GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie littéraire et intime
1832-1850

{Presse 16/8/1855 1; CL T.4 [451]; Lub T.2 [430]} XIII a

J'essaye le professorat et j'y échoue. — Irrésolution. — Retour de mon frère. — Les pavillons de la rue Pigalle. — Ma fille en pension. — Le square d'Orléans et mes relations. — Une grande méditation dans le petit bois de Nohant. — Caractère de Chopin développé. — Le prince Karol. — Causes de souffrance. — Mon fils me console de tout. — Mon cœur pardonne tout. — Mort de mon frère. — Quelques mots sur les absents. — Le ciel. — Les douleurs qu'on ne raconte pas. — L'avenir du siècle. — Conclusion. b



Après le voyage de Majorque, je songeai à arranger ma vie de manière à résoudre le difficile problème de faire travailler Maurice sans le priver d'air et de mouvement. À Nohant, cela était possible, et nos lectures pouvaient suffire à remplacer par des notions d'histoire, de philosophie et de littérature le grec et le latin du collége.

Mais Maurice aimait la peinture, et je ne pouvais la lui enseigner. D'ailleurs, je ne me fiais pas assez à moi-même quant au reste pour mener un peu loin les études que nous faisions ensemble, moi apprenant et préparant la veille ce que je lui démontrais le lendemain; car je ne savais rien avec méthode et j'étais obligée d'inventer une méthode à son usage en même temps que je m'initiais aux connaissances que cette méthode devait développer. Il me fallait, en même temps encore, trouver une autre méthode pour Solange, dont l'esprit avait besoin d'un tout autre procédé d'enseignement, relativement aux études appropriées à son âge.

{CL 452} Cela était au-dessus de mes forces à moins de renoncer à écrire. J'y songeai sérieusement. En me renfermant à la campagne toute l'année, j'espérais vivre de Nohant, et vivre fort satisfaite en consacrant ce que je pouvais {Lub 431} avoir de lumière dans l'âme à instruire mes enfants; mais je m'aperçus bien vite que le professorat ne me convenait pas du tout, ou, pour mieux dire, que je ne convenais pas du tout à la tâche toute spéciale du professorat. Dieu ne m'a pas donné la parole; je ne m'exprimais pas d'une manière assez précise et assez nette, outre que la voix me manquait au bout d'un quart d'heure. D'ailleurs, je n'avais pas assez de patience avec mes enfants, j'aurais mieux enseigné ceux des autres. Il ne faut peut-être pas s'intéresser passionnément à ses élèves. Je m'épuisais en efforts de volonté, et je trouvais souvent dans la leur une résistance qui me désespérait. Une jeune mère n'a pas assez d'expérience des langueurs et des préoccupations de l'enfance. Je me rappelais les miennes cependant; mais, me rappelant aussi que si on ne les avait pas vaincues malgré moi, je serais restée inerte ou devenue folle, je me tuais à lasser la résistance, ne sachant pas la briser.

Plus tard j'ai appris à lire à ma petite-fille, et j'ai eu de la patience, quoique je l'aimasse passionnément aussi; mais j'avais beaucoup d'années de plus! c

Dans l'irrésolution où je fus quelque temps relativement à l'arrangement de ma vie, en vue du mieux possible pour ces chers enfants, une question sérieuse fut débattue dans ma conscience. Je me demandais si je devais accepter l'idée que Chopin s'était faite de fixer son existence auprès de la mienne. Je n'eusse pas hésité à dire non si j'eusse pu savoir d alors combien peu de temps la vie retirée et la solennité de la campagne convenaient à sa santé morale et physique. J'attribuais encore son désespoir et son horreur de Majorque à l'exaltation de la fièvre et à {CL 453} l'excès de caractère de cette résidence. Nohant offrait des conditions plus douces, une retraite moins austère, un entourage sympathique et des ressources en cas de maladie. Papet e était pour lui un médecin éclairé et affectueux. Fleury, Duteil, Duvernet et leurs familles, Planet, Rollinat surtout, lui furent chers à première vue. Tous l'aimèrent aussi et se sentirent disposés à le gâter avec moi.

Mon frère était venu habiter le Berry. Il était fixé dans la terre de Montgivray, dont sa femme avait hérité, à une demi-lieue de nous. Mon pauvre Hippolyte s'était si étrangement et si follement conduit envers moi que {Lub 432} le bouder un peu n'eût pas été trop sévère; mais je ne pouvais bouder sa femme qui avait toujours été parfaite pour moi, et sa fille, que je chérissais comme si elle eût été mienne, l'ayant élevée en partie avec les mêmes soins que j'avais eus pour Maurice. D'ailleurs mon frère, quand il reconnaissait ses torts, s'accusait si entièrement, si drôlement, si énergiquement, disant mille naïvetés spirituelles tout en jurant et pleurant avec effusion, que mon ressentiment était tombé au bout d'une heure. D'un autre que lui, le passé eût été inexcusable, et avec lui l'avenir ne devait pas tarder à redevenir intolérable; mais qu'y faire? C'était lui! C'était le compagnon de mes premières années; c'était le bâtard né heureux, c'est-à-dire l'enfant gâté de chez nous. Hippolyte eût eu bien mauvaise grâce à se poser en Antony. Antony est vrai relativement aux préjugés de certaines familles; d'ailleurs ce qui est beau est toujours assez vrai; mais on pourrait bien faire la contre-partie d'Antony, et l'auteur de ce poëme tragique pourrait la faire lui-même aussi vraie et aussi belle. Dans certains milieux, l'enfant f de l'amour inspire un tel intérêt qu'il arrive à être, sinon le roi de la famille, du moins le membre le plus entreprenant et le plus indépendant de la famille, celui qui ose tout et à qui l'on passe tout, parce que les {CL 454} entrailles ont besoin de le dédommager de l'abandon de la société. Par le fait, n'étant rien officiellement, et ne pouvant prétendre à rien légalement dans mon intérieur, Hippolyte y avait toujours fait dominer son caractère turbulent, son bon cœur et sa mauvaise tête. Il m'en avait chassée, par la seule raison que je ne voulais pas l'en chasser; il avait aigri et prolongé la lutte qui m'y ramenait, et il y rentrait lui-même, pardonné et embrassé pour quelques larmes qu'il versait au seuil de la maison paternelle. Ce n'était que la reprise d'une nouvelle série de repentirs de sa part et d'absolutions de la mienne.

Son entrain, sa gaieté intarissable, l'originalité de ses saillies, ses effusions enthousiastes et naïves pour le génie de Chopin, sa déférence constamment respectueuse envers lui seul, même dans l'inévitable et terrible après-boire, trouvèrent grâce auprès de l'artiste éminemment aristocratique. Tout alla donc fort bien au commencement, et j'admis éventuellement l'idée que Chopin pourrait se reposer et refaire sa santé parmi nous pendant {Lub 433} quelques étés, son travail devant nécessairement le rappeler l'hiver à Paris.

Cependant g la perspective de cette sorte d'alliance de famille avec un ami nouveau dans ma vie me donna à réfléchir. Je fus effrayée de la tâche que j'allais accepter et que j'avais crue devoir se borner au voyage en Espagne. Si Maurice venait à retomber dans l'état de langueur qui m'avait absorbée, adieu à la fatigue des leçons, il est vrai, mais adieu aussi aux joies de mon travail; et quelles heures de ma vie sereines et vivifiantes pourrais-je consacrer à un second malade, beaucoup plus difficile à soigner et à consoler que Maurice?

Une sorte d'effroi s'empara donc de mon cœur en présence d'un devoir nouveau à contracter. Je n'étais pas illusionnée par une passion. J'avais pour l'artiste une sorte d'adoration maternelle très-vive, très-vraie, mais qui ne {CL 455} pouvait pas un instant lutter contre l'amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui puisse être passionné.

J'étais encore assez jeune pour avoir peut-être à lutter contre l'amour, contre la passion proprement dite. Cette éventualité de mon âge, de ma situation et de la destinée des femmes artistes, surtout quand elles ont horreur des distractions passagères, m'effrayait beaucoup, et, résolue à ne jamais subir d'influence qui pût me distraire de mes enfants, je voyais un danger moindre, mais encore possible, même dans la tendre amitié que m'inspirait Chopin.

Eh bien, après réflexion, ce danger disparut à mes yeux et prit même un caractère opposé, celui d'un préservatif contre des émotions que je ne voulais plus connaître. Un devoir de plus dans ma vie, déjà si remplie et si accablée de fatigue, me parut une chance de plus pour l'austérité vers laquelle je me sentais attirée avec une sorte d'enthousiasme religieux.

