la vie, c'est la plus cruelle; et quand ce devient une loi de la conscience, c'est le tourment du devoir de tous aux prises avec l'impuissance de chacun.

Ceci n'est pas une récrimination politique. La politique d'actualité, si intéressante qu'elle puisse être, n'est jamais qu'un horizon. La loi de douleur qui plane sur notre monde et le cri de plainte qui s'en exhale partent des intimes convulsions de son essence même, et nulle révolution actuellement possible ne saurait ni l'étouffer ni en détruire les causes profondes. Quand on s'abîme dans cette recherche, on arrive à constater l'action du bien et du mal dans l'humanité, à saisir le mécanisme des effets et des résistances, à savoir enfin comment s'opère cet éternel combat. Rien de plus! Le pourquoi, c'est Dieu seul qui pourrait nous le dire, lui qui a fait l'homme si lentement progressif, et qui eût pu le faire plus intelligent et plus puissant pour le bien que pour le mal.

Devant cette question que l'âme peut adresser à la suprême sagesse, j'avoue que le terrible mutisme de la divinité consterne l'entendement. Là, nous sentons notre {CL 182} volonté se briser contre la porte d'airain des impénétrables mystères; car nous ne pouvons pas admettre le souverain bien, type de toute lumière et de toute perfection, répondant à la terre suppliante et gémissante par la loi brutale de son bon plaisir.

{Lub 202} Devenir athée et supposer une loi inintelligente présidant à la règle des destinées de l'univers, c'est admettre quelque chose de bien plus extraordinaire et de bien plus incroyable que de s'avouer, soi, raison bornée, dépassé par les motifs de la raison infinie. La foi triomphe donc de ses propres doutes; mais l'âme navrée sent les bornes de sa puissance se resserrer étroitement sur elle et enchaîner son dévouement dans un si petit espace, que l'orgueil s'en va pour jamais et que la tristesse demeure.

Voilà sous l'empire de quelles préoccupations secrètes j'avais écrit Lélia. Je n'en parlais à personne, sachant bien que personne autour de moi ne pouvait me répondre, et chérissant peut-être aussi, d'une certaine façon, le secret de ma rêverie. J'avais toujours été, et j'ai été toujours ainsi, aimant à me nourrir seule d'une idée lentement savourée, quelque rongeuse et dévorante qu'elle puisse être. Le seul égoïsme permis, c'est celui du découragement qui ne veut se communiquer à personne et qui, en s'épuisant dans la contemplation de ses propres causes, finit par céder au besoin de vivre, à la grâce intérieure peut-être!

Il est vrai qu'en me taisant ainsi devant mes amis, j'exhalais, en publiant mon livre, une plainte qui devait avoir un plus grand retentissement. Je n'y songeai pas d'abord. Faisant bon marché de moi-même et de ma propre douleur, je me dis que mon livre serait peu lu et ferait rire à mes dépens comme un ramassis de songes creux, plutôt qu'il ne ferait rêver aux durs problèmes du doute et de la croyance. Quand je vis qu'il faisait soupirer aussi quelques âmes inquiètes, je me persuadai et je me {CL 183} persuade encore que l'effet de ces sortes de livres est plutôt bon que mauvais, et que, dans un siècle matérialiste, ces ouvrages-là valent mieux que les Contes drolatiques m 1, bien qu'ils amusent beaucoup moins la masse des lecteurs.

À propos des Contes drolatiques, qui parurent vers la même époque, j'eus une assez vive discussion avec Balzac, et comme il voulait m'en lire, malgré moi, des fragments, je lui jetai presque son livre au nez. Je me souviens que, comme je le traitais de gros indécent, il me traita de prude et sortit en me criant sur l'escalier: « Vous n'êtes qu'une bête! » Mais nous n'en fûmes {Lub 203} que meilleurs amis, tant Balzac était véritablement naïf et bon.

Après quelques jours passés dans la forêt de Fontainebleau, je désirai voir l'Italie, dont j'avais soif comme tous les artistes et qui me satisfit dans un sens opposé à celui que j'attendais. Je fus vite fatiguée de voir des tableaux et des monuments. Le froid m'y donna la fièvre, puis la chaleur m'écrasa et le beau ciel finit par me lasser. Mais la solitude se fit pour moi dans un coin de Venise et m'eût enchaînée là longtemps si j'avais eu mes enfants avec moi. Je ne referai ici, qu'on se rassure, aucune des descriptions que j'ai publiées soit dans les Lettres d'un voyageur, soit dans divers romans dont j'ai placé la scène en Italie, et à Venise particulièrement. Je donnerai seulement sur moi-même quelques détails qui ont naturellement leur place dans ce récit.


Variantes

  1. Sommaire du 1er chapitre du 10e [v. du 9e rayé] volume {Ms} que nous retrouvons icichapitre trentième {Presse} ♦ chapitre deuxième {Lecou}, {LP} ♦ II {CL}
  2. jusqu'après celle de Valentine, {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ jusqu'à celle de Valentine, {CL}
  3. des artisans sans ouvrage {Ms} {Presse}, {Lecou} ♦ : des artistes sans ouvrage {LP}, {CL} ♦ des artisans sans ouvrage {Lub} rétablissant la leçon originale; nous le suivons, non sans hésitation
  4. 99 fois sur cent {Ms}quatre-vingt-dix fois sur cent {Presse} et sq.
  5. il suffit qu'on puisse abandonner {Ms}il suffit qu'on risque d'abandonner {Presse} et sq.
  6. quelque chose. Fin du paragraphe dans {Ms}quelque chose. Il est vrai qu'il y a le curieux trop intelligent qui vous fait parler et vous prête des mots. {Presse} et sq.
  7. ne s'y opposeraient pas [je suis dans ce cas particulier les devoirs de la famille rayé] la loi morale {Ms}
  8. le règne de la [bourgeoisie rayé] matière {Ms}
  9. non plus tout amour {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ non plus son amour {CL} (non-sens évident) ♦ non plus tout amour {Lub} rétablissant la leçon originale; nous le suivons
  10. à ses réquisitoires {Ms}, {Presse} ♦ à ses réquisitions {Lecou} à ses réquisitoires {Lub} rétablissant la leçon originale, seule acceptable; nous le suivons
  11. à l'être [si vous ne trouvez en vous-même aucun obstacle pour aimer le devoir et pour l'accomplir. rayé] {Ms}
  12. te sentiras plus heureux {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ te sentiras meilleur {CL} (visiblement une foule d'impression) ♦ te sentiras plus heureux {Lub} (que nous suivons)
  13. Contes drôlatiques {CL} ♦ Contes drolatiques {Lub} que nous suivons parce que c'est l'orthographe de l'édition Gosselin (1832) du titre des ditz contes

Notes

  1. drôlatique: le Dictionnaire de L'Académie Française ne retient le mot que depuis l'édition 1932-1935 où l'orthographe est drolatique. Littré remarquait qu'« on a pris l'habitude d'écrire ce mot sans accent circonflexe, bien que drôle en ait un » (art. drolatique). On trouve néanmoins drôlatique encore au début du XXe siècle.