Si j'eusse donné suite à mon projet de m'enfermer à Nohant toute l'année, de renoncer aux arts et de me faire l'institutrice de mes enfants, Chopin eût été sauvé du danger qui le menaçait, lui, à mon insu: celui de s'attacher à moi d'une manière trop absolue. Il ne m'aimait pas encore au point de ne pouvoir s'en distraire, son affection n'était pas encore exclusive. Il m'entretenait d'un amour romanesque qu'il avait eu en Pologne, de doux entraînements qu'il avait subis ensuite {Lub 434} à Paris et qu'il y pouvait retrouver, et surtout de sa mère, qui était la seule passion de sa vie, et loin de laquelle pourtant il s'était habitué à vivre. Forcé de me quitter pour sa profession, h qui était son honneur même, puisqu'il ne vivait que de son travail, six mois de Paris l'eussent rendu, après quelques jours de malaise et de larmes, à ses habitudes d'élégance, de succès exquis et de {Presse 16/8/1855 2} coquetterie intellectuelle. Je n'en pouvais pas douter, je n'en doutais pas.

{CL 456} Mais la destinée nous poussait dans les liens i d'une longue association, et nous y arrivâmes tous deux sans nous en apercevoir.

Forcée d'échouer dans mon entreprise de professorat, je pris le parti de le remettre en meilleures mains, et de faire, dans ce but, un établissement annuel à Paris. Je louai, rue Pigalle, un appartement composé de deux pavillons au fond d'un jardin. Chopin s'installa rue Tronchet; mais son logement fut humide et froid. Il recommença à tousser sérieusement, et je me vis forcée de donner ma démission de garde-malade, ou de passer ma vie en allées et venues impossibles. Lui, pour me les épargner, venait chaque jour me dire avec une figure décomposée et une voix éteinte qu'il se portait à merveille. Il demandait à dîner avec nous, et il s'en allait le soir, grelottant dans son fiacre. Voyant combien il s'affectait du dérangement de notre vie de famille, je lui offris de lui louer un des pavillons dont je pouvais lui céder une partie. Il accepta avec joie. Il eut là son appartement, y reçut ses amis et y donna ses leçons sans me gêner. Maurice avait l'appartement au-dessus du sien; j'occupais l'autre pavillon avec ma fille. Le jardin était joli et assez vaste pour permettre de grands jeux et de belles gaietés. Nous avions des professeurs des deux sexes qui faisaient de leur mieux. Je voyais le moins de monde possible, m'en tenant toujours à mes amis. Ma jeune et charmante parente Augustine, Oscar, le fils de ma sœur, dont je m'étais chargée et que j'avais mis en pension, les deux beaux enfants de madame d'Oribeau, qui était venue se fixer à Paris dans le même but que moi, c'était là un jeune monde bien-aimé qui se réunissait de temps en temps à mes enfants, mettant, à ma grande satisfaction, la maison sens dessus dessous.

Nous passâmes ainsi près d'un an, à tâter ce mode {Lub 435} d'éducation à domicile. Maurice s'en trouva assez bien. Il ne {CL 457} mordit jamais plus que mon père ne l'avait fait aux études j classiques; mais il prit avec M. Eugène Pelletan, M. Loyson et M. Zirardini le goût de lire et de comprendre, et il fut bientôt en état de s'instruire lui-même et de découvrir tout seul les horizons vers lesquels sa nature d'esprit le poussait. Il put aussi commencer à recevoir des notions de dessin, qu'il n'avait reçues jusque-là que de son instinct.

Il en fut autrement de ma fille. Malgré l'excellent enseignement qui lui fut donné chez moi par mademoiselle Suez, une Genevoise de grand savoir et d'une admirable douceur, son esprit impatient ne pouvait se fixer à rien, et cela était désespérant, car l'intelligence, la mémoire et la compréhension étaient magnifiques chez elle. Il fallut en revenir à l'éducation en commun, qui la stimulait davantage, et à la vie de pension, qui, restreignant les sujets de distraction, les rend plus faciles à vaincre. Elle ne se plut pourtant pas dans la première pension où je la mis. Je l'en retirai aussitôt pour la conduire à Chaillot, chez madame Bascans, où elle convint qu'elle était réellement mieux que chez moi. Installée dans une maison charmante et dans un lieu magnifique, objet des plus doux soins et favorisée des leçons particulières de M. Bascans, un homme de vrai mérite, elle daigna enfin s'apercevoir que la culture de l'intelligence pouvait bien être autre chose qu'une vexation gratuite. Car tel était le thème de cette raisonneuse; elle avait prétendu jusque-là qu'on avait inventé les connaissances humaines dans l'unique but de contrarier les petites filles.

Ce parti de me séparer d'elle de nouveau étant pris (avec plus d'effort et de regret que je ne voulus lui en montrer), je vécus alternativement à Nohant l'été, et à Paris l'hiver, sans me séparer de Maurice, qui savait s'occuper partout et toujours. Chopin venait passer trois ou quatre mois chaque année à Nohant. J'y prolongeais mon séjour assez avant dans l'hiver, et je retrouvais à Paris mon malade ordinaire, {CL 458} c'est ainsi qu'il s'intitulait, désirant mon retour, mais ne regrettant pas la campagne, qu'il n'aimait pas au delà d'une quinzaine et qu'il ne supportait davantage que par attachement pour moi. Nous avions quitté les pavillons de la rue Pigalle k, {Lub 436} qui lui déplaisaient, pour nous établir au square d'orléans, où la bonne et active Marliani nous avait arrangé une vie de famille. Elle occupait un bel appartement entre les deux nôtres. Nous n'avions qu'une grande cour, plantée et sablée, toujours propre, à traverser pour nous réunir, tantôt chez elle, tantôt chez moi, tantôt chez Chopin, quand il était disposé à nous faire de la musique. Nous dînions chez elle tous ensemble à frais communs. C'était une très-bonne association, économique comme toutes les associations, et qui me permettait de voir du monde chez madame Marliani, mes amis plus intimement chez moi, et de prendre mon travail à l'heure où il me convenait de me retirer. Chopin se réjouissait aussi d'avoir un beau salon isolé, où il pouvait aller composer ou rêver. Mais il aimait le monde et ne profitait guère de son sanctuaire que pour y donner des leçons. Ce n'est qu'à Nohant qu'il créait et écrivait. Maurice avait son appartement et son atelier au-dessus de moi. Solange avait près de moi une jolie chambrette où elle aimait à faire la dame vis-à-vis d'Augustine les jours de sortie, et d'où elle chassait son frère et Oscar impérieusement, prétendant que les gamins avaient mauvais ton et sentaient le cigare; ce qui ne l'empêchait pas de grimper à l'atelier un moment après pour les faire enrager, si bien qu'ils passaient leur temps à se renvoyer outrageusement de leurs domiciles respectifs et à revenir frapper à la porte pour recommencer. Un autre enfant, d'abord timide et raillé, bientôt taquin et railleur, venait ajouter aux allées et venues, aux algarades et aux éclats de rire qui désespéraient le voisinage. C'était Eugène Lambert, camarade de Maurice à l'atelier de peinture de Delacroix, {CL 459} un garçon plein d'esprit, de cœur et de dispositions, qui devint mon enfant presque autant que les miens propres, et qui, appelé à Nohant pour un mois, y a passé jusqu'à présent une douzaine d'étés, sans compter plusieurs hivers.

Plus tard, je pris Augustine tout à fait avec nous, la vie de famille et d'intérieur me devenant chaque jour plus chère et plus nécessaire*.

* Cette l enfant, belle et douce, fut toujours un ange de consolation pour moi. Mais, en dépit de ses vertus et de sa tendresse, elle fut pour moi la cause de bien grands chagrins. Ses tuteurs [{Lub 437}] me la disputaient m, et j'avais de fortes raisons pour accepter le devoir de la protéger exclusivement. Devenue majeure, elle ne voulait n pas s'éloigner de moi. Ce fut la cause d'une lutte ignoble et d'un chantage infâme de la part de gens que je ne nommerai pas. On me menaça de libelles atroces si je ne donnais pas quarante mille francs. Je laissai paraître les libelles, immonde ramassis de mensonges ridicules que la police se chargea d'interdire. Ce ne fut pas là le point douloureux du martyre que je subissais pour cette noble et pure enfant: la calomnie s'acharna après elle o par contre-coup, et, pour la protéger envers et contre tous, je dus plus d'une fois briser mon propre cœur et mes plus chères affections.

{Lub 437} S'il me fallait parler ici avec détail des illustres et chers amis qui m'entourèrent pendant ces huit années, je recommencerais un volume. Mais ne suffit-il pas de nommer, outre ceux dont j'ai parlé déjà, Louis Blanc, Godefroy Cavaignac, Henri Martin, et le plus beau génie de femme de notre époque, uni à un noble cœur, Pauline Garcia, fille d'un artiste de génie, sœur de la Malibran, et mariée à mon ami Louis Viardot, savant modeste, homme de goût et surtout homme de bien!

Parmi ceux que j'ai vus avec autant d'estime et moins d'intimité, je citerai Mickiewicz, Lablache, Alkan aîné, Soliva, E. Quinet, le général Pepe, etc.! et, sans faire de catégories de talent ou de célébrité, j'aime à me rappeler l'amitié fidèle de Bocage, le grand artiste, et la touchante amitié d'Agricol Perdiguier, le noble artisan; celle de {CL 460} Ferdinand François, âme stoïque et pure, et celle de Gilland, écrivain prolétaire d'un grand talent et d'une grande foi; celle d'Étienne Arago, si vraie et si charmante, et celle d'Anselme Pététin, si mélancolique et si sincère; celle de M. de Bonnechose, le meilleur des hommes et le plus aimable, l'inappréciable ami de madame Marliani; et celle de M. de Rancogne, charmant poëte inédit, sensible et gai vieillard qui avait toujours des roses dans l'esprit et jamais d'épines dans le cœur; celle de Mendizabal, le père enjoué et affectueux de toute notre chère jeunesse et celle de Dessaüer, artiste éminent, caractère pur et digne*; enfin celle d'Hetzel, qui, pour arriver sur le tard de ma vie, ne m'en fut pas moins précieuse, et celle du docteur Varennes, une des plus anciennes et des plus regrettées.

* Henri Heine m'a prêté contre lui des sentiments inouïs. Le génie a ses rêves de malade.

{Lub 438} Hélas! La mort ou l'absence ont dénoué la plupart de ces relations, sans refroidir mes souvenirs et mes sympathies. Parmi celles que j'ai pu ne pas perdre de vue, j'aime à nommer le capitaine d'Arpentigny, un des esprits les plus frais, les plus originaux et les plus étendus qui existent, et madame Hortense Allart, écrivain d'un sentiment très-élevé et d'une forme très-poétique, femme savante toute jolie et toute rose, disait Delatouche; esprit courageux, indépendant; femme brillante et sérieuse, vivant à l'ombre avec autant de recueillement et de sérénité qu'elle saurait porter de grâce et d'éclat dans le monde; mère tendre et forte, entrailles de femme, fermeté d'homme.

Je voyais aussi cette tête exaltée et généreuse, cette femme qui avait les illusions d'un enfant et le caractère d'un héros, cette folle, cette martyre, cette sainte, Pauline Roland.

J'ai nommé p Mickiewicz, génie égal à celui de Byron, {CL 461} âme conduite aux vertiges de l'extase par l'enthousiasme de la patrie et la sainteté des mœurs. J'ai nommé Lablache, le plus grand acteur comique et le plus parfait chanteur de notre époque: dans la vie privée, c'est un adorable esprit et un père de famille respectable. J'ai nommé Soliva, compositeur lyrique d'un vrai talent, professeur admirable, caractère noble et digne, artiste enjoué, enthousiaste, sérieux. Enfin, j'ai nommé Alkan, pianiste célèbre, plein d'idées fraîches et originales, musicien savant, homme de cœur. Quant à Edgar Quinet, tous le connaissent en le lisant: un grand cœur dans une vaste intelligence; ses amis connaissent en plus sa modestie candide et la douceur de son commerce. Enfin, j'ai nommé le général Pepe, âme héroïque et pure, un de ces caractères qui rappellent les hommes de Plutarque. Je n'ai nommé ni Mazzini, ni les autres amis que j'ai gardés dans le monde politique et dans la vie intime, ne les ayant connus réellement que plus tard.

Déjà, dans ce temps-là, je touchais, par mes relations variées, aux extrêmes de la société, à l'opulence, à la misère, aux croyances les plus absolutistes, aux principes les plus révolutionnaires. J'aimais à connaître et à comprendre les divers ressorts qui font mouvoir l'humanité et qui décident de ses vicissitudes. Je regardais {Lub 439} avec attention, je me trompais souvent, je voyais clair quelquefois.

Après les désespérances de ma jeunesse, trop d'illusions me gouvernèrent. Au scepticisme maladifsuccéda trop de bienveillance et d'ingénuité. Je fus mille fois dupe d'un rêve de fusion archangélique dans les forces opposées du grand combat des idées. Je suis bien encore quelquefois capable de cette simplicité, résultat d'une plénitude de cœur; pourtant j'en devrais être bien guérie, car mon cœur a beaucoup saigné.

La vie que je raconte ici était aussi bonne que possible à la surface. Il y avait pour moi du beau soleil sur mes {CL 462} enfants, sur mes amis, sur mon travail; mais la vie que je ne raconte pas était voilée d'amertumes effroyables.

{Presse 17/8/1855 1} Je me souviens d'un jour où, révoltée d'injustices sans nom qui, dans ma vie intime, m'arrivaient tout à coup de plusieurs côtés à la fois, je m'en allai pleurer dans le petit bois de mon jardin de Nohant, à l'endroit où jadis ma mère faisait pour moi et avec moi ses jolies petites rocailles. J'avais alors environ quarante ans, et, quoique sujette à des névralgies terribles, je me sentais physiquement beaucoup plus forte que dans ma jeunesse. Il me prit fantaisie, je ne sais au milieu de quelles idées noires, de soulever une grosse pierre, peut-être une de celles que j'avais vu autrefois porter par ma robuste petite mère. Je la soulevai sans effort, et je la laissai retomber avec désespoir, disant en moi-même: « Ah! Mon Dieu, j'ai peut-être encore quarante ans à vivre! »

L'horreur de la vie, la soif du repos, que je repoussais depuis longtemps, me revinrent cette fois-là d'une manière bien terrible. Je m'assis sur cette pierre et j'épuisai mon chagrin dans des flots de larmes. Mais il se fit là en moi une grande révolution: à ces deux heures d'anéantissement succédèrent deux ou trois heures de méditation et de rassérénement dont le souvenir est resté net en moi comme une chose décisive dans ma vie.

La résignation n'est pas dans ma nature. C'est là un état de tristesse morne, mêlée à de lointaines espérances, que je ne connais pas. J'ai vu cette disposition chez les autres, je n'ai jamais pu l'éprouver. Apparemment mon organisation s'y refuse. Il me faut désespérer absolument pour avoir du courage. Il faut que je sois arrivée {Lub 440} à me dire « Tout est perdu! » pour que je me décide à tout accepter. J'avoue même que ce mot de résignation m'irrite. Dans l'idée que je m'en fais, à tort ou à raison, c'est une sotte paresse qui veut se soustraire à l'inexorable logique {CL 463} du malheur; c'est une mollesse de l'âme qui nous pousse à faire notre salut en égoïstes, à tendre un dos endurci aux coups de l'iniquité, à devenir inertes, sans horreur du mal que nous subissons, sans pitié par conséquent pour ceux qui nous affligent. q Il me semble que les gens complétement résignés sont pleins de dégoût et de mépris pour la race humaine. Ne s'efforçant plus de soulever les rochers qui les écrasent, ils se disent que tout est rocher, et qu'eux seuls sont les enfants de Dieu*.

* C'était aussi le sentiment de M. Lamennais. Silvio Pellico était pour lui le type de la résignation, et cette résignation-là l'indignait.

Une autre solution s'ouvrit devant moi. Tout subir sans haine et sans ressentiment, mais tout combattre par la foi; aucune ambition, aucun rêve de bonheur personnel pour moi-même en ce monde, mais beaucoup d'espoir et d'efforts pour le bonheur des autres.

Ceci me parut une conclusion souveraine de la logique applicable à ma nature. Je pouvais vivre sans bonheur personnel, n'ayant pas de passions personnelles.

Mais j'avais de la tendresse et le besoin impérieux d'exercer cet instinct-là. Il me fallait chérir ou mourir. Chérir en étant peu ou mal chéri soi-même, c'est être malheureux; mais on peut vivre malheureux. Ce qui empêche de vivre, c'est de ne pas faire usage de sa propre vie, ou d'en faire un usage contraire aux conditions de sa propre vie.

En face de cette résolution, je me demandai si j'aurais la force de la suivre; je n'avais pas une assez haute idée de moi-même pour m'élever au rêve de la vertu. D'ailleurs, voyez-vous, dans le temps de septicisme où nous vivons, une grande lumière s'est dégagée; c'est que la vertu n'est qu'une lumière elle-même, une lumière qui se fait dans l'âme. Moi, j'y ajoute, dans ma croyance, l'aide de Dieu. Mais qu'on accepte ou qu'on rejette le secours divin, la raison nous {CL 464} démontre que la vertu est un résultat brillant de l'apparition de la vérité dans la {Lub 441} conscience, une certitude, par conséquent, qui commande au cœur et à la volonté.

Écartant donc de mon vocabulaire intérieur ce mot orgueilleux de vertu qui me paraissait trop drapé à l'antique, et me contentant de contempler une certitude en moi-même, je pus me dire, assez sagement, je crois, qu'on ne revient pas sur une certitude acquise, et que, pour persévérer dans un parti pris en vue de cette certitude, il ne s'agit que de regarder en soi chaque fois que l'égoïsme vient s'efforcer d'éteindre le flambeau.

Que je dusse être agitée, troublée et tiraillée par cette imbécile personnalité humaine, cela n'était pas douteux, car l'âme ne veille pas toujours; elle s'endort et elle rêve; mais que, connaissant la réalité, c'est-à-dire l'impossibilité d'être heureuse par l'égoïsme, je n'eusse pas le pouvoir de secouer et de réveiller mon âme, c'est ce qui me parut également hors de doute.

Après avoir calculé ainsi mes chances avec une grande ardeur religieuse et un véritable élan de cœur vers Dieu, je me sentis très-tranquille, et je gardai cette tranquillité intérieure tout le reste de ma vie; je la gardai non pas sans ébranlement, sans interruption et sans défaillance, mon équilibre physique succombant parfois sous cette rigueur de ma volonté; mais je la retrouvai toujours sans incertitude et sans contestation au fond de ma pensée et dans l'habitude de ma vie.

Je la retrouvai surtout par la prière. Je n'appelle pas prière un choix et un arrangement de paroles lancées vers le ciel, mais un entretien de la pensée avec l'idéal de lumière r et de perfections infinies.

De toutes les amertumes que j'avais non plus à subir, mais à combattre, les souffrances de mon malade ordinaire n'étaient pas la moindre.

{CL 465} Chopin voulait s toujours Nohant et ne supportait jamais Nohant. Il était l'homme du monde par excellence, non pas du monde trop officiel t et trop nombreux, mais du monde intime, des salons de vingt personnes, de l'heure où la foule s'en va et où les habitués se pressent autour de l'artiste pour lui arracher par d'aimables importunités le plus pur de son inspiration. C'est alors seulement qu'il donnait tout son génie et tout son talent. C'est alors aussi qu'après avoir plongé son auditoire dans un recueillement profond ou dans une tristesse {Lub 442} douloureuse, car sa musique vous mettait parfois dans l'âme des découragements atroces, surtout quand il improvisait; tout à coup, comme pour enlever l'impression et le souvenir de sa douleur aux autres et à lui-même, il se tournait vers une glace, à la dérobée, arrangeait ses cheveux et sa cravate, et se montrait subitement transformé en Anglais flegmatique, en vieillard impertinent, en Anglaise sentimentale et ridicule, en juif sordide. C'étaient toujours des types tristes, quelque comiques qu'ils fussent, mais parfaitement compris et si délicatement traduits qu'on ne pouvait se lasser de les admirer.

Toutes ces choses sublimes, charmantes ou bizarres qu'il savait tirer de lui-même faisaient de lui l'âme des sociétés choisies, et on se l'arrachait bien littéralement, son noble caractère, son désintéressement, sa fierté, son orgueil bien entendu, ennemi de toute vanité de mauvais goût et de toute insolente réclame, la sûreté de son commerce et les exquises délicatesses de son savoir-vivre faisant de lui un ami aussi sérieux qu'agréable.

Arracher Chopin à tant de gâteries, l'associer à une vie simple, uniforme et constamment studieuse, lui qui avait été élevé sur les genoux des princesses, c'était le priver de ce qui le faisait vivre, d'une vie factice il est vrai, car, ainsi qu'une femme fardée, il déposait le soir, en rentrant {CL 466} chez lui, sa verve et sa puissance, pour donner la nuit à la fièvre et à l'insomnie; mais d'une vie qui eût été plus courte et plus animée que celle de la retraite et de l'intimité restreinte au cercle uniforme d'une seule famille. À Paris, il en traversait plusieurs chaque jour, ou il en choisissait au moins chaque soir une différente pour milieu. Il avait ainsi tour à tour vingt ou trente salons à enivrer ou à charmer de sa présence.

Chopin n'était pas né exclusif dans ses affections; il ne l'était que par rapport à celles qu'il exigeait; son âme impressionnable à toute beauté, à toute grâce, à tout sourire, se livrait avec une facilité et une spontanéité inouïes. Il est vrai qu'elle se reprenait de même, un mot maladroit, un sourire équivoque le désenchantant avec excès. Il aimait passionnément trois femmes dans la même soirée de fête, et s'en allait tout seul, ne songeant à aucune d'elles, les laissant toutes trois convaincues de l'avoir exclusivement charmé.

{Lub 443} Il était de même en amitié, s'enthousiasmant à première vue, se dégoûtant, se reprenant sans cesse, vivant d'engouements pleins de charmes pour ceux qui en étaient l'objet, et de mécontentements secrets qui empoisonnaient ses plus chères affections.

Un trait qu'il m'a raconté lui-même prouve combien peu il mesurait ce qu'il accordait de son cœur à ce qu'il exigeait de celui des autres.

Il s'était vivement épris de la petite-fille d'un maître célèbre; il songea à la demander en mariage, dans le même temps où il poursuivait la pensée d'un autre mariage d'amour en Pologne, sa loyauté n'étant engagée nulle part, mais son âme mobile flottant u d'une passion à l'autre. La jeune parisienne lui faisait bon accueil, et tout allait au mieux, lorsqu'un jour qu'il entrait chez elle avec un autre musicien plus célèbre à Paris qu'il ne l'était encore, {CL 467} elle s'avisa de présenter une chaise à ce dernier avant de songer à faire asseoir Chopin. Il ne la revit jamais et l'oublia tout de suite.

Ce n'est pas que son âme fût impuissante ou froide. Loin de là, elle était ardente et dévouée, mais non pas exclusivement et continuellement envers telle ou telle personne. Elle se livrait alternativement à cinq ou six affections qui se combattaient en lui et dont une primait tour à tour toutes les autres.

Il n'était certainement pas fait pour vivre longtemps en ce monde, ce type extrême de l'artiste. Il y était dévoré par un rêve d'idéal que ne combattait aucune tolérance de philosophie ou de miséricorde à l'usage de ce monde. Il ne voulut jamais v transiger avec la nature humaine. {Presse 17/8/1855 2} Il n'acceptait rien de la réalité. C'était là son vice et sa vertu, sa grandeur et sa misère. Implacable envers la moindre tache, il avait un enthousiasme immense pour la moindre lumière, son imagination exaltée faisant tous les frais possibles pour y voir un soleil.

Il était donc à la fois doux et cruel d'être l'objet de sa préférence, car il vous tenait compte avec usure de la moindre clarté, et vous accablait de son désenchantement au passage de la plus petite ombre.

On a prétendu que, dans un de mes romans, j'avais peint son caractère avec une grande exactitude d'analyse. On s'est trompé, parce que l'on a cru reconnaître quelques-uns de ses traits, et, procédant par ce système, {Lub 444} trop commode pour être sûr, Liszt lui-même, dans une Vie de Chopin, un peu exubérante de style, mais remplie cependant de très-bonnes choses et de très-belles pages, s'est fourvoyé de bonne foi.

J'ai tracé, dans le prince Karol, le caractère d'un homme déterminé dans sa nature, exclusif dans ses sentiments, exclusif dans ses exigences.

{CL 468} Tel n'était pas Chopin. La nature ne dessine pas comme l'art, quelque réaliste qu'il se fasse. Elle a des caprices, des inconséquences, non pas réelles probablement, mais très-mystérieuses. L'art ne rectifie ces inconséquences que parce qu'il est trop borné pour les rendre.

Chopin était un résumé de ces inconséquences magnifiques que Dieu seul peut se permettre de créer et qui ont leur logique particulière. Il était w modeste par principes et doux par habitude, mais il était impérieux par instinct et plein d'un orgueil légitime qui s'ignorait lui-même. De là des souffrances qu'il ne raisonnait pas et qui ne se fixaient pas sur un objet déterminé.

D'ailleurs le prince Karol n'est pas artiste. C'est un rêveur, et rien de plus; n'ayant pas de génie, il n'a pas les droits du génie. C'est donc un personnage plus vrai qu'aimable, et c'est si peu le portrait d'un grand artiste que Chopin, en lisant le manuscrit chaque jour sur mon bureau, n'avait pas eu la moindre velléité de s'y tromper, lui si soupçonneux pourtant!

Et cependant plus tard, par réaction, il se l'imagina, m'a-t-on dit. Des ennemis (j'en avais auprès de lui qui se disaient ses amis, comme si aigrir un cœur souffrant n'était pas un meurtre), des ennemis lui firent croire que ce roman était une révélation de son caractère. Sans doute, en ce moment-là, sa mémoire était affaiblie: il avait oublié le livre, que ne l'a-t-il relu!

Cette histoire x était si peu la nôtre! Elle en était tout l'inverse. Il n'y avait entre nous ni les mêmes enivrements, ni les mêmes souffrances. Notre histoire, à nous, n'avait rien d'un roman; le fond en était trop simple et trop sérieux pour que nous eussions jamais eu l'occasion d'une querelle l'un contre l'autre, à propos l'un de l'autre. J'acceptais toute la vie de Chopin telle qu'elle se continuait en dehors de la mienne. N'ayant ni ses goûts, ni ses idées en {CL 469} dehors de l'art, ni ses principes politiques, ni son appréciation des choses de fait, je {Lub 445} n'entreprenais aucune modification de son être. Je respectais son individualité, comme je respectais celle de Delacroix et de mes autres amis engagés dans un chemin différent du mien.

D'un autre côté, Chopin m'accordait, et je peux dire m'honorait d'un genre d'amitié qui faisait exception dans sa vie. Il était toujours le même pour moi. Il avait sans doute peu d'illusions sur mon compte, puisqu'il ne me faisait jamais redescendre dans son estime. C'est ce qui fit durer longtemps notre bonne harmonie.

Étranger à mes études, à mes recherches, et, par suite, à mes convictions, enfermé qu'il était dans le dogme catholique, il disait de moi, comme la mère Alicia dans les derniers jours de sa vie*: « Bah! Bah! Je suis bien sûre qu'elle aime Dieu! »

* Cette âme bien-aimée est retournée à Dieu le 20 janvier 1855.

Nous ne nous sommes donc jamais adressé un reproche mutuel, sinon une seule fois qui fut, hélas! La première et la dernière. Une affection si élevée devait se briser, et non s'user dans des combats indignes d'elle.

Mais si Chopin était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l'obligeance et la déférence en personne, il n'avait pas, pour cela, abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m'entouraient. Avec eux, l'inégalité de son âme, tour à tour généreuse et fantasque, se donnait carrière, passant toujours de l'engouement à l'aversion, et réciproquement. Rien ne paraissait, rien n'a jamais paru de sa vie intérieure dont ses chefs-d'œuvre d'art étaient l'expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance. Du moins telle fut sa réserve pendant sept ans, que moi seule pus les deviner, les adoucir et en retarder l'explosion.

{CL 470} Pourquoi une combinaison d'événements en dehors de nous ne nous éloigna-t-elle pas l'un de l'autre avant la huitième année!

Mon attachement n'avait pu faire ce miracle de le rendre un peu calme et heureux que parce que Dieu y avait consenti en lui conservant un peu de santé. Cependant il déclinait visiblement, et je ne savais plus quels remèdes employer pour combattre l'irritation croissante des nerfs. La mort de son ami le docteur {Lub 446} Mathuzinski et ensuite celle de son propre père lui portèrent deux coups terribles. Le dogme catholique jette sur la mort des terreurs atroces. Chopin, au lieu de rêver pour ces âmes pures un meilleur monde, n'eut que des visions effrayantes, et je fus obligée de passer bien des nuits dans une chambre voisine de la sienne, toujours prête à me lever cent fois de mon travail pour chasser les spectres de son sommeil et de son insomnie. L'idée de sa propre mort lui apparaissait escortée de toutes les imaginations superstitieuses de la poésie slave. Polonais, il vivait dans le cauchemar des légendes. Les fantômes l'appelaient, l'enlaçaient, et, au lieu de voir son père et son ami lui sourire dans le rayon de la foi, il repoussait leurs faces décharnées de la sienne et se débattait sous l'étreinte de leurs mains glacées.

Nohant lui était devenu antipathique. Son retour, au printemps, l'enivrait encore quelques instants. Mais dès qu'il se mettait au travail, tout s'assombrissait autour de lui. Sa création était spontanée, miraculeuse. Il la trouvait sans la chercher, sans la prévoir. Elle venait sur son pianosoudaine, complète, sublime, ou elle se chantait dans sa tête pendant une promenade, et il avait hâte de se la faire entendre à lui-même en la jetant sur l'instrument. Mais alors commençait le labeur le plus navrant auquel j'aie jamais assisté. C'était une suite d'efforts, d'irrésolutions et d'impatiences pour ressaisir certains détails du thème de {CL 471} son audition: ce qu'il avait conçu tout d'une pièce, il l'analysait trop en voulant l'écrire, et son regret de ne pas le retrouver net, y selon lui, le jetait dans une sorte de désespoir. Il s'enfermait dans sa chambre des journées entières, pleurant, marchant, brisant ses plumes, répétant et changeant cent fois une mesure, l'écrivant et l'effaçant autant de fois, et recommençant le lendemain avec une persévérance minutieuse et désespérée. Il passait six semaines sur une page pour en revenir à l'écrire telle qu'il l'avait tracée du premier jet.

J'avais eu longtemps l'influence de le faire consentir à se fier à ce premier jet de l'inspiration. Mais quand il n'était plus disposé à me croire, il me reprochait doucement de l'avoir gâté et de n'être pas assez sévère pour lui. J'essayais de le distraire, de le promener. Quelquefois emmenant toute ma couvée dans un char à bancs de {Lub 447} campagne, je l'arrachais malgré lui à cette agonie; je le menais aux bords de la Creuse, et, pendant deux ou trois jours, perdus au soleil et à la pluie dans des chemins affreux, nous arrivions, riants et affamés, à quelque site magnifique où il semblait renaître. Ces fatigues le brisaient le premier jour, mais il dormait! Le dernier jour, il était tout ranimé, tout rajeuni en revenant à Nohant, et il trouvait la solution de son travail sans trop d'efforts; mais il n'était pas toujours possible de le déterminer à quitter ce piano qui était bien plus souvent son tourment que sa joie, et peu à peu il témoigna de l'humeur quand je le dérangeais. Je n'osais pas insister. Chopin fâché était effrayant, et comme, avec moi, il se contenait toujours, il semblait près de suffoquer et de mourir.

Ma vie, toujours active et rieuse à la surface, était devenue intérieurement plus douloureuse que jamais. Je me désespérais de ne pouvoir donner aux autres ce bonheur auquel j'avais renoncé pour mon compte; car j'avais plus {CL 472} d'un sujet de profond chagrin contre lequel je m'efforçais de réagir. L'amitié de Chopin n'avait jamais été un refuge pour moi dans la tristesse. Il avait bien assez de ses propres maux à supporter. Les miens l'eussent écrasé, aussi ne les connaissait-il que vaguement et ne les comprenait-il pas du tout. Il eût apprécié toutes choses à un point de vue très-différent du mien. Ma véritable force me venait de mon fils, qui était en âge de partager avec moi les intérêts les plus sérieux de la vie et qui me soutenait par son égalité d'âme, sa raison précoce et son inaltérable enjouement. Nous n'avons pas, lui et moi, les mêmes idées sur toutes choses, mais nous avons ensemble de grandes ressemblances d'organisation, beaucoup des mêmes goûts et des mêmes besoins; en outre, un lien d'affection naturelle si étroit qu'un désaccord quelconque entre nous ne peut durer un jour et ne peut tenir à un moment d'explication tête à tête. Si nous n'habitons pas le même enclos d'idées et de sentiments, il y a, du moins, une grande porte toujours ouverte au mur mitoyen, celle d'une affection immense et d'une confiance absolue.

À la suite des dernières rechutes du malade, son esprit s'était assombri extrêmement, et Maurice, qui l'avait tendrement aimé jusque-là, fut blessé tout à coup par lui d'une manière imprévue pour un sujet futile. Ils {Lub 448} s'embrassèrent un moment après, mais le grain de sable était tombé dans le lac tranquille, et peu à peu les cailloux y tombèrent un à un. Chopin fut irrité souvent sans aucun motif et quelquefois irrité injustement contre de bonnes intentions. Je vis le mal s'aggraver et s'étendre à mes autres enfants, rarement à Solange, que Chopin préférait, par la raison qu'elle seule ne l'avait pas gâté, mais à Augustine avec une amertume effrayante, et à Lambert même, qui n'a jamais pu deviner pourquoi. Augustine, la plus douce, la plus inoffensive de nous tous à coup sûr, en était consternée. {CL 473} Il avait été d'abord si bon pour elle! Tout cela fut supporté; mais enfin, un jour, Maurice, lassé de coups d'épingle, parla de quitter la partie. Cela ne pouvait pas et ne devait pas être. Chopin ne supporta pas mon intervention légitime et nécessaire. Il baissa la tête et prononça que je ne l'aimais plus.

Quel blasphème après ces huit années de dévouement maternel! Mais le pauvre cœur froissé n'avait pas conscience de son délire. Je pensais que quelques mois passés dans l'éloignement et le silence guériraient cette plaie et rendraient l'amitié calme, la mémoire équitable. Mais la révolution de février arriva et Paris devint momentanément odieux à cet esprit incapable de se plier à un ébranlement quelconque dans les formes sociales. Libre de retourner en Pologne, ou certain d'y être toléré, il avait préféré languir dix ans loin de sa famille qu'il adorait, à la douleur de voir son pays transformé et dénaturé. Il avait {Presse 17/8/1855 3} fui la tyrannie, comme maintenant il fuyait la liberté!

Je le revis un instant en mars 1848. Je serrai sa main tremblante et glacée. Je voulus lui parler, il s'échappa. C'était à mon tour de dire qu'il ne m'aimait plus. Je lui épargnai cette souffrance, et je remis tout aux mains de la Providence et de l'avenir.

Je ne devais plus le revoir. Il y avait de mauvais cœurs entre nous. Il y en eut de bons aussi, qui ne surent pas s'y prendre. Il y en eut de frivoles qui aimèrent mieux ne pas se mêler d'affaires délicates; Gutmann n'était pas là*. z

* Gutmann, son plus parfait élève, aujourd'hui un véritable maître lui-même, un noble cœur toujours. Il fut forcé de s'absenter durant la dernière maladie de Chopin, et ne revint que pour recevoir son dernier soupir. aa

{Lub 449} On m'a dit qu'il m'avait appelée, regrettée, aimée filialement jusqu'à la fin. On a cru devoir me le cacher {CL 474} jusque-là. On a cru devoir lui cacher aussi que j'étais prête à courir vers lui. On a bien fait si cette émotion de me revoir eût dû abréger sa vie d'un jour ou seulement d'une heure. Je ne suis pas de ceux qui croient que les choses se résolvent en ce monde. Elles ne font peut-être qu'y commencer, et, à coup sûr, elles n'y finissent point. Cette vie d'ici-bas est un voile que la souffrance et la maladie rendent plus épais à certaines âmes, qui ne se soulèvent que par moments pour les organisations les plus solides, et que la mort déchire pour tous.

Garde-malade, puisque telle fut ma mission pendant une notable portion de ma vie, j'ai dû accepter sans trop d'étonnement et surtout sans dépit les transports et les accablements de l'âme aux prises avec la fièvre. J'ai appris au chevet des malades à respecter ce qui est véritablement leur volonté saine et libre, et à pardonner ce qui est le trouble et le délire de leur fatalité.

J'ai été payée de mes années de veille, d'angoisse et d'absorption par des années de tendresse, de confiance et de gratitude qu'une heure d'injustice ou d'égarement n'a point annulées devant Dieu. Dieu n'a pas puni, Dieu n'a pas seulement aperçu cette heure mauvaise dont je ne veux pas me rappeler la souffrance. Je l'ai supportée, non pas avec un froid stoïcisme, mais avec des larmes de douleur et d'enthousiasme, dans le secret de ma prière. Et c'est parce que j'ai dit aux absents, dans la vie ou dans la mort: « Soyez bénis! » que j'espère trouver dans le cœur de ceux qui me fermeront les yeux la même bénédiction à ma dernière heure. ab

Vers l'époque où je perdis Chopin, je perdis aussi mon frère plus tristement encore: sa raison s'était éteinte depuis quelque temps déjà; l'ivresse avait ravagé et détruit cette belle organisation et la faisait flotter désormais entre l'idiotisme et la folie. Il avait passé ses dernières années à {CL 475} se brouiller et à se réconcilier tour à tour avec moi, avec mes enfants, avec sa propre famille et tous ses amis. Tant qu'il continua à venir me voir, je prolongeai sa vie en mettant à son insu de l'eau dans le vin qu'on lui servait, il avait le goût si blasé qu'il ne {Lub 450} s'en apercevait pas, et s'il suppléait à la qualité par la quantité, du moins son ivresse était moins lourde ou moins irritée. Mais je ne faisais que retarder l'instant fatal où, la nature n'ayant plus la force de réagir, il ne pourrait plus, même à jeun, retrouver sa lucidité. Il passa ses derniers mois à me bouder et à m'écrire des lettres inimaginables. La révolution de Février, qu'il ne pouvait plus comprendre, à quelque point de vue qu'il se plaçât, avait porté un dernier coup à ses facultés chancelantes. D'abord républicain passionné, il fit comme tant d'autres qui n'avaient pas, comme lui, des accès d'aliénation pour excuse; il en eut peur et il se mit à rêver que le peuple en voulait à sa vie. Le peuple! Le peuple dont il sortait comme moi par sa mère, et avec lequel il vivait au cabaret plus qu'il n'était besoin pour fraterniser avec lui, devint son épouvantail; il m'écrivit qu'il savait de source certaine que mes amis politiques voulaient l'assassiner. Pauvre frère! Cette hallucination passée, il en eut d'autres qui se succédèrent sans interruption jusqu'à ce que l'imagination déréglée s'éteignit à son tour et fit place à la stupeur d'une agonie qui n'avait plus conscience d'elle-même. Son gendre lui survécut de peu d'années. Sa fille, mère de trois beaux enfants, encore jeune et jolie, vit près de moi à La Châtre. C'est une âme douce et courageuse qui a déjà bien souffert et qui ne faillira pas à ses devoirs. Ma belle-sœur Émilie vit encore près de moi, à la campagne. Longtemps victime des égarements d'un être aimé, elle se repose de ses longues fatigues. C'est une amie sévère et parfaite, une âme droite et un esprit nourri de bonnes lectures.

{CL 476} Ma bonne Ursule est toujours là aussi dans cette petite ville où j'ai cultivé si longtemps tant de douces et durables affections. Mais, hélas! La mort ou l'exil ont fauché autour de nous! Duteil, Planet et Néraud ne sont plus. Fleury a été expulsé comme tant d'autres pour cause d'opinions, bien qu'il n'eût pas même été en situation d'agir contre le gouvernement actuel. Je ne parle pas de tous mes amis de Paris et du reste de la France. On a fait jusqu'à un certain point la solitude autour de moi, et ceux qui ont échappé, par hasard ou par miracle, à ce système de proscriptions décrétées souvent par la réaction passionnée et les rancunes {Lub 451} personnelles des provinces, vivent comme moi de regrets et d'aspirations.

Pour asseoir, en terminant ce récit, la situation de ceux de mes amis d'enfance qui y ont figuré, je dirai que la famille Duvernet habite toujours la charmante campagne où dès mon enfance je l'ai vue. Mon excellente maman, madame Decerfz est aussi à La Châtre pleurant ses enfants exilés. Rollinat est toujours à Châteauroux, accourant chez nous dès qu'il a un jour de loisir.

Il est assez naturel qu'après avoir vécu un demi-siècle on se voie privé d'une partie de ceux avec qui on a vécu par le cœur; mais nous traversons un temps où de violentes secousses morales ont sévi contre tous et mis en deuil toutes les familles. Depuis quelques années surtout, les révolutions qui entraînent d'affreux jours de guerre civile, qui ébranlent les intérêts et irritent les passions, qui semblent appeler fatalement les grandes maladies endémiques après les crises de colère et de douleur, après les proscriptions des uns, les larmes ou la terreur des autres, les révolutions qui rendent les grandes guerres imminentes, et qui, en se succédant, détruisent l'âme de ceux-ci et moissonnent la vie de ceux-là, ont mis la moitié de la France en deuil de l'autre.

{CL 477} Pour ma part, ce n'est plus par douze, c'est par cent que je compte les pertes amères que j'ai faites dans ces dernières années. Mon cœur est un cimetière, et si je ne me sens pas entraînée dans la tombe qui a englouti la moitié de ma vie, par une sorte de vertige contagieux, c'est parce que l'autre vie se peuple pour moi de tant d'êtres aimés qu'elle se confond parfois avec ma vie présente jusqu'à me faire illusion. Cette illusion n'est pas sans un certain charme austère, et ma pensée s'entretient désormais aussi souvent avec les morts qu'avec les vivants.

Saintes ac promesses des cieux où l'on se retrouve et où l'on se reconnaît, vous n'êtes pas un vain rêve!Si nous ne devons pas aspirer à la béatitude des purs esprits du pays des chimères, si nous devons entrevoir toujours au delà de cette vie un travail, un devoir, des épreuves, et une organisation limitée dans ses facultés vis-à-vis de l'infini, du moins il nous est permis par la raison, et il nous est commandé par le cœur de compter sur une suite d'existences progressives en raison de nos bons désirs. Les saints de toutes les religions qui nous {Lub 452} crient du fond de l'antiquité de nous dégager de la matière pour nous élever dans la hiérarchie céleste des esprits ne nous ont pas trompés quant au fond de la croyance admissible à la raison moderne. Nous pensons aujourd'hui que, si nous sommes immortels, c'est à la condition de revêtir sans cesse des organes nouveaux pour compléter notre être qui n'a probablement pas le droit de devenir un pur esprit; mais nous pouvons regarder cette terre comme un lieu de passage et compter sur un réveil plus doux dans le berceau qui nous attend ailleurs. De mondes en mondes, nous pouvons, en nous dégageant de l'animalité qui combat ici-bas notre spiritualisme, nous rendre propres à revêtir un corps plus pur, plus approprié aux besoins de l'âme, moins combattu {CL 478} et moins entravé par les infirmités de la vie humaine telle que nous la subissons ici-bas. Et certes la première de nos aspirations légitimes, puisqu'elle est noble, est de retrouver dans cette vie future la faculté de nous remémorer jusqu'à un certain point nos existences précédentes. Il ne serait pas très-doux de nous en retracer tout le détail, tous les ennuis, toutes les douleurs. Dès cette vie, le souvenir est souvent un cauchemar; mais les points lumineux et culminants des salutaires épreuves dont nous avons triomphé seraient une récompense, et la couronne céleste serait l'embrassement de nos amis reconnus par nous et nous reconnaissant à leur tour. Ô heures de suprême joie et d'ineffables émotions quand la mère retrouvera son enfant, et les amis les dignes objets de leur amour! Aimons-nous en ce monde, nous qui y sommes encore, aimons-nous assez saintement pour qu'il nous soit permis de nous retrouver sur tous les rivages de l'éternité avec l'ivresse d'une famille réunie après de longues pérégrinations. ad

Durant les années dont je viens d'esquisser les principales émotions, j'avais renfermé dans mon sein d'autres douleurs encore plus poignantes dont, à supposer que je pusse parler, la révélation ne serait d'aucune utilité dans ce livre. Ce furent des malheurs pour ainsi dire étrangers à ma vie, puisque nulle influence de ma part ne put les détourner et qu'ils n'entrèrent pas dans ma destinée, attirés par le magnétisme de mon individualité. Nous faisons notre propre vie à certains égards: à d'autres égards, nous subissons celle que nous font {Lub 453} les autres. J'ai raconté ou fait pressentir de mon existence tout ce qui y est entré par ma volonté, ou tout ce qui s'y est trouvé attiré par mes instincts. J'ai dit comment j'avais traversé et subi les diverses fatalités de ma propre organisation. C'est tout ce que je voulais et devais dire. Quant aux mortels chagrins que la fatalité des autres organisations fit peser sur moi, {CL 479} ceci est l'histoire du secret martyre que nous subissons tous, soit dans la vie publique, soit dans la vie privée, et que nous devons subir en silence.

Les choses que je ne dis pas sont donc celles que je ne puis excuser, parce que je ne peux pas encore me les expliquer à moi-même. Dans toute affection où j'ai eu quelques torts, si légers qu'ils puissent paraître à mon amour-propre, ils me suffisent pour comprendre et pardonner ceux qu'on a eus envers moi. Mais là où mon dévouement sans bornes et sans efforts s'est trouvé tout à coup payé d'ingratitude et d'aversion, là où mes plus tendres sollicitudes se sont brisées impuissantes devant une implacable fatalité, ne comprenant rien à ces redoutables accidents de la vie, ne voulant pas en accuser Dieu, et sentant que l'égarement du siècle et le scepticisme social en sont les premières causes, je retombe dans cette soumission aux arrêts du ciel, sans laquelle il nous faudrait le méconnaître et le maudire.

C'est que là revient toujours la terrible question: pourquoi Dieu, faisant l'homme perfectible et capable de comprendre le beau et le bien, l'a-t-il fait si lentement perfectible, si difficilement attaché au bien et au beau?

L'arrêt suprême de la sagesse nous répond par la bouche de tous les philosophes: « Cette lenteur dont vous souffrez n'est pas perceptible ae dans l'immense durée des lois de l'ensemble. Celui qui vit dans l'éternité ne compte pas le temps, et vous qui avez une faible notion de l'éternité, vous vous laissez écraser par la sensation poignante du temps. » af

Oui sans doute, la succession de nos jours amers et variables nous opprime et détourne malgré nous notre esprit de la contemplation sereine de l'éternité. Ne rougissons ag pas trop de cette faiblesse. Elle puise sa source dans les entrailles de notre sensibilité. L'état douloureux de nos {CL 480} sociétés troublées et de notre {Lub 454} civilisation en travail fait que cette sensibilité, cette faiblesse, est peut-être la meilleure de nos forces. Elle est le déchirement de nos cœurs et la morale de notre vie. Celui qui, parfaitement calme et fort, recevrait sans souffrir les coups qui le frappent ne serait pas dans la vraie sagesse, car il n'aurait pas de raison pour ne pas regarder avec le même stoïcisme brutal et cruel les blessures qui font crier et saigner ses semblables. Souffrons donc et plaignons-nous quand notre plainte peut être utile: quand elle ne l'est pas, taisons-nous, mais pleurons en secret. Dieu, qui voit nos larmes à notre insu, et qui, dans son immuable sérénité, nous semble n'en pas tenir compte, a mis lui-même en nous cette faculté de souffrir pour nous enseigner à ne pas vouloir faire souffrir les autres.

Comme le monde physique que nous habitons s'est formé et fertilisé, sous les influences des volcans et des pluies, jusqu'à devenir approprié aux besoins de l'homme physique, de même le monde moral où nous souffrons se forme et se fertilise, sous les influences des brûlantes aspirations et des larmes saintes, jusqu'à mériter de devenir approprié aux besoins de l'homme moral. Nos jours se consument et s'évanouissent au sein de ces tourmentes. Privés d'espoir et de confiance, ils sont horribles et stériles; mais, éclairés par la foi en Dieu et réchauffés par l'amour de l'humanité, ils sont humblement acceptables et pour ainsi dire doucement amers.

Soutenue par ces notions si simples et pourtant si lentement acquises à l'état de conviction, tant l'excès de ma sensibilité intérieure dans la jeunesse obscurcissait l'effort de ma justice, je traversai la fin de cette période de mon récit sans trop me départir de l'immolation que j'avais faite de ma personnalité. Si je la retrouvais grondeuse en moi-même, inquiète des petites choses et trop avide de repos, {CL 481} je savais du moins la sacrifier sans grands efforts dès qu'une occasion nette de la sacrifier utilement me rendait l'emploi lucide de mes forces intérieures. Si je n'étais pas en possession de la vertu, du moins j'étais et je suis encore, j'espère, dans le chemin qui y mène. N'étant pas une nature de diamant, je n'écris pas pour les saints. Mais ceux qui, faibles comme moi, et comme moi épris d'un doux idéal, veulent traverser les ronces de la vie sans y laisser toute leur toison, s'aideront de mon humble {Lub 455} expérience et trouveront quelque consolation à voir que leurs peines sont celles de quelqu'un qui les sent, qui les résume, qui les raconte et qui leur crie: « Aidons-nous les uns les autres à ne pas désespérer. »

Et pourtant ce siècle, ce triste et grand siècle où nous vivons s'en va, ce nous semble, à la dérive; il glisse sur la pente des abîmes, et j'en entends qui me disent: « Où allons-nous? Vous qui regardez souvent l'horizon, qu'y découvrez-vous? Sommes-nous dans le flot qui monte ou qui descend? Allons-nous échouer sur la terre promise ou dans les gouffres du chaos? »

Je ne puis répondre à ces cris de détresse. Je ne suis pas illuminée du rayon prophétique, et les plus habiles raisonnements, ceux qui s'appuient mathématiquement sur les chances politiques, économiques et commerciales, se trouvent toujours déjoués par l'imprévu, parce que l'imprévu c'est le génie bienfaisant ou destructeur de l'humanité qui tantôt sacrifie ses intérêts matériels à sa grandeur morale, et tantôt sa grandeur morale à ses intérêts matériels.

Il est bien vrai que le soin jaloux et inquiet des intérêts matériels domine la situation présente. Après les grandes crises, ces préoccupations sont naturelles, et ce sauve qui peut de l'individualité menacée est, sinon glorieux, du moins légitime. Ne nous en irritons pas trop, car toute {CL 482} chose qui n'a pas pour but un sentiment de providence collective rentre malgré soi dans les desseins de cette providence. Il est évident que l'ouvrier qui dit: « du travail avant tout et malgré tout, » subit les nécessités du moment et ne regarde que le moment où il vit; mais par l'âpreté du travail il marche à la notion de la dignité et à la conquête de l'indépendance. Il en est ainsi de tous les ouvriers placés sur tous les échelons de la société. L'industrialisme tend à se dégager de toute espèce de servage et à se constituer en puissance active, sauf à se moraliser plus tard et à se constituer en puissance légitime par l'association fraternelle.

C'est à ce moment que nos prévisions l'attendent et que nous nous demandons si, après l'éclat éphémère des derniers trônes, les civilisations de l'Europe se constitueront en républiques aristocratiques ou démocratiques. Là apparaît l'abîme...., une conflagration générale ou des luttes partielles sur tous les points. {Lub 456} Quand on a respiré seulement pendant une heure l'atmosphère de Rome, on voit cette clefde voûte du grand édifice du vieux monde si prête à se détacher qu'on croit sentir trembler la terre des volcans, la terre des hommes!

Mais quelle sera l'issue? Sur quelles laves ardentes ou sur quels impurs limons nous faudra-t-il passer? De quoi vous tourmentez-vous là? L'humanité tend à se niveler, elle le veut, elle le doit, elle le fera. Dieu l'aide et l'aidera toujours par une action invisible toujours résultant des propriétés de la force humaine et de l'idéal divin qu'il lui est permis d'entrevoir. Que des accidents formidables entravent ses efforts, hélas! Ceci est à prévoir, à accepter d'avance. Pourquoi ne pas envisager la vie générale comme nous envisageons notre vie individuelle? Beaucoup de fatigues et de douleurs, un peu d'espoir et de bien: la vie d'un siècle ne résume-t-elle pas la vie d'un homme? {CL 483} Auquel d'entre nous est-il arrivé d'entrer, une fois pour toutes, dans la réalisation de ses bons ou mauvais désirs?

Ne cherchons pas, comme d'impuissants augures, la clef des destinées humaines dans un ordre de faits quelconque. Ces inquiétudes sont vaines, nos commentaires sont inutiles. Je ne pense pas que la divination soit le but de l'homme sage de notre époque. Ce qu'il doit chercher, c'est d'éclairer sa raison, d'étudier le problème social et de se vivifier par cette étude en la faisant dominer par quelque sentiment pieux et sublime. Ô Louis Blanc, c'est le travail de votre vie que nous devrions avoir souvent sous les yeux! Au milieu des jours de crise qui font de vous un proscrit et un martyr, vous cherchez dans l'histoire des hommes de notre époque l'esprit et la volonté de la Providence. Habile entre tous à expliquer les causes des révolutions, vous êtes plus habile encore à en saisir, à en indiquer le but. C'est là le secret de votre éloquence c'est là le feu sacré de votre art. Vos écrits sont de ceux qu'on lit pour savoir les faits et qui vous forcent à dominer ces faits par l'inspiration de la justice et l'enthousiasme du vrai éternel.

Et vous aussi, Henri Martin, Edgard Quinet, Michelet, vous élevez nos cœurs, dès que vous placez les faits de l'histoire sous nos yeux. Vous ne touchez point au passé {Lub 457} sans nous faire embrasser les pensées qui doivent nous guider dans l'avenir.

Et vous aussi, Lamartine, bien que, selon nous, vous soyez trop attaché aux civilisations qui ont fait leur temps, vous répandez, par le charme et l'abondance de votre génie, des fleurs de civilisation sur notre avenir.

Se préparer chacun pour l'avenir, c'est donc l'œuvre des hommes que le présent empêche de se préparer en commun. Sans nul doute, elle est plus prompte et plus animée, cette initiation de la vie publique, sous le régime {CL 484} de la liberté; les ardentes ou paisibles discussions des clubs et l'échange inoffensif ou agressif des émotions du forum éclairent rapidement les masses, sauf à les égarer quelquefois; mais les nations ne sont pas perdues parce qu'elles se recueillent et méditent, et l'éducation des sociétés se continue sous quelque forme que revête la politique des temps.

En somme, le siècle est grand, bien qu'il soit malade, et les hommes d'aujourd'hui, s'ils ne font pas les grandes choses de la fin du siècle dernier, en conçoivent, en rêvent et peuvent en préparer de plus grandes encore. Ils sentent déjà profondément qu'ils le doivent.

Et nous aussi, nous avons nos moments d'abattement et de désespoir, où il nous semble que le monde marche follement vers le culte des dieux de la décadence romaine. Mais si nous tâtons notre cœur, nous le trouverons épris d'innocence et de charité comme aux premiers jours de notre enfance. Eh bien, faisons tous ce retour sur nous-mêmes, et disons-nous les uns aux autres que notre affaire n'est pas de surprendre les secrets du ciel au calendrier des âges, mais de les empêcher de mourir inféconds dans nos âmes.

1847-1855. ah


Variantes

  1. Chapitre 6. Sommaire {Ms}Chapitre septième et dernier {Presse} (qui reprend ici) ♦ Chapitre treizième {Lecou}, {LP} ♦ XIII {CL}
  2. pardonne tout. — Conclusion {Ms}pardonne tout. — Mort de mon frère. — Quelques mots sur les absens. — Le ciel. — Les douleurs qu'on ne raconte pas. — L'avenir du siècle — Conclusion {Presse} et sq.
  3. de plus! [Je pris le parti de faire un établissement annuel à Paris, je louai rue Pigale deux pavillons au fond d'un jardin. Chopin me rendit cette dépense possible en louant pour lui une partie de ce logement rayé] {Ms}
  4. hésite si j'eusse pu savoir {Ms}hésité à dire non si j'eusse pu savoir {Presse} et sq.
  5. maladie [et en somme la maladie était un accident qui pouvait ne plus reparaître, ou ne pas reparaître fréquemment rayé]. Papet {Ms}
  6. milieux [même avant nos révolutions rayé], l'enfant {Ms}
  7. à Paris. [Mais l'idee de cette séparation annuelle le désespéra. Il s'était fait de mes soins un besoin de cœur, et son esprit n'admettait pas que je pusse les lui retirer. Mon hésitation ramena la fièvre et les symptômes inquiétants rayé] Cependant {Ms}
  8. par sa profession, {Ms}pour la profession, {Presse} ♦ pour sa profession, {Lecou} et sq.
  9. poussait [vers l'abime rayé] dans les liens {Ms}
  10. ne l'avait fait[, et moi aussi rayé] aux etudes {Ms}
  11. rue Pigale {CL} ♦ rue Pigalle {Lub} qui corrige cette seule occurence; nous le suivons.
  12. Cette note n'est pas dans {Ms} ni dans {Presse}. Elle a été rajoutée sur épreuves ({Epr}, i.e. Lov E804)
  13. ses [parents rayé] tuteurs me la disputèrent {Epr} ♦ ses tuteurs me la disputaient {Lecou} et sq.
  14. elle ne voulut {Epr} ♦ elle ne voulait {Lecou} et sq.
  15. contre elle {Epr} ♦ après elle {Lecou} et sq.
  16. Les listes de ces deux paragraphes ont été plusieurs fois modifiées sur le manuscrit avant d'arriver à leur forme définitive. Nous Nous bornons à indiquer les noms qui en ont disparu, George Sand s'étant aperçu qu'elle avait déjà parlé d'eux: Pierre Leroux, E. Delacroix, Lamennais, Delatouche, Calamatta. Y figurait aussi avant, son mari, la femme de Perdiguier, Élise. Le général Pepe qui ne figure pas sur {Ms} a été rajouté sur épreuve ({Epr} i.e. Lov. E804) — Georges Lubin.
    Une note ainsi conçue avec renvoi à Henri Martin:
    Certes je reparlerai beaucoup de ceux-là dans la suite de mon histoire figure sur {Epr} mais disparaît dans l'édition {Lecou} et les suivantes — Georges Lubin.
  17. qui nous l'infligent {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ qui nous affligent {CL} ♦ qui nous l'infligent {Lub} (restaurant la leçon originale et renvoyant aux notes pour la justification; nous le suivons)
  18. avec l'ideal [de perfection, avec l'ombre de Dieu en nous. Perception si confuse à notre esprit qu'on peut l'appeler une ombre par rapport à la lumière infinie dont elle est le refletrayé] de lumière {Ms}
  19. moindre. [Avec une susceptibilité et une fierté excessives Chopin etait l'organisation la plus exceptionnelle que j'eusse rencontrée. C'était bien les alternatives de vie et de mort qui se disputaient l'âme d'Everard, mais chez Everard, si la vie était tumultueuse et emportée, l'abattement était plein de tendresse et de sagesse: au lieu que chez Chopin la vie était douce et melancolique ou persiffleuse, l'abattement sombre et désespéré. Son enjouement apparent avait été ... il n'avait jamais été gai. Sa mimique extraordinaire, merveilleuse, ses persifflages spirituels, ses charges d'un fantastique, d'une exquisité, d'un humour extraordinaire ne montraient pas le plus petit rayon de gaité en lui-même. II faisait pâmer de rire tout un salon sans qu'un sourire éclairât son visage. Puis il finissait par des ... douloureux à voir et à entendrerayé] Chopin voulait {Ms}
  20. par excellence [et sachant s'ennuyer sans en avoir l'air pour rayé], non pas du monde [guindé rayé] trop officiel {Ms}
  21. mobile flottant {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ mobile flottait {CL} ♦ mobile flottant{Lub} (restaurant la leçon originale; nous le suivons)
  22. ne voulait jamais {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ ne voulut jamais {LP} et sq.
  23. particulière. [Il aimait immensement, non ce qu'il portait en lui-même et qu'il croyait ... saisir par ... Cet amour était si grand, cerre aspiration si tendre, que nécessairement, elle le laissait éperdu, brisé ou irrité quand l'illusion se dissipait. Ce cœur embrasé comme celui d'un archange était à certaines heures désenchanté, froid, comme celui d'un poëte. À force d'aimer son rêve, il n'aimait personne réellement si aimer réellement c'est accepter un être de son espèce surtout, et plus qu'on ne s'accepte soi-même. C'était son droit puisque c'était sa nature, et une belle nature, mais si on eût pu le marier avec un ange, eût-il accordé à cet ange le culte qu'il rêvait d'obtenir, et n'acceptant rien de fini et de déterminé, elle eût demandé un plus bel ange et après celui-là un autre encore. Le prince Karol se fût contenté d'une Sylphide rayé] Il était {Ms}
  24. relu. [Par une autre inconséquence, logique avec sa nature exceptionnelle, Chopin épris des formes du catholicisme et mécontent de la plus petite discussion contre l'orthodoxie, ne croyait à aucune religion. D'ailleurs cette histoire de Lucrezia Floriani rayé] Cette histoire {Ms}
  25. retrouver assez net {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦, il ♦ retrouver net {CL}
  26. délicates. Gutman son premier élève et son veritable ami n'était pas là! {Ms}délicates; Gutmann n'était pas là$*! {Presse} ♦ délicates; Gutmann n'était pas là$*. {Lecou} et sq.
  27. Cette note a été rajoutée sur {Epr}, mais elle est dans {Presse}
  28. Interruption de {Ms} et de {Presse}. À la suite de ces mots George Sand écrit, sur {Epr}: C'est ici qu'il faut placer les 16 pages de copie que j'ai envoyées. G. Sand.
  29. Reprise de {Presse}
  30. Interruption de {Presse}
  31. V1 pas perceptible {Lecou}, {LP} ♦ pas perfectible eCL ♦ pas perceptible {Lub} (restaurant la leçon originale; nous le suivons)
  32. les guillemets font défaut dans {CL}
  33. Ne rougissons pas {Lecou}, {LP} ♦ Ne rougissant pas {CL} ♦ Ne rougissons pas {Lub} (restaurant la leçon originale; nous le suivons)
  34. Manque dans {Lub}

Notes